LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Almiro Rodrigues, Président
M. le Juge Fouad Riad
Mme le Juge Patricia Wald

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

LE PROCUREUR
c/
MIROSLAV KVOCKA
MILOJICA KOS
MLADJO RADIC
ZORAN ZIGIC
DRAGOLJUB PRCAC

________________________________________________________________

JUGEMENT

________________________________________________________________

Le Bureau du Procureur :

Mme Susan Somers
M. Kapila Waidyaratne
M. Daniel Saxon

Les Conseils des accusés :

M. Krstan Simic pour M. Kvocka
M. Zarko Nikolic pour M. Kos
M. Toma Fila pour M. Radic
M. Slobodan Stojanovic pour M. Zigic
M. Jovan Simic pour M. Prcac

I. INTRODUCTION

1. Le 30 avril 1992, « la vie a changé du jour au lendemain, en l’espace de 24 heures », dans la région de Prijedor, située dans le nord-est de la Bosnie-Herzégovine1. Ce jour-là, les forces serbes ont pris le contrôle de la ville de Prijedor sans effusion de sang et déclaré leur intention de rebaptiser ce territoire « municipalité serbe de Prijedor ». Après la prise de la ville, les non-Serbes ont été démis de leur emploi, leurs enfants n’ont plus été autorisés à fréquenter l’école et leurs déplacements ont fait l’objet de restrictions. La radio diffusait de la propagande hostile aux Musulmans et aux Croates, et les mosquées aussi bien que les églises catholiques ont été la cible d’actes de destruction2.

2. Moins d’un mois après la prise de la ville, les forces serbes ont eu vent de rumeurs faisant état de plans en vue d’un soulèvement armé des habitants musulmans et croates contre les nouvelles autorités serbes. Afin de réprimer le soulèvement, les camps d’Omarska, de Keraterm et de Trnopolje ont été créés vers la fin mai 1992 à titre de « centres de regroupement » pour identifier les personnes soupçonnées de collaborer avec l’opposition3. Initialement, on pensait que leur durée serait brève, à savoir une quinzaine de jours4. Cependant, après que les Serbes ont eu raison de la rébellion, les camps sont restés pleinement opérationnels jusqu’à leur fermeture ordonnée, à la fin du mois d’août, suite aux pressions exercées par la communauté internationale5.

3. Des survivants de ces camps sont venus à La Haye pour témoigner. Des dizaines de témoins ont comparu devant la Chambre de première instance pour décrire les conditions déplorables dans lesquelles ils ont été détenus. La grande majorité des témoignages concernait le camp d’Omarska, où les conditions étaient réputées être les plus effroyables et les traitements particulièrement inhumains. Le camp d’Omarska est le premier à avoir été fermé après que la communauté internationale eut appris que des milliers de détenus non serbes y étaient exécutés ou y subissaient des sévices graves6. Au total, la Chambre a entendu 139 témoins durant les 113 jours qu’a duré le procès et a examiné 489 pièces à conviction7.

4. Les accusés en l’espèce sont Miroslav Kvocka, Dragoljub Prcac, Milojica Kos (alias Krle), Mladjo Radic (alias Krkan) et Zoran Zigic (alias Ziga). Lorsque le camp d’Omarska a été créé, Kvocka et Radic étaient des policiers d’active relevant du poste de police d’Omarska, Dragoljub Prcac était policier à la retraite ayant exercé des fonctions de technicien de la police scientifique et avait été mobilisé pour servir au poste de police d’Omarska, tandis que Kos et Zigic, tous deux des civils, étaient respectivement serveur et chauffeur de taxi, et avaient été mobilisés pour servir en tant qu’officiers de réserve. Kvocka, Kos, Radic et Prcac ont été ensuite affectés au camp d’Omarska où ils occupaient divers postes touchant à la sécurité ou à l’administration. Zigic a brièvement travaillé au camp de Keraterm, où il effectuait des livraisons, et était régulièrement autorisé à pénétrer dans les camps d’Omarska, de Keraterm et de Trnopolje en tant que civil. Aucun des accusés n’a joué un rôle dans la création des camps ou dans l’élaboration des politiques officielles relatives au traitement des détenus qui s’y trouvaient.

5. Selon l’Accusation, chacun des accusés est individuellement responsable, en vertu de l’article 7 1) du Statut, des actes ou omissions dont ont été victimes les détenus des camps susmentionnés. L’Accusation cherche en outre à imputer à Kvocka, Prcac, Kos et Radic, du fait de leur qualité de supérieur hiérarchique au sens de l’article 7 3) du Statut, la responsabilité des crimes commis par leurs subordonnés, qu’ils auraient omis d’empêcher, d’arrêter ou de sanctionner8.

6. A l’issue de la présentation des moyens de l’Accusation, la Chambre de première instance a prononcé l’acquittement pour certaines accusations dont faisaient l’objet Kvocka, Kos, Radic et Prcac, dans la mesure où elles avaient trait aux camps de Keraterm et de Trnopolje. La Chambre a estimé que l’Accusation n’avait pas apporté d’éléments de preuve suffisants établissant un lien entre ces accusés et les actes de violence commis dans les camps de Keraterm ou de Trnopolje ou leur responsabilité à cet égard9.

7. Le présent Jugement comprend sept chapitres. Le premier est consacré à l’introduction. Le chapitre II, qui contient les conclusions factuelles de la Chambre de première instance, commence par un bref aperçu des événements ayant conduit à la création des camps avant de poursuivre par une description du fonctionnement de chacun d’eux et un exposé des éléments de preuve concernant les crimes qui y ont été commis. Le chapitre III définit le cadre juridique qui servira à l’analyse des faits exposés au chapitre II. La Chambre examinera les éléments constitutifs requis pour qualifier les violations des lois ou coutumes de la guerre et les crimes contre l’humanité, et déterminera ensuite les circonstances dans lesquelles un accusé peut être condamné pour plusieurs crimes à raison des mêmes faits, avant de se pencher sur les principes généraux régissant l’attribution de la responsabilité individuelle. S’appuyant à la fois sur les conclusions factuelles figurant au chapitre II et sur le cadre juridique défini au chapitre III, la Chambre exposera au chapitre IV ses conclusions finales concernant la responsabilité pénale des différents accusés sur la base du rôle joué par chacun d’eux dans l’administration du ou des camps concernés. Le chapitre V traite de questions relatives à la détermination de la peine, et le chapitre VI est consacré au dispositif. Enfin, le chapitre VII contient cinq annexes.

II. CONCLUSIONS FACTUELLES

A. RAPPEL DES FAITS, CONTEXTE ET CREATION DES CAMPS

8. Dans l’ensemble, les faits reprochés aux accusés sont contemporains des crimes imputés à Dusan Tadic, qui a été condamné par le Tribunal le 24 janvier 200010, et sont survenus aux mêmes endroits. En l’espèce, les parties ont admis d’un commun accord un certain nombre de faits déjà exposés dans le Jugement Tadic, et qui ont trait au contexte historique, géographique, militaire et politique du conflit qui a éclaté à la suite de la désintégration de la République socialiste fédérative de Yougoslavie (« la RSFY » ou « l’ex-Yougoslavie »), lequel a particulièrement fait rage dans la municipalité de Prijedor et a conduit à la création des camps d’Omarska, de Trnopolje et de Keraterm. Les faits dont sont convenues les parties ont été admis par la Chambre de première instance dans son « Ordonnance dressant constat judiciaire11 ». Par ailleurs, la Défense de l’accusé Radic a présenté un rapport d’expert sur les origines du conflit12, lequel a fait l’objet d’un rapport en réplique déposé par l’Accusation13. Les principales conclusions de ces rapports sont exposées ci-dessous.

1. L’éclatement de la RSFY

9. La Constitution yougoslave de 1946 divisait la RSFY en six républiques : la Serbie, la Croatie, la Slovénie, la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine et le Monténégro14. En Bosnie-Herzégovine, plus que dans toute autre république de l’ex-Yougoslavie, la population présentait depuis des siècles un caractère multiethnique, les Serbes, les Croates et les Musulmans constituant les groupes ethniques les plus importants 15. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, le maréchal Tito, ayant instauré un régime communiste, a pris de nombreuses mesures visant à éliminer et contenir les tendances nationalistes. Toutefois, malgré les efforts des autorités, la population yougoslave est restée très attachée à sa prétendue identité ethnique16. Or, à l’exception de leurs différences de religion (et dans une certaine mesure, de coutumes et de culture), les trois principaux groupes présents en Bosnie-Herzégovine sont d’origine slave, parlent la même langue (réserve faite de certaines variantes régionales mineures), portent souvent des patronymes communs et contractaient fréquemment des mariages mixtes17.

10. En 1990, les premières élections multipartites se sont tenues dans chacune des républiques et se sont soldées par la victoire de partis à forte tendance nationaliste, qui ont alors prôné la désintégration de la fédération18. En Bosnie-Herzégovine, il s’agissait du Parti d’action démocratique ou SDA (musulman ), du Parti démocratique serbe ou SDS, et de l’Union démocratique croate ou HDZ. Le 25 juin 1991, la Slovénie et la Croatie ont proclamé leur indépendance vis-à- vis de la RSFY19. En Bosnie-Herzégovine, un référendum sur l’indépendance organisé en février 1992 a été rejeté par les Serbes de Bosnie : une majorité écrasante d’entre eux s’est abstenue de voter. La Bosnie-Herzégovine a malgré tout proclamé son indépendance en mars 1992. Cette indépendance a été reconnue en avril 1992 par la Communauté européenne et les États-Unis d’Amérique. La proclamation de la République du peuple serbe de Bosnie-Herzégovine (dénommée par la suite Republika Srpska) par les Serbes avait eu lieu le 9 janvier 1992 et devait prendre effet dès que la République de Bosnie-Herzégovine aurait été officiellement reconnue par la communauté internationale.

2. La région de Prijedor

11. En septembre 1991, plusieurs régions autonomes serbes ont été proclamées en Bosnie-Herzégovine, dont la Région autonome serbe de Krajina (ARK), qui comprenait la région de Banja Luka et les municipalités environnantes. Cependant, la municipalité de Prijedor, dans laquelle le SDA était légèrement majoritaire, ne s’est pas ralliée à la Région autonome. Des cellules de crise ont été mises en place dans les régions autonomes afin de prendre la relève des autorités et d’assurer l’administration générale de la municipalité. Elles étaient formées de dirigeants du SDS, du commandant de la JNA pour le secteur et de responsables serbes de la police. La Cellule de crise de l’ARK a été créée en avril ou en mai 1992.

12. Le SDS, avec l’aide de la police et des forces armées, a pris le contrôle de la ville de Prijedor le 30 avril 1992. Les troupes de la JNA ont occupé toutes les institutions importantes de la ville et déclaré leur intention de rebaptiser la municipalité « municipalité serbe de Prijedor » (ou Srpska opstina Prijedor). Une cellule de crise locale a été mise en place pour administrer la région et mettre en œuvre les décisions prises par la Cellule de crise principale de l’ARK, établie à Banja Luka. Les non-Serbes ont immédiatement été la cible de mauvais traitements. Un témoin a déclaré :

Soudainement, des points de contrôle ont été établis à tous les principaux carrefours et devant toutes les institutions importantes, dans toute la ville, de sorte que les habitants devaient passer par ces points de contrôle. Ceux qui étaient musulmans ou croates étaient molestés... C’est ainsi que la vie a changé du jour au lendemain 20.

13. Les actes de discrimination et la montée des tensions qu’ils ont suscitées entre les autorités serbes et les autres groupes ethniques locaux ont débouché sur des attaques dirigées contre ceux qui, parmi les non-Serbes, refusaient d’accepter le nouveau régime. Le 23 mai 1992, les forces serbes ont attaqué Hambarine, un village majoritairement musulman, et en ont pris le contrôle, ce qui a conduit à terme au déplacement d’environ 20 000 non-Serbes. Le lendemain, une offensive a été lancée avec succès sur la ville de Kozarac, située elle aussi dans une zone majoritairement musulmane (environ 27 000 non-Serbes vivaient dans la grande banlieue de Kozarac et 90 % des habitants de la ville proprement dite étaient musulmans). Un grand nombre de Musulmans résidant dans ces zones, qui n’étaient pas parvenus à fuir les combats, ont été rassemblés, mis en état d’arrestation et placés en détention dans l’un des trois camps visés en l’espèce.

14. Ces événements se sont répétés le 30 mai 1992 à Prijedor, à la suite d’une tentative infructueuse de la part d’habitants non serbes de reprendre le contrôle de la ville. Un message a été diffusé à la radio, intimant aux Musulmans de tendre un drap blanc devant leurs maisons pour indiquer leur allégeance aux autorités serbes21, de porter un ruban blanc autour du bras et de se rendre dans le centre de la ville. Emir Beganovic était parmi ceux qui ont suivi ces instructions, et il a témoigné avoir vu plusieurs cadavres alors qu’il se dirigeait vers le centre de la ville. À son arrivée, il s’est joint à un groupe comptant environ 2 000 personnes, principalement des Musulmans mais aussi quelques Croates, qui étaient rassemblées devant de grands immeubles. Ce groupe a été divisé en deux : les hommes âgés de 15 à 65 ans d’une part, et les femmes, les enfants et les personnes âgées de l’autre22. D’autres ont été envoyés au « Balkan Hotel », situé aussi dans le centre de la ville, où ils ont également été séparés en deux groupes23. Dans un cas comme dans l’autre, les hommes ont été emmenés en autocar au poste de police (le « SUP », le bâtiment du Secrétariat aux affaires intérieures) situé en ville. Certaines personnes, dont le nom figurait sur une liste d’intellectuels et de notables établie à l’avance, ont été arrêtées plus tard au cours de l’été. Ces personnalités locales étaient généralement emmenées au poste de police de Prijedor et passées à tabac24.

3. Création des camps d’Omarska, de Keraterm et de Trnopolje

15. La plupart des hommes non serbes qui avaient été arrêtés et conduits au SUP ont ensuite été emmenés en autocar au camp d’Omarska ou de Keraterm, selon le cas. Les femmes, les enfants et les personnes âgées étaient le plus souvent envoyés au camp de Trnopolje.

16. Le camp d’Omarska occupait le site d’une mine de fer à ciel ouvert située en dehors du village du même nom. Celui de Keraterm avait été mis en place dans une usine de céramique, tandis que celui de Trnopolje comprenait divers bâtiments dans le village de Trnopolje, dont une ancienne école, un théâtre et le centre municipal.

17. Même si des mesures avaient déjà été prises en vue d’établir les camps et que le personnel et les détenus ont commencé à y arriver vers le 27 mai 1992, le chef de la police de Prijedor, Simo Drljaca, n’a donné officiellement l’ordre de leur création que le 31 mai25. Cet ordre mentionnait la mise en place, dans le complexe industriel de la mine de fer de Ljubija, à proximité du village d’Omarska, au sud-est de la ville de Prijedor, d’un « centre de regroupement provisoire pour les personnes capturées dans le cadre des combats ou détenues sur le fondement d’informations opérationnelles des services de sécurité  ». L’ordre de Drljaca se terminait sur cette phrase : « J’interdis formellement que l’on divulgue la moindre information concernant le fonctionnement de ce centre de regroupement26. »

18. Le camp d’Omarska ne devait à l’origine être ouvert que durant une courte période. Selon l’accusé Kvocka, il aurait normalement dû cesser ses activités après une quinzaine de jours27. Toutefois, il est resté ouvert jusqu’à la fin du mois d’août 1992. Les enquêteurs dressaient des listes des personnes devant être arrêtées et amenées au camp sur la base des informations obtenues dans le cadre de l’interrogatoire des détenus28.

19. Toutes les personnes détenues au camp étaient interrogées au moins une fois29, et les interrogatoires s’accompagnaient le plus souvent de sévices physiques et psychologiques graves. À l’issue des interrogatoires, les détenus étaient répartis en trois catégories : la première regroupait ceux dont on avait établi qu’ils constituaient la menace la plus importante pour le régime serbe, à savoir « les personnes ayant directement organisé la rébellion armée et y ayant participé », la deuxième comprenait les personnes « soupçonnées d’avoir organisé, encouragé ou financé le groupe de résistance, ou de lui avoir fourni illégalement des armes »30, et la troisième se limitait aux personnes qui, selon les mots de Simo Drljaca, ne présentaient « aucun intérêt en matière de sécurité31  ». Ces dernières devaient à l’origine être transférées à Trnopolje ou être relâchées. Les autres devaient, elles, être envoyées au camp réservé aux « prisonniers de guerre » à Manjaca32. L’Accusation a produit une liste de 174 personnes relevant de la première catégorie, qui a été dressée au camp d’Omarska le 28 juillet 199233. La Chambre de première instance fait observer que figurent sur cette liste les noms de deux femmes dont les corps ont été découverts des années plus tard, ainsi que celui d’une femme qu’on n’a plus jamais revue après que le camp d’Omarska eut été fermé34. Les personnes entrant dans la première catégorie faisaient l’objet des pires sévices à Omarska.

20. Le 5 août 1992, Simo Drljaca a informé ses supérieurs à Banja Luka de ce qui suit :

Le poste de la sécurité publique de Prijedor, en coopération avec les services de sécurité compétents du CSB (centre des services de sécurité) de Banja Luka et les forces armées de la République serbe de Bosnie-Herzégovine, a achevé l’examen des dossiers des prisonniers de guerre.

Les enquêtes ont permis de retenir des charges dans 1 466 cas, pour lesquels les documents requis ont été établis et seront transférés le 6 août 1992, en même temps que les intéressés, sous bonne garde, au camp militaire de Manjaca. Les personnes restantes ne présentent aucun intérêt en matière de sécurité, elles seront transférées le même jour au camp d’accueil de Trnopolje...

En conséquence, il n’est plus nécessaire de maintenir le centre d’investigation en fonctionnement35

Le camp a finalement été fermé vers la fin du mois d’août 1992 ; il est donc resté ouvert pendant un peu moins de trois mois36.

21. Selon un rapport établi par les autorités serbes de Bosnie sur les camps de la région de Banja Luka (« le rapport officiel sur les camps37  »), quelque 3 334 détenus sont passés par le camp d’Omarska lorsqu’il était ouvert. D’anciens détenus ont estimé qu’à une certaine période, il aurait abrité jusqu’à 3 000 prisonniers, tandis que le consensus chez les personnes qui y travaillaient se faisait sur un chiffre supérieur à 2 00038. La grande majorité des détenus était des hommes, bien qu’il y eût également un groupe d’environ 36 femmes, souvent des personnes bien en vue de la région39. Des jeunes garçons, parfois âgés de 15 ans à peine, ont été aperçus dans le camp durant les premiers jours, ainsi que quelques personnes âgées40. Les détenus étaient pour la plupart d’origine musulmane ou croate41. Les rares Serbes de Bosnie parmi les prisonniers auraient été détenus parce qu’ils étaient soupçonnés d’avoir collaboré avec les Musulmans42.

22. La Chambre de première instance se penchera à présent sur le fonctionnement des trois camps. L’essentiel des éléments de preuve présentés par les parties lors du procès concerne le camp d’Omarska, où les accusés Kvocka, Kos, Radic et Prcac occupaient des fonctions officielles.

B. LE CAMP D’OMARSKA

1. Administration du camp d’Omarska

23. Selon l’Accusation, le camp d’Omarska était administré par le personnel du commissariat central de police d’Omarska. Le commandant du camp, de même que le commandant en second et les chefs des équipes de gardiens du camp faisaient partie des effectifs dudit commissariat43. En revanche, la Défense de Kvocka soutient qu’il n’existait pas d’administration centrale chargée de s’occuper du fonctionnement quotidien du camp. Au lieu de cela, des chaînes de commandement distinctes se chargeaient d’exécuter un certain nombre de tâches, telles que la garde des détenus (dont se chargeait la police d’Omarska), la sécurité extérieure du camp (dont se chargeait l’armée), l’approvisionnement en vivres et en eau et la fourniture de services de nettoyage (dont se chargeait l’administration de la mine de fer d’Omarska), et les interrogatoires (menés par les différentes branches des services de sécurité en coopération avec des enquêteurs militaires). Kvocka a soutenu que les chefs respectifs des différents services chargés de ces tâches rendaient séparément compte de leurs activités à Simo Drljaca, qui dirigeait l’ensemble 44.

24. La Défense concède que Zeljko Meakic était le chef de la structure qui, au sein de la police d’Omarska, assurait la sécurité intérieure, mais elle soutient qu’il n’existait pas d’autres postes de responsabilité dans les services de sécurité : Zeljko Meakic n’avait pas de second et il n’y avait pas de chefs d’équipe.

25. Il convient tout d’abord, pour appréhender les différents organes et personnes intervenant dans l’administration du camp d’Omarska, de se pencher sur la structure des services de sécurité de la Republika Srpska, en particulier dans le village d’Omarska, à l’époque de la création du camp. La Chambre de première instance a entendu de très nombreux témoignages à ce sujet.

a) Structure des services de sécurité de la Republika Srpska

26. Les éléments de preuve présentés indiquent que la chaîne de commandement dans les services de sécurité était la suivante : ceux-ci relevaient, au niveau ministériel, du Ministre de l’intérieur. À l’échelon inférieur suivant de la chaîne de commandement venaient les autorités régionales, à savoir, en l’espèce, le centre des services de sécurité de Banja Luka (CSB), à la tête duquel se trouvait, à l’époque des faits allégués dans l’Acte d’accusation modifié, Stojan Zupljanin. Le CSB comportait deux principaux départements, le département de la sûreté de l’Etat (SDB) et le département de la sécurité publique (SJB)45. Le département de la sûreté de l’Etat était chargé des activités de renseignement. Le département de la sécurité publique comprenait quant à lui plusieurs sous-sections chargées, par exemple, de la lutte contre le crime, de la circulation, des questions relatives au personnel, des passeports et des questions relatives aux étrangers. Une de ces sous-sections, celle de la sécurité générale ou de la milice, comprenait les services de police proprement dits46. Les accusés Kvocka, Radic et Kos travaillaient dans cette branche des services de sécurité, de même que Prcac, qui était technicien de la police scientifique47.

27. La structure du poste de la sécurité publique de Prijedor était calquée sur celle du département de la sécurité publique du CSB. Le poste de la sécurité publique de Prijedor était l’un des trois postes de cet ordre relevant du centre de Banja Luka. Simo Drljaca en était le chef durant la période où le camp d’Omarska était ouvert. Dusan Jankovic, son subordonné immédiat, était chef de la section des policiers en tenue de ce poste48. Le chef du commissariat central de Prijedor, Milutin Cado, était le subordonné immédiat de Simo Drljaca dans la chaîne de commandement de la police en tenue ou milice49. Du commissariat central de Prijedor relevaient trois sections, appelées « postes de police »50. Zeljko Meakic était le commandant du poste de police d’Omarska, où Kvocka et Radic étaient également employés51.

b) Pouvoirs et responsabilités au camp d’Omarska

28. Nous l’avons vu, le camp d’Omarska a été créé sur ordre de Simo Drljaca, le chef du poste de la sécurité publique de Prijedor, qui faisait également partie de la Cellule de crise de Prijedor52. L’ordre qu’il a donné était « conforme à la décision de la Cellule de crise53  », il définissait les responsabilités des divers intéressés54. Il chargeait « un groupe de divers enquêteurs émanant des services de sécurité nationaux, de la sécurité publique et de la sécurité militaire » d’interroger les détenus et de les répartir en conséquence en différentes catégories. Ce groupe d’enquêteurs comprenait des fonctionnaires des branches de la sécurité publique et de la sûreté de l’État chargées de la lutte contre le crime, ainsi que des enquêteurs militaires. L’ordre donné par Simo Drljaca mentionnait le nom des trois personnes chargées de coordonner les activités des enquêteurs, à savoir Ranko Mijic, Mirko Jesic et le lieutenant-colonel Majstorovic55. Les détenus ont précisé que les enquêteurs faisaient chaque jour le trajet depuis Banja Luka pour venir au camp et qu’ils portaient des uniformes différents de ceux des gardiens56.

29. Il est indiqué au paragraphe 6 de l’ordre donné par Drljaca que « les services touchant à la sécurité au centre de regroupement seront assurés par le poste de police d’Omarska » et, au paragraphe 2, que « toutes les personnes arrêtées seront remises au chef de la sécurité, qui est tenu, en concertation avec les responsables de la coordination des services de sécurité nationaux, de la sécurité publique et de la sécurité militaire, de les placer en détention dans un des cinq locaux prévus pour accueillir les détenus ». Aux yeux de la Chambre de première instance, Zeljko Meakic était le « chef de la sécurité » visé dans l’ordre donné par Drljaca et il était à ce titre chargé de répartir les détenus dans les différents lieux de détention du camp57. La Chambre considère en outre qu’il était du devoir de Zeljko Meakic de placer ceux-ci en détention dans des locaux « appropriés », en collaboration avec les services de sécurité et les responsables de la coordination des enquêtes. Une telle collaboration donne à penser que Zeljko Meakic n’était pas le supérieur hiérarchique de ces derniers. Cette interprétation des relations qu’ils entretenaient est confirmée par les instructions figurant dans l’ordre susmentionné concernant l’obligation de faire rapport. En vertu de cet ordre, les coordonnateurs des services de sécurité et le chef de la sécurité étaient tenus de faire quotidiennement rapport à Simo Drljaca58. Toujours selon cet ordre, le rapport du chef de la sécurité devait se limiter à évaluer le fonctionnement des services de sécurité (assurés par la police d’Omarska ) et à exposer « les problèmes de sécurité éventuels59  ». La chaîne de commandement séparée, avec d’une part, les policiers et enquêteurs et, de l’autre, le chef du poste de la sécurité publique, est également calquée sur la structure du poste de police d’Omarska, puisque les branches des services de la sécurité publique respectivement chargées des missions de police et de lutte contre la criminalité et les services de la sûreté de l’Etat faisaient rapport de façon indépendante à Simo Drljaca60.

30. Ces informations concordent avec les déclarations des anciens détenus, qui ont indiqué que les enquêteurs étaient indépendants des gardiens et portaient des uniformes différents61.

31. L’ordre de Simo Drljaca donnait pour instruction aux responsables de l’administration de la mine de fer d’organiser l’approvisionnement en nourriture et en eau potable, de veiller à l’entretien des lieux ainsi que de fournir un soutien logistique. Rien n’y indique que Zeljko Meakic ou les coordonateurs des services de sécurité étaient chargés de superviser ces tâches. La liste complète du personnel employé par l’administration de la mine en application des dispositions arrêtées dans l’ordre susmentionné devait être communiquée directement au poste de la sécurité publique de Prijedor62.

32. Pero Rendic, le chef de l’équipe d’intendance de l’unité logistique de la défense territoriale d’Omarska, qui était chargé d’administrer les cuisines au camp d’Omarska, a déclaré dans son témoignage qu’il avait été affecté à cette tâche par Milan Andzic, le commandant en second par intérim chargé de la logistique. Selon le témoin, ce dernier était « celui qui était habilité à lui donner des ordres, il recevait probablement les siens du chef du bataillon, qui lui-même recevait les siens de la Cellule de crise, mais je n’en ai aucune idée63  ». À la question de savoir si le personnel chargé de la sécurité relevant du poste de police d’Omarska pouvait exercer une influence sur la qualité des rations ou améliorer celle-ci, Pero Rendic a répondu : « Non. Il y avait une personne qui était chargée d’obtenir les vivres nécessaires à la préparation des repas, il s’agissait du commandant en second chargé de la logistique et de la base principale. C’était lui qui se chargeait de cela64. » Il a également déclaré que Simo Drljaca visitait à l’occasion les cuisines pour vérifier l’état des stocks65.

33. Pero Rendic a également déclaré dans son témoignage qu’il était assisté dans sa tâche par un boucher et un cuisinier de l’équipe d’intendance et, à défaut, par le personnel de la mine d’Omarska et d’autres civils mobilisés en raison du conflit 66. Ces employés étaient supervisés par un certain « Dusko », tandis que le directeur de l’ensemble du complexe était un dénommé Babic67. Cela a été confirmé par Dragan Vuleta, qui était employé à la mine avant le conflit, et qui a été mobilisé lorsque celui-ci a éclaté pour maintenir en état les installations d’eau et d’électricité dans le complexe68, ainsi que par le Témoin J69. Selon Dragan Vuleta, les femmes employées aux cuisines travaillaient sous la supervision d’un certain « Dusko », tandis que Mirko Babic était le supérieur de l’ensemble des employés mobilisés pour entretenir le complexe, y compris lui-même, Dusko et le personnel chargé des repas, ainsi que les femmes qui assuraient l’entretien des lieux70. Lorsqu’on lui a demandé si Zeljko Meakic, qu’il a désigné comme le commandant des policiers de réserve affectés à Omarska, était habilité à donner des ordres à tel ou tel agent d’entretien, Dragan Vuleta a répondu que ce n’était pas le cas, que seul Mirko Babic était habilité à le faire. Dragan Vuleta ignorait à qui Mirko Babic rendait compte71. Il a ajouté que ni Zeljko Meakic ni aucun des membres de la police d’Omarska ne pouvait exercer une influence sur l’approvisionnement en eau ou sur la qualité de celle-ci72.

34. La Chambre de première instance estime que les membres de la police d’Omarska affectés au camp sous les ordres de Zeljko Meakic n’avaient aucune autorité sur l’organisation des travaux d’entretien confiés à l’administration de la mine d’Omarska.

35. Dusan Jankovic, le commandant du commissariat central de Prijedor, a supervisé l’exécution de l’ordre donné par Simo Drljaca73. Le fait que Dusan Jankovic était le supérieur direct de Zeljko Meakic pourrait indiquer que ce dernier, qui venait immédiatement après lui dans la chaîne de commandement, était à titre subsidiaire chargé d’exécuter cet ordre. Toutefois, la Chambre de première instance fait observer que les tâches confiées à Dusan Jankovic à cet égard devaient être exécutées « en collaboration avec le centre des services de sécurité à Banja Luka », ce qui tend à indiquer que ses activités étaient soumises à l’approbation des superviseurs, à l’échelon régional, de chaque branche impliquée dans l’administration du camp74.

36. La Défense a fait valoir que seul Simo Drljaca était habilité à faire relâcher un prisonnier du camp. Kvocka a déclaré qu’il avait demandé à Zeljko Meakic de remettre en liberté ses beaux-frères lorsqu’il a appris que les autorités du camp n’avaient pu établir leur culpabilité. Zeljko Meakic aurait répondu : « Ne me demande pas d’aller parler à Simo. Tu sais comment il est. Va lui parler toi-même75  », laissant ainsi entendre que c’était à Simo Drljaca qu’il appartenait de prendre cette décision. Mirko Jesic a déclaré dans son témoignage que lui et d’autres coordonnateurs des services de sécurité avaient remis en liberté quelques détenus durant les premiers jours de fonctionnement du camp, jusqu’au jour où ils ont reçu un ordre de Simo Drljaca leur intimant de ne remettre en liberté aucun détenu sans son autorisation 76. Par ailleurs, dans un rapport daté du 1er juillet 1992 et adressé à la Cellule de crise, Simo Drljaca confirmait que la « conclusion n° 02-111-108/92, interdisant la remise en liberté des détenus, [était] scrupuleusement respectée77».

37. D’autres Serbes de Bosnie participaient à l’administration du camp sans être pour autant mentionnés dans l’ordre donné par Simo Drljaca. Au début de juin 1992, peu de temps après la création du camp, une unité spéciale de la sécurité, « une section d’intervention », composée d’une trentaine d’hommes, est venue du CSB de Banja Luka. Ces hommes se distinguaient des autres gardiens par leur tenue de camouflage bleue. Ils sont restés au camp pendant une semaine et ont été suivis quelques jours plus tard par une autre unité78. Les membres de ces deux unités auraient soumis les détenus à des sévices et se seraient querellés avec les gardiens de la police d’Omarska79. La Défense a produit une lettre du 13 juin 1992, adressée par Simo Drljaca au chef du CSB, dans laquelle il fait état du comportement du deuxième groupe de soldats et indique qu’en conséquence, « toutes les mesures possibles ont été prises en vue de leur faire quitter la prison80  » (la deuxième unité a effectivement quitté les lieux à la mi-juin)81. Les commandants des deux groupes, Maric et ensuite Strazivuk, étaient apparemment incapables de maîtriser les hommes placés sous leur commandement ou peu disposés à le faire82. La Chambre de première instance constate par ailleurs que ces unités n’étaient pas sous le commandement de Zeljko Meakic ou du personnel de sécurité placé sous ses ordres83.

