LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE
Composée comme suit :
M. le Juge Richard May, Président
M. le Juge Mohamed Bennouna
M. le Juge Patrick Robinson
Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Décision rendue le :
12 avril 1999
LE PROCUREUR
C/
MIROSLAV KVOCKA
MILOJICA KOS
MLADO RADIC
ZORAN ZIGIC
____________________________________________________________
DÉCISION RELATIVE AUX EXCEPTIONS PRÉJUDICIELLES DE LA DÉFENSE PORTANT SUR LA FORME DE LACTE DACCUSATION
____________________________________________________________
Le Bureau du Procureur :
M. Grant Niemann
M. Michael Keegan
M. Kapila Waidyaratne
Le Conseil de la Défense :
M. Krstan Simic, pour Miroslav Kvocka
M. Zarko Nikolic, pour Milojica Kos
M. Toma Fila, pour Mladjo Radic
M. Simo Toic, pour Zoran Zigic
I. INTRODUCTION
La présente Chambre de première instance du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées coupables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de lex-Yougoslavie depuis 1991 (le «Tribunal international») est saisie de quatre exceptions préjudicielles portant sur des vices de forme de lActe daccusation modifié confirmé le 9 novembre 1998 en lespèce, à savoir : l«Exception préjudicielle de la Défense» déposée le 15 janvier 1999 par le conseil de laccusé Mladjo Radic (la «Défense de Radic») ; la «Réplique de la Défense à la Réponse du Procureur relative à lexception préjudicielle présentée par la Défense» et son «Addendum» déposés respectivement le 19 février 1999 et le 3 mars 1999 par le conseil de Radic ; l«Exception préjudicielle visant lActe daccusation modifié à lencontre de Miroslav Kvocka» déposée le 25 janvier 1999 par le conseil de laccusé Miroslav Kvocka (la «Défense de Kvocka») ainsi que l«Exception préjudicielle de la Défense pour vice de forme de lActe daccusation modifié», déposée le 1e février 1999 à la fois par le conseil de laccusé Milojica Kos (la «Défense de Kos») et par la Défense de laccusé Zoran Zigic (la «Défense de Zigic»), collectivement («la Défense»). R celles-ci sajoutent la «Réponse du Procureur à lException préjudicielle soulevée par la Défense», déposée le 28 janvier 1999 par le Bureau du Procureur («lAccusation»), la «Réponse du Procureur à lException préjudicielle de la Défense visant lActe daccusation modifié contre Miroslav Kvocka» et la «Réponse du Procureur aux exceptions préjudicielles de la Défense pour vice de forme de lActe daccusation modifié visant Milojica Kos et Zoran Zigic», déposées respectivement le 8 février 1999 et le 15 février 1999 par lAccusation.
VU les conclusions écrites et les arguments oraux présentés par les parties lors de laudience du 9 mars 1999,
LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE REND SA DÉCISION PAR ÉCRIT.
II. DISCUSSION
A. Caractère vague et imprécis de lActe daccusation
1. Arguments des parties
a) Mladjo Radic
1. La Défense de Radic fait valoir quen vertu du Statut du Tribunal international (le «Statut») et du Règlement de procédure et de preuve (le «Règlement»), un acte daccusation doit répondre aux conditions énoncées dans laffaire Le Procureur c/ Blakic par la Chambre de première instance qui a estimé que la fonction principale dun acte daccusation est : i) davertir laccusé, de manière succincte, de la nature des crimes mis à sa charge et de présenter la base factuelle de ces accusations et ii) lacte daccusation doit comporter certains renseignements afin de permettre à laccusé de préparer sa défense (à savoir lidentité de la victime, le lieu et la date approximative du crime présumé et les moyens utilisés pour sa perpétration) afin de lui éviter une surprise préjudiciable1.
2. Sagissant des allégations à la base des chefs 14 à 17 de lActe daccusation modifié, la Défense de Radic demande que lAccusation soit tenue de fournir plus de précisions sur les moments où les crimes sont supposés avoir été commis. À son avis, lorsque les crimes ne sont pas suffisamment circonscrits dans le temps, laccusé se trouve effectivement dans limpossibilité dinvoquer une défense dalibi en application de larticle 67 A) ii) a) du Règlement. La Défense de Radic demande également à être informée si les charges retenues aux chefs 14 à 17 doivent être cumulées ou si elles constituent les branches dune alternative, sachant que dans lActe daccusation initial, cest la deuxième option qui a été retenue.
