LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Richard May, Président
M. le Juge Mohamed Bennouna
M. le Juge Patrick Robinson

Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le :
12 avril 1999

LE PROCUREUR

C/

MIROSLAV KVOCKA
MILOJICA KOS
MLADO RADIC
ZORAN ZIGIC

____________________________________________________________

DÉCISION RELATIVE AUX EXCEPTIONS PRÉJUDICIELLES DE LA DÉFENSE PORTANT SUR LA FORME DE L’ACTE D’ACCUSATION

____________________________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Grant Niemann
M. Michael Keegan
M. Kapila Waidyaratne

Le Conseil de la Défense :

M. Krstan Simic, pour Miroslav Kvocka
M. Zarko Nikolic, pour Milojica Kos
M. Toma Fila, pour Mladjo Radic
M. Simo Tošic, pour Zoran Zigic

 

I. INTRODUCTION

La présente Chambre de première instance du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées coupables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le «Tribunal international») est saisie de quatre exceptions préjudicielles portant sur des vices de forme de l’Acte d’accusation modifié confirmé le 9 novembre 1998 en l’espèce, à savoir : l’«Exception préjudicielle de la Défense» déposée le 15 janvier 1999 par le conseil de l’accusé Mladjo Radic (la «Défense de Radic») ; la «Réplique de la Défense à la Réponse du Procureur relative à l’exception préjudicielle présentée par la Défense» et son «Addendum» déposés respectivement le 19 février 1999 et le 3 mars 1999 par le conseil de Radic ; l’«Exception préjudicielle visant l’Acte d’accusation modifié à l’encontre de Miroslav Kvocka» déposée le 25 janvier 1999 par le conseil de l’accusé Miroslav Kvocka (la «Défense de Kvocka») ainsi que l’«Exception préjudicielle de la Défense pour vice de forme de l’Acte d’accusation modifié», déposée le 1e février 1999 à la fois par le conseil de l’accusé Milojica Kos (la «Défense de Kos») et par la Défense de l’accusé Zoran Zigic (la «Défense de Zigic»), collectivement («la Défense»). R celles-ci s’ajoutent la «Réponse du Procureur à l’Exception préjudicielle soulevée par la Défense», déposée le 28 janvier 1999 par le Bureau du Procureur («l’Accusation»), la «Réponse du Procureur à l’Exception préjudicielle de la Défense visant l’Acte d’accusation modifié contre Miroslav Kvocka» et la «Réponse du Procureur aux exceptions préjudicielles de la Défense pour vice de forme de l’Acte d’accusation modifié visant Milojica Kos et Zoran Zigic», déposées respectivement le 8 février 1999 et le 15 février 1999 par l’Accusation.

VU les conclusions écrites et les arguments oraux présentés par les parties lors de l’audience du 9 mars 1999,

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE REND SA DÉCISION PAR ÉCRIT.

 

II. DISCUSSION

A. Caractère vague et imprécis de l’Acte d’accusation

1. Arguments des parties

a) Mladjo Radic

1. La Défense de Radic fait valoir qu’en vertu du Statut du Tribunal international (le «Statut») et du Règlement de procédure et de preuve (le «Règlement»), un acte d’accusation doit répondre aux conditions énoncées dans l’affaire Le Procureur c/ Blaškic par la Chambre de première instance qui a estimé que la fonction principale d’un acte d’accusation est : i) d’avertir l’accusé, de manière succincte, de la nature des crimes mis à sa charge et de présenter la base factuelle de ces accusations et ii) l’acte d’accusation doit comporter certains renseignements afin de permettre à l’accusé de préparer sa défense (à savoir l’identité de la victime, le lieu et la date approximative du crime présumé et les moyens utilisés pour sa perpétration) afin de lui éviter une surprise préjudiciable1.

2. S’agissant des allégations à la base des chefs 14 à 17 de l’Acte d’accusation modifié, la Défense de Radic demande que l’Accusation soit tenue de fournir plus de précisions sur les moments où les crimes sont supposés avoir été commis. À son avis, lorsque les crimes ne sont pas suffisamment circonscrits dans le temps, l’accusé se trouve effectivement dans l’impossibilité d’invoquer une défense d’alibi en application de l’article 67 A) ii) a) du Règlement. La Défense de Radic demande également à être informée si les charges retenues aux chefs 14 à 17 doivent être cumulées ou si elles constituent les branches d’une alternative, sachant que dans l’Acte d’accusation initial, c’est la deuxième option qui a été retenue.