38. De plus, peu après la création du camp, un deuxième périmètre de sécurité a été mis en place à une distance de 500 à 600 mètres du complexe minier, avec un poste de garde tous les 200 mètres. Ces postes étaient tenus par des hommes de la défense territoriale d’Omarska, qui étaient chargés d’empêcher les personnes non autorisées de pénétrer dans le camp (on peut supposer qu’il s’agissait de repousser une éventuelle attaque des forces musulmanes) et de veiller à ce qu’aucun détenu ne s’évade84. Novak Pusac a été affecté à la garde de ce périmètre de sécurité, d’abord sous les ordres de son commandant de compagnie, Drago/Zdravko Maric85, et ensuite du commandant de la défense territoriale, Ranko Radenovic86. Novak Pusac a indiqué dans son témoignage que Zeljko Meakic n’était pas habilité à lui donner des ordres quels qu’ils soient, pas plus qu’aux autres hommes chargés d’assurer la garde du deuxième périmètre de sécurité87.

c) Organisation des tours de garde au camp d’Omarska

39. Les gardiens placés sous les ordres de Zeljko Meakic étaient répartis en trois équipes d’une trentaine d’hommes travaillant douze heures d’affilée. Les équipes étaient relevées ŕ 7 heures et à 19 heures88. Chaque équipe travaillait pendant une période de douze heures, suivie de vingt-quatre heures de repos. Ainsi, les gardiens se relayaient en permanence pour assurer tour à tour la garde de jour comme celle de nuit89.

40. Des éléments de preuve contradictoires ont été produits quant à savoir s’il existait, dans chaque équipe de gardiens, un chef d’équipe chargé d’en assurer la coordination90. Cette question sera examinée au chapitre IV du Jugement, lorsque la Chambre se penchera sur la thèse de l’Accusation selon laquelle Kos et Radic étaient respectivement chefs d’une équipe de gardiens au camp d’Omarska.

41. Les gardiens disposaient d’un bureau de permanence situé à l’étage dans le bâtiment administratif91. Ce bureau était équipé d’une ligne de téléphone pour les appels locaux et d’un poste émetteur de radio. Un gardien de service, l’officier de permanence, y était présent à tout moment pour passer ou recevoir des appels. Deux dactylographes travaillaient également dans ce bureau, afin de taper les comptes rendus des interrogatoires et d’autres documents sur les instructions des enquêteurs92. Des témoins ont déclaré que les tâches des officiers de permanence au camp étaient similaires à celles qu’ils auraient remplies dans un poste de police et qu’elles consistaient notamment à recevoir des instructions ou des rapports émanant du commandant et à les transmettre aux gardiens, sans pour autant que les officiers de permanence soient investis d’un quelconque pouvoir93.

42. Les gardiens de service au camp étaient issus des rangs des forces régulières ou de réserve de la police ainsi que des unités de réserve et d’active de l’armée stationnées dans la région94. En conséquence, ils portaient des uniformes distincts95 et étaient dotés d’autres armes96. D’après les éléments de preuve présentés, la tâche des gardiens était de veiller à ce que les détenus ne s’évadent pas97  ; Kvocka a déclaré qu’il avait cru comprendre qu’elle consistait également à empêcher les agressions dont auraient pu faire l’objet les détenus de la part de personnes extérieures au camp98.

43. Il régnait à Omarska une atmosphère de totale impunité et de terreur insoutenable. Pratiquement rien n’était fait pour mettre fin aux sévices dont étaient victimes les détenus99. Il semblait aux détenus d’Omarska que les gardiens agissaient à leur guise : le Témoin DC5 a indiqué que les gardiens le frappaient « au hasard. Lorsqu’ils s’ennuyaient, ils se déchaînaient sur vous sans aucune raison apparente100  ». Le Témoin AK craignait à tout moment qu’un gardien tue qui bon lui semblait101. Certains gardiens étaient apparemment la plupart du temps en état d’ébriété et se comportaient alors de manière particulièrement agressive102.

44. Les témoins ont désigné par leur nom plusieurs des gardiens parmi les plus tyranniques. Ils ont aussi identifié les membres du personnel qui les autorisaient à recevoir les vivres apportés par leurs proches ou qui leur donnaient des conseils pour échapper aux pires excès du climat de violence qui régnait dans le camp103.

2. Conditions de détention et traitement réservé aux prisonniers au camp d’Omarska

45. Les détenus vivaient dans des conditions inhumaines et dans un climat de violence psychique et physique extrême qui régnait partout dans le camp. Les actes d’intimidation, d’extorsion, les passages à tabac et la torture y étaient pratique courante. L’arrivée de nouveaux détenus, les interrogatoires, les repas, les passages aux toilettes, chacune de ces occasions était un nouveau motif pour maltraiter les détenus. Des personnes étrangères au camp y pénétraient et étaient autorisées à agresser les détenus au hasard et à leur guise104. Un témoin a déclaré que « pendant la nuit, on pouvait entendre des cris affreux, des gémissements et des coups venant de pratiquement toutes les pièces servant aux détenus à Omarska105 ». Les meurtres étaient monnaie courante. Si chaque incident faisant état de violences et de sévices rapportés par les témoins n’est pas mentionné ici, le résumé qui suit montre de façon très claire que la violence délibérée et les conditions de détention effroyables qui régnaient au camp étaient le lot quotidien des détenus.

46. La plupart des détenus étaient installés dans le « hangar », le plus grand des quatre bâtiments du camp, orienté selon l’axe nord-sud. Une vaste portion du hangar, le long de la façade est, était destinée aux poids lourds et au matériel utilisés dans la mine de fer106. La partie ouest comportait plus de 40 pièces réparties sur deux niveaux107.

47. Il y avait trois autres bâtiments dans l’enceinte du camp d’Omarska : le bâtiment administratif et deux autres bâtiments de taille plus réduite, dénommés « la maison blanche » et « la maison rouge ». Le bâtiment administratif, situé au nord du site, était divisé en deux parties. La partie ouest, qui ne comportait qu’un niveau, abritait la cuisine et le réfectoire. La partie est comportait deux niveaux : le rez-de-chaussée, où étaient installés les détenus, et le premier étage, où se trouvaient une série de pièces servant aux interrogatoires et à l’administration du camp, et les logements des détenus de sexe féminin. Il y avait également un petit garage à l’extrémité nord, au bout du bâtiment.

48. Entre le hangar et le bâtiment administratif se trouvait une surface bétonnée d’environ 30 mètres de long en forme de L, dénommée la pista, tandis qu’à l’ouest du hangar s’étendait une zone herbeuse, à l’extrémité de laquelle se trouvaient la maison blanche et la maison rouge.

a) Arrivée des détenus

49. Dès leur arrivée à Omarska, les détenus subissaient des violences. Lorsque les nouveaux détenus descendaient des autocars, les gardiens de service les rouaient de coups et les abreuvaient d’injures. Deux prisonnières ont été accueillies par Zeljko Meakic, le chef de la sécurité, en ces termes : « Qu’allons-nous faire de ces deux putains ? Pourquoi sont-elles ici ? On devrait les tuer108.  » Parfois, les nouveaux arrivants devaient passer entre une double haie de gardiens. Le Témoin AM se souvient du traitement réservé aux détenus arrivés à bord de deux autocars le soir où lui-même a été transféré à Omarska :

Les hommes couraient en descendant de l’autocar et devaient passer entre deux haies de gardiens serbes qui les frappaient alors qu’ils couraient vers le garage109.

50. Les détenus étaient alors forcés de se tenir contre le mur les bras écartés, en faisant le salut serbe, les trois doigts levés, pendant qu’on les fouillait à la recherche d’objets de valeur qui leur étaient ensuite confisqués110. Plusieurs témoins ont indiqué que tous les gardiens de service assistaient à l’arrivée des nouveaux détenus111.

b) Alimentation, eau et fréquence des repas

51. Certains détenus, une fois arrivés au camp, y passaient plusieurs jours avant de recevoir à boire ou à manger112. Ensuite, les détenus recevaient un repas par jour. Ils ont indiqué que celui-ci était composé d’un brouet de légumes secs et, souvent, de choux avariés, parfois accompagné d’un morceau de pain rassis113. Pero Rendic, qui était responsable des repas, a déclaré dans son témoignage que les ingrédients utilisés étaient variables et qu’il s’agissait parfois de légumes ou de bœuf114, quoique la Chambre de première instance fasse observer que Dragan Velaula, qui travaillait sous les ordres de Pero Rendic, a corroboré les témoignages des détenus selon lesquels le repas était le plus souvent composé de pommes de terre, de choux et de haricots115. Pero Rendic a également indiqué qu’au moment où la nourriture quittait la cuisine, tôt le matin, dans des conteneurs thermos, elle était de bonne qualité, mais que les conteneurs étaient ramenés à la cuisine avant midi. Il a reconnu que si la nourriture était laissée dans d’autres récipients pendant quatre ou cinq heures, il était possible qu’elle se gâte116. Pero Rendic a en outre ajouté que s’il avait été en mesure de servir de la nourriture de bonne qualité et en quantité suffisante durant les dix premiers jours de sa présence, en revanche, tant la qualité que la quantité se sont détériorées par la suite, en raison, selon lui, de l’état de guerre. Du fait des coupures d’électricité, il était parfois impossible, par exemple, de cuire correctement l’ensemble des légumes secs 117, et pendant dix à quinze jours au moins, les arrivages de pain furent insuffisants pour respecter la norme en usage dans les forces armées, à savoir 150 grammes par personne118.

52. Les repas étaient préparés sous la supervision de Pero Rendic par un cuisinier de l’armée et par des employées de la mine dans le bâtiment « Separacija », qui faisait partie du complexe minier mais était situé à deux kilomètres du camp119. Pero Rendic a déclaré que l’on portait la même nourriture aux soldats, aux personnes mobilisées pour travailler au camp et aux détenus120. Dragan Velaula a cependant indiqué que les repas des enquêteurs étaient préparés séparément121. Alors que les soldats et le personnel avaient droit à trois repas par jour, les détenus n’en recevaient qu’un seul. Cela a été confirmé par d’autres personnes travaillant au camp, qui ont ajouté que les détenus tentaient d’améliorer leurs rations grâce à la nourriture que leur apportaient des proches, ou qu’ils s’adressaient à des personnes qu’ils connaissaient parmi les employés des cuisines afin d’obtenir des rations plus importantes 122. Les enquêteurs travaillaient huit heures par jour et pouvaient par conséquent prendre leur petit-déjeuner et leur dîner en dehors du camp. Les gardiens, qui travaillaient douze heures d’affilée, refusaient généralement de manger les repas servis au camp et préféraient apporter des provisions venant de chez eux123.

53. La nourriture destinée aux détenus était livrée en camion au bâtiment administratif dans des conteneurs de 50 à 100 litres124. Là, les femmes détenues étaient chargées de la servir aux hommes détenus125. Un témoin a déclaré que le même camion servait à amener la nourriture au camp et à évacuer les cadavres126.

54. S’agissant des détenus, leur unique repas quotidien était servi entre 8 h 30 ou 9 heures du matin et 14 ou 17 heures. Les femmes chargées de servir les repas ont estimé qu’il fallait nourrir 600 détenus par heure pour que tous fussent servis à la fin de la journée. Les détenus étaient conduits à la cantine par groupes de 30 et disposaient de trois minutes pour manger et d’une minute pour regagner leurs bâtiments respectifs127. Les détenus étaient régulièrement passés à tabac lorsqu’ils allaient prendre leur repas et parfois même quand ils étaient en train de manger, tandis que les responsables du camp les observaient derrière la partie vitrée de l’escalier circulaire surplombant la cantine dans le bâtiment administratif. Souvent, quand ils entraient au réfectoire ou en sortaient, les détenus devaient passer devant une haie de gardiens qui les frappaient 128. Le Témoin B a évoqué dans sa déclaration un jour où les prisonniers ont été passés à tabac de manière particulièrement violente :

Le pain leur volait hors des mains. Ils avaient très peu de temps pour entrer, recevoir leur ration, la manger et ressortir, le tout sans cesser de recevoir des coups. Chacun essayait de garder son morceau de pain, un huitième de miche. S’ils arrivaient à mettre leur pain en poche, ils parvenaient à le garder, mais tous les autres, qui avaient leur pain en main lorsque les coups s’abattaient sur eux, ouvraient les mains et le pain leur tombait des mains129.

55. La Chambre de première instance conclut que les détenus recevaient de la nourriture de piètre qualité, qui était souvent avariée ou immangeable, en raison des fortes chaleurs et des pénuries d’électricité survenues durant l’été 1992130. Les quantités étaient tout à fait insuffisantes. D’anciens détenus ont déclaré qu’une grave famine régnait dans le camp : la plupart d’entre eux ont perdu entre 25 et 35 kilos durant leur séjour à Omarska ; d’autres bien davantage encore131.

56. Certains détenus ont déclaré que l’eau qui leur était réservée n’était pas destinée à la consommation, mais qu’il s’agissait d’eau industrielle132. Zlata Cikota a déclaré avoir constaté la présence de sang dans ses urines lorsqu’elle était au camp, ce qui, selon elle, était imputable à la qualité de l’eau qu’elle buvait133. Cependant, la Défense a présenté des éléments de preuve convaincants selon lesquels il s’agissait d’un malentendu de la part des détenus. Cedo Vuleta, dont la Chambre de première instance a établi qu’il était un témoin crédible, a déclaré que l’une de ses tâches, en sa qualité de technicien du camp, était de veiller à ce qu’il y ait toujours de l’eau potable134. Celle-ci provenait de captages situés sur le site du camp, tout comme celle consommée par les employés de la mine avant la guerre135. Cette eau était acheminée vers les cuisines et les sanitaires du camp par des conduites équipées de robinets, et il y avait aussi des robinets situés à l’extérieur, dans la zone du hangar136. Des problèmes concernant la qualité de cette eau étaient apparus avant la guerre, mais Dragan Vuleta pensait qu’ils avaient été résolus137. En plus de l’eau des captages, on approvisionnait aussi parfois le camp en eau que l’on amenait dans des réservoirs ou des citernes, notamment lorsque le système de distribution était hors d’usage138. L’eau industrielle utilisée dans le cadre de l’exploitation de la mine empruntait d’autres réseaux avant de déboucher dans des robinets spéciaux situés dans une zone réservée au nettoyage de l’équipement servant à l’exploitation minière, laquelle n’était généralement pas accessible aux détenus139. Plusieurs employés du camp ainsi qu’un détenu ayant travaillé dans la mine avant la guerre ont indiqué que l’eau que l’on donnait à boire dans le camp était la même que celle qui était auparavant mise à la disposition des employés de la mine140.

57. Se fondant sur les éléments de preuve qui lui ont été présentés, la Chambre de première instance conclut que l’eau fournie aux détenus était de l’eau potable et non de l’eau industrielle, bien qu’il se puisse qu’elle ait été de qualité variable et bien que les détenus aient effectivement pu penser qu’ils recevaient de l’eau impropre à la consommation. La Chambre fait toutefois observer que cette conclusion ne concerne que la qualité de l’eau en question. La quantité d’eau fournie aux détenus était, elle, manifestement insuffisante.

c) Passages à tabac dans les toilettes, aménagement des sanitaires, hygiène, soins médicaux

58. Il y avait dans le hangar deux toilettes pour plus d’un millier de détenus141. Cependant, les détenus ont vite compris qu’ils seraient passés à tabac par les gardiens s’ils tentaient d’utiliser ces installations142, et ils se soulageaient par conséquent dans leurs vêtements143. Ailleurs dans le camp, notamment dans le garage du bâtiment administratif, il n’y avait pas de toilettes du tout. Au début, les détenus demandaient aux gardiens la permission d’utiliser les toilettes de la cantine du bâtiment administratif mais, comme l’a déclaré Sabit Murcehajic, un ancien détenu :

Les dix premières personnes qui se sont rendues aux toilettes sont revenues couvertes de sang après avoir été passées à tabac, et lorsque les dix personnes suivantes ont été autorisées à aller également aux toilettes, elles n’ont pas osé parce qu’on leur a dit qu’elles allaient être toutes passées à tabac et tuées. Les conditions étaient intenables144.

59. Les détenus n’avaient par conséquent d’autre choix que de déféquer et uriner dans leurs vêtements ou, parfois, à l’extérieur, dans l’herbe145. Même lorsqu’un détenu choisissait de se rendre aux toilettes malgré les passages à tabac, les conditions y étaient déplorables. Le Témoin AJ les décrit en ces termes :

Il n’y avait que trois toilettes. L’une d’elles se bouchait, et ensuite les autres se bouchaient également. Parfois les excréments formaient une couche épaisse de 20 à 30 centimètres. Alors on mettait parfois des briques sur le sol pour parvenir à utiliser les toilettes. C’était abject146.

60. Si les détenues ont indiqué, elles, qu’elles avaient accès aux douches147, les détenus, eux, ne disposaient pas d’installations pour se laver, même lorsqu’ils s’étaient souillés148. En revanche, Kvocka a déclaré qu’il avait vu des personnes utiliser les éviers situés dans le bâtiment administratif pour se laver149, et un témoin à décharge, Vinka Andic, a déclaré que les détenus disposaient d’installations pour laver leurs vêtements150. De temps à autre, les détenus étaient lavés à la lance d’arrosage sur la pista, bien que, là aussi, cette mesure soit rapidement apparue comme un moyen de les brutaliser. Le Témoin Y se souvient qu’un jour, les gardiens ont utilisé le jet d’eau comme s’il s’agissait d’une arme, en faisant des commentaires tels que : « Augmente la pression. Arrose les balijas. Fais-les tomber avec le jet d’eau151. »

61. Les quelques installations permettant de se laver étaient manifestement insuffisantes. Le docteur Slobodan Gajic, qui a visité le camp, a indiqué que « les conditions ne permettaient pas de dormir, de se laver, de changer de vêtements ou, d’un point de vue général, de respecter une quelconque hygiène personnelle152 ». La majorité des détenus avait des poux ; les irritations cutanées, la diarrhée et la dysenterie étaient chose fréquente153. Ljuban Andic, un auxiliaire médical qui a aidé le docteur Gajic et le personnel du centre de santé d’Omarska à remplir leurs tâches au camp, a indiqué dans son témoignage que son équipe était parvenue à éviter une épidémie de dysenterie en administrant de la streptomycine aux malades154. Le docteur Gajic et Ljuban Andic ont l’un et l’autre également indiqué que les détenus, lorsqu’ils se rendaient à la cantine, trempaient leurs mains dans une solution chlorée pour éviter les maladies155. Cependant, la Chambre de première instance est frappée du manque de témoignages allant dans ce sens de la part des détenus et, compte tenu de la manière brutale et sommaire dont ceux-ci étaient généralement nourris au camp, elle considère qu’il est peu probable que cette mesure prophylactique ait été régulièrement mise en œuvre.

62. Le docteur Slobodan Gajic a indiqué dans son témoignage que l’on désinfectait les pièces où étaient enfermés les détenus156. Bien qu’il soit possible que le docteur ait recommandé cette mesure, la Chambre de première instance a entendu des détenus qui ont indiqué que seules les pièces du bâtiment administratif étaient nettoyées, et qui n’ont pas mentionné l’utilisation d’un désinfectant à cet effet157. Il n’a pas été produit devant la Chambre d’éléments de preuve desquels il ressortirait que les autres lieux de détention, quels qu’ils soient, étaient nettoyés. Au contraire, les témoignages confirment invariablement qu’une odeur nauséabonde envahissait le reste du site. Ainsi, par exemple, Branko Starkevic, un gardien affecté au hangar, a déclaré ce qui suit : « Il y avait une puanteur, une mauvaise odeur, et je devais me laver tous les jours ainsi que mes vêtements pour me débarrasser de cette odeur 158. »

63. Les détenus ont déclaré qu’ils ne recevaient pratiquement pas de soins médicaux 159. La Chambre de première instance admet le témoignage de deux témoins à décharge, le docteur Gajic et Ljuban Andic, selon lesquels le camp d’Omarska relevait sur le plan sanitaire de la compétence du centre de santé local, qui était dirigé par le docteur Slavica Popovic160. Le docteur Gajic, qui a été mobilisé et affecté au centre pendant pratiquement tout le mois de juillet 1992, a indiqué dans son témoignage qu’il se rendait au camp « pratiquement tous les jours161 » et que d’autres médecins s’y rendaient moins fréquemment162. Selon Ljuban Andic, l’équipe était chargée de soigner les blessés, de distribuer des médicaments aux personnes souffrant d’affections chroniques et d’éviter la propagation des maladies infectieuses163. Cependant, l’assistance fournie par cette équipe aux détenus, qui étaient au nombre de plusieurs milliers, était largement insuffisante. Ljuban Andic a confirmé que plusieurs détenus souffrant d’affections chroniques sont morts faute de soins164, en dépit du fait que, selon le docteur Gajic, il n’y avait pas de pénurie de médicaments pendant le mois de juillet165.

64. On peut imputer aux gardiens une certaine responsabilité pour ce manque de soins médicaux, puisqu’ils étaient chargés de déterminer, lorsque l’équipe médicale arrivait, quels étaient les détenus qui nécessitaient des soins. Le docteur Gajic a expliqué qu’initialement, il examinait les détenus là où ils étaient enfermés, mais qu’il avait installé par la suite une table à l’extérieur et qu’il s’en remettait aux gardiens pour lui amener ceux qui avaient le plus besoin de soins166. Ce nouveau système avait été adopté en raison des graves problèmes sanitaires que connaissaient les détenus. Le docteur Gajic a indiqué qu’il n’entrait plus dans le hangar et les autres pièces pour les raisons suivantes :

Les pièces étaient bondées. Il y avait des tas de malades et de blessés. Tout le monde avait besoin de quelque chose. Ils n’arrêtaient pas de me poser un tas de questions. J’aurais pu rester des heures dans une seule pièce. Par la suite, j’ai simplement essayé de diminuer cette pression que je subissais167.

Il a ajouté : « Les conditions étaient extrêmement mauvaises. C’est tout ce que je puis dire168. »

65. Les blessés avaient manifestement fait l’objet de sévices graves. Selon le diagnostic du docteur Gajic, la plupart de leurs lésions étaient dues à des coups portés au moyen d’instruments contondants, « dont, par exemple, des brodequins militaires, puis une crosse de fusil, les mains, les poings169  ». Ljuban Andic a évoqué dans son témoignage deux cas précis où le service médical a soigné des détenus qui avaient été agressés dans le camp. La première fois, un jeune homme qui avait été passé a tabac a été envoyé à l’hôpital de Banja Luka pour y recevoir des soins médicaux plus complets, mais il a succombé à ses blessures durant son transfert170. La deuxième fois, Ljuban Andic a trouvé au camp un homme étendu dans l’herbe qui avait reçu une balle dans l’épaule, et il a été autorisé à l’emmener à Prijedor pour qu’il y soit opéré171. Le docteur Gajic a estimé qu’il avait envoyé une vingtaine de personnes à l’hôpital de Prijedor au cours du mois où il était affecté au camp172. Il a également indiqué dans son témoignage que le service médical était appelé au moins une fois par jour au camp pour répondre à des urgences173. C’étaient les gardiens qui adressaient ces appels aux services d’urgence174.

66. Toutefois, la grande majorité des détenus ne recevaient pas de soins pour traiter leurs blessures ou affections. Les femmes ne disposaient pas de protections hygiéniques 175. Les cadavres en décomposition restaient plusieurs jours d’affilée à l’extérieur, et une odeur nauséabonde envahissait le camp, ne faisant qu’ajouter à la peur dans laquelle vivaient les détenus176.

67. La Chambre de première instance conclut que les conditions sanitaires et les soins médicaux au camp d’Omarska étaient manifestement insuffisants177.

d) Interrogatoires

68. Les interrogatoires étaient menés dans le bâtiment administratif par des équipes composées d’enquêteurs appartenant à la fois aux forces armées et aux services chargés de la sécurité publique et de la sûreté de l’État à Banja Luka178. Initialement, les détenus étaient interrogés en fonction de leur lieu de résidence. Selon les informations préliminaires obtenues dans le cadre de leur premier interrogatoire, il arrivait qu’ils fussent rappelés pour un nouvel interrogatoire179. Les gardiens et les autres recevaient des instructions des enquêteurs leur indiquant quelles étaient les personnes qu’ils devaient conduire dans leurs bureaux pour être interrogées180.

69. Lors de leur interrogatoire, les détenus étaient questionnés sur leurs activités politiques éventuelles, l’opposition à la prise de contrôle de Prijedor, la possession d’armes et les liens qu’ils entretenaient avec les forces d’opposition musulmanes dans la région. L’objet de ces interrogatoires était essentiellement d’identifier les opposants au régime serbe181. Ceux contre qui aucune charge n’avait été retenue étaient versés dans la « catégorie III » et auraient dû en principe être remis en liberté. Toutefois, la Cellule de crise a pris la décision de ne pas remettre en liberté ces prisonniers (pour la plupart des femmes, des malades ou des personnes âgées) avant août 1992, date à laquelle ils ont été transférés vers le camp de Trnopolje182. Les détenus des catégories I et II, soupçonnés d’avoir joué un rôle dans le mouvement d’opposition ou d’avoir été en possession d’armes ayant été utilisées contre les autorités serbes, auraient dû être traduits en justice, selon Mirko Jesic, le coordonnateur des enquêteurs de la sûreté de l’Etat183. Toutefois, celui-ci ne se souvient que d’une vingtaine de cas où les choses se sont passées de la sorte184.

70. Les détenus n’ont pas été informés des motifs pour lesquels ils avaient été arrêtés, bien qu’ils sussent que c’était parce qu’ils n’étaient pas serbes, et ils craignaient le pire185. Le Témoin  J a déclaré ce qui suit :

Aucun d’entre nous ne savait pourquoi nous étions là, de quoi on nous accusait, et je l’ignorais également, mais j’ai pu déduire de l’entretien que j’ai eu avec les enquêteurs pourquoi j’étais là.

Q. : Et étiez-vous en mesure de vous faire une idée de ce qu’ils allaient faire de ces informations, et de l’objet de ces entretiens, de ces interrogatoires ?

R. : Eh bien, sans doute pour liquider des gens186.

71. Des témoins aussi bien à charge qu’à décharge ont déclaré avoir entendu des cris provenant des pièces où étaient menés les interrogatoires et avoir vu en sortir des détenus blessés ou sans connaissance187. Les détenues chargées de nettoyer ces pièces ont fait une description horrible de l’état dans lesquelles celles-ci se trouvaient à la fin de la journée de travail des enquêteurs :

Sur la table de bois, il y avait des taches de sang. Il y en avait sur les murs. Il y avait du sang par terre également. Derrière la porte, j’ai trouvé une paire de lunettes dont les verres étaient très épais...

Il y avait un fouet fait de fils tressés. Il y avait également des barres de métal. J’ignore à quoi elles servaient. L’une d’elles portait des traces de sang188.

72. Toute une série de témoins ont décrit les terribles passages à tabac dont ils ont fait l’objet durant ces séances d’interrogatoires189. Le Témoin DC7, par exemple, âgé de 65 ans à l’époque, a perdu connaissance sous la violence des coups qui lui étaient assénés190. Ce n’était qu’en de rares occasions que les interrogatoires ne s’accompagnaient pas d’une forme ou l’autre de violences physiques191.

73. La Chambre de première instance conclut que les interrogatoires étaient généralement menés à Omarska de manière cruelle et inhumaine et qu’ils engendraient un climat de terreur et de violence.

e) Le bâtiment administratif

74. Bon nombre de personnalités étaient détenues dans « la salle de Mujo », située au rez-de-chaussée du bâtiment administratif, qu’on appelait ainsi parce que « Mujo  », un habitant de la région que beaucoup connaissaient, y était détenu et y jouait le rôle d’intermédiaire entre les gardiens et les autres détenus qui s’y trouvaient 192. Emir Beganovic y a été conduit à son arrivée par un gardien qui l’a pris en pitié et lui a dit : « Va là-bas et cache-toi. Ne réponds pas s’ils t’appellent. Si tu réponds tu seras tué193.  » De fait, les détenus étaient appelés et quittaient la salle de Mujo pour être interrogés et faire l’objet de sévices194. À une occasion au moins, la salle a aussi été le théâtre de violents passages à tabac195.

75. Il y avait à côté de la salle de Mujo un espace d’environ 5 mètres sur 6 appelé « le garage », où entre 150 et 300 personnes étaient détenues dans des conditions de promiscuité intolérables196. Un détenu a décrit la situation en ces termes :

Les conditions étaient telles que l’on avait du mal à garder les deux pieds au sol, tellement les gens étaient serrés. Je me tenais contre un mur et j’essayais de garder mes paumes contre le mur pour me rafraîchir un peu et profiter ainsi de la fraîcheur du mur. Il faisait une chaleur torride. Les gens urinaient ou se soulageaient sur place. À deux ou trois reprises, alors que je n’ai passé qu’un bref laps de temps dans le garage, à savoir quarante-cinq minutes environ, j’ai perdu connaissance 197.

Pour tenter de survivre à ces conditions, les détenus suppliaient qu’on leur donne de l’eau, mais les gardiens les forçaient à entonner des chants nationalistes serbes avant de leur jeter un jerrycan dans la pièce198. On pouvait entendre les supplications et les chants des détenus de l’extérieur, sur la pista199.

76. Les personnes détenues dans le bâtiment administratif avaient bien plus à redouter que la promiscuité. Un groupe de détenus ayant été transférés de Keraterm à Omarska ont eu un aperçu de ce qui les attendait lorsque Ahil Dedic, un ancien policier musulman, a été amené dans la petite pièce dans laquelle ils étaient enfermés :

Ahil était couvert de sang. Il était blessé à la tête. Son corps était couvert de bleus. Nous étions passablement effrayés et nous nous sommes tous reculés...

Ahil Dedic a demandé au gardien armé qui l’a raccompagné jusqu’à la pièce : « Vous pensez vraiment que c’est comme cela que vous allez résoudre le problème yougoslave ? » En guise de réponse, les gardiens l’ont frappé à la tête jusqu’à ce qu’il perde connaissance. Lorsqu’il est revenu à lui, il a commencé à marteler la porte, qui était à nouveau verrouillée :

Après cela, probablement à cause du bruit… ils sont revenus dans la pièce et ils ont commencé à le frapper comme des forcenés jusqu’à ce qu’il s’effondre et qu’il perde à nouveau connaissance...

... Les deux hommes en uniforme qui l’avaient frappé et jeté à terre l’ont soulevé par les aisselles et l’ont traîné dehors. Ils l’ont traîné dehors parce qu’il était inconscient.

Q. : Avez-vous entendu quoi que ce soit après qu’Ahil Dedic a été sorti de cette pièce ?

R. : Nous avons entendu un coup de feu après qu’on l’a traîné dehors, et c’est tout.

[…]

Q. : M. Avdagic, avez-vous jamais revu Ahil Dedic ?

R. : Non, ni moi ni personne d’autre ne l’avons jamais revu200.

77. La Chambre de première instance conclut que des violences psychologiques et physiques ont été à maintes reprises infligées aux détenus enfermés dans le bâtiment administratif.

e) Le hangar

78. Les conditions de détention dans le hangar étaient infâmes : « C’était horrible. Il y régnait une puanteur atroce. Les gens avaient des poux. Ils étaient malades. La moitié des détenus avaient été sauvagement passés à tabac201.  » Un témoin a cité le cas d’un jeune garçon, appelé Avdic, qui était détenu dans le hangar et « qui avait de telles plaies sur les côtés gauche et droit de la poitrine que des asticots grouillaient sous sa peau et qu’il avait découpé des morceaux entiers de son maillot de corps car cela lui faisait vraiment trop mal lorsque le tissu touchait les plaies202 ». Il y avait de l’huile de vidange sur le sol de béton, et un témoin a rappelé qu’en dépit des chaleurs de l’été, il faisait froid et humide dans le hangar203. Lorsque le premier groupe de détenus est entré dans le hangar, les gardiens ont forcé ceux-ci à nettoyer le sol avec leur corps204. Là aussi, les gardiens ont obligé les détenus à entonner des chants nationalistes serbes en les privant d’eau jusqu’à ce qu’ils s’exécutent. Lorsque les gardiens étaient satisfaits de la façon dont chantaient les détenus, ils leur jetaient l’eau par l’embrasure d’une fenêtre dans le mur qui les séparait des détenus, en en répandant souvent une partie sur le sol205.

79. A l’exception des passages à tabac qu’ils subissaient quand ils tentaient de se rendre aux toilettes dans le hangar, les détenus étaient généralement emmenés hors du bâtiment lorsque les gardiens voulaient leur infliger des sévices particulièrement graves. Le Témoin Y a fait état de quatre individus qui ont été à deux reprises emmenés hors du hangar pour être passés à tabac, et qui sont revenus avec des membres brisés. La troisième fois, des coups de feu ont retenti et on ne les a jamais revus 206. Mirsad Alisic a indiqué dans son témoignage qu’un matin, il a vu le corps sans vie d’un de ses amis, Gordan Kardumovic, qui se trouvait à l’extérieur du hangar parmi un tas d’autres cadavres. Mirsad Alisic a été contraint par un gardien à uriner à côté du cadavre207. Les passages à tabac qui auraient eu lieu à l’extérieur du hangar ont été confirmés par des témoins à décharge, tels que le Témoin DC1, qui a passé un mois en détention dans le hangar et qui a pu observer des détenus y revenir couverts d’ecchymoses à la suite des coups qu’ils avaient reçus. Il a supposé que ces passages à tabac avaient lieu dans les toilettes208.