3. La Défense de Radic fait valoir que lActe daccusation modifié contient des termes, tels que «notamment» et «entre», qui rendent les allégations moins précises. Elle demande que lAccusation soit enjointe de supprimer ces termes de lActe daccusation modifié. LAccusation a également employé, dans plusieurs paragraphes contenant des allégations factuelles à lappui des charges, lexpression «et/ou» entre deux actes ou types de comportement allégués sans préciser à quel accusé se rapporte tel ou tel acte ou comportement. La Défense de Radic récuse cette formulation qui ne permet pas r laccusé dêtre informé précisément du comportement qui lui est reproché.
4. La Défense de Radic demande que lAccusation soit tenue dapporter de nouvelles précisions r lActe daccusation modifié, en ce qui concerne lidentité de la victime, le moment, le lieu et la manière dont chaque crime a été perpétré.
5. La Défense de Radic fait également valoir que la responsabilité de supérieur hiérarchique de laccusé est fondée sur la fonction de «chef déquipe» quil aurait exercée dans le camp dOmarska pendant la période couverte par lActe daccusation modifié. LAccusation doit donc préciser, pour chacun des crimes reprochés à laccusé, quelle équipe était de service et si laccusé en assurait le commandement lorsque le crime est présumé avoir été commis.
b) Miroslav Kvocka
6. La Défense de Kvocka soutient quun acte daccusation doit etre conforme aux normes énoncées dans laffaire Blakic, à savoir quil a pour fonction : i) davertir laccusé, de manière succincte, de la nature des crimes mis à sa charge et de présenter la base factuelle de ces accusations et ii) quil doit comporter certains renseignements afin de permettre à laccusé de préparer sa défense (à savoir lidentité de la victime, le lieu et la date approximative du crime présumé et les moyens utilisés pour sa perpétration) afin de lui éviter une surprise préjudiciable.
7. La Défense de Kvocka estime que lActe daccusation modifié en lespcce ne contient pas suffisamment déléments factuels de nature à étayer les crimes mis à la charge de laccusé. Elle affirme, par exemple, quaux chefs 4 et 5 où sont portées des accusations de meurtre aux termes des articles 3 et 5 du Statut, lAccusation na pas précisé le moment où les crimes sont supposés avoir été commis, ni non plus lidentité des participants, des témoins ou victimes. Elle ajoute quau lieu de fournir des précisions sur les périodes visées, l'Acte d'accusation modifié se contente, pour tout amendement, de termes tels que «approximativement». Elle constate la précision relative du contexte des accusations portées contre lun des coaccusés, Zoran Zigic, qui contraste avec limprécision des charges formulées contre laccusé Miroslav Kvocka.
8. La Défense de Kvocka sollicite quobligation soit faite r lAccusation dapporter de nouvelles modifications à lActe d'accusation modifié de façon à préciser la date et le lieu de chacun des crimes allégués, lidentité de la victime et la façon dont le crime a été perpétré.
c) Milojica Kos
9. La Défense de Kos constate que les allégations factuelles à lappui des chefs 1 à 3 sont par trop générales et imprécises quant à la participation de laccusé aux actes allégués. Elle constate également quau paragraphe 27 ?de la version en françaisg, où il est allégué que laccusé Milojica Kos, alors chef déquipe au camp dOmarska, a pris part aux mauvais traitements infligés quotidiennement aux détenus, la base factuelle est insuffisante, voire contradictoire, du fait quen tant que chef déquipe, laccusé ne se trouvait probablement pas tous les jours dans le camp. La Défense de Kos relève dautres occurrences dans lActe daccusation modifié où les charges retenues visent des périodes ininterrompues et ignorent la nature intermittente du travail de laccusé.