3. La Défense de Radic fait valoir que l’Acte d’accusation modifié contient des termes, tels que «notamment» et «entre», qui rendent les allégations moins précises. Elle demande que l’Accusation soit enjointe de supprimer ces termes de l’Acte d’accusation modifié. L’Accusation a également employé, dans plusieurs paragraphes contenant des allégations factuelles à l’appui des charges, l’expression «et/ou» entre deux actes ou types de comportement allégués sans préciser à quel accusé se rapporte tel ou tel acte ou comportement. La Défense de Radic récuse cette formulation qui ne permet pas r l’accusé d’être informé précisément du comportement qui lui est reproché.

4. La Défense de Radic demande que l’Accusation soit tenue d’apporter de nouvelles précisions r l’Acte d’accusation modifié, en ce qui concerne l’identité de la victime, le moment, le lieu et la manière dont chaque crime a été perpétré.

5. La Défense de Radic fait également valoir que la responsabilité de supérieur hiérarchique de l’accusé est fondée sur la fonction de «chef d’équipe» qu’il aurait exercée dans le camp d’Omarska pendant la période couverte par l’Acte d’accusation modifié. L’Accusation doit donc préciser, pour chacun des crimes reprochés à l’accusé, quelle équipe était de service et si l’accusé en assurait le commandement lorsque le crime est présumé avoir été commis.

b) Miroslav Kvocka

6. La Défense de Kvocka soutient qu’un acte d’accusation doit etre conforme aux normes énoncées dans l’affaire Blaškic, à savoir qu’il a pour fonction : i) d’avertir l’accusé, de manière succincte, de la nature des crimes mis à sa charge et de présenter la base factuelle de ces accusations et ii) qu’il doit comporter certains renseignements afin de permettre à l’accusé de préparer sa défense (à savoir l’identité de la victime, le lieu et la date approximative du crime présumé et les moyens utilisés pour sa perpétration) afin de lui éviter une surprise préjudiciable.

7. La Défense de Kvocka estime que l’Acte d’accusation modifié en l’espcce ne contient pas suffisamment d’éléments factuels de nature à étayer les crimes mis à la charge de l’accusé. Elle affirme, par exemple, qu’aux chefs 4 et 5 où sont portées des accusations de meurtre aux termes des articles 3 et 5 du Statut, l’Accusation n’a pas précisé le moment où les crimes sont supposés avoir été commis, ni non plus l’identité des participants, des témoins ou victimes. Elle ajoute qu’au lieu de fournir des précisions sur les périodes visées, l'Acte d'accusation modifié se contente, pour tout amendement, de termes tels que «approximativement». Elle constate la précision relative du contexte des accusations portées contre l’un des coaccusés, Zoran Zigic, qui contraste avec l’imprécision des charges formulées contre l’accusé Miroslav Kvocka.

8. La Défense de Kvocka sollicite qu’obligation soit faite r l’Accusation d’apporter de nouvelles modifications à l’Acte d'accusation modifié de façon à préciser la date et le lieu de chacun des crimes allégués, l’identité de la victime et la façon dont le crime a été perpétré.

c) Milojica Kos

9. La Défense de Kos constate que les allégations factuelles à l’appui des chefs 1 à 3 sont par trop générales et imprécises quant à la participation de l’accusé aux actes allégués. Elle constate également qu’au paragraphe 27 ?de la version en françaisg, où il est allégué que l’accusé Milojica Kos, alors chef d’équipe au camp d’Omarska, a pris part aux mauvais traitements infligés quotidiennement aux détenus, la base factuelle est insuffisante, voire contradictoire, du fait qu’en tant que chef d’équipe, l’accusé ne se trouvait probablement pas tous les jours dans le camp. La Défense de Kos relève d’autres occurrences dans l’Acte d’accusation modifié où les charges retenues visent des périodes ininterrompues et ignorent la nature intermittente du travail de l’accusé.

10. La Défense de Kos sollicite qu’obligation soit faite à l’Accusation de soumettre un nouvel Acte d’accusation modifié dans lequel seraient précisés la date et le lieu des crimes allégués, l’identité des victimes et la manière dont les crimes ont été perpétrés.

d) Zoran Zigic

11. La Défense de Zigic constate que les allégations factuelles r l’origine des accusations formulées contre l’accusé aux chefs 1 à 3, 6, 7 et 11 à 13 (paragraphes 23, 24, 29, 32 et 34 de l’Acte d’accusation modifié ?version en françaisg) sont par trop générales et ne fournissent aucun détail sur la façon dont l’accusé aurait pris part à ces actes. Elle demande des précisions concernant la date et le lieu des actes allégués, la manière dont les crimes ont été perpétrés et l’identité des victimes. Elle soutient qu’en l’absence de précisions sur la date des infractions, l’accusé est dans l’impossibilité de bien préparer une défense d’alibi.

e) L’Accusation

12. De l’avis de l’Accusation, la pratique judiciaire du Tribunal international concernant la forme et le contenu d’un acte d’accusation, en application de l’article 18 4) du Statut et de l’article 47 C) du Règlement est bien établie et les critères requis ont été pleinement respectés en l’espèce. Elle précise en outre avoir fourni à la Défense toutes les pièces jointes à l’Acte d’accusation initial et à l’Acte d'accusation modifié, y compris les déclarations de témoins et autres documents.