80. La Chambre de première instance conclut que des violences physiques et psychologiques ont été à maintes reprises infligées aux personnes détenues dans le hangar.

f) La pista

81. La pista était une vaste étendue extérieure en forme de L, en grande partie bétonnée. La grande majorité des détenus qui y étaient parqués devait endurer toutes les conditions climatiques que les mois d’été pouvaient leur réserver, que ce soit la chaleur, le soleil implacable ou les pluies torrentielles. Un témoin à qui on demandait s’il avait connaissance des mauvais traitements infligés sur la pista, a répondu :

Oui. J’ai vu cette pista de sinistre mémoire, où les détenus étaient assis la tête entre les genoux. C’était un spectacle horrible. Ils ne ressemblaient guère à des êtres humains209.

82. Des centaines de détenus étaient parqués sur la pista pendant des jours, voire des semaines d’affilée, ne disposant d’un abri que par intermittence210. Bien que certains détenus aient indiqué dans leur témoignage qu’ils étaient autorisés à dormir à l’intérieur211, d’autres restaient nuit et jour à l’extérieur, sur le tarmac212. Mirsad Alisic était souvent contraint à rester couché sur l’asphalte, sur le ventre des heures durant213. Lorsqu’il a témoigné en audience, l’accusé Radic a déclaré :

Cela me faisait mal de voir 500 hommes assis sur le béton en pleine chaleur, et je ne pouvais rien faire pour les aider. Bien sûr, j’étais préoccupé par tout cela. Je ne pouvais pas leur trouver d’abri. Vous savez, voir ces gens rester en plein soleil pendant des heures, ce n’est pas facile, c’est déjà terrible de voir un animal attaché exposé au soleil toute la journée, ce l’est encore plus quand il s’agit d’un être humain214.

Pour empêcher les évasions et maintenir l’ordre, une mitrailleuse avait été installée sur le toit du bâtiment administratif et était braquée sur les détenus215.

83. Il semble que les conditions de détention intolérables aient parfois fait perdre la raison aux détenus. Un jour, par exemple, dans le réfectoire, un vieillard appelé Nasic s’est levé et a dit : « C’est intolérable, nous ne pouvons – je ne peux plus supporter cela, ceux d’entre nous qui ont été persécutés ne peuvent plus supporter cela. » Il a été abattu d’une rafale qui a également blessé trois autres personnes 216. Asmir Crnalic semble aussi avoir perdu la raison du fait des conditions de détention. Il s’est levé sans permission et s’est mis à danser, avant d’être emmené vers la maison blanche, où il a été exécuté d’une balle de pistolet217.

84. La Chambre de première instance conclut que des violences physiques et psychologiques ont été infligées à maintes reprises aux détenus parqués sur la pista.

g) La maison blanche et la maison rouge

85. Il semblerait que des traitements particulièrement brutaux aient été infligés aux détenus dans deux bâtiments de taille plus réduite situés en bordure du camp, surnommés la maison blanche et la maison rouge en raison de leur couleur. Azedin Oklopcic a indiqué que les détenus qui revenaient de la maison blanche « avaient des blessures partout sur la tête, partout sur le corps, sur le dos. Ils étaient couverts d’ecchymoses. Ils avaient des croûtes de sang sur les oreilles et sur la tête. Leurs mains étaient emballées dans des T-shirts ou dans l’un ou l’autre vêtement qu’ils possédaient, dans des bandages de fortune, etc.218  ».

86. De fait, plusieurs témoins ont confirmé que bon nombre des détenus qu’ils avaient vu entrer dans la maison rouge ou la maison blanche n’en étaient pas ressortis vivants 219. Le Témoin AI a été détenu dans la maison blanche pendant une journée, durant laquelle il a vu « un minimum de cinq ou six » cadavres entassés derrière le bâtiment. Ils ont été emmenés en camion le lendemain220. Mirsad Alisic, un autre détenu, a également vu des gardiens charger sur un camion des corps provenant de la maison blanche221. Zuhra Hrnic a déclaré dans son témoignage qu’un jour sur deux, elle voyait des cadavres à proximité de la maison blanche. Un jour, elle en a dénombré cinq, un autre jour 13, la plupart du temps, il y avait plusieurs cadavres222. Le Témoin DC7 a déclaré :

La maison blanche avait la réputation suivante : pour quiconque s’y trouvait, c’était très difficile, les chances de rester en vie étaient très minces, et on ne pouvait s’en tirer vivant que si on vous sauvait, comme on m’a sauvé223.

87. Le Témoin DC3 a indiqué que la vie de quiconque était détenu dans la maison blanche était constamment menacée

… parce que nombreux étaient ceux qui venaient, qui faisaient irruption dans cette « maison blanche ». Même des civils venaient de l’extérieur du camp et passaient les détenus à tabac. Des soldats, ceux qui étaient en faction aux points de contrôle aux alentours, venaient aussi et passaient les détenus à tabac224.

88. Le Témoin Y a indiqué qu’il était chargé de ramasser les corps se trouvant dans la maison blanche et la maison rouge et de les charger sur un camion. Dans la maison blanche, il a remarqué « de très grosses taches dans la pièce. Le sol était presque entièrement couvert de taches très sombres, des taches de sang. Et sur le radiateur, il y avait des cheveux, de la cervelle, des fragments de crâne... Il y avait dans la pièce [un cadavre] rigidifié. Les membres avaient été sectionnés au niveau des coudes et des chevilles et la gorge avait pratiquement été tranchée en deux225 ». Il y avait des corps entassés à l’extérieur de la maison rouge, « des corps encore tièdes, le crâne fracassé, les mâchoires fracturées, et certains avaient été égorgés 226 ».

89. Il semblerait que le rythme des exécutions systématiques se soit accéléré à la fin de juillet 1992, sans doute parce que la communauté internationale allait inévitablement être informée de la situation et que des organisations humanitaires demandaient à pouvoir visiter le camp. Nusret Sivac, un ancien policier, a déclaré dans son témoignage qu’entre le 25 et le 30 juillet

ils emmenaient constamment des gens, et je pense que durant cette période, des exécutions massives ont eu lieu. C’est au cours de cette période que la plupart des gens ont été emmenés, des intellectuels et des notables de Prijedor pour la plupart, et ils ne sont jamais revenus227.

90. Les rapports médico-légaux établis à l’occasion des travaux d’exhumation menés sur les charniers de Kevljani et de Donji Dubovik-Jama Lisac, tous deux situés dans la région d’Omarska, ont fourni des indications sur le sort qu’ont connu certains détenus du camp d’Omarska228.

91. La Chambre de première instance conclut qu’à maintes reprises, des détenus ont été passés à tabac ou exécutés dans la maison blanche et la maison rouge ou aux abords de celles-ci.

h) Petrovdan et le massacre des Musulmans de Hambarine

92. Outre la succession ininterrompue de meurtres, d’actes de torture et d’autres formes de violences physiques et psychologiques, deux incidents retiendront particulièrement l’attention parmi ceux survenus durant les trois mois funestes d’existence du camp d’Omarska.

i) Petrovdan (12 juillet 1992)

93. Petrovdan (le jour de la Saint-Pierre), est une fête religieuse orthodoxe qui se célèbre chaque année le 12 juillet. Il est d’usage d’allumer la veille des feux de joie pour fêter l’événement. En 1992, à Omarska, cette tradition a tourné au cauchemar. Un feu énorme a été allumé avec de vieux pneus de camion devant la maison blanche. Hase Icic, un ancien détenu, a décrit les événements qui ont suivi :

A ce moment, les Serbes, la veille de Petrovdan, se sont tous rassemblés, gardiens et civils... Alors que la nuit commençait à tomber, ils ont commencé à faire sortir des détenus des premières salles...

Q. : Qu’avez-vous entendu après que les détenus ont été emmenés ?

R. : Je me souviens, et je m’en souviendrai toute ma vie, des cris des femmes qui étaient dehors ou dans la première salle. Je n’oublierai jamais leurs pleurs et leurs cris. Ensuite j’ai senti une forte odeur de viande brûlée. Vous savez, quand la viande commence à brûler, cela dégage une odeur bien particulière, et cette odeur de chair brûlée se mélangeait à l’odeur des pneus brûlés229.

94. Ce témoin a appris par d’autres détenus que leurs camarades d’infortune avaient été jetés dans le feu. Cet horrible incident a été corroboré par le Témoin AM, qui a assisté au massacre à travers l’ouverture d’une fenêtre230. Ermin Strikovic a pu voir, de la petite fenêtre de la pièce où il était détenu, des personnes marchant autour d’un grand feu. Il a entendu des hurlements de douleur, bien qu’il n’ait pas été en mesure de voir quelle en était la cause231. Zuhra Hrnic a déclaré dans son témoignage que le matin suivant, alors qu’elle se dirigeait vers la cantine, elle a vu un gros camion « FAP » entièrement chargé de cadavres garé dans le camp d’Omarska232.

ii) Massacre des Musulmans de Hambarine

95. Un après-midi de la deuxième quinzaine de juillet, deux autocars remplis de détenus originaires du village musulman de Hambarine, qui avaient été capturés par les Serbes à la fin de mai233, ont été transférés du camp de Keraterm vers Omarska. Les détenus ont été conduits à la maison blanche. Cette nuit-là, le Témoin AM, réveillé par des coups de pistolet, s’est levé et a vu des gardiens marcher parmi de nombreux corps, apparemment pour les achever d’une balle dans la tête. Il se souvient très clairement de la scène :

Je me souviens très bien que lorsque le coup partait, la cervelle sortait comme si on tirait dans du lait, elle sortait comme de la poussière blanche234.

96. Les corps étaient si nombreux qu’ils s’étendaient « sur 50 ou 70 mètres ». Un camion est arrivé pour enlever les corps et on a ordonné à deux détenus de les charger à bord. Le témoin a expliqué qu’une fois le camion chargé, celui-ci partait pour revenir un quart d’heure plus tard. Il a fallu cinq ou six allers et retours pour enlever tous les corps. Le témoin a estimé que le camion avait une capacité de chargement de 7 à 8 m3 environ235.

97. La Chambre de première instance conclut que les incidents survenus à l’occasion de Petrovdan et le massacre des Musulmans de Hambarine se sont déroulés comme le rapportent les témoins et ont causé la mort d’un nombre indéterminé de détenus.

i) Violences sexuelles

98. Il y avait environ 36 femmes d’âges divers parmi les détenus du camp d’Omarska  ; les plus âgées avaient la soixantaine, et il y avait également une fillette. La Chambre de première instance a entendu des témoignages convaincants émanant de détenues selon lesquels il était courant pour les femmes de faire l’objet d’intimidations ou de violences sexuelles à Omarska236. Par exemple, Sifeta Susic s’est sentie menacée par Zeljko Meakic lorsque celui-ci lui a raconté que quelqu’un avait demandé « s’il était vrai que Sifeta Susic avait été violée par 20 soldats… » et qu’il avait répondu que « oui, [c’était] vrai. [Il était] le vingtième de la file »237. Plusieurs témoins ont fait état d’un incident au cours duquel un homme s’est approché d’une détenue dans le réfectoire, lui a déboutonné la chemise, a sorti un couteau, l’a mis sur un de ses seins et a menacé de le lui couper238. De nombreux autres témoins ont déclaré que, la nuit, les femmes étaient souvent emmenées hors du bâtiment administratif ou de la cantine et étaient ensuite violées ou soumises à d’autres formes de violences sexuelles239.

99. Le Témoin J a déclaré qu’un jour, Nedeljko Grabovac, alias « Kapitan », lui a ordonné de sortir. Elle avait peur qu’il ne la tue et a expliqué qu’il avait commencé à lui toucher les parties génitales et à la prendre par les seins. Malgré ses supplications, il a sorti son pénis, a tenté de la violer et, au bout du compte, a éjaculé sur elle avant qu’elle ne réussisse à lui échapper240. Elle avait des ecchymoses sur les cuisses et sur les seins du fait de ses efforts pour se dégager241.

100. Le Témoin F a déclaré qu’elle était souvent emmenée par un gardien du nom de Gruban242. Elle a expliqué que celui -ci l’a emmenée à plusieurs reprises, à toute heure du jour ou de la nuit, dans une pièce à l’étage du bâtiment administratif, où il l’a forcée à avoir des rapports sexuels avec lui243. Un autre gardien, du nom de Kole, l’a appelée deux fois pendant la nuit et, après l’avoir emmenée dans la pièce où Gruban l’avait déjà violée, il l’a violée à son tour244. Elle a déclaré en outre qu’elle avait été emmenée au bâtiment appelé « Separacija  » (une cuisine située en dehors du camp d’Omarska), où elle a été obligée d’avoir des rapports sexuels avec Mirko Babic et Dule Tadic245.

101. Le Témoin U a déclaré qu’elle était détenue avec une autre femme dans une des pièces de la maison blanche. Là, elle a entendu les cris de douleur et de terreur des détenus de sexe masculin et les interrogateurs et les gardiens crier et injurier ceux-ci246. À une occasion, dans la maison blanche, un gardien a empêché d’autres gardiens d’agresser les deux femmes 247.

102. Le Témoin U a également déclaré que, lorsqu’elle était détenue dans le bâtiment administratif avec les autres femmes, un gardien l’a fait sortir à plusieurs reprises de la pièce pendant la nuit et l’a conduite dans une chambre au bout du couloir, où elle a été à chaque fois violée par plusieurs hommes de suite :

D’abord il m’a violée… puis il est sorti, et ensuite, sans arrêt, un par un, d’autres rentraient, je ne sais pas le nombre exact… et ils m’ont violée également.

103. Elle a aussi été emmenée à deux reprises dans la journée dans la même pièce par un autre gardien, où elle a été violée à nouveau par plusieurs agresseurs :

D’abord il m’a violée, et ensuite, à nouveau, d’autres sont entrés… trois ou quatre hommes qui m’ont violée.

Q. : Avez-vous eu des saignements à cause des multiples viols que vous avez subis au camp d’Omarska ?

R. : Oui, pendant tout le temps que j’ai passé là-bas248.

104. Le Témoin B a été emmenée dans l’un des bureaux du bâtiment administratif par un jeune gardien qui a tenté de la violer :

Il s’est allongé sur moi et a commencé à me violenter. J’ai essayé de me défendre, et c’est ce que j’ai fait tant que j’en avais la force, et à un certain moment, il a menacé de me tuer si je ne le laissais pas faire ce qu’il voulait… J’ai senti une douleur très intense dans la nuque…

Le Témoin B a continué à lutter et le gardien s’est finalement arrêté lorsqu’elle lui a dit qu’elle le dénoncerait à Radic249.

105. Nedzija Fazlic a déclaré dans son témoignage qu’à une occasion, un gardien du nom de Lugar l’avait appelée dans une pièce située au bout du couloir et lui avait ordonné de se déshabiller. Elle lui a dit qu’elle ne pouvait avoir de rapports sexuels avec lui parce qu’elle avait ses règles. Il l’a forcée à le lui prouver et lui a ensuite dit qu’il coucherait avec elle par la suite250. Nedzija Fazlic a continué à être menacée par Lugar jusqu’à ce qu’elle se plaigne auprès de Zeljko Meakic251.

106. Les femmes ont déclaré dans leurs témoignages qu’elles parlaient peu entre elles des actes de violence sexuelle qu’elles devaient subir. Vinka Andic, un témoin à décharge, qui était chargée de l’entretien du bâtiment administratif, a déclaré que les détenues ne s’étaient jamais plaintes auprès d’elle des mauvais traitements qu’elles subissaient252. La Chambre de première instance fait toutefois observer que si les détenues étaient peu désireuses d’évoquer ces violences entre elles, il était improbable qu’elles en fassent état à une nettoyeuse serbe employée par l’administration du camp.

107. Il ressort des témoignages des détenues qu’elles se doutaient de ce qui arrivait aux autres femmes253. Le Témoin J a déclaré que durant son séjour dans le bâtiment administratif, on appelait souvent les femmes pendant la nuit pour les emmener. Lorsqu’elles revenaient, elles avaient l’air absent et ne parlaient pas aux autres254. De même, le Témoin F a déclaré que durant son séjour à Omarska, pratiquement toutes les femmes qui partageaient sa chambre ont été emmenées hors de la pièce pendant la nuit. Elle a indiqué qu’à leur retour, elles étaient généralement soit murées dans leur silence, soit en pleurs255. Le Témoin A a expliqué comment des gardiens l’avaient une fois emmenée avec une autre femme au bâtiment « Separacija ». L’autre femme a été forcée d’accompagner un dénommé Mirko Babic et est revenue en larmes256. Le Témoin B a déclaré qu’une femme était souvent emmenée pour être interrogée et qu’à son retour, elle portait des marques de « violences physiques257  ». Zuhra Hrnic, qui était détenue avec 17 autres femmes dans une pièce située au -dessus de la cantine, a indiqué dans son témoignage que leur « chef de chambrée  » avait été séparée d’elles pendant la nuit. Le témoin a ensuite remarqué que leur « chef de chambrée » avait une énorme ecchymose sur la cuisse droite et qu’elle ne cessait de pleurer258.

108. La Chambre de première instance conclut que les détenues étaient soumises à diverses formes de violences sexuelles au camp d’Omarska.

109. La Chambre de première instance examinera maintenant les conditions de détention dans les camps de Keraterm et de Trnopolje, où Zigic aurait commis des crimes en sus de ceux qui lui sont reprochés à Omarska.

C. LES CAMPS DE KERATERM ET DE TRNOPOLJE

110. L’Accusation n’a présenté qu’un nombre relativement limité d’éléments de preuve concernant le fonctionnement du camp de Keraterm. Elle en a présenté encore moins s’agissant du camp de Trnopolje. Néanmoins, les éléments présentés indiquent que les camps de Keraterm et de Trnopolje fonctionnaient sur le même modèle que celui du camp d’Omarska ouvert à la même époque.

111. Tout comme au camp d’Omarska, la plupart des détenus du camp de Keraterm étaient musulmans ; il y avait aussi quelques Croates259 et quelques femmes260.

112. A Keraterm, les détenus étaient gardés dans quatre pièces distinctes, appelées les salles 1, 2, 3 et 4. Tout comme à Omarska, le surpeuplement était extrême. Des témoins ont estimé qu’entre 220 et 500 personnes étaient détenues dans la salle 2, qui mesurait 12 mètres de long sur 7 à 8 mètres de large261. Les conditions de détention étaient tout aussi effroyables dans la salle 4. Certains détenus avaient été autorisés à amener des palettes de bois qu’ils avaient posées sur le sol en béton pour y dormir. Cependant, une fois empilées, ces palettes réduisaient d’autant l’espace et il était impossible pour les autres de s’allonger262. Les détenus n’étaient autorisés à quitter la salle que pour se rendre aux toilettes 263.

113. Au camp de Keraterm, les conditions d’hygiène étaient aussi abjectes. Il y avait très peu de toilettes et les détenus n’étaient autorisés à s’y rendre qu’une fois par jour, par groupes de cinq à la fois, escortés par des gardiens264. Ils ne pouvaient jamais faire leurs ablutions, bien qu’ils aient pu de temps à autre se laver un peu à l’eau froide. Ils ne disposaient ni de savon, ni de dentifrice, et recevaient vivres et eau en quantité insuffisante. Les poux ont commencé à pulluler265. Le Témoin Y a déclaré qu’il n’avait été nourri pour la première fois que 48 heures après son arrivée au camp et que, par la suite, il ne recevait à manger que toutes les 24 heures. La nourriture était tout à fait insuffisante tant en qualité qu’en quantité, et les détenus souffraient de la faim et de malnutrition266. Ils recevaient deux morceaux de pain qu’ils devaient avaler à toute vitesse sous peine d’être roués de coups267. De surcroît, la distribution de nourriture ne se faisait pas de façon régulière268 et, selon le Témoin DD/8, parfois pas du tout269. Pour suppléer à l’insuffisance de nourriture au camp, les détenus étaient parfois autorisés à recevoir les provisions que leur apportaient leurs familles, bien que ces suppléments occasionnels ne suffissent pas à atténuer la faim et la malnutrition 270.

114. Tout comme au camp d’Omarska, la plupart des personnes détenues à Keraterm subissaient un interrogatoire visant à identifier les opposants au nouveau régime serbe271. Selon les témoins, les enquêteurs demandaient aux détenus leurs renseignements d’état civil, s’ils possédaient des armes ou connaissaient quelqu’un qui en possédait, et pour qui ils avaient voté lors des dernières élections272. Sans raison apparente, des personnes étaient emmenées hors de la pièce où elles étaient détenues et impitoyablement passées à tabac. Selon le Témoin AE, chaque nuit, des personnes étaient appelées et emmenées hors de la pièce où elles étaient détenues, pour être ensuite passées à tabac, voire assassinées. Des témoins ont déclaré avoir vu des cadavres à plusieurs reprises dans le camp273. Il était courant d’entendre les cris de souffrance des victimes de sévices274. La Chambre de première instance a également entendu des témoignages crédibles selon lesquels des femmes ont été violées au camp de Keraterm275.

115. Le camp de Trnopolje était également connu pour la brutalité qui y régnait, bien que quelques témoins aient indiqué que les conditions y étaient plus supportables qu’à Omarska ou à Keraterm276. L’alimentation, l’approvisionnement en eau et les installations sanitaires étaient très nettement insuffisants et la violence était constante dans l’ensemble du camp277.

D. CONCLUSION

116. Il existe des preuves accablantes que les mauvais traitements infligés aux détenus et les conditions inhumaines qui prévalaient dans les camps étaient la règle. Le personnel des camps et les autres personnes qui jouaient un rôle dans leur bonne marche ont rarement tenté d’alléger les souffrances des détenus. Le plus souvent, au contraire, ces personnes se sont employées à faire en sorte que les détenus soient harcelés sans relâche. Outre ceux qui ont succombé aux actes de violence physique dont ils ont fait l’objet, de nombreux détenus ont perdu la vie en raison des conditions de détention inhumaines.

117. La Chambre de première instance conclut que dans ces camps, les détenus non serbes ont subi toute une série d’atrocités et que les conditions inhumaines qui y régnaient visaient à les dégrader et à les asservir. Les actes de brutalité extrême y étaient généralisés et constituaient un moyen de terroriser les Musulmans, les Croates et les autres non-Serbes qui y étaient détenus.

118. La Chambre de première instance examinera à présent le droit applicable en l’espèce et déterminera si les faits, tels qu’elle vient de les exposer dans le présent chapitre, permettent de conclure au-delà de tout doute raisonnable que les crimes reprochés dans l’Acte d’accusation modifié ont bien été commis. En raison de leur nature, certains de ces crimes, en particulier la persécution en tant que crime contre l’humanité, tendent à impliquer de nombreuses personnes dont le degré de participation diffère. La Chambre de première instance s’attachera en premier à rechercher si est rapportée la preuve de la réunion des conditions juridiques préalables propres à chacune des infractions. Dans l’affirmative, elle s’emploiera alors à déterminer la part de responsabilité éventuelle de chacun des accusés. Ces conditions juridiques seront déterminées à la lumière de l’état des règles du droit international, codifiées ou coutumières, existant à l’époque des événements visés à l’Acte d’accusation modifié.

III. DROIT APPLICABLE ET CONCLUSIONS JURIDIQUES

119. A la suite de la décision rendue par la Chambre de première instance concernant les demandes d'acquittement présentées par la Défense278, les charges retenues contre les accusés dans l’Acte d’accusation modifié sont désormais les suivantes : Kvocka, Prcac, Kos, Radic et Zigic sont chacun accusés à raison des mêmes faits, à savoir, en vertu de l’article 5 du Statut (crimes contre l’humanité ), de persécution et d’actes inhumains (chefs 1 et 2) et, en vertu de l’article 3 (violations des lois ou coutumes de la guerre), d’atteintes à la dignité des personnes (chef 3). Les charges relatives aux persécutions pour des raisons politiques, raciales ou religieuses ont trait aux meurtres, actes de torture, sévices, violences sexuelles, viols, actes de harcèlement, humiliations, violences psychologiques et internements dans des conditions inhumaines dont ont été victimes des Musulmans de Bosnie, des Croates de Bosnie et d’autres non-Serbes. Les charges retenues contre Kvocka, Prcac, Kos et Radic se limitent désormais aux crimes commis sur des détenus du camp d’Omarska ; celles retenues contre Zigic concernent des crimes commis dans les camps d’Omarska, de Keraterm et de Trnopolje.

120. Kvocka, Prcac, Kos et Radic sont accusés à raison des mêmes faits en vertu des articles 3 (violations des lois ou coutumes de la guerre) et 5 (crimes contre l’humanité) du Statut, pour les meurtres, assassinats (chefs 4 et 5), actes de torture et traitements cruels (chefs 8 à 10) dont ont été victimes les prisonniers du camp d’Omarska. Zigic fait l’objet d’accusations distinctes, en vertu des articles 3 et 5 du Statut, pour les meurtres (chefs 6 et 7), actes de torture et traitements cruels (chefs 11 à 13) dont auraient été victimes certaines personnes nommément désignées ou identifiées, qui étaient détenues dans les camps d’Omarska, de Keraterm et de Trnopolje.

121. Outre les charges énumérées ci-dessus, Radic est individuellement accusé de viol et de torture (chefs 14 et 15), qui constituent des crimes contre l’humanité en vertu de l’article 5 du Statut, ainsi que de torture et d’atteintes à la dignité des personnes (chefs 16 et 17) en vertu de l’article 3, pour des actes de violence sexuelle commis contre des détenues au camp d’Omarska.

122. Dans son Ordonnance dressant constat judiciaire, la Chambre de première instance a admis certains faits ayant fait l’objet d’un accord entre les parties et déterminé « qu’il existait, dans les lieux et au temps visés à l’acte d’accusation, une attaque systématique et massive dirigée contre la population civile musulmane et croate […] qui s’inscrit dans le cadre d’un conflit armé mais aussi que les faits décrits dans cet acte d’accusation et commis au préjudice de ces populations et notamment des détenus des camps d’Omarska, de Keraterm et de Trnopolje sont en relation avec ce conflit279 ». Ladite ordonnance précise également que la détermination faite ainsi par la Chambre « n’indique pas en soi que les faits sont imputables à l’un ou l’autre des accusés280  ».

A. ARTICLES 3 ET 5 DU STATUT

1. Conditions requises pour qu’un crime soit punissable en vertu de l’article 3

123. Pour qu’un crime soit punissable en vertu de l’article 3 du Statut (violations des lois ou coutumes de la guerre), la Chambre de première instance doit établir qu’il existait un conflit armé à l’époque où le crime a été commis et que ce crime était « étroitement lié » au conflit armé, indépendamment du caractère interne ou international de celui-ci281. Selon la Chambre d’appel, « un conflit armé existe chaque fois qu’il y a recours à la force armée entre Etats ou un conflit armé prolongé entre les autorités gouvernementales et des groupes armés organisés ou entre de tels groupes au sein d’un Etat282  ». Il convient, pour justifier des poursuites en vertu de l’article 3, que les conditions suivantes soient réunies :

i) la violation doit porter atteinte à une règle du droit international humanitaire  ;

ii) la règle doit être de caractère coutumier ou, si elle relève du droit conventionnel, les conditions requises doivent être remplies ;

iii) la violation doit être grave, c’est-à-dire qu’elle doit constituer une infraction aux règles protégeant des valeurs importantes et cette infraction doit entraîner de graves conséquences pour la victime ;

iv) la violation de la règle doit entraîner, aux termes du droit international coutumier ou conventionnel, la responsabilité pénale individuelle de son auteur283.

124. Toutes les accusations portées dans l’Acte d’accusation modifié en vertu de l’article 3 du Statut (violations des lois ou coutumes de la guerre) se fondent sur l’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève de 1949 (« l’article 3 commun  »). Il est bien établi dans la jurisprudence du Tribunal international que l’article 3 commun fait désormais partie du droit coutumier284. Une condition supplémentaire pour que les crimes relevant de l’article 3 commun soient punissables en vertu de l’article 3 du Statut est que ceux-ci doivent avoir été commis contre des personnes qui « ne participent pas directement aux hostilités 285 ». En l’espèce, cette condition est remplie puisque aucune des victimes n’a été blessée au cours d’opérations de combat et que la grande majorité d’entre elles était des personnes ne portant pas les armes, placées en détention dans des camps.

125. La Chambre de première instance a précédemment constaté qu’il existait un conflit armé à l’époque des faits et qu’il y avait un lien entre, d’une part, ce conflit armé et, de l’autre, l’existence des camps d’Omarska, de Trnopolje et de Keraterm et les mauvais traitements infligés aux personnes qui y étaient détenues286.

126. Partant, la Chambre de première instance conclut que toutes les conditions sont remplies pour que les crimes visés soient passibles de poursuites en vertu de l’article 3 du Statut.

2. Conditions requises pour qu’un crime soit punissable en vertu de l’article 5

127. Il faut, pour qu’un crime soit punissable en vertu de l’article 5 du Statut (crimes contre l’humanité), établir l’existence d’un conflit armé, qu’il soit international ou interne, et que les actes criminels reprochés aux accusés se soient produits au cours de ce conflit armé. Dans l’affaire Kunarac, la Chambre de première instance, récapitulant la jurisprudence établie par le Tribunal international pour qualifier les crimes relevant de l’article 5 du Statut, a formulé les critères suivants 287 :

i) il doit y avoir une attaque288  ;

ii) les actes de l’auteur doivent s’inscrire dans le cadre de cette attaque289  ;

iii) l’attaque doit être « dirigée contre une population civile quelle qu’elle soit  » ;

iv) l’attaque doit être « généralisée ou systématique » ;

v) l’auteur doit être informé du contexte général dans lequel s’inscrivent ses actes et être conscient qu’ils constituent une participation à cette attaque290.

128. L’élément capital, s’agissant des crimes tombant sous le coup de l’article  5, c’est que les actes criminels doivent s’inscrire dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique dirigée contre une population civile quelle qu’elle soit. De tels actes ne peuvent être qualifiés de persécutions en vertu de l’article  5 h) que s’ils ont été commis dans une intention discriminatoire pour des raisons politiques, raciales ou religieuses.

129. Se fondant sur les faits qu’elle a exposés au chapitre II, lesquels ont fait l’objet d’un accord entre les parties en application de l’Ordonnance dressant constat judiciaire qu’elle a rendue, la Chambre de première instance fait observer que les conditions requises, à savoir qu’il doit y avoir une attaque, que l’attaque doit être dirigée contre une population civile quelle qu’elle soit et qu’elle doit être généralisée ou systématique, sont remplies. La Chambre relève également que les crimes commis au camp d’Omarska s’inscrivaient dans le cadre d’une attaque dirigée contre la population civile, ce que devaient nécessairement savoir tous ceux qui travaillaient au camp ou qui s’y rendaient régulièrement.

130. En résumé, toutes les conditions requises pour que les crimes visés soient punissables en vertu des articles 3 et 5 du Statut sont remplies.

131. La Chambre de première instance s’emploiera à présent à déterminer si les éléments propres à chacun des crimes spécifiques énumérés à l’Acte d’accusation modifié et tombant sous le coup des articles 3 et 5 du Statut sont réunis. Il s’agit des éléments constitutifs du meurtre, de la torture, des actes inhumains, des traitements cruels, des atteintes à la dignité des personnes, du viol et de la persécution.

3. Eléments constitutifs des crimes reprochés en vertu des articles 3 et 5

a) Meurtre291

132. Il est de jurisprudence constante au TPIY et au TPIR de définir le meurtre comme le décès de la victime causé par un acte ou une omission de l’accusé, avec l’intention de donner la mort ou de porter des atteintes graves à l’intégrité physique, dont celui-ci devait raisonnablement prévoir qu’elles étaient susceptibles d’entraîner la mort292.

133. Kvocka, Prcac, Kos et Radic sont accusés de meurtre, crime contre l’humanité, en vertu de l’article 5 a) et de l’article 3 du Statut, pour le rôle qu’ils ont joué ou leur responsabilité dans le meurtre de Musulmans de Bosnie, de Croates de Bosnie et d’autres détenus non serbes au camp d’Omarska entre le 24 mai et le 30 août 1992, au nombre desquels se trouvent les victimes dont le nom figure aux annexes A à E de l’Acte d’accusation modifié (chefs 4 et 5).

134. Zigic est en outre accusé de meurtre en tant que crime de guerre et crime contre l’humanité pour les actes qu’il a commis dans les camps d’Omarska et de Keraterm à l’encontre de certaines personnes nommément désignées ou dans le cadre des incidents exposés dans l’Acte d’accusation modifié ou dans l’annexe correspondante (chefs 6 et 7).

135. Comme le montre le chapitre II du présent Jugement, il ne fait aucun doute que des meurtres ont été commis dans les camps. De nombreuses victimes ont été identifiées par leur nom, et les témoignages ont par ailleurs fait état de l’exécution d’hommes dont on n’a pas pu établir l’identité, de cadavres entassés près de la maison blanche et de la maison rouge, du meurtre de détenus le jour de Petrovdan et du massacre des Musulmans de Hambarine.

136. La Chambre de première instance est convaincue que les camps ont été le théâtre de meurtres au sens des articles 3 et 5 du Statut (meurtre et persécution). La part de responsabilité de chacun des accusés à cet égard est une question distincte qui sera abordée plus loin.

b) Torture

i) La présence d’un agent de l’Etat n’est pas requise

137. Selon la jurisprudence du Tribunal, on entend par torture des souffrances mentales et physiques aiguës délibérément infligées à une personne dans un but défendu, tel que par exemple obtenir des informations de la victime ou exercer une discrimination à son égard. Différents points de vue ont été exprimés dans la jurisprudence du Tribunal quant à savoir si, pour que ces actes soient qualifiés de torture, les souffrances doivent avoir été infligées par un agent de l’Etat ou un représentant des pouvoirs publics.