10. La Défense de Kos sollicite quobligation soit faite à lAccusation de soumettre un nouvel Acte daccusation modifié dans lequel seraient précisés la date et le lieu des crimes allégués, lidentité des victimes et la manière dont les crimes ont été perpétrés.
d) Zoran Zigic
11. La Défense de Zigic constate que les allégations factuelles r lorigine des accusations formulées contre laccusé aux chefs 1 à 3, 6, 7 et 11 à 13 (paragraphes 23, 24, 29, 32 et 34 de lActe daccusation modifié ?version en françaisg) sont par trop générales et ne fournissent aucun détail sur la façon dont laccusé aurait pris part à ces actes. Elle demande des précisions concernant la date et le lieu des actes allégués, la manière dont les crimes ont été perpétrés et lidentité des victimes. Elle soutient quen labsence de précisions sur la date des infractions, laccusé est dans limpossibilité de bien préparer une défense dalibi.
e) LAccusation
12. De lavis de lAccusation, la pratique judiciaire du Tribunal international concernant la forme et le contenu dun acte daccusation, en application de larticle 18 4) du Statut et de larticle 47 C) du Règlement est bien établie et les critères requis ont été pleinement respectés en lespèce. Elle précise en outre avoir fourni à la Défense toutes les pièces jointes à lActe daccusation initial et à lActe d'accusation modifié, y compris les déclarations de témoins et autres documents.
13. En réponse à la Défense qui demande des détails supplémentaires sur la perpétration des crimes allégués, lAccusation, jurisprudence du Tribunal international à lappui, fait valoir quun tel degré de précision nest pas requis dans un acte daccusation. Elle estime quen raison de la nature des crimes allégués en lespèce, il nest pas requis de faire figurer le nom des victimes dans lacte daccusation, ni de fournir davantage de précisions quant au lieu et à la date des crimes allégués.
2. Analyse
14. En ce qui concerne le volume dinformations nécessairement exposées dans un acte daccusation, larticle 18 4) du Statut et larticle 47 C) du Règlement paraissent peu exigeants, puisquil suffit dune relation concise des faits de laffaire et de la qualification quils revêtent. Cependant, un minimum dinformations y est requis. Il existe un seuil en dessous duquel le niveau dinformation ne peut tomber si lacte daccusation se veut valide quant à la forme. Cette exposition du droit reste valable malgré la distinction, par ailleurs pertinente, établie dans la «Décision relative à lexception préjudicielle de la Défense pour vices de forme de lActe daccusation» dans Le Procureur c/ Krnojelac (la «Décision Krnojelac sur la forme»), à savoir quil convient de distinguer «les faits matériels sur lesquels lAccusation sappuie (et qui doivent être exposés dans lacte daccusation) des moyens de preuve qui permettront détablir ces faits matériels (et qui, eux, doivent être fournis à la Défense dans le cadre de la communication préalable au procès)2».
15. Dans la «Décision Krnojelac sur la forme», la Chambre de première instance a conclu que «[l]acte daccusation doit contenir des informations concernant lidentité de la victime, le lieu et la date approximative du crime allégué, ainsi que les moyens mis en uvre pour le perpétrer3». Y sont ensuite invoquées plusieurs affaires portées devant des juridictions de common law qui se prononcent sur le degré de précision requis pour lénoncé dune infraction4.
16. Sil nest pas inutile de senquérir de la pratique des juridictions de tradition civiliste et de common law, il nen demeure pas moins que les seules règles de droit appliquées par le Tribunal international sont celles qui découlent de son Statut et de son Règlement. De plus, sagissant de linfluence que la pratique pénale dun pays est susceptible davoir sur les travaux du Tribunal international, ce dernier doit apprécier à leur juste valeur les différences bien réelles qui existent entre sa pratique et celle dune juridiction pénale interne.
17. La Chambre de première instance estime quen règle générale, le degré de précision requis dun acte daccusation soumis au Tribunal international est différent, sinon moindre que dans les juridictions pénales internes. Aux termes du premier article de son Statut, le Tribunal international a pour mandat de «juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire conformément aux dispositions du présent Statut». Les crimes portés devant le Tribunal international ont été commis à si grande échelle que lon ne peut exiger un degré de précision aussi élevé sur lidentité des victimes et la date des crimes, mais inférieur parfois aux critères appliqués dans des juridictions internes. Dans certains cas cependant, il sera possible de fournir des informations plus précises concernant la date, le lieu, lidentité des victimes et les moyens mis en oeuvre pour la perpétration du crime, auxquels cas l'Accusation devrait être tenue den faire communication. La Chambre de première instance comprend et retient les conclusions énoncées dans la Décision Krnojelac sur la forme qui précisent le degré de précision requis dans un acte daccusation5, sous réserve de ce qui précède.
18. La Chambre de première instance conclut cependant quil est raisonnable dexiger de lAccusation des informations plus précises quant au lieu, à la date, à lidentité des victimes et aux moyens mis en oeuvre pour la perpétration du crime, pour autant quelle en dispose et que les circonstances de lespèce ly autorisent.