13. En réponse à la Défense qui demande des détails supplémentaires sur la perpétration des crimes allégués, l’Accusation, jurisprudence du Tribunal international à l’appui, fait valoir qu’un tel degré de précision n’est pas requis dans un acte d’accusation. Elle estime qu’en raison de la nature des crimes allégués en l’espèce, il n’est pas requis de faire figurer le nom des victimes dans l’acte d’accusation, ni de fournir davantage de précisions quant au lieu et à la date des crimes allégués.

2. Analyse

14. En ce qui concerne le volume d’informations nécessairement exposées dans un acte d’accusation, l’article 18 4) du Statut et l’article 47 C) du Règlement paraissent peu exigeants, puisqu’il suffit d’une relation concise des faits de l’affaire et de la qualification qu’ils revêtent. Cependant, un minimum d’informations y est requis. Il existe un seuil en dessous duquel le niveau d’information ne peut tomber si l’acte d’accusation se veut valide quant à la forme. Cette exposition du droit reste valable malgré la distinction, par ailleurs pertinente, établie dans la «Décision relative à l’exception préjudicielle de la Défense pour vices de forme de l’Acte d’accusation» dans Le Procureur c/ Krnojelac (la «Décision Krnojelac sur la forme»), à savoir qu’il convient de distinguer «les faits matériels sur lesquels l’Accusation s’appuie (et qui doivent être exposés dans l’acte d’accusation) des moyens de preuve qui permettront d’établir ces faits matériels (et qui, eux, doivent être fournis à la Défense dans le cadre de la communication préalable au procès)2».

15. Dans la «Décision Krnojelac sur la forme», la Chambre de première instance a conclu que «[l]’acte d’accusation doit contenir des informations concernant l’identité de la victime, le lieu et la date approximative du crime allégué, ainsi que les moyens mis en œuvre pour le perpétrer3». Y sont ensuite invoquées plusieurs affaires portées devant des juridictions de common law qui se prononcent sur le degré de précision requis pour l’énoncé d’une infraction4.

16. S’il n’est pas inutile de s’enquérir de la pratique des juridictions de tradition civiliste et de common law, il n’en demeure pas moins que les seules règles de droit appliquées par le Tribunal international sont celles qui découlent de son Statut et de son Règlement. De plus, s’agissant de l’influence que la pratique pénale d’un pays est susceptible d’avoir sur les travaux du Tribunal international, ce dernier doit apprécier à leur juste valeur les différences bien réelles qui existent entre sa pratique et celle d’une juridiction pénale interne.

17. La Chambre de première instance estime qu’en règle générale, le degré de précision requis d’un acte d’accusation soumis au Tribunal international est différent, sinon moindre que dans les juridictions pénales internes. Aux termes du premier article de son Statut, le Tribunal international a pour mandat de «juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire conformément aux dispositions du présent Statut». Les crimes portés devant le Tribunal international ont été commis à si grande échelle que l’on ne peut exiger un degré de précision aussi élevé sur l’identité des victimes et la date des crimes, mais inférieur parfois aux critères appliqués dans des juridictions internes. Dans certains cas cependant, il sera possible de fournir des informations plus précises concernant la date, le lieu, l’identité des victimes et les moyens mis en oeuvre pour la perpétration du crime, auxquels cas l'Accusation devrait être tenue d’en faire communication. La Chambre de première instance comprend et retient les conclusions énoncées dans la Décision Krnojelac sur la forme qui précisent le degré de précision requis dans un acte d’accusation5, sous réserve de ce qui précède.

18. La Chambre de première instance conclut cependant qu’il est raisonnable d’exiger de l’Accusation des informations plus précises quant au lieu, à la date, à l’identité des victimes et aux moyens mis en oeuvre pour la perpétration du crime, pour autant qu’elle en dispose et que les circonstances de l’espèce l’y autorisent.

19. Ainsi, en l’espèce, s’agissant des allégations de la Défense relatives aux dates, la Chambre de première instance ordonne à l’Accusation de supprimer dans l’acte d’accusation modifié, toutes les occurrences du terme «environ» dans l’expression «entre […] environ».