138. Dans le Jugement Kunarac, la Chambre saisie s’est écartée des définitions de la torture formulées précédemment par d’autres Chambres de première instance du TPIY293 et du TPIR294, en statuant qu’à la différence du droit international relatif aux droits de l’homme, le droit international humanitaire n’exige pas, pour que des faits soient qualifiés de torture, la participation d’un agent de l’État ou de toute autre personne investie d’une autorité295.

139. La Chambre souscrit à la conclusion de la Chambre de première instance Kunarac , qui a estimé que la condition requise par le droit international relatif aux droits de l’homme pour que des faits puissent être qualifiés de torture, à savoir la participation d’un agent de l’Etat, ne s’appliquait pas dans le cas de la responsabilité pénale individuelle pour des crimes internationaux relevant du droit international humanitaire ou du droit international pénal296.

140. La Chambre se range par ailleurs à l’avis exprimé par la Chambre de première instance Celebici, selon lequel les buts défendus énumérés dans la Convention contre la torture « ne constituent pas une liste exhaustive mais […] sont simplement cités à titre d’exemple297 », et elle fait observer que dans l’affaire Furundzija, la Chambre de première instance a conclu que le fait d’humilier la victime ou une tierce personne constituait un but défendu de la torture en droit international humanitaire298.

La Chambre appliquera en l’espèce la définition suivante de la torture :

i) la torture consiste à infliger, par un acte ou une omission, une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales ;

ii) l'acte ou l'omission doit être intentionnel ;

iii) la torture doit avoir été infligée dans un but défendu, tel que obtenir des renseignements ou des aveux, ou punir, intimider, humilier ou contraindre la victime ou une tierce personne ou encore [exercer à leur encontre une discrimination], pour quelque raison que ce soit.

ii) Douleur et souffrances aiguës

142. Allant dans le sens de l’interprétation de la torture tirée de la jurisprudence relative aux droits de l’homme299, la Chambre de première instance a indiqué dans l’affaire Celebici que c’est la gravité de la douleur ou des souffrances infligées qui distingue la torture d’infractions similaires300.

143. On n’a pas encore établi un seuil précis permettant de déterminer quel est le degré de souffrance nécessaire pour répondre à la définition de torture301. Lorsqu’elle est amenée à estimer la gravité de tel ou tel mauvais traitement, la Chambre de première instance doit tout d’abord juger de la gravité objective du mal infligé. Des critères subjectifs, tels que les conséquences physiques ou psychologiques pour la victime du traitement auquel celle-ci a été soumise et, dans certains cas, des facteurs tels que l’âge, le sexe ou l’état de santé de la victime, sont également pris en compte afin d’estimer la gravité du mal infligé302.

144. Le Rapporteur spécial sur la torture, les organes s’occupant des questions relatives aux droits de l’homme et les spécialistes du droit ont dressé la liste des actes qui sont considérés comme étant suffisamment graves pour constituer en soi des actes de torture et ceux qui sont susceptibles d’être qualifiés comme tels en fonction des circonstances303. Les sévices, les violences sexuelles, la privation de sommeil, de nourriture, de soins d’hygiène et de soins médicaux pendant une longue période, ainsi que le fait de menacer quelqu’un de le torturer, de le violer ou de tuer ses proches comptent au nombre des actes les plus communément cités comme pouvant être assimilés à la torture. La mutilation de parties du corps est le type même d’acte constituant en soi un acte de torture.

145. Selon la jurisprudence du TPIY et du TPIR, qui concorde sur ce point avec celle des organes s’occupant des questions relatives aux droits de l’homme304, le viol peut être assimilé à une douleur ou à des souffrances aiguës, et considéré comme un acte de torture si les autres éléments qualifiant la torture, tels que le but défendu, sont réunis305.

146. Dans plusieurs affaires mettant en cause le Zaïre, le Comité des droits de l’homme a conclu que les actes suivants, associés d’une manière ou d’une autre, constituaient des actes de torture : passages à tabac, décharges électriques sur les parties génitales, simulacres d’exécution, privation d’eau et de nourriture, supplice des « poucettes »306. Le Comité, lorsqu’il a examiné des plaintes déposées par des particuliers contre l’Uruguay et la Bolivie, a estimé que les passages à tabac systématiques, les électrochocs, les brûlures, le fait de pendre quelqu’un à une chaîne par les mains ou par les pieds (ou les deux), le fait d’immerger une personne de façon répétée dans un mélange de sang, d’urine, de vomissures et d’excréments (le supplice du sous-marin ou submarino), la station debout prolongée, les simulacres d’exécution et les amputations constituaient des actes de torture307.

147. Lors des procès qui se sont tenus au Japon au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, le Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient (« le Tribunal de Tokyo ») a conclu que les formes de torture les plus couramment infligées par les troupes d’occupation japonaises aux Alliés ou aux civils étaient « l’immersion dans l’eau, les brûlures, les décharges électriques, la station accroupie, la position en suspension, l’obligation de s’agenouiller sur des objets pointus et la flagellation 308 ». Il va sans dire qu’il est impossible de dresser une liste exhaustive de toutes les pratiques tortionnaires.

148. Bien que la torture entraîne souvent des séquelles permanentes pour la santé des personnes qui en sont victimes, ces séquelles ne sont pas une condition nécessaire pour que des actes soient qualifiés de torture.

149. Les atteintes à la santé physique ou mentale des victimes sont prises en considération lorsqu’il s’agit d’évaluer la gravité du mal infligé. La Chambre de première instance fait observer qu’il ne doit pas nécessairement y avoir de dommages corporels pour que des actes soient qualifiés de torture, puisque les atteintes à l’intégrité mentale sont une forme courante de torture. Par exemple, les souffrances mentales endurées par une personne contrainte d’assister aux graves sévices infligés à un proche peuvent atteindre le degré de gravité requis pour que ces actes soient qualifiés de torture. Ainsi, dans l’affaire Furundzija, la Chambre de première instance a conclu que le fait de contraindre une personne à assister aux graves violences sexuelles infligées à une femme qu’elle connaît constitue une forme de torture pour l’intéressé 309. La présence de spectateurs, plus particulièrement de membres de la famille, lorsqu’une personne subit un viol, entraîne pour celle-ci de graves souffrances mentales constitutives de torture.

150. S’agissant du caractère intentionnel des actes visés, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé dans l’affaire Aksoy c. Turquie que quand, par exemple, la victime a été dévêtue, a les mains liées dans le dos et est suspendue par les bras, « ce traitement ne peut avoir été infligé que délibérément ; en effet, sa réalisation exigeait une dose de préparation et d’entraînement310  ».

151. La Chambre de première instance, lorsqu’elle juge les actes commis, prend en considération le climat général qui régnait dans les camps, les conditions de détention, l’absence de soins médicaux aux victimes des sévices et le caractère répétitif ou systématique des mauvais traitements infligés aux détenus. Elle tient compte également du statut des victimes et des auteurs des actes visés. La nature, l’objet, la persistance et la gravité des sévices fournissent également des indices permettant de qualifier des actes de torture.

iii) Buts défendus

152. Il est admis dans la jurisprudence du TPIY et du TPIR que certains buts défendus peuvent être qualifiés de torture. Dans l’affaire Akayesu, la Chambre de première instance a retenu les buts défendus énumérés dans la Convention contre la torture, à savoir obtenir de la victime ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, punir la victime ou une tierce personne, intimider la victime ou la tierce personne ou faire pression sur elles, ou tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit311. Dans l’affaire Furundzija, la Chambre de première instance a ajouté à la liste des buts défendus l’intention d’humilier la victime312.

153. Dans l’affaire Celebici, la Chambre de première instance a souligné à juste titre qu’il n’était pas nécessaire que le but défendu fût le but unique ou principal quand sont infligées une douleur ou des souffrances aiguës313.

154. Appelées à interpréter les buts défendus de la torture, les Chambres de première instance ont systématiquement conclu qu’il y avait torture lorsque l’intention de l’auteur des actes incriminés était de punir ou d’obtenir des renseignements ou des aveux314. Le TPIY et le TPIR ont également établi que dans certains cas, la torture servait à exercer une discrimination fondée sur le sexe315. Par ailleurs, dans l’affaire Celebici, la Chambre de première instance a souligné que les actes de violence infligés dans les camps de détention étaient souvent commis dans le but « d’intimider non seulement la victime mais aussi d’autres détenus316 ».

155. Kvocka, Prcac, Kos et Radic sont accusés de torture en tant que crime de guerre et crime contre l’humanité pour les traitements infligés à des prisonniers musulmans, croates et d’autres non-Serbes de Bosnie au camp d’Omarska, notamment aux personnes et pour les actes mentionnés aux annexes A, B, C et E (chefs 8 et 9). Radic est également accusé de torture en tant que crime contre l’humanité et crime de guerre pour les actes de violence sexuelle commis à l’encontre de détenues au camp d’Omarska (chefs 14 et 16).

156. Zigic est par ailleurs accusé de torture en tant que crime contre l’humanité et crime de guerre pour les mauvais traitements et les sévices infligés à des prisonniers musulmans, croates et d’autres non-Serbes de Bosnie dans les camps d’Omarska, de Keraterm et de Trnopolje (chefs 11 et 12). Ces actes spécifiques sont exposés à l’annexe D.

157. Les parties ne contestent pas que dans les trois camps susmentionnés, les détenus étaient soumis à la torture telle que la définit la jurisprudence du Tribunal. La Chambre de première instance conclut que bon nombre des sévices, séances d’interrogatoire, humiliations et violences psychologiques exposés au chapitre II du présent Jugement ont été commis dans l’intention spécifique de punir les détenus soupçonnés d’avoir participé au soulèvement armé contre les forces serbes de Bosnie, et que d’autres actes ont été commis en vue d’obtenir des renseignements ou des aveux. Pratiquement tous les actes de violence physique ou psychologique ont été commis intentionnellement en vue d’intimider ou d’humilier les détenus non serbes ou d’exercer une discrimination à leur encontre.

158. La Chambre de première instance est convaincue que des actes de torture tombant sous le coup des articles 3 et 5 du Statut (torture et persécution) ont été commis au camp. La part de responsabilité de chacun des accusés à cet égard est une question distincte qui sera abordée plus loin.

c) Traitements cruels

159. Le Tribunal a systématiquement défini le traitement cruel, sanctionné par l’article 3 commun aux Conventions de Genève, comme un acte ou une omission intentionnel qui cause de grandes souffrances ou douleurs physiques ou mentales ou qui constitue une atteinte grave à la dignité humaine317.

160. Il convient, lorsqu’on évalue le degré de gravité du mal requis pour qu’un acte soit qualifié de traitement cruel, de tenir compte de l’objet et du but de l’article 3 commun, lequel vise à définir des normes minimales pour le traitement qui doit être réservé aux personnes ne participant pas directement aux hostilités.

161. La Chambre, suivant l’avis exprimé par la Chambre de première instance Celebici , considère que le degré de souffrance physique ou psychologique requis pour qualifier des actes de traitements cruels est moindre que dans le cas de la torture, bien qu’il doive être du même niveau que pour « le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé318 ». Dans l’affaire Celebici, la Chambre de première instance a conclu que le degré de souffrance requis pour qualifier des actes de traitements cruels ou inhumains est moindre que pour justifier des poursuites pour torture319. Dans l’affaire Blaskic, par exemple, la Chambre de première instance a considéré que l’utilisation de boucliers humains constituait un traitement cruel au sens de l’article 3 du Statut320.

162. Kvocka, Prcac, Kos et Radic sont accusés de traitements cruels pour les actes de torture et les sévices infligés à des prisonniers musulmans, croates et d’autres non-Serbes de Bosnie au camp d’Omarska, notamment aux personnes mentionnées aux annexes A, B, C et E (chef 10). Ils sont également accusés de torture à raison des mêmes actes.

163. Zigic est par ailleurs accusé de traitements cruels pour les actes de torture et les sévices infligés à des prisonniers musulmans, croates et d’autres non-Serbes de Bosnie dans les camps d’Omarska, de Keraterm et de Trnopolje (chef 13). Ces actes spécifiques sont exposés à l’annexe D.

164. Les violences psychologiques, les humiliations, le harcèlement et les conditions de détentions inhumaines qu’ont subis les détenus ont causé chez eux une douleur ou des souffrances aiguës. La Chambre de première instance conclut que des traitements cruels, en particulier sous la forme de sévices et de tentatives d’avilissement, ont été infligés dans les camps.

165. La Chambre de première instance est convaincue que des traitements cruels au sens de l’article 3 du Statut ont été commis. La part de responsabilité de chacun des accusés à cet égard est une question distincte qui sera abordée plus loin.

d) Atteintes à la dignité des personnes

166. L’article 3 commun aux Conventions de Genève interdit « les atteintes à la dignité des personnes, notamment les traitements inhumains et dégradants ». Comme l’indiquent les Jugements rendus par les Chambres de première instance Aleksovski et Kunarac, « la prohibition de l’infraction d’atteinte à la dignité des personnes est une sous-catégorie de l’interdiction plus générale des traitements inhumains édictée par l’article 3 commun321 ».

167. Dans l’affaire Kunarac, la Chambre de première instance a précisé que l’infraction requiert « i) que l’accusé soit l’auteur ou le complice d’un acte ou d’une omission généralement perçu comme gravement humiliant, dégradant ou comme autrement gravement attentatoire à la dignité humaine, et ii) qu’il ait su que l’acte ou omission pourrait avoir pareil effet322  ». Dans le Jugement Aleksovski, il a été souligné que « [l]’atteinte à la dignité des personnes est un acte motivé par le mépris de la dignité d’une autre personne. Par voie de conséquence, un tel acte doit être gravement humiliant ou dégradant pour la victime323 ». La Chambre de première instance Aleksovski fait également observer qu’il convient de tenir compte de critères subjectifs, tels que le tempérament ou la sensibilité propre à la victime, même si le critère de la « personne sensée » doit également être pris en considération324.

168. La Chambre de première instance souscrit au raisonnement formulé dans le Jugement Kunarac, selon lequel l’acte ou l’omission ne doit pas nécessairement avoir causé une souffrance durable à la victime. En effet, « les atteintes à la dignité sont constituées par tout acte ou omission dont on reconnaîtrait généralement qu’ils causent une humiliation, une dégradation grave ou qu’ils attentent autrement gravement à la dignité des personnes325 ». La Chambre de première instance a en outre conclu dans le Jugement Kunarac qu’il n’était pas nécessaire, pour établir l’élément moral de l’infraction, que l’auteur ait eu l’intention d’humilier, de ridiculiser ou de dégrader la victime 326, mais qu’il suffisait qu’il ait eu conscience que cet acte ou omission « pourrait causer une humiliation, une dégradation ou attenter autrement gravement à la dignité des personnes327 ».

169. La notion d’« atteintes à la dignité des personnes » a été comparée, dans la jurisprudence du Tribunal, aux traitements inhumains328. Les organes internationaux chargés de la défense des droits de l’homme ont estimé que des conditions de détention inadéquates pouvaient à elles seules être qualifiées de traitements inhumains ou dégradants ou les deux à la fois329.

170. Dans l’affaire Aleksovski, la Chambre de première instance a conclu que les actes suivants constituaient des atteintes à la dignité des personnes : l’utilisation de détenus comme boucliers humains ou pour creuser des tranchées330, les passages à tabac et le fait de maintenir des personnes vulnérables telles que des détenus dans une crainte permanente de se faire dépouiller de leurs biens ou de faire l’objet de sévices331. Dans les affaires Furundzija et Kunarac, les Chambres de première instance ont conclu que le viol et les autres formes de violences sexuelles, y compris le fait de contraindre une personne à rester nue en public, provoquent de graves souffrances physiques ou mentales et constituent une atteinte à la dignité des personnes332.

171. L’Acte d’accusation modifié reproche aux cinq accusés de s’être rendus coupables d’atteintes à la dignité des personnes à raison des mêmes faits que ceux justifiant le chef de persécution : meurtres, actes de torture, sévices, viols, violences sexuelles, harcèlement, humiliations, violences psychologiques et internement dans des conditions inhumaines (chef 3). Radic est en outre accusé séparément d’atteintes à la dignité des personnes (chef 17) pour les viols et violences sexuelles commis sur la personne de certaines détenues nommément désignées ou identifiées.

172. De l’avis de la Chambre de première instance, le meurtre ne peut en soi être qualifié d’atteinte à la dignité des personnes. Le meurtre suppose la mort de la victime, ce qui est une notion distincte de celle d’humiliation grave, de dégradation, ou d’atteinte à la dignité humaine. Les atteintes à la dignité concernent surtout les actes, omissions ou propos qui ne causent pas nécessairement de séquelles physiques durables, mais qui constituent néanmoins des infractions graves ne pouvant rester impunies.

173. Il ressort des éléments de preuve que les détenus étaient soumis à des traitements particulièrement humiliants et dégradants du fait des conditions de détention inappropriées dans lesquelles ils étaient maintenus au camp d’Omarska. Ils étaient contraints d’accomplir des actes avilissants exaltant la supériorité serbe, de soulager leurs besoins naturels dans leurs vêtements, et ils vivaient constamment dans la peur d’être la cible de violences physiques, psychologiques ou sexuelles, comme exposé au chapitre II du Jugement.

174. La Chambre de première instance conclut que des atteintes à la dignité des personnes au sens de l’article 3 du Statut ont été commises de façon répétée à l’encontre des détenus du camp d’Omarska. La part de responsabilité des différents accusés à cet égard est une question distincte qui sera abordée plus loin.

e) Viol

175. Le viol a été défini de façon succincte par la Chambre de première instance dans l’affaire Akayesu comme « tout acte de pénétration physique de nature sexuelle commis sur la personne d’autrui sous l’empire de la coercition333  ». Dans l’affaire Furundzija, la Chambre de première instance a défini les éléments objectifs du viol de la façon suivante :

i) la pénétration sexuelle, fut-elle légère :

a) du vagin ou de l’anus de la victime par le pénis ou tout autre objet utilisé par le violeur, ou

b) de la bouche de la victime par le pénis du violeur ;

ii) l’emploi de la force, de la menace ou de la contrainte contre la victime ou une tierce personne334.

176. Dans l’affaire Kunarac, cependant, la Chambre de première instance a considéré que le deuxième élément retenu dans le Jugement Furundzija constituait une condition plus restrictive que ne l’exigeait le droit international, et a conclu qu’il fallait l’interpréter comme signifiant « dès lors que cette pénétration sexuelle a lieu sans le consentement de la victime335  ». Le Jugement rendu dans l’affaire Kunarac souligne que le consentement à cet effet « doit être donné volontairement et doit résulter de l’exercice du libre arbitre de la victime, évalué au vu des circonstances336 », et que la question essentielle est de déterminer s’il y a eu ou non des violations graves de l’autonomie sexuelle337.

177. La Chambre de première instance souscrit aux critères énoncés dans le Jugement Kunarac, qui définit le viol comme une violation de l’autonomie sexuelle. Pour qu’un acte sexuel soit qualifié de viol :

i) l’acte sexuel doit s’accompagner de l’emploi de la force ou de la menace de son emploi envers la victime ou un tiers ;

ii) l’acte sexuel doit s’accompagner de l’emploi de la force ou de certaines autres circonstances qui rendent la victime particulièrement vulnérable ou la privent de la possibilité de refuser en connaissance de cause ; ou

iii) l’acte sexuel doit avoir lieu sans le consentement de la victime338.

178. Lorsqu’elle a examiné les allégations de viol dans l’affaire Celebici, la Chambre de première instance a souligné que la coercition est inhérente aux situations de conflit armé339. Dans l’affaire Furundzija, la Chambre de première instance a en outre souligné que « toute forme de captivité entraîne automatiquement un vice de consentement340  ». En l’espèce, la Chambre fait siennes ces conclusions.

179. L’élément moral du viol est constitué par l’intention de procéder à une pénétration sexuelle et par le fait de savoir qu’elle se produit sans le consentement de la victime341.

180. Dans l’affaire Akayesu, la Chambre de première instance a défini la violence sexuelle comme « tout acte sexuel commis sur la personne d’autrui sous l’empire de la coercition342 ». Ainsi, la violence sexuelle recouvre une notion plus large que le viol et comprend des crimes tels que l’esclavage sexuel ou les atteintes sexuelles343. Dans ladite affaire, la Chambre a par ailleurs souligné que l’acte de violence sexuelle, pour être constitué, ne devait pas nécessairement impliquer de contact physique et a cité à cet égard l’exemple d’une personne que l’on forcerait à rester nue en public344.

181. L’Acte d’accusation modifié mentionne l’acte de violence sexuelle comme un de ceux susceptibles d’être qualifiés de persécution lorsque l’intention requise est prouvée (chef 1). Par ailleurs, Mladjo Radic est accusé de viol en tant que crime contre l’humanité pour les agressions perpétrées sur certaines victimes désignées (chef 15).

182. Il ressort des éléments de preuve, comme le démontre le chapitre II du Jugement, que les détenues du camp d’Omarska ont été soumises à des actes de pénétration sexuelle par la force ou sous la contrainte, ainsi qu’à d’autres actes d’ordre sexuel commis en usant de la contrainte ou de la violence.

183. La Chambre de première instance est convaincue que des viols et d’autres formes de violences sexuelles tombant sous le coup des articles 3 et 5 du Statut (viol et persécution) ont été commis. La part de responsabilité de chacun des accusés à cet égard est une question distincte qui sera abordée plus loin.

f) Persécutions pour des raisons politiques, raciales ou religieuses

184. Dans l’affaire Tadic, la Chambre de première instance a défini comme suit les trois éléments constitutifs du crime de persécution : 1) l’existence d’un acte ou d’une omission à visée discriminatoire ; 2) le fait que cet acte ou cette omission se fonde sur des motifs religieux, raciaux ou politiques ; 3) la volonté de l’auteur de refuser à une personne l’exercice d’un droit fondamental345. Dans l’affaire Kupreskic, la Chambre de première instance a défini la persécution comme « le déni manifeste ou flagrant, pour des raisons discriminatoires, d’un droit fondamental consacré par le droit international coutumier ou conventionnel, et atteignant le même degré de gravité que les autres actes prohibés par l’article 5 du Statut 346 ».

185. La jurisprudence élaborée par le Tribunal indique que les actes de persécution comprennent les infractions énumérées dans d’autres alinéas de l’article 5347 ou dans d’autres articles du Statut348, ainsi que les actes qui n’y figurent pas mais qui emportent déni d’autres droits fondamentaux, à condition que les actes visés, pris ensemble ou séparément, atteignent le même degré de gravité que les autres crimes contre l’humanité prohibés par l’article 5 du Statut349. En outre, « les actes de persécution doivent être évalués dans leur contexte et non pas isolément, en prenant en considération leur effet cumulatif. Même si les actes, pris individuellement, peuvent ne pas être inhumains, leurs conséquences globales doivent choquer l’humanité à un point tel qu’elles peuvent être qualifiées d’"inhumaines"350  ».

186. Jusqu’ici, les Chambres de première instance du TPIY ont estimé que les actes suivants pouvaient être qualifiés de persécutions lorsqu’ils étaient commis avec l’intention discriminatoire requise : l’emprisonnement351, la détention illégale de civils352, les atteintes à la liberté individuelle353, l’assassinat354, la déportation ou le transfert forcé355, ainsi que « l’arrestation, le rassemblement, la séparation et le transfert forcé de civils aux centres de détention356 », la destruction généralisée de maisons et de biens357, la destruction de villes et villages et autres biens publics ou privés et le pillage de biens358, les attaques dirigées contre des villes ou villages359, le fait d’obliger une personne à creuser des tranchées et l’utilisation d’otages ou de boucliers humains360, la destruction ou la dégradation délibérée d’édifices consacrés à la religion ou à l’éducation361 et les violences sexuelles362. La Chambre de première instance fait aussi observer que la jurisprudence issue des procès tenus au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale indique que des actes ou omissions tels que le fait de refuser aux Juifs, en raison de leur appartenance religieuse, le droit de posséder un compte en banque, le droit à l’éducation ou à l’emploi, ou le droit de contracter un mariage avec la personne de leur choix constitue une forme de persécution363. Ainsi, des actes qui ne seraient pas en soi des crimes peuvent néanmoins être considérés comme tels et passibles de poursuites s’ils ont été commis dans une intention discriminatoire. Dans l’affaire Kordic, la Chambre de première instance a indiqué que «  [p]our ne pas porter atteinte au principe de la légalité, les actes pour lesquels un accusé est poursuivi sous le chef de persécution doivent constituer des crimes au regard du droit international au moment de leur perpétration364 ». Selon nous, il faut entendre par là que, pris ensemble ou séparément, les actes reprochés aux accusés dans l’Acte d’accusation modifié doivent constituer des persécutions, et non que chacun des actes discriminatoires allégués soit individuellement considéré comme une violation du droit international.

187. La Chambre de première instance considère que le crime de persécution, lorsqu’il s’agit des mêmes actes commis à l’encontre des mêmes victimes, recouvre les autres faits reprochés constituant à eux seuls des crimes contre l’humanité, dès lors qu’ils comportent un élément constitutif supplémentaire, celui de la discrimination pour l’un des motifs énumérés.

188. Il est reproché aux cinq accusés de s’être rendus coupables de persécutions en vertu de l’article 5 h) du Statut à raison des actes suivants commis à l’encontre de Musulmans de Bosnie, de Croates de Bosnie et d’autres non-Serbes : meurtres, actes de torture, sévices, viols, violences sexuelles, harcèlement, humiliations, violences psychologiques et internement dans des conditions inhumaines (chef 1 ).

189. L’assassinat, la torture et le viol sont expressément mentionnés aux alinéas a), f) et g) de l’article 5 du Statut et constituent des actes de persécution s’ils sont commis pour des motifs discriminatoires. L’internement dans des camps dans des conditions inhumaines peut relever des alinéas e) et i) du même article, lesquels prohibent « l’emprisonnement » et les « autres actes inhumains », et il répond également à la définition d’un acte de persécution.

190. La Chambre de première instance examinera à présent les accusations portées pour harcèlement, humiliations et violences psychologiques. Ces actes ne sont pas expressément mentionnés à l’article 5 du Statut, pas plus qu’ils ne constituent des infractions spécifiques en vertu d’autres articles du Statut. Pour que le harcèlement, les humiliations et les violences psychologiques puissent être qualifiés de persécution, ces actes doivent atteindre le même degré de gravité que les autres crimes contre l’humanité mentionnés ou reconnus comme tels, ou doivent, en conjonction avec d’autres crimes punissables en vertu de l’article 5, s’inscrire dans le cadre d’un comportement répondant aux critères requis pour qualifier le crime de persécution. Les conditions de détention qui régnaient dans le camp – où les détenus se trouvaient entassés à l’extrême dans des pièces exiguës et dépourvues de ventilation, devaient quémander de l’eau aux gardiens et se soulager dans leurs vêtements – constituaient en soi une forme de sévices, commis dans l’intention de harceler et d’humilier les détenus et de porter atteinte à leur intégrité mentale. Les réprimandes, brimades et menaces incessantes dont faisaient l’objet les prisonniers, notamment lorsque les gardiens exigeaient d’eux, sous la contrainte, qu’ils leur donnent de l’argent, ainsi que le fait d’enfermer les détenus dans des locaux exigus et infestés de poux, étaient des actes prémédités et témoignaient de la volonté des responsables du camp de causer des souffrances psychologiques aux détenus. Tout comme le viol ou le fait de forcer une personne à rester nue, qui sont considérés comme des crimes contre l’humanité ou comme un acte de génocide s’ils s’inscrivent dans le cadre d’une attaque dirigée contre une population civile ou s’ils sont utilisés à des fins génocidaires365, les traitements humiliants qui s’inscrivent dans le cadre d’une attaque discriminatoire dirigée contre une population civile peuvent, de concert avec d’autres crimes ou, dans certains cas extrêmes, à eux seuls, être également constitutifs de persécutions.

191. La Chambre de première instance est aussi convaincue que les conditions de détention effroyables et les traitements avilissants auxquels ont été soumis les détenus du camp d’Omarska étaient suffisamment dégradants et traumatisants pour constituer en tant que tels une atteinte à la dignité des personnes, s’élevant au rang de persécution, puisqu’elle a manifestement été commise dans une intention discriminatoire.

192. Outre le harcèlement, les humiliations et le traumatisme psychologique endurés quotidiennement au camp par les détenus, ceux-ci subissaient également des violences psychologiques lorsqu’ils devaient assister aux interrogatoires sous la torture de leurs compagnons d’infortune, aux actes de violence aveugle dont ceux-ci étaient victimes, ou qu’ils entendaient ce qui se passait. La Chambre de première instance est convaincue que le harcèlement, les humiliations et les violences psychologiques constituent des éléments matériels du crime de persécution.

193. La Chambre de première instance examinera à présent quel est l’élément moral requis pour qualifier la persécution de crime contre l’humanité en vertu des dispositions du Statut.

i) L’élément moral de la persécution

194. Le principal élément qui distingue le crime de persécution des autres crimes contre l’humanité est la discrimination qui le caractérise. Tout acte qualifié de crime contre l’humanité en vertu des autres alinéas de l’article 5 du Statut et répondant en outre à la condition supplémentaire de discrimination constitue un acte de persécution. Dans le cas du crime de persécution au sens de l’article 5 h) du Statut, il faut qu’il ait été commis pour des raisons politiques, raciales ou religieuses. En d’autres termes, l’intention discriminatoire requise pour que le crime de persécution soit constitué doit procéder de raisons politiques, raciales ou religieuses.

195. Dans l’affaire Tadic, la Chambre de première instance a indiqué que l’acte discriminatoire pouvait résulter de l’application de critères positifs ou négatifs. Elle a conclu qu’une attaque « dirigée seulement contre la population non serbe pour la raison qu’il s’agissait de non-Serbes » constituait une indication de l’intention discriminatoire requise366. En l’espèce, les personnes détenues au camp d’Omarska avaient été choisies en fonction de critères d’ordre politique, ethnique ou religieux, leurs caractéristiques particulières différant et étant proclamées différentes de celles de leurs geôliers et tortionnaires, lesquels étaient des Serbes de Bosnie. Lorsqu’il n’y a parmi les détenus que des non-Serbes ou des personnes suspectées de bienveillance envers ceux-ci, et qu’il n’y a parmi les auteurs des sévices que des Serbes ou leurs sympathisants, on ne peut décemment affirmer que le motif de ces sévices n’était pas l’appartenance religieuse, politique ou ethnique du groupe visé. La Chambre de première instance fait d’ailleurs observer que les personnes suspectées d’appartenir à un des groupes visés sont également susceptibles de faire l’objet de discriminations. Par exemple, si un Serbe de Bosnie suspecté de bienveillance envers les Musulmans de Bosnie faisait l’objet d’une agression, celle-ci pourrait être qualifiée d’acte de persécution367. De plus, lorsqu’une personne fait l’objet de violences parce qu’elle est suspectée d’appartenir au groupe des Musulmans, l’élément requis, à savoir la discrimination, existe quand bien même ces suspicions se révéleraient non fondées.

196. En l’espèce, l’Acte d’accusation modifié désigne le groupe visé par les persécutions comme étant celui des « Musulmans de Bosnie, Croates de Bosnie et autres non-Serbes de la région de Prijedor368 ». Il précise également que les actes incriminés visaient « les Musulmans, les Croates et certains autres non-Serbes de Bosnie369  » ou encore « les Musulmans et Croates de Bosnie de la municipalité de Prijedor370  ». Souscrivant à cet égard à la conclusion formulée par la Chambre de première instance Tadic371, laquelle a été également citée dans les Jugements Blaskic372 et Jelisic373, et se référant à la terminologie utilisée dans le Jugement portant condamnation rendu dans l’affaire Todorovic374, la Chambre de première instance est convaincue que le fait de s’en prendre délibérément aux seuls non-Serbes détenus au camp d’Omarska (ou à leurs seuls sympathisants), au motif de leur qualité de non-Serbes (ou de leur qualité de sympathisants de ceux-ci) constitue un acte de discrimination pouvant être qualifié de persécution.