19. Ainsi, en lespèce, sagissant des allégations de la Défense relatives aux dates, la Chambre de première instance ordonne à lAccusation de supprimer dans lacte daccusation modifié, toutes les occurrences du terme «environ» dans lexpression «entre [ ] environ».
20. Sagissant des allégations dimprécision concernant le lieu des crimes allégués, la Chambre de première instance considère suffisantes les informations fournies dans lActe daccusation modifié.
21. Sagissant des informations sur les témoins des crimes allégués demandées par la Défense de Kvocka, la Chambre de premicre instance conclut à labsence de base juridique permettant dexiger des informations supplémentaires sur les témoins à ce stade de la procédure.
22. S'agissant des allégations soulevées par la Défense de Kvocka concernant labsence dinformations sur les autres participants aux crimes, la Chambre de premicre instance reprend la conclusion énoncée dans la Décision Krnojelac sur la forme, à savoir que, si lAccusation se trouvait dans limpossibilité de désigner nommément les personnes ayant directement pris part aux événements «il suffirait quelle les identifie en précisant la "catégorie" à laquelle ils appartenaient en tant que groupe ou leurs fonctions officielles6. Aussi est-il ordonné à lAccusation de fournir toute information de nature à permettre lidentification de personnes ayant pris part aux crimes imputés à cet accusé.
23. Le degré de précision requis par la Défense sur les victimes des crimes allégués présente une difficulté particulière et cest précisément dans ce domaine que le contraste entre un système de droit pénal interne et un tribunal pénal international est le plus prononcé. On ne peut guère douter de limportance que revêt la connaissance de lidentité des victimes pour la défense des accusés, mais lampleur des crimes allégués ne permet pas de désigner nommément chacune des victimes. Il nen reste pas moins que si elle est en mesure de le faire, lAccusation devrait fournir ces noms. Il lui est donc ordonné par la présente de désigner nommément, dans la mesure du possible, les victimes des crimes allégués.
24. Sagissant des détails demandés par la Défense sur les moyens mis en uvre pour la perpétration des crimes allégués, la Chambre de première instance conclut que l'Accusation est tenue, dans la mesure du possible, de préciser par quelle méthode ou de quelle manière le crime a été perpétré.
25. En réponse à la Défense de Radic qui demande r lAccusation de préciser si les crimes reprochés aux chefs 14 à 17 de lActe daccusation modifié sont cumulés ou sils constituent les branches dune alternative, la Chambre de première instance conclut que lAccusation est fondée à présenter lActe daccusation sous cette forme et quil nexiste donc aucun motif de faire droit à cette requête. Les chefs daccusation à titre subsidiaire sont admis, comme lest, dans certains cas, le cumul des qualifications. La Défense devra donc être prête à répondre de toutes les charges, quelle que soit loption retenue.
26. Sagissant de lopposition de la Défense de Radic r la mention répétée du terme «notamment» dans lActe daccusation modifié, la Chambre de première instance conclut que lutilisation de ce terme se justifie dans certaines circonstances et pas dans dautres. En conséquence, elle ordonne que là où, dans lActe daccusation modifié, ce terme désigne certaines des victimes dun crime, lAccusation fournisse, dans la mesure du possible, le nom desdites victimes. La Défense de Radic conteste également lutilisation du terme «et/ou» dans lActe daccusation modifié. La Chambre de première instance estime quil sagit là au fond dune question détablissement de la preuve, question quil est préférable de trancher lors du procès, sur la base des éléments présentés.
27. Sagissant de lexception dinsuffisance déléments factuels étayant la responsabilité de laccusé en qualité de chef déquipe soulevée par la Défense de Kos en application de larticle 7 3) du Statut, la Chambre de première instance conclut que cette question sera tranchée au procès.
B. Précisions quant aux actes commis par les accusés Miroslav Kvocka et Mladjo Radic ou r la ligne de conduite engageant leur responsabilité pénale, en application des articles 7 1) ou 7 3) du Statut
1. Arguments des parties
28. La Défense de Kvocka fait valoir que les chefs 1 à 5 et 8 à 10 de lActe daccusation modifié ne donnent pas suffisamment de précisions sur les faits allégués à lappui de chacune des deux causes de responsabilité pénale invoquées en lespèce contre Miroslav Kvocka, en application lune, du paragraphe 1) et lautre, du paragraphe 3) de larticle 7 du Statut.