20. S’agissant des allégations d’imprécision concernant le lieu des crimes allégués, la Chambre de première instance considère suffisantes les informations fournies dans l’Acte d’accusation modifié.

21. S’agissant des informations sur les témoins des crimes allégués demandées par la Défense de Kvocka, la Chambre de premicre instance conclut à l’absence de base juridique permettant d’exiger des informations supplémentaires sur les témoins à ce stade de la procédure.

22. S'agissant des allégations soulevées par la Défense de Kvocka concernant l’absence d’informations sur les autres participants aux crimes, la Chambre de premicre instance reprend la conclusion énoncée dans la Décision Krnojelac sur la forme, à savoir que, si l’Accusation se trouvait dans l’impossibilité de désigner nommément les personnes ayant directement pris part aux événements «il suffirait qu’elle les identifie en précisant la "catégorie" à laquelle ils appartenaient en tant que groupe ou leurs fonctions officielles6. Aussi est-il ordonné à l’Accusation de fournir toute information de nature à permettre l’identification de personnes ayant pris part aux crimes imputés à cet accusé.

23. Le degré de précision requis par la Défense sur les victimes des crimes allégués présente une difficulté particulière et c’est précisément dans ce domaine que le contraste entre un système de droit pénal interne et un tribunal pénal international est le plus prononcé. On ne peut guère douter de l’importance que revêt la connaissance de l’identité des victimes pour la défense des accusés, mais l’ampleur des crimes allégués ne permet pas de désigner nommément chacune des victimes. Il n’en reste pas moins que si elle est en mesure de le faire, l’Accusation devrait fournir ces noms. Il lui est donc ordonné par la présente de désigner nommément, dans la mesure du possible, les victimes des crimes allégués.

24. S’agissant des détails demandés par la Défense sur les moyens mis en œuvre pour la perpétration des crimes allégués, la Chambre de première instance conclut que l'Accusation est tenue, dans la mesure du possible, de préciser par quelle méthode ou de quelle manière le crime a été perpétré.

25. En réponse à la Défense de Radic qui demande r l’Accusation de préciser si les crimes reprochés aux chefs 14 à 17 de l’Acte d’accusation modifié sont cumulés ou s’ils constituent les branches d’une alternative, la Chambre de première instance conclut que l’Accusation est fondée à présenter l’Acte d’accusation sous cette forme et qu’il n’existe donc aucun motif de faire droit à cette requête. Les chefs d’accusation à titre subsidiaire sont admis, comme l’est, dans certains cas, le cumul des qualifications. La Défense devra donc être prête à répondre de toutes les charges, quelle que soit l’option retenue.

26. S’agissant de l’opposition de la Défense de Radic r la mention répétée du terme «notamment» dans l’Acte d’accusation modifié, la Chambre de première instance conclut que l’utilisation de ce terme se justifie dans certaines circonstances et pas dans d’autres. En conséquence, elle ordonne que là où, dans l’Acte d’accusation modifié, ce terme désigne certaines des victimes d’un crime, l’Accusation fournisse, dans la mesure du possible, le nom desdites victimes. La Défense de Radic conteste également l’utilisation du terme «et/ou» dans l’Acte d’accusation modifié. La Chambre de première instance estime qu’il s’agit là au fond d’une question d’établissement de la preuve, question qu’il est préférable de trancher lors du procès, sur la base des éléments présentés.

27. S’agissant de l’exception d’insuffisance d’éléments factuels étayant la responsabilité de l’accusé en qualité de chef d’équipe soulevée par la Défense de Kos en application de l’article 7 3) du Statut, la Chambre de première instance conclut que cette question sera tranchée au procès.

B. Précisions quant aux actes commis par les accusés Miroslav Kvocka et Mladjo Radic ou r la ligne de conduite engageant leur responsabilité pénale, en application des articles 7 1) ou 7 3) du Statut

1. Arguments des parties

28. La Défense de Kvocka fait valoir que les chefs 1 à 5 et 8 à 10 de l’Acte d’accusation modifié ne donnent pas suffisamment de précisions sur les faits allégués à l’appui de chacune des deux causes de responsabilité pénale invoquées en l’espèce contre Miroslav Kvocka, en application l’une, du paragraphe 1) et l’autre, du paragraphe 3) de l’article 7 du Statut.

29. La Défense de Kvocka relcve que, pour certains des crimes allégués dans l’Acte d’accusation modifié, la responsabilité de supérieur hiérarchique de l’accusé est engagée pour le rôle qu’il aurait joué en qualité de commandant et, par ailleurs, de commandant adjoint du camp. Elle en conclut que l’Accusation n’a pas suffisamment précisé le rôle de l’accusé en tant que commandant dans l’exécution des crimes allégués.