197. La Chambre relève tout d’abord que les faits portés à sa connaissance auraient pratiquement tous été commis à l’encontre de détenus non serbes. Les victimes ont été la cible d’attaques pour des motifs discriminatoires. Si le critère requis est l’existence de motifs discriminatoires et non l’appartenance à un groupe déterminé, le motif discriminatoire en l’espèce est le fait de ne pas appartenir à un certain groupe, à savoir le groupe serbe. Au vu de l’ensemble des éléments de preuve, il ne fait aucun doute que les détenus non serbes du camp d’Omarska ont été, de façon délibérée et systématique, la cible de meurtres, d’actes de torture, de viols, de passages à tabac et d’autres formes de violences physiques et psychologiques. La plupart de ces atrocités ont apparemment été commises dans l’intention préméditée de créer un climat de violence et de terreur et de persécuter les détenus. De surcroît, les installations et les conditions au camp d’Omarska étaient telles que les prisonniers qui survivaient à leur interrogatoire étaient contraints d’endurer des conditions de vie tout à fait inadéquates, tout comme l’étaient leur alimentation et les soins médicaux. Les injures à connotation raciale, le fait de forcer les détenus musulmans et croates à entonner des chants serbes ou à se gifler, le fait de contraindre les détenus à se soulager dans leurs vêtements en raison du manque de toilettes, le fait de choisir exclusivement des non-Serbes pour leur faire subir des violences physiques, psychologiques ou sexuelles, ce sont là autant d’exemples de traitements discriminatoires et avilissants commis dans l’intention de persécuter les victimes. Accablés par la chaleur, que ce soit à l’extérieur, sur le béton brûlant de la pista, ou à l’intérieur, entassés dans des pièces dépourvues de toute ventilation, les non-Serbes détenus au camp d’Omarska étaient privés de leur droit fondamental à la vie, à la liberté et au respect de leur propriété et de leur intégrité physique et mentale, la violation des droits précités étant assimilée aux actes spécifiques sanctionnés par l’article 5 du Statut ou revêtant tout au moins le même degré de gravité. Ce déni de droits fondamentaux des détenus a été prouvé au-delà de tout doute raisonnable. De plus, il est indiscutable, au vu des sévices commis et des conditions terribles qui régnaient au camp, que les personnes qui participaient à son fonctionnement visaient exclusivement les non-Serbes ainsi qu’un petit groupe de Serbes suspectés d’être des sympathisants de groupes d’opposants, ce qui ne peut qu’inviter à conclure que les actes ou omissions en question ont été commis pour des motifs discriminatoires. La Chambre conclut que les éléments sont réunis pour que les faits exposés plus haut soient qualifiés de persécution en tant que crime contre l’humanité.

198. Il est indéniable que les attaques visaient spécifiquement les habitants non serbes de Prijedor et avaient pour objectif de les inciter à quitter le territoire ou d’assujettir ceux qui seraient restés sur place. Si les camps de Trnopolje et de Keraterm semblent avoir été mis en place l’un et l’autre dans le cadre d’un plan commun visant à atteindre cet objectif, c’est en revanche une certitude en ce qui concerne le camp d’Omarska.

ii) Peut-on déduire l’intention discriminatoire de l’auteur de sa « participation en connaissance de cause » à l’entreprise criminelle ?

199. Une question subsidiaire est de déterminer si l’intention discriminatoire de l’auteur ou coauteur d’un crime sous-jacent ou des participants à une entreprise criminelle commune peut être déduite de leur participation en connaissance de cause à l’attaque discriminatoire ou à l’entreprise criminelle.

200. S’agissant du crime de persécution, en plus de l’intention de commettre le crime sous-jacent, une intention supplémentaire est requise375, à savoir l’intention spécifique d’exercer une discrimination pour des raisons politiques, raciales ou religieuses. Cette intention discriminatoire spécifique vient donc se greffer sur l’intention de commettre l’acte sous-jacent (meurtre, viol, torture, etc.) et sur l’élément moral requis pour qualifier les crimes contre l’humanité (la connaissance d’un contexte d’attaque généralisée ou systématique dirigée contre une population civile)376. Dans l’affaire Kupreskic, la Chambre de première instance a souligné que l’élément moral requis pour qualifier le crime de persécution est « plus strict que pour les crimes contre l’humanité habituels, tout en demeurant en-deçà de celui requis pour le génocide 377 ». Toujours dans cette affaire, la Chambre de première instance a résumé de la manière suivante les conditions requises pour justifier une accusation de persécution : « a) les éléments requis par le Statut pour tous les crimes contre l’humanité [doivent être réunis], b) [il faut qu’il y ait] [...] déni manifeste ou flagrant d’un droit fondamental, atteignant le même degré de gravité que les autres actes prohibés par l’article 5 du Statut, c) [il faut] des raisons discriminatoires378.  »

201. Dans l’affaire Kordic, la Chambre de première instance a conclu que pour satisfaire à l’élément moral plus strict requis pour constituer le crime de persécution, « l’accusé doit avoir fait siens les objectifs visés par la politique discriminatoire mise en place379  ». Les différentes Chambres de première instance ont à plusieurs reprises déduit l’intention discriminatoire de l’auteur de sa participation, intentionnelle ou en connaissance de cause, à une campagne de violences systématiques commises à l’encontre d’un groupe ethnique, religieux ou politique spécifique. La Chambre de première instance Jelisic a considéré dans son Jugement que l’intention discriminatoire de l’accusé pouvait être déduite du fait que ce dernier avait agi « en conscience dans le cadre d’exactions massives ou systématiques commises uniquement à l’encontre d’un groupe précis380 ». La Chambre de première instance Kupreskic a conclu dans son Jugement que quatre des accusés avaient partagé la même intention discriminatoire au motif qu’ils avaient participé de concert à certains événements survenus en Bosnie centrale entre octobre 1992 et le 16 avril 1993381. Dans le Jugement Kordic, la Chambre a déduit l’intention discriminatoire des accusés en se fondant sur leur participation directe à l’entreprise criminelle commune382. Elle a ainsi conclu que l’intention discriminatoire de l’auteur pouvait être déduite de la participation en connaissance de cause de celui-ci à un système ou une entreprise exerçant une discrimination pour des raisons politiques, raciales ou religieuses.

202. La Chambre de première instance conclut que l’ensemble des actes repris sous le premier chef de l’Acte d’accusation modifié ont bien été commis au camp d’Omarska, et que ces actes ou omissions ont été commis à la fois systématiquement et aveuglément par les responsables du camp dans l’exercice des fonctions qui leur avaient été attribuées et par des personnes réagissant de façon spontanée et opportuniste, sachant que les actes de violence commis au camp ne seraient pas punis, et agissant les uns comme les autres dans l’intention d’exercer une discrimination contre les non-Serbes détenus au camp et de les assujettir.

203. La Chambre de première instance fait observer que, s’agissant de certains faits reprochés à l’un ou l’autre des accusés, il reste à déterminer s’ils peuvent effectivement être qualifiés de persécution. Par exemple, si la Chambre ne doute pas que des sévices ont été infligés à des non-Serbes dans une intention discriminatoire au camp d’Omarska, les violences subies par certaines victimes n’étaient peut-être pas motivées par une intention discriminatoire, mais par des raisons purement personnelles383. Lorsque, dans le cas de certains accusés, la question s’est posée de savoir s’ils avaient commis un acte pour des raisons discriminatoires ou sans y avoir participé en connaissance de cause ou de manière délibérée, la Chambre déterminera si l’Accusation a établi que l’acte en question a été commis pour des motifs discriminatoires ou non384.

204. La Chambre de première instance est convaincue que les personnes ayant participé au fonctionnement du camp d’Omarska se sont rendues coupables de persécution au sens de l’article 5 h) du Statut. La part de responsabilité de chacun des accusés à cet égard est une question distincte qui sera abordée plus loin.

205. La Chambre de première instance prend aussi acte des accords de plaidoyer conclus par les parties dans l’affaire du camp de Keraterm, en application desquels les accusés et l’Accusation sont convenus de retenir la persécution en tant que crime contre l’humanité pour justifier la condamnation de trois anciens employés du camp (Sikirica, Dosen et Kolundzija)385. Ces accords de plaidoyer indiquent expressément que deux des accusés (Dosen et Kolundzija ) n’ont pas commis personnellement ou n’ont pas laissé commettre les crimes perpétrés à Keraterm, et qu’ils ont même essayé d’empêcher que certains crimes soient commis ou encore d’améliorer les conditions qui régnaient dans le camp. La Chambre de première instance III a admis ces accords de plaidoyers, estimant qu’il existait des faits suffisants pour déclarer les accusés coupables de persécution en tant que crime contre l’humanité386. Cette décision tend ainsi à confirmer que les personnes qui n’ont pas personnellement commis les crimes visés et qui se révèlent être des acteurs d’une importance relativement moindre peuvent être déclarés coupables de persécution en tant que crime contre l’humanité en vertu de l’article 5 du Statut. Les plaidoyers de culpabilité des accusés se fondaient apparemment sur le fait que ceux-ci savaient que des crimes étaient monnaie courante au camp de Keraterm et qu’ils ont néanmoins continué à exercer les fonctions qui leur avaient été attribuées et à participer au fonctionnement du camp387.

g) Actes inhumains

206. L’article 5 i) du Statut est une clause résiduelle. Il s’applique à des actes qui ne tombent sous le coup d’aucun autre alinéa de l’article 5 et qui présentent le même degré de gravité que les autres crimes qui y sont énumérés388. S’appuyant sur la définition formulée dans le Jugement Blaskic389, la Chambre de première instance, dans le Jugement Kordic, a estimé que pour être qualifiés d’ « actes inhumains », les faits incriminés doivent constituer des atteintes intentionnelles graves à l’intégrité physique ou mentale de la victime, dont la gravité doit être appréciée au cas par cas390.

207. Dans le Jugement Kupreskic, la Chambre de première instance a fait référence aux normes internationales relatives aux droits de l’homme pour définir les actes inhumains prohibés. Elle y indique en particulier que les traitements inhumains ou dégradants sont prohibés en vertu du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (article 7), de la Convention européenne des droits de l’homme (article 3), et de la Convention interaméricaine relative aux droits de l’homme (article 5)391. La Chambre de première instance fait observer que les traitements inhumains sont également prohibés par la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (article 5)392.

208. Selon la jurisprudence du Tribunal, les mutilations et autres formes de sévices graves, les voies de fait et autres actes de violence393, les atteintes graves à l’intégrité physique et mentale394, le transfert forcé395, les traitements inhumains ou dégradants396, la prostitution forcée397 et la disparition forcée 398 entrent dans cette catégorie.

209. La Chambre de première instance conclut que des actes inhumains au sens de l’article 5 du Statut (actes inhumains et persécutions) ont été commis au camp d’Omarska. Il ressort des éléments de preuve que les détenus y étaient soumis à des atteintes graves à leur intégrité physique et mentale, prenant la forme de sévices, d’actes de torture, de violences sexuelles, d’humiliations, de harcèlement, de violences psychologiques et d’internement dans des conditions inhumaines.

210. La part de responsabilité de chacun des accusés à cet égard est une question distincte qui sera abordée plus loin.

211. Du fait du caractère cumulatif de certaines charges retenues à raison des mêmes faits sous-jacents, la Chambre examinera à présent la question du cumul de déclarations de culpabilité.

B. CUMUL DE DECLARATIONS DE CULPABILITE

212. En l’espèce, la question du cumul de déclarations de culpabilité se pose dans de nombreux cas où les mêmes crimes sont sanctionnés par différents articles du Statut (par exemple le meurtre en tant que violation de l’article 3 du Statut, et l’assassinat en tant que violation de l’article 5 du Statut), et où les mêmes crimes ou des crimes similaires sont réprimés à raison des mêmes actes en vertu de différents alinéas d’un même article du Statut (par exemple le meurtre sanctionné par l’article 5 du Statut sous la qualification d’assassinat, de persécutions et d’actes inhumains). Nous examinerons ci-dessous ce que dit à ce sujet la jurisprudence du TPIY et du TPIR. Dans chaque cas, la Chambre de première instance doit déterminer sous quel (s) chef(s) d’accusation elle peut déclarer les accusés coupables à raison d’un même comportement criminel.

1. Le droit applicable

213. Dans l’affaire Celebici, la Chambre d’appel s’est prononcée sur la question du cumul de déclarations de culpabilité du chef de crimes de guerre sanctionnés par les articles 2 et 3 du Statut (respectivement infractions graves aux Conventions de Genève et violations des lois ou coutumes de la guerre). Elle y a défini un double critère (deux sous-critères), qui a ensuite été appliqué par des Chambres de première instance appelées à se prononcer sur un cumul de déclarations de culpabilité en application des articles 3 et 5 du Statut399. En outre, la Chambre d’appel Jelisic a suivi le même raisonnement que dans l’Arrêt Celebici, s’agissant d’accusations portées en vertu des articles 3 et 5 du Statut400.

214. Selon le double critère défini par la Chambre d’appel Celebici (le «  Critère »), un cumul de déclarations de culpabilité se justifie, à raison d’un même comportement criminel et sur la base de différentes dispositions du Statut, « si chacune des dispositions comporte un élément nettement distinct qui fait défaut dans l’autre. Un élément est nettement distinct s’il exige la preuve d’un fait que n’exigent pas les autres401 ». Si les faits incriminés réunissent les conditions requises pour constituer plusieurs infractions, mais que ces infractions ne comportent pas chacune un élément nettement distinct (ce qui exclut le cumul de déclarations de culpabilité), la Chambre de première instance doit alors décider de quelle infraction elle déclarera les accusés coupables. Pour ce faire, elle « doit se fonder sur la disposition la plus spécifique. Ainsi, si un ensemble de faits est régi par deux dispositions dont l’une comporte un élément supplémentaire nettement distinct, la Chambre se fondera uniquement sur cette dernière disposition pour déclarer l’accusé coupable402 ».

215. En application de ce Critère, la Chambre de première instance déterminera l’élément nettement distinct de chacun des crimes allégués. Si l’application du premier sous -critère conduit la Chambre à ne prononcer qu’une seule déclaration de culpabilité, elle devra, conformément au second sous-critère, choisir la disposition pénale la plus spécifique.

2. Application du Critère aux incriminations en concours énumérées dans
l’Acte d’accusation modifié

a) Les différentes qualifications données aux meurtres

216. La Chambre de première instance a conclu que des meurtres avaient été commis aux camps d’Omarska et de Keraterm pendant la période visée par l’Acte d’accusation modifié. Dans cet acte d’accusation, ces meurtres font l’objet du cumul de qualifications suivant : persécutions prenant la forme de meurtres sanctionnés par l’article 5 h) du Statut (chef 1), actes inhumains commis à travers les meurtres visés à l’article 5 i) du Statut (chef 2), atteintes à la dignité des personnes prenant la forme de meurtres sanctionnés par l’article 3 1) c) des Conventions de Genève (chef 3), meurtres aux termes de l’article 3) 1) a) des Conventions de Genève (chefs 5 et 7) et assassinats aux termes de l’article 5 a) du Statut (chefs 4 et 6).

217. La Chambre de première instance a conclu qu’il n’était pas justifié de qualifier les meurtres d’atteintes à la dignité des personnes, au sens de l’article 3 1) c ) des Conventions de Genève de 1949. Par conséquent, la question du cumul de déclarations de culpabilité ne se pose pas dans le cadre de la relation entre cette incrimination et les autres accusations de meurtre. La Chambre rappelle également le caractère subsidiaire de l’incrimination d’autres actes inhumains en tant que crime contre l’humanité et conclut que, si l’incrimination de persécutions est établie, les actes inhumains doivent plutôt constituer une sous-qualification du chef de persécutions.

218. La Chambre de première instance examinera tout d’abord le cumul de déclarations de culpabilité fondées sur les articles 3 et 5 du Statut pour les crimes qui relèvent d’un même comportement criminel. Elle déterminera ensuite s’il est justifié de déclarer les accusés coupables de deux ou de plusieurs crimes à raison d’un même comportement en vertu du même article du Statut.

219. Dans l’Arrêt Jelisic, la Chambre d’appel a établi que chacun des crimes visés aux articles 3 et 5 du Statut « comport[ait] une composante spécifique que ne comport[ait] pas l’autre403 ». L’article 3 exige « un lien étroit entre les actes de l’accusé et le conflit armé », tandis que l’article 5 requiert « la preuve que l’acte incriminé s’inscri[t] dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique contre une population civile 404 ». Il est donc possible de déclarer les accusés coupables de meurtre ou d’autres crimes en vertu à la fois des articles 3 et 5 du Statut puisque chaque article comporte un élément exigeant la preuve d’un fait que n’exige pas l’autre405.

220. S’agissant de la relation entre les meurtres faisant l’objet d’un cumul de qualifications au sens des articles 5 a) (assassinat) et 5 h) (persécutions) du Statut, la présente Chambre a déjà conclu dans le Jugement Krstic que l’incrimination de persécutions prenant la forme de meurtres sanctionnés par l’article 5 h) comportait un élément supplémentaire nettement distinct par rapport à l’assassinat sanctionné par l’article 5 a), à savoir une intention discriminatoire. L’assassinat aux termes de l’article 5 a) ne contient quant à lui aucun élément spécifique que ne comporte pas l’accusation de meurtre au sens de l’article 5 h). Ainsi, si l’on déclare les accusés coupables de ces crimes en vertu des deux articles susmentionnés, il conviendra, conformément au second sous-critère, de retenir l’accusation de persécutions, puisqu’elle est plus spécifique que celle d’assassinat au sens de l’article 5 a).

221. Par conséquent, pour déclarer un accusé coupable du meurtre dont il est reconnu pénalement responsable, la Chambre de première instance peut se fonder à la fois sur l’article 3 (meurtre en tant que violation des lois ou coutumes de la guerre – chefs 5 et 7) et soit l’article 5 h) (persécutions prenant la forme de meurtres – chef 1), soit l’article 5 a) (chefs 4 et 6). Cependant, si ce meurtre s’inscrit dans le cadre d’une incrimination de persécutions, les accusations de meurtre en tant que crime contre l’humanité doivent être rejetées.

b) Les différentes qualifications données aux actes de torture

222. La Chambre de première instance a conclu que les actes de torture allégués dans l’Acte d’accusation modifié avaient été commis au camp d’Omarska. Ces actes font l’objet du cumul de qualifications suivant : persécutions commises à travers les actes de torture visés à l’article 5 h) du Statut (chef 1), autres actes inhumains aux termes de l’article 5 i) du Statut (chef 2), atteintes à la dignité des personnes au sens de l’article 3 1) c) des Conventions de Genève (chef 3), torture en vertu de l’article 5 f) du Statut (chefs 8 et 11), torture sous l’article 3 1) a) des Conventions de Genève (chefs 9 et 12) et traitements cruels aux termes de l’article 3 1) a) des Conventions de Genève (chefs 10 et 13).

223. Le Critère sera d’abord appliqué en vue de déterminer s’il est possible de déclarer les accusés coupables en vertu tant de l’article 3 que de l’article 5 du Statut. La Chambre de première instance déterminera ensuite si se justifie un cumul de déclarations de culpabilité à raison d’un même comportement sur la base de différentes infractions sous-jacentes sanctionnées par un même article du Statut.

i) Relation entre les infractions relevant de différents articles du Statut ( articles 3 et 5)

224. Nous l’avons vu, s’agissant de la relation entre les infractions visées aux articles 3 et 5 du Statut, il ressort de la jurisprudence constante du Tribunal qu’il est possible de déclarer un accusé coupable en vertu à la fois de l’article 3 et de l’article 5 du Statut, puisque chacun de ces articles comporte un élément nettement distinct.

ii) Relation entre les infractions relevant d’un même article du Statut (article 3)

225. S’agissant de la relation entre la torture aux termes de l’article 3 1) a) des Conventions de Genève, les traitements cruels visés à ce même article 3 1) a ) et les atteintes à la dignité des personnes au sens de l’article 3 1) c) des Conventions de Genève, la Chambre de première instance doit tout d’abord déterminer laquelle de ces infractions comprend un élément spécifique nettement distinct que ne requièrent pas les autres. Les infractions sanctionnées par l’article 3 du Statut en tant que violation de l’article 3 commun aux Conventions de Genève exigent que les crimes soient commis contre une personne ne participant pas activement aux hostilités et qu’ils soient étroitement liés au conflit armé. La torture se définit comme un acte ou une omission par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales sont intentionnellement infligées à une personne et ce, en tout ou en partie, dans un but défendu. Un traitement cruel est un acte ou une omission intentionnel qui cause de graves souffrances ou douleurs, mentales ou physiques, ou constitue une atteinte grave à la dignité humaine406. Par atteintes à la dignité des personnes, on entend un acte ou une omission généralement perçu comme gravement humiliant, dégradant ou comme autrement gravement attentatoire à la dignité humaine407.

226. Le crime de torture comporte un élément spécifique nettement distinct que ne requièrent pas les infractions de traitements cruels ou d’atteintes à la dignité des personnes, à savoir l’exigence d’un but défendu. Chacun de ces crimes implique une souffrance physique ou psychologique. La Chambre de première instance a déjà précisé que le seuil de douleur ou de souffrance était plus élevé pour la torture que pour les traitements cruels. Le degré plus élevé de souffrance infligée dans le cadre de la torture constitue donc un autre élément spécifique nettement distinct et rend cette infraction plus spécifique. Par conséquent, la Chambre ne peut déclarer les accusés coupables de torture, de traitements cruels et d’atteintes à la dignité des personnes à raison d’un même comportement criminel. Conformément au second sous -critère, la Chambre doit choisir l’infraction la plus spécifique. La définition du crime de torture étant plus spécifique que celles des infractions de traitements cruels et d’atteintes à la dignité des personnes, il convient de retenir la torture sanctionnée par l’article 3 1) a) des Conventions de Genève et d’écarter les traitements cruels et les atteintes à la dignité des personnes visées respectivement aux articles  3 1) a) et 3) 1) c) desdites Conventions.

iii) Relation entre les infractions relevant d’un même article du Statut (article 5)

227. S’agissant de la relation entre la torture sanctionnée par l’article 5 f) du Statut et les persécutions commises à travers les actes de torture visés à l’article 5 h), notons que l’incrimination de persécutions comprend un élément spécifique que ne requiert pas l’accusation de torture, à savoir l’exigence d’une discrimination pour des raisons politiques, raciales et religieuses. L’application du premier sous -critère n’autorise pas à déclarer les accusés coupables en vertu à la fois des articles 5 f) et 5 h) du Statut à raison du même comportement. Par conséquent, conformément au second sous-critère, il convient de retenir l’infraction la plus spécifique, à savoir celle de persécutions. Si la Chambre de première instance conclut que la torture est une sous-qualification du crime de persécutions, l’infraction de torture visée à l’article 5 f) du Statut doit être écartée.

228. S’agissant de la relation entre l’infraction d’autres actes inhumains visée à l’article 5 i) du Statut et celle de persécutions sanctionnée par l’article 5 h), la Chambre de première instance a déjà relevé le caractère subsidiaire des actes inhumains. Par conséquent, si un des actes inhumains incriminés constitue une sous -qualification du crime de persécutions, il convient de rejeter l’incrimination d’actes inhumains aux termes de l’article 5 i) du Statut. Ici encore, conformément au Critère, si les faits incriminés réunissent les conditions voulues pour constituer plusieurs infractions, mais que ces infractions ne comportent pas chacune un élément nettement distinct (ce qui exclut le cumul de déclarations de culpabilité), la Chambre de première instance doit décider de quelle infraction elle déclarera les accusés coupables. Le principe qui dicte ce choix est le suivant : la disposition qui régit l’infraction requérant un élément nettement distinct est celle qu’il convient de retenir pour prononcer une déclaration de culpabilité.

c) Les différentes qualifications données aux actes de viol/violence sexuelle

229. La Chambre de première instance a conclu que des viols et d’autres formes de violences sexuelles avaient été commis au camp d’Omarska. Dans l’Acte d’accusation modifié, ces viols et violences sexuelles font l’objet du cumul de qualifications suivant : persécutions commises à travers les actes de viol et de violence sexuelle sanctionnés par l’article 5 h) du Statut (chef 1), torture aux termes de l’article 5 f) du Statut (chef 14), viol en vertu de l’article 5 g) du Statut (chef 15), autres actes inhumains au sens de l’article 5 i) du Statut (chef 2), atteintes à la dignité des personnes sanctionnées par l’article 3 1) c) des Conventions de Genève (chefs  3 et 17) et torture sous l’article 3 1) a) des Conventions de Genève (chef 16).

i) Relation entre les infractions relevant de différents articles du Statut ( articles 3 et 5)

230. La Chambre de première instance a déjà conclu que tant les infractions visées à l’article 3 que celles sanctionnées par l’article 5 du Statut pouvaient être retenues, puisque le Tribunal est autorisé à déclarer un accusé coupable en vertu de ces deux articles à raison du même comportement.

ii) Relation entre les infractions relevant d’un même article du Statut (article 3)

231. Nous l’avons vu, il n’est pas possible de déclarer un accusé coupable à la fois d’atteintes à la dignité des personnes en vertu de l’article 3 1) c) des Convention de Genève et de torture au sens de l’article 3 1) a) desdites Conventions. Ainsi, si l’infraction de torture est établie, il convient de la préférer à celle d’atteintes à la dignité des personnes.

iii) Relation entre les infractions relevant d’un même article du Statut (article 5)

232. Comme la Chambre de première instance l’a déjà conclu, si l’incrimination de persécutions est établie, l’accusation d’autres actes inhumains portée à raison du même comportement doit être rejetée.

233. La Chambre se penche à présent sur la relation entre les persécutions sanctionnées par l’article 5 h), la torture visée à l’article 5 f) et le viol réprimé par l’article  5 g). Le crime de viol exige qu’il y ait pénétration sexuelle, tandis que celui de torture requiert qu’une douleur ou des souffrances aiguës soient infligées à une personne dans un but défendu. Ainsi, conformément au raisonnement de la Chambre Kunarac, un accusé peut être en même temps déclaré coupable de ces deux infractions, pour autant que les éléments requis par chacune d’entre elles soient présents408. Cependant, nous l’avons vu, le crime de persécutions comporte un élément nettement distinct par rapport à celui de torture, à savoir l’intention discriminatoire. C’est cette même intention discriminatoire qui distingue aussi le crime de persécutions des éléments constitutifs du viol. Par conséquent, lorsque le même acte est à la fois qualifié de viol, de torture et de persécutions aux termes de l’article 5 du Statut, la Chambre de première instance ne peut retenir que l’infraction de persécutions.

234. En résumé, lorsque le même acte remplit les conditions requises pour être considéré comme un acte à la fois de viol, de torture et de persécution, la Chambre de première instance peut seulement déclarer un accusé coupable de torture et de viol en tant que violations des lois ou coutumes de la guerre (articles 3 1) a) et c) des Conventions de Genève)409 et de persécutions en tant que crime contre l’humanité (article 5 h) du Statut). Il convient de rejeter les autres qualifications données à cet acte.

d) Les différentes qualifications données aux actes de harcèlement, d’humiliation, de violence psychologique et d’internement dans des conditions inhumaines

235. La Chambre de première instance a conclu que des détenus du camp d’Omarska avaient été victimes de harcèlement, d’humiliations ou d’autres violences psychologiques et d’internement dans des conditions inhumaines. Dans l’Acte d’accusation modifié, ces actes font l’objet du cumul de qualifications suivant : persécutions aux termes de l’article 5 h) du Statut (chef 1), autres actes inhumains au sens de l’article 5 i) du Statut (chef 2) et atteintes à la dignité des personnes en vertu de l’article 3 1) c) des Conventions de Genève (chef 3).

236. La Chambre de première instance a déjà conclu que tant les infractions visées à l’article 3 que celles sanctionnées par l’article 5 du Statut pouvaient être retenues, ce qui l’autorise à déclarer un accusé coupable en vertu de ces deux articles à raison du même comportement.

237. Nous l’avons vu, les infractions visées à l’article 5 i) du Statut (autres actes inhumains) doivent être rejetées si elles constituent une sous-qualification du crime de persécution.

238. Au vu de ce qui précède, si la Chambre de première instance reconnaît les accusés responsables de plusieurs crimes à raison des mêmes actes de harcèlement, d’humiliation, de violence psychologique et d’internement dans des conditions inhumaines, elle peut seulement les déclarer coupables d’atteintes à la dignité des personnes en tant que crime de guerre (article 3 des Conventions de Genève) et de persécutions en tant que crime contre l’humanité (article 5 h) du Statut).

239. Selon la Chambre de première instance, il va de soi que la question du cumul de déclarations de culpabilité ne se pose que lorsqu’il s’agit du même acte sous-jacent.

C. THEORIES DE LA RESPONSABILITE

1. Introduction

240. L’article 7 du Statut, en vertu duquel le Tribunal peut déclarer une personne responsable à titre individuel et en tant que supérieur hiérarchique, dispose comme suit :

1. Quiconque a planifié, incité à commettre, ordonné, commis ou de toute autre manière aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter un crime visé aux articles 2 à 5 du présent statut est individuellement responsable dudit crime.

2. […]

3. Le fait que l’un quelconque des actes visés aux articles 2 à 5 du présent statut a été commis par un subordonné ne dégage pas son supérieur de sa responsabilité pénale s’il savait ou avait des raisons de savoir que le subordonné s’apprêtait à commettre cet acte ou l’avait fait et que le supérieur n’a pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher que ledit acte ne soit commis ou en punir les auteurs.

241. Comme l’indique l’Acte d’accusation modifié, les accusés doivent répondre de leur « participation » aux crimes sanctionnés par l’article 7 1) du Statut. En vertu de l’article 7 3) du Statut, il est également, ou alternativement, reproché à Kvocka, Prcac, Kos et Radic d’être responsables, en leur qualité de supérieurs hiérarchiques, de crimes visés aux chefs 1 à 5 et 8 à 10. En outre, Zigic est accusé d’avoir directement participé aux sévices décrits aux chefs 6 et 7 et 11 à 13 et réprimés par l’article 7 1) du Statut, tout comme Radic se voit reprocher, en vertu de ce même article, d’avoir personnellement commis les viols et les violences sexuelles énoncés aux chefs 14 à 17.

2. La responsabilité pénale individuelle au titre de l’article 7 1) du Statut

242. En vertu de l’article 7 1) du Statut, les accusés doivent répondre de leur « participation » aux crimes allégués dans l’Acte d’accusation modifié. Dans cet acte, il est précisé que le terme « participation » retenu dans chaque chef vise à lui seul à désigner « [q]uiconque a planifié, incité à commettre, ordonné, commis ou de toute autre manière aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter les actes et omissions410… ». Cependant, malgré cette précision, il est allégué dans la plupart des paragraphes de ce même acte d’accusation que les accusés ont « incité à commettre, commis ou de toute autre manière aidé et encouragé » les crimes énumérés. Par conséquent, le terme « participation » a généralement un sens assez large411.

243. Selon la jurisprudence du TPIY et du TPIR, l’« incitation » consiste dans le fait de « provoquer autrui à commettre une infraction »412  ; le fait de « commettre » un crime « couvre la perpétration physique d’un crime ou l’omission coupable d’un acte requis en vertu d’une règle de droit pénal »413  ; le fait « d’aider et d’encourager » revient à « apporter une contribution substantielle à la commission d’un crime »414.

244. En outre, l’« entreprise criminelle commune » engage une forme de responsabilité pénale dont la Chambre d’appel a conclu qu’elle était implicitement couverte par l’article 7 1) du Statut. La responsabilité individuelle est ainsi engagée en raison de la participation (au sens large du terme) à une entreprise criminelle commune visant à commettre un crime qui relève de la compétence du Tribunal415.

245. L’Accusation plaide pour l’application de la théorie de l’entreprise criminelle commune telle qu’exposée par la Chambre d’appel Tadic416, en vertu de l’article 7 1) du Statut, et affirme que les accusés ont agi de concert dans le cadre d’une telle entreprise417.

246. Pour la Défense de Kvocka, l’Accusation n’avait pas à évoquer la responsabilité liée à la participation à une entreprise criminelle commune dans son Mémoire préalable au procès. La Défense soutient qu’il s’agit là d’une manœuvre visant à imputer aux accusés une responsabilité qui n’a pas été alléguée dans l’Acte d’accusation modifié, et que « l’Accusation devrait et aurait dû être forcée à se limiter dans la présentation de ses moyens aux chefs dudit acte d’accusation418  ». La Chambre de première instance convient que l’Acte d’accusation modifié doit faire ressortir clairement la thèse de l’Accusation et énoncer les chefs de manière suffisamment précise pour permettre aux accusés de préparer efficacement leur défense, et que l’Accusation doit assurément limiter la présentation de ses moyens aux chefs formulés dans ledit acte419. Cependant, la Chambre accepte la thèse développée par la Chambre d’appel Tadic et le Procureur dans son Acte d’accusation modifié, à savoir que la responsabilité liée à la participation à un crime dans le cadre d’une entreprise criminelle commune est couverte par l’article 7 1) du Statut. Faisant référence à la fois à la nature des crimes internationaux et à l’objet et au but du Statut du Tribunal, la Chambre d’appel a conclu :

... on peut en conclure que le Statut ne se contente pas de conférer compétence à l’encontre des personnes qui planifient, incitent à commettre, ordonnent, commettent physiquement ou de toute autre manière aident et encouragent à planifier, préparer ou exécuter un crime. Le Statut ne s’arrête pas là. Il n’exclut pas les cas où plusieurs personnes poursuivant un but commun entreprennent de commettre un acte criminel qui est ensuite exécuté soit de concert par ces personnes, soit par quelques membres de ce groupe de personnes420.