29. La Défense de Kvocka relcve que, pour certains des crimes allégués dans lActe daccusation modifié, la responsabilité de supérieur hiérarchique de laccusé est engagée pour le rôle quil aurait joué en qualité de commandant et, par ailleurs, de commandant adjoint du camp. Elle en conclut que lAccusation na pas suffisamment précisé le rôle de laccusé en tant que commandant dans lexécution des crimes allégués.
30. La Défense de Radic invoque un vice de forme de lActe daccusation modifié en raison de linsuffisance des éléments factuels r lappui des charges portées contre lui, notamment pour ce qui est des actes ou de la ligne de conduite engageant sa responsabilité pénale aux termes des articles 7 1) et 7 3) du Statut. Elle remarque à cet égard que les chefs retenus à lencontre du seul accusé Zoran Zigic sont plus circonstanciés que ceux qui incriminent laccusé Mladjo Radic.
31. En réponse à ces deux griefs, lAccusation soutient que lActe daccusation modifié contient des éléments suffisants pour engager la responsabilité de laccusé aux termes de larticle 7 1) aussi bien que 7 3) du Statut.
2. Analyse
32. À lexamen des griefs de la Défense, la Chambre de première instance a trouvé instructif le principe énoncé dans la Décision Krnojelac sur la forme, à savoir qu«[e]n lespèce, sagissant de la responsabilité individuelle, le Procureur doit clairement préciser les agissements de laccusé lui-même ou la ligne de conduite qui sont censés engager cette responsabilité7». Alléguer purement et simplement, comme cest le cas tout au long de lActe daccusation modifié, que les accusés ont pris part à certains crimes, sans préciser ceux quils sont présumés avoir commis ne satisfait pas au critère de «lexposé succinct des faits». À titre dexemple, aux paragraphes 22 et 23 de lActe daccusation modifié, il est allégué que les accusés «ont pris part» à des persécutions, notamment des meurtres et actes de torture. Par la présente, lAccusation est tenue de fournir toute information complémentaire sur les actes spécifiques reprochés aux accusés Mladjo Radic et Miroslav Kvocka, qui serait de nature r établir leur responsabilité pénale en vertu des articles 7 1) et 7 3) du Statut.
33. Sagissant de lobjection soulevée par la Défense de Kvocka au motif que lAccusation naurait pas précisé le rôle de laccusé en sa qualité de commandant dans les crimes allégués, la Chambre de première instance estime que cette question devra être tranchée lors du procès sur la base des éléments de preuve qui y seront présentés.
C. LActe daccusation modifié doit fournir les éléments requis par larticle 7 3) du Statut et préciser les autres infractions - Mladjo Radic et Miroslav Kvocka
1. Arguments des parties
34. La Défense de Radic soutient que lActe daccusation modifié ne fournit pas les éléments juridiques requis pour établir la responsabilité pénale individuelle de Mladjo Radic aux termes de larticle 7 3) du Statut. Elle fait valoir ensuite que lAccusation doit fournir les éléments constitutifs des crimes reprochés dans lacte daccusation. R titre dexemple, aux chefs 14 et 15 Mladjo Radic est accusé de crimes contre lhumanité, pour torture et viol. Les allégations factuelles r lappui de ces chefs ne précisent pas que ces crimes ont été commis de manière systématique et à grande échelle, éléments pourtant indispensables, selon la Défense de Radic, pour les qualifier de crimes contre lhumanité.
35. La Défense de Kvocka affirme que lActe daccusation modifié na pas fourni déléments suffisants pour établir la responsabilité pénale individuelle de Miroslav Kvocka aux termes de larticle 7 3) du Statut.
2. Analyse
36. Il nest pas dusage au Tribunal international quun acte daccusation contienne nécessairement les éléments constitutifs dune infraction donnée et sa jurisprudence nencourage pas une telle approche. Lorsquil dresse un acte daccusation, le Procureur ne préside pas une séance de travaux dirigés. Labsence, dans lacte daccusation, dun élément constitutif dune infraction relevant de larticle 5 du Statut, comme par exemple, le fait quelle ait été commise de manière systématique et à grande échelle, ne suffit pas pour déclarer un acte daccusation entaché de vice. La mention, dans lActe daccusation modifié, de larticle du Statut qui a été enfreint ou en application duquel la responsabilité individuelle dun accusé est engagée, inclut implicitement tous les éléments constitutifs de linfraction.