30. La Défense de Radic invoque un vice de forme de l’Acte d’accusation modifié en raison de l’insuffisance des éléments factuels r l’appui des charges portées contre lui, notamment pour ce qui est des actes ou de la ligne de conduite engageant sa responsabilité pénale aux termes des articles 7 1) et 7 3) du Statut. Elle remarque à cet égard que les chefs retenus à l’encontre du seul accusé Zoran Zigic sont plus circonstanciés que ceux qui incriminent l’accusé Mladjo Radic.

31. En réponse à ces deux griefs, l’Accusation soutient que l’Acte d’accusation modifié contient des éléments suffisants pour engager la responsabilité de l’accusé aux termes de l’article 7 1) aussi bien que 7 3) du Statut.

2. Analyse

32. À l’examen des griefs de la Défense, la Chambre de première instance a trouvé instructif le principe énoncé dans la Décision Krnojelac sur la forme, à savoir qu’«[e]n l’espèce, s’agissant de la responsabilité individuelle, le Procureur doit clairement préciser les agissements de l’accusé lui-même ou la ligne de conduite qui sont censés engager cette responsabilité7». Alléguer purement et simplement, comme c’est le cas tout au long de l’Acte d’accusation modifié, que les accusés ont pris part à certains crimes, sans préciser ceux qu’ils sont présumés avoir commis ne satisfait pas au critère de «l’exposé succinct des faits». À titre d’exemple, aux paragraphes 22 et 23 de l’Acte d’accusation modifié, il est allégué que les accusés «ont pris part» à des persécutions, notamment des meurtres et actes de torture. Par la présente, l’Accusation est tenue de fournir toute information complémentaire sur les actes spécifiques reprochés aux accusés Mladjo Radic et Miroslav Kvocka, qui serait de nature r établir leur responsabilité pénale en vertu des articles 7 1) et 7 3) du Statut.

33. S’agissant de l’objection soulevée par la Défense de Kvocka au motif que l’Accusation n’aurait pas précisé le rôle de l’accusé en sa qualité de commandant dans les crimes allégués, la Chambre de première instance estime que cette question devra être tranchée lors du procès sur la base des éléments de preuve qui y seront présentés.

C. L’Acte d’accusation modifié doit fournir les éléments requis par l’article 7 3) du Statut et préciser les autres infractions - Mladjo Radic et Miroslav Kvocka

1. Arguments des parties

34. La Défense de Radic soutient que l’Acte d’accusation modifié ne fournit pas les éléments juridiques requis pour établir la responsabilité pénale individuelle de Mladjo Radic aux termes de l’article 7 3) du Statut. Elle fait valoir ensuite que l’Accusation doit fournir les éléments constitutifs des crimes reprochés dans l’acte d’accusation. R titre d’exemple, aux chefs 14 et 15 Mladjo Radic est accusé de crimes contre l’humanité, pour torture et viol. Les allégations factuelles r l’appui de ces chefs ne précisent pas que ces crimes ont été commis de manière systématique et à grande échelle, éléments pourtant indispensables, selon la Défense de Radic, pour les qualifier de crimes contre l’humanité.

35. La Défense de Kvocka affirme que l’Acte d’accusation modifié n’a pas fourni d’éléments suffisants pour établir la responsabilité pénale individuelle de Miroslav Kvocka aux termes de l’article 7 3) du Statut.

2. Analyse

36. Il n’est pas d’usage au Tribunal international qu’un acte d’accusation contienne nécessairement les éléments constitutifs d’une infraction donnée et sa jurisprudence n’encourage pas une telle approche. Lorsqu’il dresse un acte d’accusation, le Procureur ne préside pas une séance de travaux dirigés. L’absence, dans l’acte d’accusation, d’un élément constitutif d’une infraction relevant de l’article 5 du Statut, comme par exemple, le fait qu’elle ait été commise de manière systématique et à grande échelle, ne suffit pas pour déclarer un acte d’accusation entaché de vice. La mention, dans l’Acte d’accusation modifié, de l’article du Statut qui a été enfreint ou en application duquel la responsabilité individuelle d’un accusé est engagée, inclut implicitement tous les éléments constitutifs de l’infraction.

D. Désaccord sur les faits allégués dans l’Acte d’accusation modifié - Miroslav Kvocka, Milojica Kos et Zoran Zigic

1. Arguments des parties

37. La Défense de Kvocka invoque un vice de forme de l’Acte d’accusation modifié pour imprécision quant r la période exacte qu’aurait passée l’accusé au camp d’Omarska. Elle fait valoir que les allégations figurant dans l’Acte d’accusation modifié ne sont pas étayées par les éléments de preuve communiqués à ce jour par l’Accusation.