247. Dans l’affaire Krstic, la Chambre de première instance a rejeté l’argument de la Défense selon lequel la Chambre n’est pas habilitée à imputer à l’accusé la responsabilité s’attachant à la participation à une « entreprise criminelle commune  » dans la mesure où pareille responsabilité n’a pas été expressément alléguée dans l’acte d’accusation421. La Chambre souligne ici encore que le fait qu’il soit allégué dans l’Acte d’accusation modifié que les accusés ont « incité à commettre, commis ou de toute autre manière aidé ou encouragé » des crimes peut conduire à engager leur responsabilité pour avoir participé à une entreprise criminelle commune en vue de commettre ces crimes. À ce sujet, la Chambre fait sienne la conclusion suivante de la Chambre d’appel Celebici :

Même si une plus grande précision dans la rédaction d’un acte d’accusation est souhaitable, l’absence de toute indication expresse du mode exact de participation n’emporte pas nullité de l’acte, pour autant que l’accusé puisse clairement en déduire « la nature et les motifs de l’accusation portée contre lui »422.

248. La Chambre de première instance relève que toutes les preuves avancées contre quatre des accusés portent sur des crimes commis au camp d’Omarska. Les crimes reprochés à Zigic, quant à eux, ne se limitent pas au camp d’Omarska mais concernent également ceux de Keraterm et de Trnopolje. La Chambre considère qu’il lui appartient de déterminer, le cas échéant, de quelle forme de participation déclarer les accusés coupables et ce, selon la théorie de la responsabilité qu’elle juge la plus appropriée, dans le cadre fixé par l’Acte d’accusation modifié et pour autant que les éléments de preuve le lui permettent423.

249. La Chambre de première instance exposera à présent brièvement les éléments constitutifs a) de l’incitation à commettre et de la commission d’un crime ; b) de la complicité dans la commission d’un crime et c) de l’entreprise criminelle commune, chacune de ces formes de responsabilité étant alléguée en l’espèce et relevant de l’article 7 1) du Statut. La Chambre estime également qu’un individu peut être déclaré responsable comme coauteur et comme complice d’une entreprise criminelle commune, s’il est démontré que sa participation à cette entreprise est telle qu’il a partagé l’intention de la réaliser. Tout complice dans le cadre d’une entreprise criminelle commune, dont les actes, initialement, aident à la réalisation du dessein criminel ou en facilitent l’accomplissement de toute autre manière, peut atteindre un degré d’implication tel qu’il en devient un coauteur.

a) Incitation à commettre ou commission d’un crime

250. Les éléments constitutifs de la « commission » d’un crime relevant de la compétence du Tribunal ne prêtent pas à controverse. La Chambre d’appel Tadic a conclu que l’article 7 1) du Statut « couvr[ait] d’abord et avant tout la perpétration physique d’un crime par l’auteur lui-même, ou l’omission coupable d’un acte requis en vertu d’une règle de droit pénal424  ».

251. Concernant l’élément matériel (actus reus) requis, un accusé est déclaré coupable d’avoir « commis » un crime s’il a participé, de manière directe ou physique, à tous les éléments matériels constitutifs de ce crime sanctionné par le Statut, par des actes positifs ou des omissions425, seul ou conjointement avec d’autres personnes. L’élément moral (mens rea) exigé est établi, comme dans le cas des autres formes de participation criminelle réprimées par l’article 7 1), s’il est démontré que l’accusé a agi en ayant conscience qu’un acte criminel ou une omission coupable résulterait très vraisemblablement de sa conduite426.

252. S’agissant de l’élément matériel requis, un accusé est déclaré coupable d’avoir « incité à commettre » un crime s’il s’est comporté de façon à provoquer autrui à agir d’une certaine manière427. Cet élément matériel est satisfait s’il est établi que le comportement de l’accusé a clairement influencé celui de l’auteur ou des auteurs du crime428. Il n’est pas nécessaire de prouver que le crime n’aurait pas été perpétré sans l’intervention de l’accusé429. L’élément moral requis est établi s’il est prouvé que l’accusé a eu l’intention de provoquer ou d’induire la perpétration du crime, ou qu’il a eu conscience que la perpétration du crime résulterait vraisemblablement de sa conduite430.

b) Complicité (aide et encouragement)

253. La complicité correspond à une forme de responsabilité accessoire431. L’actus reus de la complicité consiste en une aide matérielle, des encouragements ou un soutien moral ayant un effet important sur la perpétration du crime432. L’élément moral requis est satisfait s’il est établi que le complice a conscience que ces actes aident à la commission du crime ou la facilitent433.

254. La Chambre de première instance Akayesu a souligné que l'aide et l'encouragement, « qui peuvent apparaître comme synonymes, n'en présent[ai]ent pas moins une certaine différence. L'aide signifie le soutien apporté à quelqu'un. L'encouragement, quant à lui, consisterait plutôt à favoriser le développement d'une action en lui exprimant sa sympathie434 ».

255. Il n’est pas nécessaire de prouver l’existence d’un lien de cause à effet entre l’aide ou l’encouragement apportés et l’acte de l’auteur principal435. Cependant, le complice doit avoir eu l’intention d’aider à la commission d’un crime ou de la faciliter, ou du moins avoir été conscient du fait que ce crime résulterait très vraisemblablement de sa conduite436. En outre, il n’est pas non plus nécessaire que le complice connaisse le crime précis qui est projeté ou effectivement commis. S’il sait qu’un crime parmi d’autres sera vraisemblablement commis et que l’un d’eux l’a été effectivement, il a eu l’intention d’aider à sa réalisation ou de la faciliter et il est coupable de complicité437. Selon la Chambre d’appel Aleksovski, pour être animé de la mens rea nécessaire, le complice doit être conscient des éléments essentiels du crime qui va être en définitive commis par l’auteur principal438.

256. La complicité peut prendre la forme d’un acte (ou d’une omission) qui, lui- même (ou elle-même) peut intervenir avant, pendant ou après la perpétration du crime par une autre personne, et en être séparé géographiquement439. Pour qu’il y ait complicité par omission, il faut que le fait de ne pas agir ait un effet important sur la perpétration du crime440.

257. La présence sur les lieux du crime ne suffit pas par elle-même à établir la complicité, à moins qu’il ne soit démontré qu’elle a pour effet de légitimer ou d’encourager dans une mesure importante les agissements de l’auteur principal441. La présence sur les lieux du crime, en particulier celle d’une personne dotée d’une autorité, constitue donc un indice sérieux, mais pas déterminant, d’une marque de soutien ou d’encouragement aux auteurs de ce crime442.

258. Par exemple, dans l’affaire Aleksovski, la Chambre de première instance a estimé qu’en assistant aux sévices infligés systématiquement aux détenus sans jamais s’y opposer, l’accusé ne pouvait qu’être conscient que cette approbation tacite serait interprétée comme une marque de soutien et d’encouragement par les auteurs de ces exactions. Dans ces circonstances, la Chambre de première instance a conclu qu’Aleksovski avait contribué substantiellement au mauvais traitement des détenus443. La Chambre de première instance a également conclu que cet accusé avait aidé et encouragé les violences physiques infligées de manière répétée à deux détenus, même lorsqu’il n’y avait pas assisté. Selon la Chambre de première instance, l’accusé ne pouvait ignorer ces exactions puisqu’elles ont été commises très fréquemment à proximité de son bureau. Il ne s’y est pourtant pas opposé, comme l’auraient exigé ses fonctions de supérieur hiérarchique, et son silence ne pouvait donc être interprété que comme une manifestation d’approbation par les auteurs des crimes. Ce silence a convaincu la Chambre qu’Aleksovski était animé de l’intention coupable d’aider et d’encourager ces actes sanctionnés par l’article 7 1) du Statut444.

259. La Chambre de première instance Tadic a estimé que la présence d’un accusé en un lieu où un groupe est en train de commettre des crimes suffisait pour engager sa responsabilité si, auparavant, cet accusé avait participé activement à d’autres actes similaires commis par le même groupe et qu’il ne s’était pas prononcé directement contre la conduite de ce groupe445. Cette position est d’autant plus remarquable que l’accusé dans cette affaire était un subalterne, une personne dépourvue de toute autorité officielle qui se rendait dans des camps, dont celui d’Omarska, pour infliger des sévices ou autres mauvais traitements aux détenus.

260. Dans l’affaire Akayesu, une Chambre de première instance du TPIR a conclu qu’en raison des paroles d’encouragement qu’il avait déjà prononcées à l’occasion de certains crimes perpétrés et de son statut de « bourgmestre » qui lui conférait une position d’autorité, le silence que l’accusé avait ensuite observé devant d’autres actes de violence commis près du bureau communal donnait clairement à entendre que ce genre d’exactions était officiellement toléré446.

261. Dans l’affaire Furundzija, l’accusé a été reconnu coupable de viol pour avoir participé à un interrogatoire pendant lequel un autre participant a violé la personne qu’il était en train d’interroger et lui a infligé d’autres sévices. La Chambre de première instance a estimé que la présence de l’accusé et son rôle joué dans l’interrogatoire avaient facilité ou autrement aidé et encouragé les agissements de l’auteur principal447.

262. Dans le cas de persécutions, infraction comportant un « dol spécial », le complice doit non seulement avoir connaissance du crime dont il facilite la perpétration, mais doit aussi être conscient de l’intention discriminatoire qui caractérise les crimes auxquels il apporte son aide ou son soutien. Le complice de persécutions ne doit pas forcément partager cette intention discriminatoire, mais doit être conscient du contexte discriminatoire plus large des crimes commis, et savoir que son soutien ou ses encouragements ont un effet important sur leur perpétration. Il n’est pas nécessaire que le complice ait connaissance de chaque acte discriminatoire ou ait voulu cet acte. Par conséquent, le complice de persécutions sera tenu responsable d’actes discriminatoires commis par d’autres, si ces actes sont la conséquence raisonnablement prévisible de son aide ou de son encouragement.

263. La Chambre de première instance Kordic a regroupé dans une même partie « la complicité et la participation à un but ou un dessein commun », suivant l’exemple établi par la Chambre d’appel Tadic qui, « en définissant les éléments de la participation à un but ou un dessein commun, a fait la distinction entre cette infraction et la complicité (aiding and abetting)448 ». La Chambre de première instance a ensuite conclu que « la détention illégale des Musulmans de Bosnie faisait partie du dessein commun visant leur soumission... Ces événements se produisaient de façon si régulière qu’ils ne pouvaient résulter que d’un plan commun449 ».

264. La Chambre examinera à présent la « doctrine du but commun », que l’on appelle également théorie de « l’entreprise criminelle commune ».

c) Théorie de l’entreprise criminelle commune

265. Dans l’affaire Tadic, la Chambre d’appel a exposé trois situations, se dégageant du droit international coutumier où joue la responsabilité liée à la participation à une entreprise criminelle commune, et qui, selon elle, sont implicites dans le libellé de l’article 7 1) du Statut.

266. Selon la Chambre d’appel, les éléments objectifs qu’il convient de démontrer pour engager ce type de responsabilité sont les suivants :

i) Pluralité des accusés ;

ii) Existence d’un projet commun qui consiste à commettre un des crimes visés dans le Statut ou en implique la perpétration.

La Chambre d’appel a précisé :

Ce projet, dessein ou objectif ne doit pas nécessairement avoir été élaboré ou formulé au préalable. Le projet ou objectif commun peut se concrétiser de manière inopinée et se déduire du fait que plusieurs individus agissent de concert en vue de mettre à exécution une entreprise criminelle commune450.

iii) Participation de l’accusé à l’exécution du dessein commun451.

267. Après avoir examiné la jurisprudence issue de la Deuxième Guerre mondiale, la Chambre d’appel Tadic a conclu que, généralement parlant, la notion d’entreprise criminelle commune recouvrait trois catégories distinctes d’affaires, et que l’élément moral variait en fonction de la catégorie concernée : 1) les affaires où tous les participants agissent de concert dans un but commun et ont la même intention délictueuse  ; 2) les affaires où les accusés ont personnellement connaissance de l’existence d’un système de mauvais traitements et ont l’intention de contribuer à ce système concerté de mauvais traitements ; et 3) les affaires de but commun dans lesquelles l’un des auteurs commet un acte qui, s’il ne procède pas du but commun, est néanmoins une conséquence naturelle et prévisible de sa mise en œuvre452.

268. Bien que les deux premières catégories exposées par la Chambre d’appel Tadic soient assez similaires et que toutes les trois s’appliquent dans une certaine mesure aux faits de l’espèce, la deuxième d’entre elles (qui englobe les affaires des camps de concentration)453 est celle qui présente les plus grandes similitudes avec les faits de l’espèce et c’est donc sur elle que la Chambre de première instance se concentrera tout particulièrement. La Chambre examinera et définira les critères applicables pour se prononcer sur la responsabilité de participants à une entreprise criminelle commune dans un centre de détention.

269. Dans les affaires du camp de concentration de Dachau et de Belsen , « les accusés occupaient un poste d’un échelon relativement élevé dans la hiérarchie de [ces camps]g. D’un point de vue général, ils étaient accusés d’avoir agi conformément à un but commun visant à tuer des prisonniers ou leur faire subir des mauvais traitements, commettant ainsi des crimes de guerre454  ». L’autorité exercée dans ces camps, en particulier à Belsen, se traduisait bien souvent par une influence s’exerçant de facto, c’est-à-dire que des individus avaient de l’influence sur d’autres sans pour autant être investis d’une autorité officielle. Par exemple, même des détenus qui s’étaient retrouvés dans une position d’autorité vis-à-vis d’autres prisonniers après avoir été nommés agents de médiation ou espions ont été condamnés, au même titre que des cuisiniers, des gardiens, des membres du personnel d’entretien, des médecins et d’autres personnes exerçant des fonctions spécifiques dans le camp. La plupart des personnes de Belsen qui ont été condamnées, en particulier celles qui occupaient les échelons les plus bas de la hiérarchie, ont personnellement battu ou maltraité de toute autre façon les prisonniers du camp ou tués certains de ceux-ci.

270. Se fondant sur le résumé de l’affaire de Belsen donné par l’assesseur, la Chambre d’appel Tadic a énoncé les trois critères jugés nécessaires par l’Accusation pour établir la culpabilité des accusés dans les affaires des camps de concentration : « i) l’existence d’un système organisé visant à maltraiter les détenus et à commettre les divers crimes reprochés ; ii) le fait que les accusés avaient connaissance de la nature dudit système ; iii) le fait que les accusés aient d’une certaine manière directement participé à la mise en œuvre du système, c’est -à-dire qu’ils aient encouragé ou aidé ou de toute autre manière participé à la réalisation d’un but criminel commun455. » La Chambre d’appel a relevé que plusieurs des accusés dans ces affaires auraient été explicitement condamnés sur la base de ces critères456.

271. Nous tenterons tout d’abord de déterminer le seuil à partir duquel une personne possède l’intention coupable requise pour être déclarée responsable de faits commis dans le cadre d’une entreprise criminelle commune. D’après la jurisprudence issue de la Deuxième Guerre mondiale et le résumé exposé dans l’Arrêt Tadic, cette forme de responsabilité exige que le complice ait sciemment aidé ou encouragé les crimes visés, et que le coauteur ait eu l’intention de faciliter la réalisation du projet commun. L’intention commune peut être – et sera souvent – déduite de la connaissance de ce projet et de la participation à sa réalisation. De quiconque agissant avec une telle intention, qu’elle soit explicite ou implicite, on dit généralement qu’il agit en application d’un dessein criminel commun. En effet, dans le commentaire de l’affaire du camp de concentration de Dachau, il est relevé

qu’il existait au sein du camp un système généralisé consistant à infliger des traitements cruels aux détenus ou à les exécuter (la plupart d’entre eux étant des ressortissants des Alliés), que les accusés, qui faisaient partie du personnel du camp, avaient connaissance du fonctionnement de ce système et qu’ils y prenaient une part active. Le tribunal saisi de l’affaire a considéré qu’une telle attitude revenait à «  agir en obéissant à un dessein commun en violation des lois et usages de la guerre  »457.

272. La Chambre d’appel Tadic a souligné que, dans les affaires des camps de concentration, l’élément moral comprenait les critères suivants : « i) les accusés avaient connaissance de la nature du système et ii) ils avaient l’intention de contribuer à l’objectif commun concerté consistant à maltraiter les détenus458.  » La Chambre d’appel a également fait remarquer que cette intention pouvait être déduite des circonstances. Elle a en effet déclaré qu’une « telle intention [pouvait]être soit démontrée par des preuves directes, soit déduite des pouvoirs que [l’] accusé détenai[t] au sein du camp ou de la hiérarchie en question459 ».

273. Force est de constater que le critère retenu par la Chambre d’appel Tadic pour engager la responsabilité s’attachant à la participation à une entreprise criminelle commune renferme une contradiction. D’une part, il prévoit explicitement que cette forme de responsabilité peut être imputée à quiconque contribue à la commission du crime en se rendant coupable de complicité, dont l’élément moral requis est, nous l’avons vu, la connaissance du projet criminel et non l’intention commune d’y contribuer. D’autre part, la participation est également définie en termes d’intention partagée, et rien ne dit clairement qu’elle se limite aux coauteurs. La Chambre de première instance estime que la jurisprudence de Nuremberg et celle qu’elle a engendrée permettent de prendre en compte la complicité sous sa forme traditionnelle dans le cadre d’une entreprise criminelle commune, et soutient qu’il suffit, pour retenir cette forme de responsabilité, que le complice ait connaissance du projet concerté et y participe d’une manière substantielle. Une fois qu’il est avéré, au vu des éléments de preuve, que le participant a partagé l’intention de participer à l’entreprise criminelle, il devient alors coauteur de cette entreprise. C’est sur cette base que nous allons apprécier les rôles joués par les accusés.

274. Le degré de participation à titre de coauteur ou de complice différera logiquement en fonction de chaque accusé, et « [c]ette participation n’implique pas nécessairement la consommation d’un des crimes spécifiques […] mais peut prendre la forme d’une assistance ou d’une contribution en vue de la réalisation du projet ou objectif commun460 ». Selon la Chambre d’appel, « il suffit que [le participant] commette des actes qui visent d’une manière ou d’une autre à contribuer au projet ou objectif commun461  ».

275. Il ressort de la jurisprudence du Tribunal qu’à ce jour, les personnes déclarées coupables de participation à une entreprise criminelle commune l’ont toujours été sur la base d’une participation directe et importante : ces personnes ont commis des crimes ou y ont activement participé en aidant ou encourageant leur perpétration. En appel, Dusko Tadic a été déclaré coupable du meurtre de cinq hommes du village de Jaskici et ce, bien qu’il ne les ait pas tués personnellement, parce que leur mort était une conséquence prévisible de sa participation à l’attaque généralisée du village462. La Chambre d’appel a conclu que Tadic « a[vait] joué un rôle actif dans l’objectif criminel commun consistant à débarrasser la région de Prijedor de sa population non serbe, en commettant des actes inhumains à son encontre », qu’il « faisait partie d’un groupe armé », qu’il « était lui-même armé », que, « [d]ans le contexte du conflit de la région de Prijedor, ce groupe a[vait] attaqué Jaskici… » et que « [l]’Appelant a[vait] pris une part active dans cette attaque, participant au rassemblement des hommes du village et aux violences infligées à certains d’entre eux »463. La Chambre d’appel a considéré Tadic comme coauteur de l’entreprise criminelle commune. Dans l’affaire Kupreskic, certains des accusés ont d’abord été déclarés coupables de persécutions en tant que coauteurs, sur la base de la responsabilité liée à la participation à une entreprise criminelle commune. Celle-ci consistait en « un plan commun de nettoyage ethnique du village » d’Ahmici464. La Chambre Kupreskic a conclu que quatre des accusés avaient directement pris part aux attaques lancées contre une ou plusieurs maisons de Musulmans de Bosnie, qui ont donné lieu à des meurtres et des expulsions, participation qui manifestement faisait de deux d’entre eux des coauteurs de l’entreprise criminelle. Un cinquième accusé a été déclaré coupable d’avoir aidé et encouragé cette entreprise, parce qu’il était présent et disposé à prêter assistance aux attaquants, mais n’avait pas directement participé à l’attaque465.

276. Concernant l’affaire du camp de concentration de Dachau, qui se fonde expressément sur la théorie de la responsabilité liée à la participation à une entreprise criminelle commune (que l’Accusation qualifie de « but commun »), les Law Reports résument ainsi le degré requis de participation de l’accusé au projet criminel  :

a) les fonctions qu’il occupe participent de la mise en œuvre ou de l’administration du système dans une mesure suffisant à le faire déclarer coupable de participation au dessein commun, ou

b) les fonctions qu’il occupe ne sont pas en elles-mêmes illégales ou empreintes d’illégalité, mais il les accomplit illégalement et engage ainsi sa culpabilité466.

277. Dans l’affaire du camp de concentration de Dachau, le Procureur a fait valoir que toute personne exerçant une fonction administrative ou de surveillance dans le camp (catégorie dans laquelle il regroupait quiconque avait été désigné par les SS ou prenait ses ordres auprès de ceux-ci) était coupable de « participation » au dessein commun. L’Accusation et la Défense ne se sont pas entendues sur la question de savoir si les gardiens et les « kapos », qui occupaient les plus bas échelons de la hiérarchie des accusés, entraient dans cette catégorie. En déclarant coupables les trois gardiens et les trois « kapos » concernés, le Tribunal semble avoir retenu la thèse selon laquelle ceux-ci exerçaient de fait une fonction administrative ou de surveillance. L’Accusation a décrit en ces termes la participation criminelle des gardiens : « Les hommes étaient prêts à empêcher tout prisonnier de s’échapper de ce camp. Par conséquent, ils aidaient et encourageaient la réalisation du dessein commun467. »

278. Les affaires des camps de concentration semblent établir la présomption réfragable suivante : quiconque joue un rôle exécutif, administratif ou de surveillance dans le camp participe de manière générale aux crimes qui y sont commis. L’intention d’un individu de contribuer aux efforts déployés dans l’entreprise criminelle commune, qui est de nature à l’élever au rang de coauteur, peut également se déduire de sa connaissance de la nature des crimes commis dans le camp ainsi que de sa participation continue permettant d’assurer la bonne marche du camp468.

279. On observe une approche similaire dans le jugement rendu par un tribunal militaire des États-Unis en l’affaire des Einsatzgruppen, mettant en cause les tristement célèbres « unités de la mort » du Troisième Reich et soulevant la question de la responsabilité liée à la participation à une entreprise criminelle commune. L’Accusation a soutenu que seul un faible degré de participation était requis. S’agissant de quatre des accusés occupant un échelon peu élevé de la hiérarchie, elle a affirmé que

[m]ême si ces hommes n’exerçaient pas des fonctions de commandement, ils ne peuvent nier qu’ils étaient membres des Einsatzgruppen, qui avaient pour mission expresse, comme le savaient tous les membres, d’exécuter un programme de meurtres à grande échelle. Tout membre qui a contribué à permettre à ces unités de fonctionner, sachant ce qui se préparait, est coupable des crimes commis par ces unités. Le cuisinier dans la cambuse d’un bateau pirate n’échappe pas à la pendaison simplement parce qu’il ne manie pas le sabre d’abordage469.

280. Cependant, il semble que le tribunal militaire n’ait pas accepté l’argument de l’Accusation selon lequel la simple participation des accusés suffisait pour engager leur responsabilité et ce, indépendamment de leur position très peu élevée dans la hiérarchie de l’entreprise criminelle. Aussi deux des membres qui occupaient les échelons les plus bas dans la hiérarchie des Einsatzgruppen et qui n’avaient pas perpétré personnellement les crimes visés ont-ils été acquittés des charges les plus lourdes retenues contre eux en raison d’atrocités commises par ces unités. Ils n’ont toutefois pas été acquittés du chef de leur appartenance à une organisation criminelle470.

281. Il ressort du jugement rendu dans l’affaire des Einsatzgruppen que la simple appartenance d’un accusé à une organisation criminelle ne permet pas de conclure que celui-ci est coauteur ou complice de l’entreprise criminelle mise en œuvre par cette organisation, même s’il avait connaissance de son but criminel. Pour engager la responsabilité de l’accusé, il faut démontrer que soit 1) il a participé de manière importante à cette entreprise, soit 2) il détenait une position d’autorité telle (par exemple celle de commandant d’une sous-unité) qu’on pouvait présumer sa participation 471. Dans l’affaire des Einsatzgruppen , ont été considérés notamment comme s’analysant en une participation importante les actes consistant en particulier à approvisionner les forces en munitions et à préparer des véhicules en vue d’une « opération d’extermination » et accomplis en n’ignorant rien de leur véritable destination.

282. Il est donc possible de dégager la théorie suivante de la jurisprudence issue des affaires des camps de concentration : la responsabilité pénale des membres du personnel des camps sera engagée si ceux-ci ont eu connaissance de la nature des crimes qui y ont été commis, sauf s’ils n’y ont joué aucun rôle d’ « administration  » ou de « surveillance » ou « empreint d’illégalité », ou sauf si leur contribution à l’entreprise a été minime et ce, nonobstant le fait qu’ils aient pu avoir un statut important. Dans l’affaire des Einsatzgruppen, on a également fait la distinction entre une participation importante et une participation minime à l’entreprise criminelle commune, et tenu compte de la nature des tâches accomplies par les accusés ainsi que du fait de savoir s’ils étaient en position de s’opposer aux activités criminelles ou de les influencer. Après avoir jugé la participation des accusés suffisamment importante pour engager leur responsabilité pénale, le tribunal a prononcé des peines reflétant les différents degrés de participation et de culpabilité morale. Toutefois, en se prononçant sur la responsabilité des accusés dans le cadre du fonctionnement du camp, ce même tribunal n’a pas opéré de distinction formelle ou expresse entre les coauteurs et les complices.

283. La Chambre d’appel Tadic a, quant à elle, fait la distinction entre, d’une part, un acte commis en vue de réaliser l’entreprise criminelle commune et, d’autre part, le fait d’aider et d’encourager la perpétration d’un crime472. Mais, après avoir reconnu qu’une personne pouvait aider et encourager une entreprise criminelle, elle s’est abstenue d’expliquer comment.

284. Selon la Chambre de première instance, dans une entreprise criminelle commune, le coauteur doit partager l’intention de réaliser cette entreprise et accomplir un acte de commission ou d’omission en vue d’en favoriser la réalisation, tandis que le complice doit seulement avoir conscience de faciliter par ses actes la perpétration d’un crime s’inscrivant dans le cadre de l’entreprise. Un complice ne doit pas forcément partager l’intention des coauteurs. Dans le cas d’infractions continues, telles que celles alléguées en l’espèce, l’intention partagée d’un accusé agissant dans le cadre d’une entreprise criminelle commune peut être inférée de sa connaissance de l’existence de cette entreprise et de sa participation continue à celle-ci, pour autant qu’elle soit importante, que ce soit en raison des effets de celle-ci ou de la position qu’il occupe. En fin de compte, le complice, c’est-à-dire celui qui aide par ses actes à la réalisation du projet criminel ou la facilite, peut devenir coauteur, même sans commettre personnellement les crimes, s’il y participe pendant une longue période ou s’il s’implique plus directement dans les efforts visant à permettre la poursuite de l’entreprise. En partageant l’intention qui préside à l’entreprise criminelle commune, le complice en devient le coauteur. La Chambre de première instance concède qu’il est parfois difficile d’établir une distinction entre un complice et un coauteur, en particulier lorsque sont en cause des accusés occupant des fonctions de niveau intermédiaire qui ne commettent pas personnellement des crimes. Toutefois, lorsqu’un accusé participe à un crime qui facilite la réalisation des objectifs de l’entreprise criminelle, il est souvent raisonnable de considérer que son mode de participation à cette entreprise fait de lui un coauteur.

285. Par exemple, un accusé peut n’avoir joué aucun rôle dans la mise en place de l’entreprise criminelle commune, se joindre à celle-ci et participer pendant une brève période à son fonctionnement sans avoir connaissance de sa nature criminelle. Toutefois, lorsqu’il finit par apprendre le caractère criminel de l’entreprise, sa participation se fait alors en connaissance de cause. Selon le degré et la nature de sa participation, l’accusé est soit complice soit coauteur de l’entreprise criminelle. Dès lors que les preuves tendent à démontrer qu’un individu qui contribue largement à l’entreprise en partage les objectifs, il y a lieu de le considérer comme un coauteur. Par exemple, un comptable engagé dans une société de production de films pornographiques à caractère pédophile peut, au départ, effectuer ses travaux de comptabilité sans être au courant de la nature criminelle de la société. Il finit cependant par apprendre que la société produit des films mettant en scène des mineurs, ce qu’il sait être illégal. S’il continue à travailler pour cette société malgré ce qu’il sait désormais, il peut être accusé d’aider ou d’encourager la réalisation de l’entreprise criminelle. Dans ce cas, même s’il était également démontré que ce comptable abhorrait la pédophilie, cela n’enlèverait rien à sa responsabilité pénale.

286. En outre, si ce comptable continue à travailler suffisamment longtemps pour cette société, en y accomplissant ses tâches avec toute la compétence et l’efficacité voulues et en ne protestant que très rarement contre les objectifs méprisables de son employeur, il serait alors raisonnable de déduire qu’il partage l’intention criminelle de l’entreprise et qu’il en devient donc un coauteur. Par contre, l’homme qui vient seulement nettoyer les bureaux après les heures de travail et qui, à cette occasion, tombe sur des photos d’enfants et sait maintenant que la société participe à des activités criminelles ne sera pas considéré comme un participant à l’entreprise commune s’il continue à travailler pour cette société, parce que l’on estime que son rôle dans le projet n’est pas suffisamment important.

287. Le degré de participation nécessaire pour déterminer qu’un accusé participe à une entreprise criminelle commune est moindre que celui requis pour élever le complice au rang de coauteur de cette entreprise. Par conséquent, la Chambre de première instance doit tout d’abord déterminer quel est le degré de participation nécessaire pour engager la responsabilité pénale d’un accusé, et, ensuite, si le mode de participation de cet accusé relève de la complicité ou de la coaction.

288. Lorsque le crime exige une intention spéciale, comme c’est le cas pour le crime de persécution visé au chef 1 de l’Acte d’accusation modifié, doivent être également réunies sur la tête de l’accusé les conditions supplémentaires qui s’attachent à ce crime, comme par exemple l’intention d’exercer une discrimination pour des raisons politiques, raciales ou religieuses s’il est coauteur. Cependant, si l’accusé est complice, seule la connaissance de l’intention partagée de l’auteur est requise. Cette intention partagée peut également se déduire des circonstances. Si l’entreprise criminelle entraîne la commission aveugle de meurtres à des fins financières par exemple, rien ne permet forcément de conclure à une intention discriminatoire pour des « raisons politiques, raciales ou religieuses ». Si, par contre, l’entreprise criminelle donne lieu au meurtre de personnes qui appartiennent à un groupe ethnique spécifique et dont la religion, la race ou les convictions politiques sont différentes de celles des coauteurs, il y a lieu de penser que cette intention discriminatoire est établie. Par conséquent, le fait de participer sciemment et de manière continue à cette entreprise peut dénoter une intention de persécuter des membres du groupe ethnique visé.

289. De toute évidence, l’aide ou le soutien fournis par le complice doivent avoir un effet substantiel sur la perpétration du crime par un coauteur. Le degré précis de participation à une entreprise criminelle commune n’a pas été fixé, mais cette participation doit « d’une manière ou d’une autre » « contribuer au projet ou objectif commun »473. La Chambre de première instance entreprendra ci-dessous de déterminer le degré de participation nécessaire pour engager la responsabilité liée à la participation à une entreprise criminelle commune. Elle souligne toutefois que son raisonnement se base exclusivement sur les faits de l’espèce et qu’il ne tend donc pas à l’exhaustivité. Vu qu’en l’espèce aucun des accusés n’a à répondre d’avoir ordonné ou organisé l’établissement des camps ni d’avoir orchestré les violences qui y ont été exercées, le débat se concentrera sur la participation d’acteurs occupant une position peu élevée à une entreprise criminelle.

i) Participation à une entreprise criminelle commune

290. La Chambre de première instance peut s’inspirer d’un certain nombre d’affaires pour évaluer le degré de participation requis pour engager la responsabilité pénale d’un accusé, soit à titre de coauteur soit en tant que complice, dans le cadre d’un projet criminel impliquant plusieurs individus.

291. Dans l’affaire Brdanin et Talic, la Chambre de première instance a relevé que dans les affaires des camps de concentration, « le rôle de l’accusé … consist [ait] à mettre en œuvre le projet en aidant et encourageant l’auteur474  ». Dans l’affaire du camp de concentration de Dachau, il a été dit des gardiens de ce camp qu’ils « étaient prêts à empêcher tout prisonnier de s’échapper de ce camp. Par conséquent, ils aidaient et encourageaient la réalisation du projet commun 475 ». Cette définition tend à cautionner la thèse selon laquelle les personnes qui aident à la réalisation d’un projet criminel ou la facilite, en particulier lorsqu’elles occupent un échelon peu élevé dans la hiérarchie de cette entreprise, agissent en tant que complices.