D. Désaccord sur les faits allégués dans lActe daccusation modifié - Miroslav Kvocka, Milojica Kos et Zoran Zigic
1. Arguments des parties
37. La Défense de Kvocka invoque un vice de forme de lActe daccusation modifié pour imprécision quant r la période exacte quaurait passée laccusé au camp dOmarska. Elle fait valoir que les allégations figurant dans lActe daccusation modifié ne sont pas étayées par les éléments de preuve communiqués à ce jour par lAccusation.
38. Kvocka et Zigic font tous deux objection r la partie de lActe daccusation modifié (paragraphes 1 à 17) décrivant le contexte dans lequel les infractions ont été perpétrées. Ils affirment que lAccusation a donné une qualification erronée du conflit qui existait dans la municipalité de Prijedor et dans les environs pendant la période couverte par lActe daccusation modifié.
39. LAccusation estime que cette objection nest rien dautre quun désaccord sur les faits allégués, question qui devrait être tranchée au procès.
2. Analyse
40. La Chambre de première instance estime que lexception préjudicielle de vice de forme nest pas le cadre approprié pour invoquer un désaccord sur les faits allégués dans un acte daccusation. Tout litige portant sur des questions de fait sera nécessairement tranché au procès. Des objections similaires, soulevées dans dautres affaires portées devant le Tribunal international, ont été rejetées8.
E. Faits reliant les accusés Mladjo Radic et Miroslav Kvocka aux camps de Keraterm et Trnopolje
1. Arguments des parties
41. La Défense de Radic et celle de Kvocka considcrent toutes deux que lActe daccusation modifié est dénué de faits établissant un quelconque lien entre les accusés, du fait de leur statut ou de leurs actes, et les événements allégués dans les camps de Keraterm et Trnopolje. Elles soutiennent en outre que lActe daccusation initial à lencontre de Mladjo Radic et Miroslav Kvocka ne contenait aucune référence auxdits événements.
42. Sagissant de lobjection soulevée par la Défense de Kvocka, lAccusation soutient, semble-t-il, que meme si le paragraphe 23 de lActe daccusation modifié qui sous-tend le chef 1 retenu contre laccusé, fait référence aux camps de Keraterm et Trnopolje, Miroslav Kvocka est accusé uniquement en sa qualité de commandant, puis de commandant adjoint du camp dOmarska. Voici ce que dit lAccusation en substance :
Les paragraphes de lActe daccusation modifié en cause indiquent que les non-Serbes de la municipalité de Prijedor ont été persécutés à grande échelle, y compris dans les camps de détention établis dans la région de Prijedor : Omarska, Keraterm et Trnopolje Lacte daccusation modifié reproche clairement à Kvocka des crimes quil aurait commis, dans le cadre de cette vague de persécutions, en sa qualité de commandant du camp et de commandant adjoint du camp de détention dOmarska9.
2. Analyse
43. La Chambre de première instance conclut quil est préférable dattendre le procès pour trancher, puisquil sagit en essence dune question dadministration de la preuve. Ce nest pas à ce stade de la procédure quil convient de soulever une objection de cette nature.
F. Cumul des charges - Mladjo Radic et Milojica Kos
1. Argument des parties
44. La Défense de Kos estime que les charges retenues aux chefs 1 à 5 et 8 à 10 sont des charges cumulées dans la mesure où elles se rapportent à une même série de faits. La Défense de Radic avance le même argument car les accusations portées aux chefs 1 à 3, 4 et 5, 8 à 10 et 14 à 17 procèdent, selon elle, de la même conduite criminelle. Elle estime que le cumul dinfractions est en violation des règles de fond en vigueur dans les systèmes de tradition civiliste et de common law.
45. La Défense de Radic soutient que les charges retenues contre laccusé aux chefs 3 et 17 de lActe daccusation modifié sont identiques et devraient en conséquence etre supprimées.