38. Kvocka et Zigic font tous deux objection r la partie de l’Acte d’accusation modifié (paragraphes 1 à 17) décrivant le contexte dans lequel les infractions ont été perpétrées. Ils affirment que l’Accusation a donné une qualification erronée du conflit qui existait dans la municipalité de Prijedor et dans les environs pendant la période couverte par l’Acte d’accusation modifié.

39. L’Accusation estime que cette objection n’est rien d’autre qu’un désaccord sur les faits allégués, question qui devrait être tranchée au procès.

2. Analyse

40. La Chambre de première instance estime que l’exception préjudicielle de vice de forme n’est pas le cadre approprié pour invoquer un désaccord sur les faits allégués dans un acte d’accusation. Tout litige portant sur des questions de fait sera nécessairement tranché au procès. Des objections similaires, soulevées dans d’autres affaires portées devant le Tribunal international, ont été rejetées8.

E. Faits reliant les accusés Mladjo Radic et Miroslav Kvocka aux camps de Keraterm et Trnopolje

1. Arguments des parties

41. La Défense de Radic et celle de Kvocka considcrent toutes deux que l’Acte d’accusation modifié est dénué de faits établissant un quelconque lien entre les accusés, du fait de leur statut ou de leurs actes, et les événements allégués dans les camps de Keraterm et Trnopolje. Elles soutiennent en outre que l’Acte d’accusation initial à l’encontre de Mladjo Radic et Miroslav Kvocka ne contenait aucune référence auxdits événements.

42. S’agissant de l’objection soulevée par la Défense de Kvocka, l’Accusation soutient, semble-t-il, que meme si le paragraphe 23 de l’Acte d’accusation modifié qui sous-tend le chef 1 retenu contre l’accusé, fait référence aux camps de Keraterm et Trnopolje, Miroslav Kvocka est accusé uniquement en sa qualité de commandant, puis de commandant adjoint du camp d’Omarska. Voici ce que dit l’Accusation en substance :

Les paragraphes de l’Acte d’accusation modifié en cause indiquent que les non-Serbes de la municipalité de Prijedor ont été persécutés à grande échelle, y compris dans les camps de détention établis dans la région de Prijedor : Omarska, Keraterm et Trnopolje… L’acte d’accusation modifié reproche clairement à Kvocka des crimes qu’il aurait commis, dans le cadre de cette vague de persécutions, en sa qualité de commandant du camp et de commandant adjoint du camp de détention d’Omarska9.

2. Analyse

43. La Chambre de première instance conclut qu’il est préférable d’attendre le procès pour trancher, puisqu’il s’agit en essence d’une question d’administration de la preuve. Ce n’est pas à ce stade de la procédure qu’il convient de soulever une objection de cette nature.

F. Cumul des charges - Mladjo Radic et Milojica Kos

1. Argument des parties

44. La Défense de Kos estime que les charges retenues aux chefs 1 à 5 et 8 à 10 sont des charges cumulées dans la mesure où elles se rapportent à une même série de faits. La Défense de Radic avance le même argument car les accusations portées aux chefs 1 à 3, 4 et 5, 8 à 10 et 14 à 17 procèdent, selon elle, de la même conduite criminelle. Elle estime que le cumul d’infractions est en violation des règles de fond en vigueur dans les systèmes de tradition civiliste et de common law.

45. La Défense de Radic soutient que les charges retenues contre l’accusé aux chefs 3 et 17 de l’Acte d’accusation modifié sont identiques et devraient en conséquence etre supprimées.

46. En réponse à l’allégation de cumul abusif de certaines charges portées dans l’Acte d’accusation modifié, l’Accusation renvoie à la pratique judiciaire du Tribunal international qui, affirme-t-elle, autorise le cumul des charges au stade de la mise en accusation mais aussi là où les articles du Statut ont pour objet de protéger des valeurs distinctes et où, pour chacun d’eux, doit être rapportée la preuve d’un élément constitutif qui lui est propre. L’Acte d’accusation modifié reproche aux accusés Milojica Kos et Mladjo Radic des violations du Statut en ses articles 3 et 5 qui, selon l’Accusation, protcgent des valeurs distinctes et exigent l’apport d’éléments de preuve différents. Pour l’Accusation, les chefs 3 et 17 ne sont pas identiques et ne constituent nullement un cumul des charges abusif. L’Accusation soutient que le chef 17 de l’Acte d’accusation modifié tient l’accusé Mladjo Radic individuellement responsable du viol du témoin A et de violences sexuelles r l’encontre du témoin F aux termes de l’article 7 1) du Statut, tandis que la référence faite à ces actes au paragraphe 27 de l’Acte d’accusation modifié «vaut pour autant que l’accusé est tenu pour responsable aux termes de l’article 7 3) du Statut10».