292. Dans l’affaire Krstic, la Chambre de première instance a déclaré cet accusé coupable à titre de coauteur d’une entreprise criminelle commune, motif pris de ce que sa « participation [était] extrêmement importante, et se situ[ait] au niveau de la direction476 ». La Chambre a précisé dans ce Jugement que « [l]e général Krstic n’a[vait] pas conçu le projet de tuer les hommes, pas plus qu’il ne les a[vait] tués lui-même. Il a toutefois joué un rôle majeur de coordination dans l’organisation de la campagne meurtrière 477 ». Après s’être posé la question de savoir si « un participant à une entreprise criminelle [pouvait]être qualifié à juste titre d’auteur direct ou principal ou de comparse ou complice478  », la Chambre a jugé qu’en raison de la position d’autorité élevée qu’il occupait, de sa connaissance de la campagne génocidaire et de sa participation au projet criminel, Krstic devait être considéré comme « l’un des auteurs principaux [des] crimes [visés]479 ».

293. Outre les affaires exposées à la section précédente et celles mentionnées par la Chambre d’appel Tadic dans le cadre de son examen de la doctrine du but commun, d’autres affaires jugées après la Deuxième Guerre mondiale apportent des éclaircissements sur le point de savoir si les personnes qui occupent des fonctions de niveau intermédiaire et qui n’ont pas personnellement commis des crimes doivent être tenues responsables des crimes perpétrés collectivement, en particulier lorsque les rôles qu’elles jouent ou les fonctions qu’elles exercent s’inscrivent uniquement dans le cadre des tâches qui leur ont été assignées. Dans les affaires exposées ci-dessous, on retrouve souvent les termes « but commun » ou « entreprise criminelle  ». Dans chacune de ces affaires, il y a pluralité de personnes, plan ou ordre criminel imposé aux accusés et participation de ces derniers (généralement à travers l’aide qu’ils fournissent) à la réalisation de ce plan.

294. Dans le cadre des procès organisés par les Alliés en Europe et en Asie à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, ont été déclarées coupables des personnes représentant tous les échelons de la hiérarchie, des plus hauts responsables aux plus simples exécutants, à savoir des dirigeants politiques et militaires de premier plan aux simples civils et soldats, en passant même par des détenus des camps de concentration, qui y avaient acquis une position d’autorité en espionnant ou en infligeant des mauvais traitements à d’autres prisonniers au nom de leurs geôliers. Dans de nombreuses affaires, il s’est avéré que, si les accusés occupant une position intermédiaire ou inférieure dans la hiérarchie n’avaient fait qu’exercer leurs fonctions et n’avaient bien souvent commis aucun des crimes personnellement, ils n’en n’avaient pas moins aidé à la perpétration de ceux-ci ou facilité ceux-ci par leurs actes ou omissions. Dans plusieurs affaires, certains civils ayant accompli des tâches dans le cadre de leur emploi ont été accusés et déclarés coupables de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. S’agissant de juges qui avaient infligé des peines injustifiées ou prononcé illégalement des déclarations de culpabilité à l’encontre de membres des forces alliées480, de membres du personnel médical jugés responsables de la mort de patients soviétiques et polonais que l’on avait envoyés dans leur sanatorium481, et d’industriels ayant fourni du gaz toxique à des camps de concentration482, on a conclu qu’ils étaient animés de l’intention criminelle requise pour emprisonner illégalement, assassiner ou exterminer des individus, même s’ils s’étaient bornés à obéir aux ordres de leurs supérieurs ou à essayer de s’enrichir. Comme il appert des affaires mentionnées ci-dessous, l’intention criminelle de personnes qui mettent sur pied ou élaborent une entreprise criminelle ne doit pas forcément être partagée par tous ceux qui participent sciemment à son exécution, bien que cette intention puisse souvent être inférée de leur participation continue au projet.

295. Dans l’affaire du Stalag Luft III483, après l’évasion de 80 prisonniers alliés d’un camp de prisonniers de guerre, les forces de l’Axe ont ordonné que soit exécutée la moitié des fugitifs repris afin de décourager toute évasion future, l’explication officielle avancée étant que ces détenus avaient été abattus alors qu’ils tentaient de fuir ou opposaient une résistance à leur arrestation. S’agissant des chefs d’accusation retenus contre 18 personnes traduites devant un tribunal militaire anglais pour avoir procédé aux exécutions, le Procureur a fait valoir qu’indépendamment du fait de savoir si un participant était un chauffeur ou celui chargé de procéder à l’exécution, chacun des accusés était « impliqué dans le meurtre des prisonniers de guerre qui s'étaient échappés  » et que tous avaient « agi en obéissant à un dessein commun »484. Selon l’Accusation, l’officier qui exerçait le commandement dans la région où s’étaient enfuis les prisonniers de guerre avait connaissance du caractère illégal des ordres donnés et « savait qu’en remettant ces prisonniers à la Gestapo, il les livrait en fait à leur bourreau ». Cela n’a pas empêché que 27 des 36 détenus aient été livrés485.

296. La Défense a vigoureusement contesté la participation des accusés à un projet criminel commun486. Elle soutenait que ceux-ci étaient avant tout des acteurs subalternes qui se contentaient d’obéir aux ordres et qui auraient été sévèrement punis en cas de refus d’obtempérer. Néanmoins, le tribunal a estimé qu’il y avait lieu de considérer comme étant « impliqué dans les meurtres », et donc pénalement responsable, tout accusé dont la fonction satisfaisait au critère suivant : « [L]es individus concernés doivent avoir été un rouage du système, que ce soit en ayant accompli une certaine tâche ou en ayant agi de manière telle qu’ils ont contribué directement à la commission des meurtres ou qu’ils ont eu une réelle influence sur ceux-ci, si bien que, sans leur aide fournie en connaissance de cause, ces crimes n’auraient pas été perpétrés avec une telle efficacité et une telle célérité( footnote 487 )» Par conséquent, le critère ne consistait pas à prouver que les crimes n’auraient pas eu lieu, mais essentiellement à se demander si la participation des accusés a contribué à faciliter ou à organiser de manière plus efficace la perpétration de ces crimes488.

297. Dans le procès d’Almelo, soutenu après la Deuxième Guerre mondiale, un tribunal militaire anglais s’est prononcé sur le meurtre d’un prisonnier de guerre britannique. Une responsabilité collective a été imputée à tous ceux qui avaient obéi aux ordres enjoignant d’exécuter ce prisonnier, de celui qui l’a exécuté aux deux gardiens présents lors de l’exécution pour empêcher tout intrus de venir perturber le déroulement des événements. Le tribunal a estimé que « [s]i des personnes sont toutes présentes ensemble au même moment, participant à une entreprise illicite commune, contribuant chacune à sa façon à l’objectif commun, elles sont toutes également coupables en droit489 ». Dans cette affaire, chacun des accusés savait que le prisonnier de guerre serait tué et chacun a pourtant joué le rôle que l’on attendait de lui afin que l’exécution ait lieu.

298. Une conclusion similaire a été tirée dans l’affaire de la Gestapo à Kiel . Dans cette affaire, deux chauffeurs qui avaient participé à une exécution commise par des membres de la Gestapo ont affirmé, pour leur défense, qu’ils « avaient été affectés à des unités de la Gestapo sans en être membres et qu’ils n’avaient rien à voir dans toute cette affaire, s’étant simplement bornés à conduire leurs véhicules490 ». Les chauffeurs ont donc affirmé qu’ils n’avaient pas participé au projet criminel. L’assesseur a toutefois rétorqué : « Si des personnes sont toutes présentes, aidant et encourageant un tiers à commettre un crime qui, elles le savaient, allait être perpétré, elles apportent leur contribution respective à la commission de ce crime, que ce soit en tirant les coups de feu, en tenant à l’écart d’autres personnes ou en escortant les prisonniers au moment où ils sont exécutés. Partant, en droit, ces personnes sont toutes également coupables d’avoir commis ce crime, bien que leur peine respective puisse varier en fonction de leur responsabilité individuelle491. » Ici encore, le fait de savoir qu’un crime était en train de se commettre et le fait d’y avoir participé en dépit de cette information ont suffi pour engager la responsabilité des contrevenants. D’autres accusés ont également été tenus responsables de meurtres commis et de mauvais traitements infligés dans le cadre d’une participation à un projet commun, alors qu’ils exécutaient des ordres ou qu’ils accomplissaient des tâches qui leur avaient été confiées pendant la guerre492.

299. Dans l’affaire de l’Atoll de Jaluit, trois aviateurs américains ont été faits prisonniers de guerre et exécutés par des soldats japonais qui obéissaient à des ordres493. La personne qui gardait les prisonniers figurait parmi les accusés à ce procès en raison du rôle qu’elle avait joué dans la mort des aviateurs. Elle avait fait le nécessaire pour livrer ces derniers aux soldats, alors qu’elle savait qu’ils allaient être exécutés 494. La Défense a affirmé que le gardien n’avait aucune intention criminelle ; il n’avait pas d’autre choix que celui de livrer les aviateurs, il ne faisait que son travail. Le gardien a néanmoins été condamné à dix ans d’emprisonnement, peine plus légère que celles de ceux qui avaient procédé à l’exécution en raison de sa « participation brève, passive et mécanique » au crime commis495.

300. Dans le procès du foyer pour enfants de Velpke, qui s’est tenu devant un tribunal militaire britannique496, des civils occupant un rang subalterne ou intermédiaire ont été poursuivis pour crimes de guerre en raison de la manière dont ils s’étaient acquittés des tâches qui leur avaient été assignées. Il était reproché aux accusés d’avoir délibérément négligé des enfants placés dans un foyer créé pour accueillir des enfants polonais en bas âge que l’on avait « séparés de force » de leurs mères afin que celles-ci puissent travailler dans des entreprises agricoles au lieu de s’en occuper. Gerike a reçu l’ordre de ses supérieurs de créer ce foyer afin de prendre en charge les bébés. Bilien était une ancienne institutrice que l’on avait engagée contre son gré pour diriger le foyer. Sans qu’on lui en ait donné l’ordre, Demmerick, médecin de son état, a commencé à se rendre dans ce foyer pour y soigner les bébés malades. Par la suite, il a décidé avec Bilien qu’il était préférable qu’il s’occupât uniquement des bébés qu’elle lui amènerait. Bilien a affirmé qu’ils avaient procédé de la sorte en raison de l’importante clientèle de ce médecin, qui ne lui laissait pas le temps de se plaindre auprès des autorités compétentes ni d’aller rendre visite aux enfants. Hessling, qui avait été nommé administrateur du foyer, a soutenu que sa tâche se limitait à la gestion des finances ; toutefois, il semble qu’il disposait de l’autorité suffisante pour améliorer les conditions de vie au foyer ainsi que le traitement des bébés. En outre, alors qu’il « connaissait le taux de mortalité » des bébés, il n’a pris qu’une seule mesure pour remédier à cette situation, à savoir porter de huit à dix jours à quatre à six semaines l’âge minimum d’admission des enfants497. Un témoin a déclaré que Bilien avait renvoyé certains bébés chez leurs mères pour qu’elles les nourrissent, ces derniers étant en train de mourir et ayant besoin de lait maternel. Une fois au courant de cette pratique, Hessling l’a interdite.

301. De nombreux bébés sont morts par suite de négligence. Les conditions dans ce foyer – « abri en tôle ondulée sans eau courante ni électricité ni téléphone ni équipement pour soigner les malades » – étaient misérables . Aucun des accusés ne se voyait reprocher d’avoir personnellement infligé des sévices physiques aux enfants, et rien n’indiquait non plus qu’ils avaient eu leur mot à dire dans la création du foyer ou qu’ils avaient voulu ou projeté la mort de ces enfants. Et pourtant, aucun n’a suffisamment veillé à ce que ces enfants sans défense reçoivent une alimentation et des soins médicaux appropriés si bien que, sur une période de six mois, plus de 80 d’entre eux sont morts de « faiblesse généralisée, dysenterie et … catarrhe aux intestins498 ». Pour leurs « omissions », Bilien a été condamnée à quinze ans d’emprisonnement, Demmerick, à dix ans, Hessling et Gerike, à la peine capitale499.

302. L’affaire Hadamar, jugée par une commission militaire américaine, présente de nombreuses similitudes avec l’espèce, et les accusés ont été condamnés pour complicité dans le cadre d’une entreprise criminelle commune500. Les preuves produites ont permis d’établir que des autorités gouvernementales avaient pris la décision d’envoyer plus de 400 ressortissants polonais et soviétiques dans un petit sanatorium à Hadamar, en Allemagne, un établissement pour malades mentaux. Ces victimes ont été tuées au sanatorium après que l’on eut demandé aux personnes qui y travaillaient de provoquer leur mort par injection ou par médication. De nombreuses preuves tendaient à démontrer qu’il avait été dit à tous les accusés que les victimes souffraient de tuberculose et étaient incurables (bien que les autopsies aient indiqué que toutes n’étaient pas atteintes de cette maladie). En outre, il ressortait d’autres éléments de preuve que les accusés « avaient été informés et croyaient que les ressortissants polonais et soviétiques tombaient sous le coup de la loi ou du décret allemand prescrivant de réserver pareil sort aux aliénés allemands501  » ; ils ont donc pu penser qu’en plus d’être légalement fondés à provoquer la mort de leurs patients, ils en avaient reçu l’ordre.

303. Un des accusés, Klein, le directeur administratif de l’institution, n’ignorait rien du sort funeste réservé aux patients puisqu’il avait lui-même reçu l’ordre de les tuer et l’avait transmis à son personnel502. Il a affirmé avoir protesté lorsqu’il a appris que « des travailleurs incurablement atteints de tuberculose » allaient être transférés à Hadamar pour finalement y être tués, mais a ajouté qu’il n’avait aucune autorité pour modifier ces ordres et qu’en cas de désobéissance, il aurait été envoyé dans un camp de concentration503. Klein a admis qu’il savait que ces meurtres étaient « injustifiés ». Toutefois, selon lui, puisque les patients souffraient et risquaient d’infecter d’autres personnes, il aurait été plus cruel de les laisser vivre504.  Wahlmann était le psychiatre de l’institution. C’est lui qui déterminait les dosages appropriés, qui faisait les demandes de médicaments et qui signait les certificats de décès. Huber était l’infirmière en chef ; elle supervisait les tâches de sept  subordonnés susceptibles d’avoir administré quelques injections et, « au moins une fois, elle a été présente lorsque des injections ou doses fatales » ont été administrées. Merkle était le comptable de l’institution, qui « inscrivait sciemment de fausses dates et causes de décès ». Bien qu’une infirmière ait déclaré que Merkle était instruit de « ce qui se passait » dans l’institution, l’intéressé « a fermement nié être au courant de la situation réelle » ou avoir vu le moindre cadavre. Il a dit croire que les patients étaient morts des suites d’une tuberculose ou d’une pneumonie505. Blum a été pendant près d’un mois le gardien en chef du cimetière à l’époque où les injections mortelles ont été administrées. Il a affirmé que « seul le premier groupe de ressortissants polonais et soviétiques était arrivé à Hadamar pendant sa présence là-bas ». Il a pourtant reconnu ne pas ignorer le moins du monde que les patients polonais et soviétiques allaient être tués et qu’on attendait très clairement de lui qu’il les enterre, ce qu’il a fait506. Ruoff et Willig étaient des infirmiers qui ont administré les injections mortelles507. Ruoff a commencé à travailler dans l’institution environ deux mois après le début des exécutions. Selon ses dires, il « a plusieurs fois essayé de quitter Hadamar, mais ses demandes ont toujours été refusées ». Tant Ruoff que Willig auraient été informés que s’ils se plaignaient de leur travail, ils seraient envoyés dans des camps de concentration508. Willig a affirmé qu’il pensait que les patients souffraient « d’une forme incurable de tuberculose, qu’on lui avait dit qu’une loi prévoyait de tuer ce genre de malades, et qu’il avait essayé, en vain, de quitter Hadamar509  ». La plupart des membres du personnel pensaient bel et bien, semble-t-il, que les victimes étaient malades, en raison des « diagnostics des médecins » et de leur « mine ».

304. Tous les accusés ont été déclarés coupables de « violations du droit des gens  » en raison de leur participation au projet commun. Klein (qui donnait les ordres bien qu’il les désapprouvât) ainsi que Ruoff et Willig (qui administrait les injections bien que sous la contrainte) ont été condamnés à la peine capitale. Wahlmann, le psychiatre, a été condamné à la réclusion à perpétuité et Merkle, Blum et Huber à 35, 30 et 25 années d’emprisonnement, respectivement. Tous les accusés étaient des civils qui travaillaient dans une institution pour malades mentaux et qui vaquaient à leurs occupations habituelles en temps de guerre lorsque sont arrivés des patients polonais et soviétiques probablement déportés pour aller travailler en Allemagne. Rien n’indique que les accusés étaient eux aussi animés de l’intention criminelle de tuer des ressortissants polonais et soviétiques. Néanmoins, ils ont tous exercé des activités – du comptable à l’infirmier en passant par l’entrepreneur des pompes funèbres – qui ont permis à l’institution de continuer à fonctionner. En se rendant à leur travail quotidiennement et en effectuant les tâches qui leur avaient été assignées, ils ont considérablement aidé à la perpétration des meurtres et facilité celle-ci.

305. Le Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient a condamné le Ministre des affaires étrangères Shigemitsu pour ne pas avoir pris des mesures efficaces en vue d’enquêter sur des crimes dont il soupçonnait la commission. Dans le Jugement, il a été souligné qu’en tant que principal responsable du bien-être des prisonniers, qu’il soupçonnait être victimes de mauvais traitements, il « aurait dû insister sur ce point, jusqu’à démissionner au besoin, afin de s’acquitter d’une responsabilité que personne, soupçonnait-il, n’assumait510  ». Alors que cette condamnation se fondait à proprement parler sur la responsabilité du supérieur hiérarchique et non sur la responsabilité individuelle, notons que des individus ont également été déclarés pénalement responsables de leurs propres actes ou omissions. Aussi, s’il avait été démontré que par ses manquements, Shigemitsu avait implicitement toléré ou permis que ses hommes commettent ou continuent de commettre des crimes, le Tribunal militaire international aurait retenu sa responsabilité individuelle511. Ce Tribunal a également conclu à la responsabilité individuelle et en tant que supérieur hiérarchique d’Akira Muto pour les atrocités commises par des troupes japonaises pendant la période où « sa position lui permettait de peser sur la politique » et ce, parce qu’il n’avait pris aucune mesure en vue d’améliorer les conditions ou le traitement des civils et des prisonniers de guerre512.

306. De toutes ces affaires s’impose la conclusion suivante : lorsqu’un établissement de détention est administré de manière telle qu’il en ressort clairement une intention d’exercer des discriminations ou des persécutions, quiconque participe sciemment et de manière importante à la gestion de cette institution ou en facilite les activités peut voir sa responsabilité pénale individuelle engagée à raison de sa participation à une entreprise criminelle, à titre soit de coauteur, soit de complice, selon la position qu’il occupe dans la hiérarchie et son degré de participation.

ii) Entreprise criminelle commune

307. Il peut y avoir entreprise criminelle commune dès lors que deux ou plusieurs personnes participent à un projet criminel commun. Ce projet criminel peut aller de l’entente délictueuse entre deux personnes pour cambrioler une banque jusqu’au massacre systématique de millions d’individus dans le cadre d’un vaste régime criminel impliquant des milliers de participants. Une même entreprise criminelle peut se subdiviser en plusieurs projets criminels subsidiaires. Par exemple, si l’on considère que tout le régime nazi était une entreprise criminelle commune, cela n’empêche pas de conclure que le camp de concentration de Dachau était un projet subsidiaire de l’entreprise plus large que constituait le régime nazi, même si ce camp a été créé dans l’intention de faciliter la réalisation de cette entreprise plus large. Le but criminel qui sous-tend certains projets s’inscrivant dans le cadre de l’entreprise criminelle plus large peut être plus spécifique : un projet peut tendre au travail forcé ; un autre, au viol systématique pour provoquer des grossesses forcées ; un autre encore, à l’extermination.

308. La Chambre de première instance considère que les personnes qui occupent une fonction au sein d’un système dans le cadre duquel des crimes sont commis sur une grande échelle et de manière systématique ou participent à un tel système engagent leur responsabilité individuelle si elles participent sciemment au projet criminel et si, par leurs actes ou omissions, elles aident à la commission des crimes ou la facilitent de manière importante.

309. La Chambre tient toutefois à souligner que cela ne veut pas dire pour autant que celui qui travaille dans un camp de détention où se commettent des exactions voit automatiquement sa responsabilité engagée en tant que participant à une entreprise criminelle commune. Cette participation à l’entreprise doit être importante. Par « participation importante », la Chambre entend un acte ou une omission rendant l’entreprise plus efficace ; par exemple, une participation qui facilite la bonne marche du système ou son fonctionnement sans accroc. Le fait de commettre personnellement ou directement un crime grave qui facilite la réalisation de l’objectif de l’entreprise criminelle constituerait une contribution importante. En général, il convient d’évaluer cette participation au cas par cas, surtout lorsqu’il s’agit d’agents subalternes ou intermédiaires qui ne commettent pas personnellement de crimes. Ainsi, la personne investie d’une grande autorité ou influence qui omet sciemment de protester contre une activité criminelle fournit automatiquement, par son approbation tacite, une aide ou un soutien significatif à la réalisation de cette activité, surtout si elle est présente sur les lieux. Dans la plupart des cas, le complice ou le coauteur n’est généralement pas quelqu’un de facilement remplaçable, c’est-à-dire une personne dont « n’importe qui » pourrait prendre la place. Il s’agit généralement d’une personne occupant une position élevée dans la hiérarchie, bénéficiant d’une formation spécifique, ou dotée d’aptitudes ou de talents particuliers. La Chambre de première instance constate toutefois à la lecture de la jurisprudence issue de la Deuxième Guerre mondiale que, dans de nombreux cas, de simples chauffeurs ou soldats ont vu leur responsabilité engagée pour avoir monté la garde pendant que d’autres procédaient à des exécutions. En outre, dans plusieurs de ces affaires jugées après la Deuxième Guerre mondiale, la responsabilité ne se trouvait pas engagée du fait d’une participation répétée à un système criminel, les accusés n’ayant généralement participé qu’une seule et unique fois à ce système. En droit interne, les individus qui participent directement ou indirectement à un unique projet criminel commun voient également leur responsabilité engagée513.

310. En cas de conflit armé ou de violence de masse, on sait combien il est facile pour des individus de se trouver entraînés dans des actes de violence ou de haine. Lors de périodes aussi violentes, des citoyens respectueux des lois commettent des crimes qu’ils n’auraient jamais commis en temps normal. Il n’empêche que les personnes qui participent à des crimes, notamment en aidant à leur commission ou en la facilitant, ne peuvent se retrancher derrière ces situations de violence de masse ou de conflit armé pour se soustraire à leur responsabilité. Que l’entreprise criminelle commune soit largement définie (comme la persécution de millions de Juifs par les Nazis) ou limitée à une période ou un lieu spécifiques (comme le camp d’Omarska qui a duré trois mois), toute personne qui y participe doit contribuer de manière substantielle à son fonctionnement ou à ses objectifs pour voir éventuellement sa responsabilité pénale engagée.

311. La Chambre de première instance estime que, pour pouvoir déclarer pénalement responsable en tant que complice ou coauteur un participant subalterne ou intermédiaire à une entreprise criminelle commune réalisée en période de guerre ou de violence de masse, il faut que sa participation à cette entreprise soit bien plus substantielle que le simple fait d’obéir à des ordres lui enjoignant d’exécuter une seule et unique fois une tâche secondaire. Le degré de participation imputable à l’accusé et le fait de savoir si celle-ci est jugée importante dépendront de plusieurs facteurs, dont l’ampleur de l’entreprise criminelle, les tâches exécutées, la position de l’accusé, le temps consacré à sa participation après s’être rendu compte de la nature criminelle du projet, les efforts déployés pour empêcher la réalisation de l’entreprise ou pour entraver son bon fonctionnement, la gravité et l’ampleur des crimes commis ainsi que l’application, le zèle ou la cruauté gratuite mis à exécuter les tâches confiées. Il serait également important d’examiner tout élément de preuve direct établissant une intention partagée ou une adhésion au projet criminel, comme par exemple une participation répétée, continue ou conséquente à l’entreprise, des paroles prononcées ou la perpétration personnelle d’un crime. Le facteur le plus important à examiner est sans doute le rôle joué par l’accusé compte tenu de la gravité et de l’ampleur des crimes commis : la culpabilité d’un gardien subalterne qui appuie sur la manette libérant du gaz mortel dans une chambre où sont détenues des centaines de victimes serait ainsi plus grande que celle d’un gardien chargé d’une mission de surveillance et qui, posté sur le périmètre du camp, abat un prisonnier qui tente de s’évader.

312. En résumé, pour être déclaré pénalement responsable d’avoir participé à une entreprise criminelle commune, un accusé doit avoir agi de manière à aider substantiellement cette entreprise ou à favoriser la réalisation de ses objectifs de manière importante et ce, tout en ayant eu conscience que ses actes ou omissions ont facilité les crimes perpétrés dans le cadre de ce projet. Pour voir sa culpabilité retenue, le participant ne doit donc pas forcément avoir connaissance de chaque crime commis. Le simple fait de savoir que des crimes sont commis dans le cadre d’un système et de participer sciemment à ce système de manière à faciliter considérablement la commission d’un crime ou à permettre à l’entreprise criminelle de fonctionner efficacement suffit à cet égard. Le complice ou le coauteur d’une entreprise criminelle commune contribue aux crimes perpétrés dans ce cadre si le rôle qu’il joue permet au système ou à l’entreprise de continuer à fonctionner.

3. La responsabilité du supérieur hiérarchique au sens de l’article 7 3) du Statut

313. Aux termes de l’article 7 3) du Statut, un supérieur est responsable des actes criminels commis par ses subordonnés s’il avait des raisons de savoir que ceux-ci s’apprêtaient à commettre un crime ou si, sachant qu’un crime avait été perpétré, il n’a pas pris les mesures nécessaires pour en punir les auteurs514. Le fait de satisfaire à la première obligation n’exonère pas le supérieur de la responsabilité lui incombant en vertu de la seconde. Le supérieur est également déclaré responsable si, sachant ou ayant des raisons de savoir que des crimes sont en train d’être commis, il ne fait rien pour y mettre fin ou les réprimer.

314. Selon la jurisprudence du Tribunal, trois conditions doivent être réunies pour qu’un supérieur hiérarchique puisse être tenu responsable des crimes commis par ses subordonnés : 1) l’existence d’une relation de subordination ; 2) le fait de savoir que le crime avait été, était ou était sur le point d’être commis et 3) le fait de ne pas prendre les mesures nécessaires pour empêcher le crime, y mettre fin ou en punir l’auteur515.

315. La Chambre d’appel s’est tout récemment penchée sur cette question dans l’Arrêt  Celebici516. Dans cet Arrêt, la Chambre d’appel a accepté qu’un dirigeant civil puisse voir sa responsabilité engagée au même titre qu’un responsable militaire, pour autant qu’il exerce un contrôle effectif sur ses subordonnés517. Exercer un contrôle effectif implique nécessairement que l’on détient « le pouvoir ou l’autorité, de jure ou de facto, d’empêcher un subordonné de commettre un crime ou de l’en punir après coup518  ». Par contrôle effectif, on entend « la capacité matérielle d’empêcher ou de punir un comportement criminel, quelle que soit la manière dont elle s’exerce519  ». Le fait d’exiger l’exercice d’un contrôle effectif signifie très clairement que la seule détention d’un pouvoir de jure ne suffit pas. L’Accusation doit démontrer que le supérieur avait la capacité d’empêcher le crime, d’y mettre fin ou d’en punir l’auteur520.

316. Le supérieur ne doit pas forcément être celui qui punit mais il doit jouer un rôle important dans la procédure disciplinaire. La Chambre de première instance Blaskic a, par exemple, estimé que la capacité matérielle de punir – qui est l’élément clef pour déclarer un supérieur responsable des crimes commis par ses subordonnés – pouvait simplement se traduire par « le fait d’adresser des rapports aux autorités compétentes afin que des mesures appropriées soient prises521  ».

317. Le supérieur est tenu d’intervenir à partir du moment précis où il « sait ou a des raisons de savoir » que ses subordonnés ont commis ou s’apprêtent à commettre des crimes. La Chambre d’appel Celebici a conclu qu’aux termes de l’article 7 3), un supérieur n’était pas tenu d’entreprendre des démarches particulières pour s’informer d’éventuels crimes commis par des subordonnés, à moins d’avoir appris qu’une activité criminelle se préparait522.

318. La Chambre d’appel Celebici a confirmé l’interprétation donnée par la Chambre de première instance de l’expression « avait des raisons de savoir » ; elle a conclu que le supérieur ne pouvait être tenu pour pénalement responsable que s’il avait à sa disposition des informations particulières l’avertissant d’infractions commises par ses subordonnés523. Les informations dont ce supérieur dispose peuvent se présenter sous une forme orale ou écrite. Elles ne doivent pas forcément être explicites ou spécifiques, le tout étant qu’au vu de ces informations (ou de l’absence de celles-ci), il paraisse nécessaire de mener des enquêtes supplémentaires524. Parmi les informations susceptibles de conduire un supérieur à soupçonner que des crimes pourraient être commis figurent le comportement antérieur de subordonnés ou un précédent de mauvais traitements : « Par exemple, on peut considérer qu’un commandant militaire dispose de la connaissance nécessaire lorsqu’il a été averti que certains soldats placés sous ses ordres ont un caractère violent ou instable, ou ont bu avant d’être envoyés en mission525.  » De la même manière, lorsqu’un supérieur sait au préalable que des femmes détenues par des gardiens de sexe masculin sont susceptibles de faire l’objet de violences sexuelles, on considère qu’il dispose de suffisamment d’éléments pour estimer qu’il convient de prendre des mesures supplémentaires pour empêcher pareils crimes.

4. Conclusion : le camp d’Omarska, une entreprise criminelle commune

319. Selon l’Accusation, les camps d’Omarska, de Keraterm et de Trnopolje ainsi que le gouvernement municipal de Prijedor constituaient une entreprise criminelle commune526. Cependant, la Chambre de première instance ne dispose pas de suffisamment de preuves pour déterminer si les camps de Keraterm et de Trnopolje, ou la municipalité de Prijedor, constituaient individuellement ou collectivement une telle entreprise. Par contre, la Chambre ne manque pas de preuves pour conclure au-delà de tout doute raisonnable que le camp d’Omarska était une entreprise criminelle commune. Les crimes perpétrés à Omarska n’étaient pas des atrocités commises dans le feu du combat, mais un amalgame d’actes criminels graves exécutés avec malveillance, intentionnellement, sélectivement et, en certaines occasions, sadiquement contre les détenus non serbes.

320. Les crimes commis au camp d’Omarska l’ont été par plusieurs personnes. En effet, ces crimes ne pouvaient avoir été perpétrés que par plusieurs individus puisque l’établissement, l’organisation et le fonctionnement du camp nécessitaient la participation de nombreuses personnes jouant des rôles multiples et exerçant différentes fonctions plus ou moins importantes. Le dessein criminel commun qui présidait à l’organisation de ce camp se caractérisait par l’intention de persécuter et de soumettre des détenus non serbes. Les persécutions ont été commises à travers des crimes tels le meurtre, la torture et le viol, et par d’autres procédés comme la violence psychologique ou physique et des conditions inhumaines de détention.

321. La Chambre de première instance déterminera maintenant si les accusés sont pénalement responsables des crimes commis dans le cadre de l’entreprise criminelle commune que constituait le camp d’Omarska. La Chambre se prononcera également sur le rôle de Zigic dans des crimes qui auraient été perpétrés aux camps de Keraterm et de Trnopolje.

IV. RESPONSABILITÉ PÉNALE DES ACCUSÉS

322. En se prononçant sur le rôle joué par les accusés, la Chambre de première instance ne perdra pas de vue le principe de la présomption d’innocence consacré par l’article 21 du Statut, en vertu duquel elle ne déclarera un accusé coupable que si elle est convaincue, au-delà de tout doute raisonnable, de sa culpabilité. La Chambre sera également soucieuse de considérer séparément le cas de chaque accusé, même s’il est vrai que plusieurs d’entre eux ont été jugés conjointement.

323. La Chambre de première instance a déjà conclu ce qui suit :

a) les conditions nécessaires pour justifier les accusations portées en vertu des articles 3 et 5 du Statut ont été remplies ;

b) tous les crimes allégués dans l’Acte d’accusation modifié — en particulier le meurtre, la torture, les atteintes à la dignité des personnes, les actes inhumains, les traitements cruels et les persécutions — ont été commis au camp d’Omarska  ;

c) le camp d’Omarska constituait une entreprise criminelle commune ; cet établissement servait à interroger des détenus non serbes de Prijedor, exercer des discriminations à leur égard et leur infliger d’autres mauvais traitements, et son organisation était animée par la volonté de chasser ou de soumettre la population non serbe ; et

d) les principaux moyens employés pour faciliter la réalisation du projet criminel commun consistaient à persécuter des prisonniers musulmans, croates ou autres non serbes en leur faisant subir différentes formes de violences physiques, psychologiques et sexuelles527.