46. En réponse à lallégation de cumul abusif de certaines charges portées dans lActe daccusation modifié, lAccusation renvoie à la pratique judiciaire du Tribunal international qui, affirme-t-elle, autorise le cumul des charges au stade de la mise en accusation mais aussi là où les articles du Statut ont pour objet de protéger des valeurs distinctes et où, pour chacun deux, doit être rapportée la preuve dun élément constitutif qui lui est propre. LActe daccusation modifié reproche aux accusés Milojica Kos et Mladjo Radic des violations du Statut en ses articles 3 et 5 qui, selon lAccusation, protcgent des valeurs distinctes et exigent lapport déléments de preuve différents. Pour lAccusation, les chefs 3 et 17 ne sont pas identiques et ne constituent nullement un cumul des charges abusif. LAccusation soutient que le chef 17 de lActe daccusation modifié tient laccusé Mladjo Radic individuellement responsable du viol du témoin A et de violences sexuelles r lencontre du témoin F aux termes de larticle 7 1) du Statut, tandis que la référence faite à ces actes au paragraphe 27 de lActe daccusation modifié «vaut pour autant que laccusé est tenu pour responsable aux termes de larticle 7 3) du Statut10».
2. Analyse
47. Sagissant de la question du cumul de certaines des charges retenues dans lActe daccusation modifié, la Chambre de première instance rappelle que le cumul des charges est autorisé dans la pratique du Tribunal internationa11. Elle constate également que le recours au cumul des charges peut se justifier lorsque les articles concernés ont pour objet de protéger des valeurs différentes et que chacun dentre eux exige que soit rapportée la preuve dun élément constitutif distinct. De lavis de la Chambre de première instance, ces deux critères sont satisfaits en lespèce, puisque les charges présumées cumulées tombent sous le coup des articles 3 et 5 du Statut.
G. Cumul abusif des infractions engageant la responsabilité pénale individuelle aux termes des articles 7 1) et 7 3) du Statut pour une même série de faits - Mladjo Radic, Miroslav Kvocka et Milojica Kos
1. Arguments des parties
48. Les Conseils de Radic, Kvocka et Kos soutiennent unanimement que la responsabilité pénale individuelle dun accusé ne peut etre engagée cumulativement aux termes des deux articles 7 1) et 7 3) du Statut pour les mêmes infractions.
49. LAccusation affirme quant à elle quune personne peut être accusée et reconnue coupable en vertu à la fois des articles 7 1) et 7 3) pour une seule et même infraction.
2. Analyse
50. La jurisprudence du Tribunal international et du Tribunal pénal international pour le Rwanda établit quun accusé peut avoir à répondre de crimes relevant à la fois des articles 7 1) et 7 3) du Statut ou de lun ou de lautre. À titre dexemple, la Chambre de première instance a conclu, dans le Jugement quelle a rendu dans laffaire le Procureur c/ Delalic et Consorts «[qu]il existe dans la pratique des situations dans lesquelles une personne peut être accusée et reconnue coupable en vertu à la fois des articles 7 1) et 7 3) du Statut12». Dans certains chefs de lActe daccusation modifié, la responsabilité pénale individuelle des accusés est engagée en application tant du paragraphe 1) que du paragraphe 3) de larticle 7 du Statut et il reviendra à la Chambre de première instance de déterminer, sur la base des éléments de preuve présentés au procès, si les accusations sont fondées.
H. Requête aux fins de disjonction dinstances - Zoran Zigic
1. Arguments des parties
51. Laccusé Zoran Zigic a également demandé, en application de larticle 82 B) du Rcglement, à être jugé séparément de ses trois coaccusés, au motif quil nexiste aucun lien entre lui et eux.
52. Selon lAccusation, accorder cette disjonction dinstances à Zoran Zigic serait contraire aux intérets de la justice. Elle fait valoir le bien-fondé dun procès commun pour les quatre coaccusés, en application de larticle 48 du Règlement, puisque les actes allégués à leur encontre dans lActe daccusation modifié relèvent dune même «opération».
53. LAccusation relève que laccusé na présenté aucun élément de preuve ou argument de nature à justifier la disjonction dinstances, aux termes de larticle 82 B). La disjonction dinstances serait contraire à lintérêt de la justice car elle entraînerait des retards dans lun des deux procès qui en résulteraient, compromettant ainsi le droit dun ou de plusieurs accusés à un procès rapide. De même, la disjonction dinstances signifierait dans une large mesure répétition des éléments de preuve, ce qui pénaliserait les témoins, alors contraints de comparaître dans deux procès distincts, et nuirait au bon fonctionnement du Tribunal international.
2. Analyse
54. Sagissant de la requête de Zoran Zigic aux fins dun proccs séparé, la Chambre de première instance constate que laccusé, hormis le fait quil a déclaré navoir aucun lien avec ses coaccusés, na pas motivé sa demande.