2. Analyse

47. S’agissant de la question du cumul de certaines des charges retenues dans l’Acte d’accusation modifié, la Chambre de première instance rappelle que le cumul des charges est autorisé dans la pratique du Tribunal internationa11. Elle constate également que le recours au cumul des charges peut se justifier lorsque les articles concernés ont pour objet de protéger des valeurs différentes et que chacun d’entre eux exige que soit rapportée la preuve d’un élément constitutif distinct. De l’avis de la Chambre de première instance, ces deux critères sont satisfaits en l’espèce, puisque les charges présumées cumulées tombent sous le coup des articles 3 et 5 du Statut.

G. Cumul abusif des infractions engageant la responsabilité pénale individuelle aux termes des articles 7 1) et 7 3) du Statut pour une même série de faits - Mladjo Radic, Miroslav Kvocka et Milojica Kos

1. Arguments des parties

48. Les Conseils de Radic, Kvocka et Kos soutiennent unanimement que la responsabilité pénale individuelle d’un accusé ne peut etre engagée cumulativement aux termes des deux articles 7 1) et 7 3) du Statut pour les mêmes infractions.

49. L’Accusation affirme quant à elle qu’une personne peut être accusée et reconnue coupable en vertu à la fois des articles 7 1) et 7 3) pour une seule et même infraction.

2. Analyse

50. La jurisprudence du Tribunal international et du Tribunal pénal international pour le Rwanda établit qu’un accusé peut avoir à répondre de crimes relevant à la fois des articles 7 1) et 7 3) du Statut ou de l’un ou de l’autre. À titre d’exemple, la Chambre de première instance a conclu, dans le Jugement qu’elle a rendu dans l’affaire le Procureur c/ Delalic et Consorts «[qu’]il existe dans la pratique des situations dans lesquelles une personne peut être accusée et reconnue coupable en vertu à la fois des articles 7 1) et 7 3) du Statut12». Dans certains chefs de l’Acte d’accusation modifié, la responsabilité pénale individuelle des accusés est engagée en application tant du paragraphe 1) que du paragraphe 3) de l’article 7 du Statut et il reviendra à la Chambre de première instance de déterminer, sur la base des éléments de preuve présentés au procès, si les accusations sont fondées.

H. Requête aux fins de disjonction d’instances - Zoran Zigic

1. Arguments des parties

51. L’accusé Zoran Zigic a également demandé, en application de l’article 82 B) du Rcglement, à être jugé séparément de ses trois coaccusés, au motif qu’il n’existe aucun lien entre lui et eux.

52. Selon l’Accusation, accorder cette disjonction d’instances à Zoran Zigic serait contraire aux intérets de la justice. Elle fait valoir le bien-fondé d’un procès commun pour les quatre coaccusés, en application de l’article 48 du Règlement, puisque les actes allégués à leur encontre dans l’Acte d’accusation modifié relèvent d’une même «opération».

53. L’Accusation relève que l’accusé n’a présenté aucun élément de preuve ou argument de nature à justifier la disjonction d’instances, aux termes de l’article 82 B). La disjonction d’instances serait contraire à l’intérêt de la justice car elle entraînerait des retards dans l’un des deux procès qui en résulteraient, compromettant ainsi le droit d’un ou de plusieurs accusés à un procès rapide. De même, la disjonction d’instances signifierait dans une large mesure répétition des éléments de preuve, ce qui pénaliserait les témoins, alors contraints de comparaître dans deux procès distincts, et nuirait au bon fonctionnement du Tribunal international.

2. Analyse

54. S’agissant de la requête de Zoran Zigic aux fins d’un proccs séparé, la Chambre de première instance constate que l’accusé, hormis le fait qu’il a déclaré n’avoir aucun lien avec ses coaccusés, n’a pas motivé sa demande.

55. Les quatre accusés en l’espèce ont été mis en accusation en vertu d’un acte d’accusation unique, en application de l’article 48 du Règlement qui dispose : «Des personnes accusées d’une même infraction ou d’infractions différentes commises à l’occasion de la même opération peuvent être mises en accusation et jugées ensemble». L’article 2 du Règlement définit le terme «opération» comme «un certain nombre d’actions ou d’omissions survenant à l’occasion d’un seul événement ou de plusieurs, en un seul endroit ou en plusieurs, et faisant partie d’un plan, d’une stratégie ou d’un dessein commun». La Chambre de première instance considère que les crimes présentés dans l’Acte d’accusation modifié comme ayant été commis dans la municipalité et la région de Prijedor, en Bosnie-Herzégovine entre approximativement le 1e avril 1992 et le 30 août 1992, l’ont été à l’occasion d’une même opération.

56. La Chambre de première instance fait valoir qu’en application de l’article 82 B) du Règlement, il est de sa compétence d’ordonner un procès séparé «pour éviter tout conflit d’intérêts de nature à causer un préjudice grave à un accusé ou pour sauvegarder l’intérêt de la justice». Toutefois, en l’espèce, l’accusé Zoran Zigic n’a fourni aucun élément de preuve permettant de conclure qu’une jonction d’instances serait de nature à lui causer un grave préjudice. L’Accusation a fait valoir, pour sa part, qu’une disjonction d’instances serait contraire à l’intérêt de la justice, du fait que les éléments de preuve présentés par la plupart des témoins à charge seront pertinents pour prouver la culpabilité de chacun des quatre accusés.

57. En conséquence, la Chambre de première instance conclut à l’absence de motif permettant de faire droit à la requête de Zoran Zigic aux fins d’un proccs séparé en application de l’article 82 B) et elle ajoute qu’un procès commun va dans le sens de l’économie judiciaire et sert donc les intérêts de la justice, puisqu’il évitera que ne soient produits deux fois les mêmes éléments de preuve et que les témoins soient inutilement placés dans une situation traumatisante.

 

III. DISPOSITIF

Par ces motifs,

EN APPLICATION de l’article 72 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international,

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE REJETTE la requête déposée par Zoran Zigic aux fins de disjonction d’instances et ORDONNE à l’Accusation de :

  1. supprimer dans l’Acte d’accusation modifié, toutes les occurrences du terme «environ» dans l’expression «entre [...] environ»,
  2. fournir des informations de nature à permettre l’identification d’autres participants aux crimes allégués à l’encontre de Miroslav Kvocka,
  3. identifier, dans la mesure du possible, les noms des victimes des crimes allégués à l’encontre des quatre accusés,
  4. identifier, dans la mesure du possible, la manière dont ont été perpétrés les crimes allégués à l’encontre des quatre accusés,
  5. préciser, dans la mesure du possible, à chaque occurrence du terme «notamment» dans l’Acte d’accusation modifié, les noms des victimes des crimes allégués,
  6. fournir des informations complémentaires relatives aux actes spécifiques qui permettraient d’établir la responsabilité pénale des accusés Mladjo Radic et Miroslav Kvocka en vertu des articles 7 1) et 7 3) du Statut du Tribunal.

Comme il est indiqué dans la présente Décision, tous les autres points soulevés dans les exceptions préjudicielles portant sur la forme de l’Acte d’accusation modifié sont rejetés.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre d’instance III
/signé/
Richard May

Fait le douze avril 1999
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1. Décision sur l’exception préjudicielle soulevée par la Défense aux fins de rejeter l’Acte d’accusation pour vices de forme (imprécision/notification inadéquate des charges), Le Procureur c/ Blaškic, affaire n° I7-95-14-PT, Chambre de première instance I, 4 avril 1997.
2. Décision relative à l’exception préjudicielle de la Défense pour vices de forme de l’acte d’accusation, Le Procureur c/ Krnojelac, affaire n° IT-97-25-PT, Chambre de première instance II, 24 février 1999, par. 12.
3. Ibid.
4. Ibid. note 19.
5. Cité au paragraphe 15 de la présente Décision et au paragraphe 12 de la Décision Krnojelac sur la forme, supra, note 2.
6. Ibid. par. 46.
7. Ibid. par. 13.
8. Voir, par ex., la Décision relative à l’exception préjudicielle de l’accusé Hazim Delic concernant des vices de forme de l’Acte d’accusation, Le Procureur c/ Delalic et Consorts, affaire n° IT-95-21-T, Chambre de première instance II, 15 novembre 1996.
9. Réponse du Procureur à l’exception préjudicielle de la Défense visant l’Acte d’accusation modifié contre Miroslav Kvocka, Le Procureur c/ Kvocka et Consorts, affaire n° IT-98-30-PT, 8 février 199, par. 49.
10. Réponse du Procureur à l’exception préjudicielle soulevée par la Défense, Le Procureur c/ Kvocka et Consorts, affaire n° IT-98-30-PT, 28 janvier 1999, par. 64.
11. Voir, par ex., Tadic (1995) TPIY, Chambre de première instance I, JR 293, par. 15 à 18 ; Décision Krnojelac sur la forme, supra, note 2.
12. Jugement, Le Procureur c/ Delalic et Consorts. Affaire IT-96-21-T, Chambre de première instance II, 16 novembre 1998, par. 1222.