55. Les quatre accusés en lespèce ont été mis en accusation en vertu dun acte daccusation unique, en application de larticle 48 du Règlement qui dispose : «Des personnes accusées dune même infraction ou dinfractions différentes commises à loccasion de la même opération peuvent être mises en accusation et jugées ensemble». Larticle 2 du Règlement définit le terme «opération» comme «un certain nombre dactions ou domissions survenant à loccasion dun seul événement ou de plusieurs, en un seul endroit ou en plusieurs, et faisant partie dun plan, dune stratégie ou dun dessein commun». La Chambre de première instance considère que les crimes présentés dans lActe daccusation modifié comme ayant été commis dans la municipalité et la région de Prijedor, en Bosnie-Herzégovine entre approximativement le 1e avril 1992 et le 30 août 1992, lont été à loccasion dune même opération.
56. La Chambre de première instance fait valoir quen application de larticle 82 B) du Règlement, il est de sa compétence dordonner un procès séparé «pour éviter tout conflit dintérêts de nature à causer un préjudice grave à un accusé ou pour sauvegarder lintérêt de la justice». Toutefois, en lespèce, laccusé Zoran Zigic na fourni aucun élément de preuve permettant de conclure quune jonction dinstances serait de nature à lui causer un grave préjudice. LAccusation a fait valoir, pour sa part, quune disjonction dinstances serait contraire à lintérêt de la justice, du fait que les éléments de preuve présentés par la plupart des témoins à charge seront pertinents pour prouver la culpabilité de chacun des quatre accusés.
57. En conséquence, la Chambre de première instance conclut à labsence de motif permettant de faire droit à la requête de Zoran Zigic aux fins dun proccs séparé en application de larticle 82 B) et elle ajoute quun procès commun va dans le sens de léconomie judiciaire et sert donc les intérêts de la justice, puisquil évitera que ne soient produits deux fois les mêmes éléments de preuve et que les témoins soient inutilement placés dans une situation traumatisante.
III. DISPOSITIF
Par ces motifs,
EN APPLICATION de larticle 72 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international,
LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE REJETTE la requête déposée par Zoran Zigic aux fins de disjonction dinstances et ORDONNE à lAccusation de :
Comme il est indiqué dans la présente Décision, tous les autres points soulevés dans les exceptions préjudicielles portant sur la forme de lActe daccusation modifié sont rejetés.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Le Président de la Chambre dinstance III
/signé/
Richard May
Fait le douze avril 1999
La Haye (Pays-Bas)
[Sceau du Tribunal]
1. Décision sur lexception
préjudicielle soulevée par la Défense aux fins de rejeter lActe daccusation
pour vices de forme (imprécision/notification inadéquate des charges), Le
Procureur c/ Blakic, affaire n° I7-95-14-PT, Chambre de première instance
I, 4 avril 1997.
2. Décision relative à lexception préjudicielle de la
Défense pour vices de forme de lacte daccusation, Le Procureur
c/ Krnojelac, affaire n° IT-97-25-PT, Chambre de première instance II, 24
février 1999, par. 12.
3. Ibid.
4. Ibid. note 19.
5. Cité au paragraphe 15 de la présente Décision et au paragraphe
12 de la Décision Krnojelac sur la forme, supra, note 2.
6. Ibid. par. 46.
7. Ibid. par. 13.
8. Voir, par ex., la Décision relative à lexception préjudicielle
de laccusé Hazim Delic concernant des vices de forme de
lActe daccusation, Le Procureur c/ Delalic et Consorts,
affaire n° IT-95-21-T, Chambre de première instance II, 15 novembre 1996.
9. Réponse du Procureur à lexception préjudicielle de
la Défense visant lActe daccusation modifié contre
Miroslav Kvocka, Le Procureur c/ Kvocka et Consorts, affaire n°
IT-98-30-PT, 8 février 199, par. 49.
10. Réponse du Procureur à lexception préjudicielle
soulevée par la Défense, Le Procureur c/ Kvocka et Consorts,
affaire n° IT-98-30-PT, 28 janvier 1999, par. 64.
11. Voir, par ex., Tadic (1995) TPIY,
Chambre de première instance I, JR 293, par. 15 à 18 ; Décision
Krnojelac sur la forme, supra, note 2.
12. Jugement, Le Procureur c/ Delalic et
Consorts. Affaire IT-96-21-T, Chambre de première instance II, 16 novembre
1998, par. 1222.