324. La Chambre de première instance a également souligné que quiconque s’étant régulièrement rendu au camp d’Omarska, pour y travailler ou dans le cadre d’une visite, aurait forcément dû savoir que des crimes y étaient commis de manière systématique. La connaissance de l’entreprise criminelle commune peut être inférée de plusieurs indices tels que la position occupée par l’accusé, le temps qu’il passe dans le camp, les fonctions qu’il y exerce, ses déplacements dans le camp et ses contacts éventuels avec des détenus, des membres du personnel ou des étrangers qui viennent en visite. La connaissance des abus peut également se déduire par le simple usage des sens. Même en n’étant pas des témoins oculaires des crimes commis à Omarska, les accusés auraient pu se rendre compte de ces abus à la vue des corps couverts de sang, des contusions et blessures de certains détenus, des amas de cadavres empilés autour du camp, des corps émaciés et de l’état déplorable des détenus, ainsi que de l’extrême exiguïté des locaux ou des murs tachés de sang. Ces abus pouvaient également se détecter à l’écoute des cris de douleur et de souffrance, des supplications des détenus quémandant de la nourriture ou de l’eau et implorant leurs tortionnaires de ne pas les frapper ou les tuer, ainsi que des coups de feu tirés partout dans le camp. D’aucuns pouvaient finalement se rendre compte des conditions déplorables qui régnaient dans le camp à l’odeur dégagée par les cadavres en putréfaction, l’urine et les excréments qui souillaient les vêtements des détenus, les toilettes cassées qui débordaient, et causée par la dysenterie dont souffraient les détenus et leur manque d’hygiène dus à l’incapacité dans laquelle ils se trouvaient de se laver depuis des semaines voire des mois.

325. La Chambre de première instance relève que les accusés n’étaient pas responsables des conditions générales qui régnaient dans le camp (par exemple l’insuffisance de nourriture ou l’exiguïté des locaux), puisqu’ils y étaient avant tout investis d’une mission de surveillance. En cette qualité, les accusés ont joué un rôle en empêchant les prisonniers de s’évader du camp.

326. La Chambre de première instance tient également à souligner que les crimes commis en application d’une entreprise criminelle commune, qui en sont la conséquence naturelle et prévisible, peuvent être imputés à quiconque participe sciemment et de manière importante à cette entreprise. Comme l’a conclu la Chambre de première instance Krstic : « ... la Chambre de première instance n’est pas convaincue au-delà de tout doute raisonnable que les meurtres, viols, sévices et autres violences infligées aux réfugiés à Potocari participaient également de l’objectif assigné à l’entreprise criminelle commune par ses membres. Il ne fait cependant aucun doute que ces crimes étaient des conséquences naturelles et prévisibles de la campagne de nettoyage ethnique. En outre, compte tenu des circonstances à l’époque où le plan a été élaboré, le général Krstic ne pouvait pas ignorer que pareils crimes ne pourraient être évités étant donné le manque d’abris, la densité de la foule, la vulnérabilité des réfugiés, la présence, dans la région, de nombreuses unités militaires et paramilitaires régulières et irrégulières et le nombre trop insuffisant de soldats de l’ONU pour assurer une protection528.  »

327. De la même manière, tout crime qui était la conséquence naturelle et prévisible de l’entreprise criminelle commune que constituait le camp d’Omarska (dont les violences sexuelles) peut être imputé à quiconque ayant participé à cette entreprise, pourvu qu’il ait été perpétré à l’époque de la participation de l’intéressé. À Omarska, quelque 36 femmes étaient détenues et surveillées par des hommes en armes souvent ivres, violents, capables de les maltraiter physiquement et psychologiquement, et qui agissaient dans une impunité quasi totale. Aussi, il aurait été irréaliste et irrationnel de penser qu’aucune de ces femmes rendues extrêmement vulnérables par les circonstances de leur détention ne pouvait être victime de viols ou d’autres violences sexuelles. C’est d’autant plus évident à la lumière du dessein manifeste de l’entreprise criminelle, à savoir persécuter le groupe visé en ayant recours à la violence et à l’humiliation. Tant les complices que les coauteurs de l’entreprise criminelle sont susceptibles de voir leur responsabilité engagée pour des crimes prévisibles.

328. Sur la base des conclusions factuelles, du droit applicable et des circonstances propres à chaque accusé, la Chambre examinera à présent les preuves présentées contre chacun d’eux afin de déterminer si le temps qu’il a passé à Omarska et les fonctions qu’il y a exercées suffisent pour conclure à sa participation à l’entreprise criminelle commune. Dans l’affirmative, la Chambre déterminera ensuite si cette participation est celle d’un complice ou d’un coauteur. Bien que cette distinction ne soit pas toujours facile à établir, la Chambre procédera généralement de la manière suivante  : elle recherchera des éléments établissant que l’accusé a participé activement à l’entreprise criminelle, que ce soit en commettant lui-même des violations des droits de l’homme ou en exerçant une influence générale sur de nombreuses facettes du fonctionnement du camp. Dans ce cas de figure, la Chambre aura tendance à le considérer comme un coauteur ayant partagé l’intention criminelle qui animait le camp. En revanche, tout accusé qui, dans le cadre de sa participation, s’est borné à exécuter ses fonctions, a exercé des tâches de second plan, a refusé de commettre des violations de son propre chef ou a activement tenté d’améliorer le triste sort des détenus se verra plutôt considéré comme un complice. Il semble en effet que cela soit la distinction opérée dans de nombreuses affaires jugées après la Deuxième Guerre mondiale.

A. MIROSLAV KVOCKA

1. Introduction

329. Aux chefs 1 à 3, 4 et 5 et 8 à 10 de l’Acte d’accusation modifié, Miroslav Kvocka voit sa responsabilité individuelle engagée sur la base de l’article 7 1) du Statut pour avoir participé à des persécutions529, meurtres, tortures, actes inhumains, traitements cruels et atteintes à la dignité des personnes, actes sanctionnés par l’article 3 du Statut (lois ou coutumes de la guerre) et l’article 5 du Statut (crimes contre l’humanité). Il lui est également, ou subsidiairement, reproché en vertu de l’article 7 3) du Statut d’être responsable en tant que supérieur hiérarchique de crimes commis par ses subordonnés.

330. L’Accusation soutient que, du 27 mai au 30 juin 1992 au moins530, Kvocka fut directement impliqué au camp d’Omarska où il aurait occupé les fonctions de commandant puis celles de commandant en second. La Défense soutient que l’accusé n’était qu’un simple gardien et que pendant son bref séjour au camp, il n’a été responsable ni de l’incarcération des prisonniers ni de leurs conditions de détention. Pour se prononcer sur les fonctions exercées par Kvocka au camp, la Chambre se fondera essentiellement sur le témoignage de l’accusé lui-même.

2. Antécédents de Kvocka

331. Serbe de souche, Kvocka est né le 1er janvier 1957 au village de Maricka. En 1992, il vivait avec sa femme, une Musulmane, et leurs deux enfants au village d’Omarska, non loin du complexe minier qui fut converti en camp de détention. De nombreux témoins à décharge l’ont décrit comme un bon voisin, un homme disposant d’un grand cercle d’amis et de connaissances qui comprenait et comprend toujours de nombreux Musulmans531. Kvocka a déclaré que sa famille a fréquenté des Musulmans avant, pendant et après la guerre, hébergé des parents musulmans dans son appartement, distribué des colis aux détenus du camp et aidé sa belle-famille du village d’Alisici lorsque celui-ci fut attaqué par les Serbes532. Il a également affirmé n’avoir jamais appartenu à un parti nationaliste, mais avoir soutenu au contraire le Parti réformiste d’Ante Markovic, de tendance modérée533.

332. De nombreux témoins de la Défense ont décrit Kvocka comme quelqu’un de compétent 534. Il était policier au poste de police d’Omarska, qui dépendait du service de la sécurité publique de la municipalité de Prijedor. L’accusé a déclaré qu’il avait servi à Omarska jusqu’en juin 1992, et qu’après le 1er juillet, on l’avait affecté au commissariat de la police de réserve de Tukovi, où il est demeuré jusqu’en septembre 1992535. Il a affirmé que les Musulmans étaient nombreux dans la police et que les commandants des commissariats appartenaient souvent à cette communauté536. Lorsqu’il est devenu difficile d’organiser des funérailles musulmanes durant la guerre, Kvocka a accordé sa protection à ces cérémonies à la demande du clergé musulman local537.

a) Autorité de Kvocka dans la police

333. Kvocka affirme qu’il n’occupait pas de poste de responsabilité dans la police, et qu’il est donc impossible qu’il ait pu être nommé commandant ou commandant en second du camp. L’Accusation soutient pour sa part qu’il était le commandant ou l’adjoint au commandant du poste de police d’Omarska, et que cette fonction «  a globalement été transposée au camp de détention d’Omarska en mai 1992538  ». La Défense réplique qu’il n’y avait pas d’adjoint au commandant dans la police d’Omarska à l’époque concernée, et que cette fonction existait uniquement au niveau du commissariat central de police, mais pas à l’échelon inférieur, à savoir le poste de police539.

i) Structure hiérarchique des services de police

334. Comme on l’a vu au chapitre II, la sécurité de la population locale était du ressort des forces de police du service de la sécurité publique, organe dépendant du Ministère de l’intérieur et distinct du service de la sûreté de l’État540. À l’échelon régional, ces forces étaient organisées en commissariats centraux de police coiffant à leur tour plusieurs postes de police. Kvocka travaillait à l’échelon le plus bas de la municipalité de Prijedor, à savoir au poste de police d’Omarska qui était chargé d’assurer la sécurité de quelques milliers de personnes regroupées en plusieurs villages de la zone d’Omarska541. Ce poste de police regroupait trois secteurs542.

335. Quand Kvocka a pris ses fonctions au poste de police d’Omarska, celui-ci était effectivement un poste de police qui, s’étant développé, est devenu en 1981 un commissariat central doté d’une structure hiérarchique différente543. En 1990, ce commissariat est redevenu un poste de police, ce qui a entraîné de nouveaux changements dans la structure hiérarchique544. La composition des services de police variait en effet selon leur taille : alors qu’un commissariat central était dirigé par un commandant secondé par un adjoint et des assistants, le poste de police, lui, n’avait à sa tête qu’un commandant, qui ne disposait ni d’un adjoint ni d’assistants545.

336. En 1992, avant la prise de Prijedor, le poste de police d’Omarska comptait un commandant, trois chefs de patrouille et des agents de police. Il n’y avait ni adjoints ni assistants peu avant la chute de la ville, le poste du commandant était occupé par Zeljko Meakic, qui avait remplacé Milutin Bujic parti à la retraite en avril 1992. Quant à Kvocka, il a témoigné qu’il dirigeait l’une des trois patrouilles de secteur, les deux autres étant sous les ordres de Momcilo Gruban et de Zeljko Meakic. Kvocka a déclaré qu’il n’existait en théorie pas de distinction hiérarchique entre les trois chefs de patrouille et les autres policiers, tout en reconnaissant que l’autorité des premiers était légèrement différente546.

337. En plus des policiers en service actif, le poste de police d’Omarska disposait de 30 policiers de réserve que l’on appelait en cas d’événements majeurs, catastrophe naturelle ou conflit armé par exemple. Kvocka a déclaré qu’avant la guerre, les policiers de réserve travaillaient généralement sous la supervision d’un policier en service actif547. Peu de temps avant la prise de Prijedor par les Serbes, des policiers de réserve supplémentaires sont venus renforcer le poste de police d’Omarska548, qui a obtenu le statut de commissariat central à la suite de cette augmentation d’effectifs (50 à 65 policiers de réserve y étaient désormais employés)549. Quand Zeljko Meakic a remplacé Milutin Bujic au poste de commandant en avril 1992, un nouvel adjoint et des assistants auraient donc dû lui être affectés. Mais faute d’effectifs, ces postes sont restés vacants550. Après la chute de la ville, la structure hiérarchique des forces de police de la municipalité de Prijedor a encore une fois connu des changements : les commandants d’origine musulmane ont été remplacés par des Serbes551.

338. La Chambre de première instance conclut que le poste de police d’Omarska a acquis le statut de commissariat central de police en avril 1992, avant la prise de Prijedor par les forces serbes, mais qu’aucun adjoint ou assistant du commandant n’a été officiellement désigné, ainsi que la réglementation l’aurait exigé.

ii) Tâches et rôle de Kvocka au sein du commissariat central de police

339. Milutin Bujic, ancien commandant de Kvocka, a décrit de la façon suivante les tâches qui incombaient à un chef de secteur :

Il devait se rendre sur le terrain, rencontrer les gens, s’informer de la situation, tenter d’empêcher les crimes, veiller au maintien de l’ordre public, recueillir les renseignements nécessaires et cetera, et ce, selon la loi et la réglementation en vigueur552.

340. Il a également confirmé que Kvocka « en sa qualité de policier, avait reçu une solide formation et disposait des connaissances et de l’expérience nécessaires pour rechercher les crimes, les prévenir et prendre des mesures lorsqu’il s’en commettait 553 ».

341. Kvocka a déclaré dans son témoignage que ses fonctions n’ont pas varié après la prise de Prijedor par les Serbes, le 30 avril 1992554. À ce sujet, Milutin Bujic a précisé que les textes applicables en temps normal valaient également en situation de crise ou de guerre555.

342. Après la prise de contrôle de la ville par les Serbes de Bosnie, Kvocka a continué de travailler comme chef de patrouille dans un secteur couvrant quatre petits villages 556. Lors de son audition par l’Accusation, il a précisé qu’en raison du manque d’effectifs – le commissariat central d’Omarska ne comptait que quatre ou cinq fonctionnaires de police, tous les autres étant des réservistes, nouveaux pour la plupart – et le Ministère n’ayant pas désigné d’adjoint ou d’assistant officiel du commandant, Zeljko Meakic avait demandé que lui et son collègue Ljuban Grahovac le secondent « en qualité d’officiers supérieurs557  ». Peu après, Ljuban Grahovac avait quitté le commissariat central d’Omarska pour Lamovita.

343. Kvocka a souligné qu’il n’était investi d’aucun pouvoir officiel, qu’il était simplement un officier de police chargé de seconder le commandant558. Il a ajouté que les grades officiels, celui de lieutenant par exemple, n’étaient apparus qu’en 1996, juste avant son départ de la police559. L’Accusation ayant demandé si l’on pouvait légitimement conclure que Ljuban Grahova c et lui étaient, de fait, l’adjoint et l’assistant du commandant, Kvocka a répondu que « vu de l’extérieur, on pouvait le penser, car une partie de [leur] travail aurait pu être celui d’un adjoint ou d’un assistant560  ». De ce fait, il a reconnu que les nouvelles recrues pouvaient se figurer que Z eljko Meakic, Ljuban Grahovac et lui-même étaient des supérieurs. Kvocka a ajouté que ces situations de fait étaient assez fréquentes en ex-Yougoslavie, et que «  c’est généralement ainsi qu’on procédait dans la police yougoslave, à savoir qu’on secondait son supérieur pour certaines tâches, mais sans titre officiel ni salaire ou autre chose, et seulement pour une courte période561  ». Il a également déclaré qu’il était fréquent de détenir un poste officiel dans le cadre de la structure hiérarchique existante tout en exerçant aussi effectivement des fonctions différentes que l’on devait à ses compétences562.

344. La Chambre de première instance conclut que peu après la nomination de Zeljko Meakic aux fonctions de commandant, Kvocka a acquis une autorité et une influence de fait au sein du commissariat central d’Omarska. Son rôle était celui d’un adjoint ou d’un assistant du commandant, fonction qui se justifiait par l’accroissement des effectifs mais qui n’a pas été pourvue officiellement. L’argument de Kvocka selon lequel il était impossible de le considérer comme commandant en second du camp d’Omarska parce qu’il ne détenait pas de position équivalente au commissariat central d’Omarska n’est donc pas convaincant.

3. Arrivée de Kvocka au camp d’Omarska

345. Concernant son arrivée à Omarska, l’accusé a fourni un témoignage détaillé que la Chambre de première instance juge crédible. Kvocka a déclaré que dans la nuit du 28 ou du 29 mai 1992, il était de service au commissariat central d’Omarska en compagnie de deux policiers de réserve lorsqu’il a reçu, vers 2 ou 3 heures du matin, un appel radio de Dusan Jankovic lui demandant de se rendre sans délai au complexe minier d’Omarska563. À son arrivée, Kvocka a vu Dusan Jankovic et Milutin Ca|o dans un véhicule de fonction garé devant le bâtiment administratif principal. Une dizaine d’autocars stationnaient dans l’enceinte, certains remplis de détenus, d’autres vides. Ces faits ont été corroborés par des témoins qui ont affirmé que les premiers détenus étaient arrivés au camp d’Omarska le 28 mai 1992564. Dusan Jankovic a demandé à Kvocka de mobiliser les policiers de réserve, de les conduire au camp et de se mettre à la recherche de Zeljko Meakic565.

346. À son retour, Kvocka a rassemblé une vingtaine de policiers devant le commissariat central à 6 heures, et tous se sont rendus au camp en deux groupes. À 7 heures, Zeljko Meakic s’est présenté au camp avec un groupe de policiers566. À l’arrivée de Kvocka et des 20 réservistes, Dusan Jankovic et Milutin Ca|o étaient déjà partis, les autocars également. Des hommes en tenues de policiers, différentes de l’uniforme de la police d’Omarska, s’étaient déployés dans le camp567. L’un d’eux a dit à Kvocka qu’ils venaient du commissariat central de Banja Luka, et qu’ils quitteraient le camp lorsque les forces de police d’Omarska l’auraient pris en main568. Kvocka a affirmé que ni Zeljko Meakic ni lui ne savaient ce qui se passait et qu’ils ignoraient l’identité des détenus, mais qu’ils ont obéi à l’ordre de Dusan Jankovic et Milutin Ca|o leur enjoignant d’organiser la sécurité à l’intérieur du camp569.

347. Le premier soir, Zeljko Meakic est arrivé au camp avec une autre équipe, et Kvocka est rentré chez lui570. Il est retourné au camp le lendemain 30 mai 1992, jour de l’attaque de Prijedor par les Serbes. En fin d’après-midi, d’autres autocars remplis de détenus sont arrivés, escortés par des fonctionnaires de police de Prijedor et quelques membres de la police militaire571. Aidés des policiers d’Omarska, les hommes de l’escorte ont réparti les prisonniers dans différents bâtiments 572.

348. La Chambre de première instance conclut que Kvocka, en sa qualité d’officier de permanence du commissariat central d’Omarska, a reçu pour mission de mobiliser les forces de police de réserve afin qu’elles assurent la garde du camp.

4. Durée du séjour de Kvocka au camp d’Omarska

349. Dans sa Décision relative aux demandes d’acquittement, la Chambre a jugé qu’un accusé « ne sera pas tenu responsable de crimes commis avant son arrivée au camp 573 ». Ce principe s’applique également aux crimes commis après le départ d’un accusé du camp. Selon l’Accusation, la période pendant laquelle Kvocka a exercé des fonctions au camp d’Omarska s’étend du 27 mai  1992 au 30 juin 1992 au moins574. L’accusé a nié s’être trouvé au camp jusqu’au 30 juin 1992, et a fourni le témoignage suivant sur les événements survenus de mai 1992 jusqu’à son départ.

350. Kvocka a déclaré être arrivé au camp d’Omarska vers le 28 ou le 29 mai 1992, y avoir passé quatre ou cinq nuits et s’être absenté deux fois pour raison de santé (du 2 au 5 ou 6 juin 1992, et du 16 au 19 juin 1992). Le premier jour, alors qu’il accueillait des nouveaux détenus, il a reconnu ses deux beaux-frères qu’il a séparés des autres pour les conduire chez ses parents, à Omarska. Kvocka affirme qu’il a été congédié vers le 22 ou le 23 juin 1992, pour avoir libéré ses beaux-frères575. Le 24 juin 1992, lendemain de son départ, il a dû ramener ceux-ci au camp où il est resté de quarante-cinq minutes à une heure et n’a adressé la parole à aucun détenu576. Kvocka a assuré qu’il n’est plus retourné au camp par la suite, hormis une fois, sept à dix jours après son départ, pour rendre visite à ses beaux-frères577.

351. Kvocka a indiqué qu’après son départ d’Omarska, le 22 ou 23 juin 1992, il avait cherché à rencontrer Dusan Jankovic pour s’entretenir avec lui de son avenir dans la police. La rencontre a eu lieu vers la fin du mois de juin 1992, et Jankovic l’a informé qu’il serait affecté au commissariat central de Tukovi, dans la banlieue de Prijedor578.

352. L’affectation de Kvocka au commissariat central de Tukovi est principalement établie par une lettre adressée par le Ministère de l’intérieur à la Défense de Kvocka, datée du 12 août 1998, et attestant que Kvocka avait quitté le camp d’Omarska le 23 juin 1992 et pris son service à Tukovi le 30 juin 1992579. En outre, le témoin à décharge Lazar Basrak, policier affecté au commissariat central de Tukovi le 29 avril 1992, a témoigné qu’il y avait rencontré Kvocka le 1er juillet  1992, et que ce dernier s’occupait de tâches administratives580.

353. La plupart des témoins se sont accordés à dire que Kvocka ne s’est pas trouvé au camp d’Omarska pendant toute la durée de celui-ci581. Beaucoup l’y ont vu vêtu de l’uniforme réglementaire de la police, armé du pistolet de service et d’un fusil mitrailleur582, et ont affirmé qu’il s’y trouvait assez régulièrement « pendant le premier mois environ583 ». Il fut contraint de quitter le camp à la fin du mois de juin, soi-disant pour avoir relâché les frères de sa femme584, et n’y est revenu que pour rendre visite à ces derniers585.

354. Aucun élément de preuve ne vient infirmer l’absence de Kvocka au camp deux fois, à savoir du 2 au 5 ou 6 juin 1992 et du 16 au 19 juin 1992586.

355. Kvocka a fourni une explication convaincante de sa présence au camp le 24 juin  1992. On l’a vu, il a indiqué que ce jour-là, Dusan Jankovic l’avait obligé à ramener ses beaux-frères. Kvocka a également précisé qu’il était revenu plusieurs fois leur rendre visite587. Cela pourrait expliquer pourquoi plusieurs témoins l’ont vu au camp après le 24 juin 1992. La Chambre considère en outre que le fait que des témoins aient vu Kvocka au camp après le 24 juin 1992 ne suffit pas à démontrer qu’il y occupait toujours des fonctions.

356. La Chambre de première instance conclut que Kvocka a servi au camp du 29 mai environ au 23 juin 1992, et qu’il s’en est officiellement absenté du 2 au 6 juin  1992 et du 16 au 19 juin 1992. Partant, Kvocka a passé dix-sept jours environ au camp d’Omarska.

357. La Chambre de première instance va à présent examiner les tâches et le rôle de Kvocka au camp d’Omarska.

5. Tâches et rôle de Kvocka au camp

358. La Défense a soutenu avec vigueur que Kvocka n’était qu’un simple gardien au camp d’Omarska, et non un officier ou un quelconque supérieur. Pour le prouver, elle a produit une lettre datée du 12 août 1998, qui lui a été envoyée par Marko Denadija, chef du centre de la sécurité publique de Prijedor (Ministère de l’intérieur ), certifiant que Kvocka n’occupait pas de poste de responsabilité en 1992588. La Défense a également fourni une attestation signée le 22 février 2000 par le Vice -Ministre de la défense, Radoslav Banduka, selon laquelle le matricule attribué à Kvocka en tant qu’appelé (réserviste de la police militaire) indique qu’il avait le grade de simple soldat589. Cependant, l’accusé a lui-même reconnu que son rôle n’était pas celui d’un simple gardien, et que « ses tâches revenaient plutôt à faire ce que lui demandait son commandant Zeljko Meakic ». Il a ajouté qu’il était, de fait, l’aide de Zeljko Meakic590. Dans son Mémoire en clôture, la Défense de Kvocka a affirmé qu’il remplissait les fonctions d’un officier de permanence au camp d’Omarska591.

359. Selon Kvocka, Meakic lui aurait dit le premier jour qu’il serait l’officier de service du camp et qu’il devait s’installer dans le local de permanence situé au premier étage du bâtiment administratif. Lors de son audition, Kvocka a indiqué qu’il avait ordre de rester au camp en l’absence de Zeljko Meakic592. L’officier de service constituait le lien indispensable entre le commandant et les policiers de garde. Kvocka l’a expliqué ainsi :

L’officier de service, comme je l’ai déjà dit, est le lien entre les gardiens et le commandant du commissariat central de police. Il doit transmettre les informations au commandant. C’est là son travail, en sus de ce que j’ai déjà évoqué, à savoir le fait d’assurer la permanence au téléphone, aux transmissions, etc.593.

Kvocka a également expliqué que l’officier de service était tenu de consulter le chef d’équipe, dont les attributions étaient plus larges, pour toute question importante se présentant lors d’un tour de garde594.

360. Kvocka a affirmé qu’au nombre de ses tâches figurait la surveillance, en l’absence de Zeljko Meakic, des nombreux policiers de réserve incorporés dans les équipes de garde. Ce travail impliquait qu’il veille au « comportement » des policiers, « utilise » son expérience pour suggérer des mesures correctives, et informe Zeljko Meakic des problèmes liés au comportement des policiers595. Kvocka a ajouté que ses années d’expérience dans la police le rendaient apte à effectuer ce travail596. Concernant le comportement qu’un gardien était tenu d’avoir envers les prisonniers, Kvocka a déclaré que celui -ci était censé les protéger, ne pas s’attaquer à eux ou les brutaliser, parce que le rôle de la police était de protéger chaque citoyen contre les attaques de tout autre citoyen597. Kvocka a reconnu que gardiens et policiers devaient non seulement s’abstenir de maltraiter eux-mêmes les prisonniers, mais avaient aussi l’obligation expresse de les protéger contre les mauvais traitements infligés par d’autres598.

361. La Chambre de première instance conclut qu’en sa qualité d’officier de service, Kvocka était directement subordonné à Zeljko Meakic dont il devait exécuter les ordres et qu’il était chargé de surveiller la conduite des gardiens.

362. L’Accusation fait valoir que le système hiérarchique du camp calquait celui d’un commissariat central de police599. Le commandant avait autorité sur son adjoint, qui commandait à son tour aux chefs d’équipe et aux gardiens. Kvocka dit qu’il était officier de permanence, mais affirme qu’il n’exerçait ni pouvoir ni contrôle effectif sur les chefs d’équipe et les autres gardiens.

363. Dans un premier temps, Kvocka a reconnu qu’il y avait des chefs d’équipe au camp. Interrogé sur l’existence d’un échelon intermédiaire entre Zeljko Meakic ou lui et les autres policiers de garde, celui de « chef d’équipe » par exemple, Kvo cka a répondu : « Je connais ce terme et je crois que Meakic avait désigné trois chefs d’équipe600. »

364. Kvocka a déclaré que quelque trois jours après la création du camp, Zeljko Meakic l’avait informé que le nombre des détenus allait augmenter et qu’il avait besoin de quelques hommes de confiance qui s’occuperaient du téléphone et l’informeraient de ce qui se passait dans le camp, à la suite de quoi trois chefs d’équipe avaient été nommés601 : Kos (Krle), Gruban (Ckalija) et Radic (Krkan)602. Kvo cka a assuré qu’il n’avait pas participé au choix des chefs d’équipe, mais que c’est avec son accord que Zeljko Meakic avait nommé ces trois responsables « du service de permanence603 ». Par la suite, Kvocka s’est déjugé, déclarant qu’il n’y avait pas de chefs d’équipe au camp604.

365. Quoi qu’il en soit, Kvocka a nié qu’un officier de service fût supérieur à un chef d’équipe, déclarant ce qui suit au sujet de la distinction entre ces deux fonctions au sein d’un commissariat central de police :

Un chef d’équipe a une charge de travail plus grande. Il n’occupe pas un poste de direction à proprement parler. Il est chargé d’élaborer un programme quotidien soumis à l’approbation du commandant du service. C’est un poste beaucoup plus technique que celui d’officier de service, parce que l’officier de service doit consulter le chef d’équipe du commissariat, et que ce dernier a des attributions plus larges pour ce qui est de certains ordres qu’il donne aux policiers. Il peut par exemple se servir de la radio et appeler un policier dans tel secteur pour lui dire qu’il se passe quelque chose dans telle rue, et lui demander d’aller vérifier. Telles sont ses attributions lorsqu’il est de service. […] Donc il y a une nuance. Elle est difficile à mesurer, mais il existe une distinction importante entre un chef d’équipe et un officier de service605.

366. La Chambre de première instance conclut que, comme l’a avancé l’Accusation, Zeljko Meakic avait calqué la structure hiérarchique du camp d’Omarska sur celle du commissariat central de police de Prijedor. En tant que commandant, il désignait les personnes chargées d’assumer les fonctions d’adjoint au commandant et de chefs d’équipes606.

367. Kvocka a vigoureusement nié qu’il occupait un poste de responsabilité, affirmant qu’il n’était pas habilité à diriger les gardiens ou à leur donner des ordres607, et ce, bien qu’il ait avoué que Zeljko Meakic lui avait demandé « d’être là pour eux [les policiers de réserve] afin qu’ils ne fassent pas de bêtises608  », et bien qu’il ait admis qu’au camp on pouvait généralement penser qu’il était le commandant quand Zeljko Meakic était absent609.

368. La Chambre de première instance est convaincue par le grand nombre de témoins qui ont déclaré que Kvocka occupait un poste de responsabilité et d’influence au camp, et ont notamment avancé les éléments suivants :

a) Mirsad Alisic, ancien mécanicien automobile aux mines Ljubija de Tomasica, a témoigné qu’il avait vu Kvocka, qu’il connaissait bien, s’adresser aux prisonniers sur la pista en déclarant être le commandant du camp610.

b) Le Témoin A, qui connaissait Kvocka avant la guerre, le considérait comme un supérieur en raison de l’attitude des gardiens à son égard :

Je pense qu’ils [Kvocka, Radic, Meakic] étaient des supérieurs. Tous les gardiens s’adressaient à lui [Kvocka], et si une femme demandait quelque chose à un gardien, celui-ci lui disait de s’adresser à eux611.

c) Le Témoin AJ a dit qu’il était convaincu que Kvocka était commandant en second parce que c’était grâce à lui qu’il avait pu changer de bâtiment :

Lorsque je suis sorti après l’interrogatoire, je ne sais plus quel garde se tenait à la porte, mais j’ai demandé à aller dans la salle de Mujo et il m’a dit : Non, dans le « local vitré », c’est-à-dire sur la pista. J’ai insisté et il a répondu : « Adresse-toi à Kvocka, c’est à lui de décider. » Pour moi donc, Kvocka était le responsable à cette époque. Il [Kvocka] m’a donné ce bout de papier qui m’a permis d’aller dans la salle de Mujo612.

d) Sifeta Susic, une ancienne collègue de Kvocka, a témoigné que ce dernier avait été adjoint au commandant du commissariat central d’Omarska613 et qu’il était le second de Zeljko Meakic au camp d’Omarska614.

e) Aux yeux d’Azedin Oklopcic, qui connaissait Kvocka avant la guerre, celui-ci et Zeljko Meakic jouissaient d’un statut particulier parce qu’ils se relayaient toutes les vingt-quatre heures, alors que les tours de garde des gardiens et des chefs d’équipe n’étaient que de douze heures615.

f) Selon le Témoin AI, Kvocka se serait présenté comme la personne responsable des prisonniers :

Après un certain temps, nous sommes allés à l’intérieur et Kvocka s’est adressé à nous. Il s’est présenté, disant en substance qu’il était responsable de nous, que tout allait bien se passer, qu’il n’y avait aucun problème et qu’après l’interrogatoire, on nous reconduirait chez nous616.

369. Au procès, Kvocka a tenté de s’inscrire en faux contre l’impression générale qu’il était commandant en second du camp. Il a expliqué que bien qu’il ne parlât pas aux prisonniers parce que Zeljko Meakic l’avait interdit, certains choisissaient de s’adresser à lui plutôt qu’à ses collègues, non parce qu’il était un supérieur, mais parce qu’ils le préféraient aux « policiers de réserve, ou qu’ils avaient eu de mauvaises expériences avec des gardiens617  ». Il a ajouté que les détenus ont pu penser qu’il était commandant en second à cause de sa présence très visible et de ses déplacements réguliers à l’intérieur du camp618, qui faisaient de lui un personnage en vue619. Kvocka a déclaré qu’il « n’essayait pas de se cacher » ou de « faire son travail sans que personne ne le voie »620.

370. L’autorité de Kvocka sur les gardiens est également attestée par des témoins qui l’auraient vu ou entendu leur donner des ordres que ceux-ci exécutaient :

a) Lorsqu’un groupe de nouveaux détenus est arrivé du camp de Keraterm le 10 juin  1992, « Krle » (Kos) a fourni la liste de leurs noms à Kvocka. Parmi les nouveaux se trouvait Nusret Sivac. Les gardiens étaient en train de battre les nouveaux prisonniers lorsque Kvocka les a interrompus, demandant ce que Nusret Sivac faisait là alors que c’était Nusreta Sivac, juge à Prijedor, qui aurait dû être arrêtée. Un gardien lui ayant demandé la marche à suivre, Kvocka s’est rendu auprès de Ranko Mijic, l’un des coordonnateurs d’enquêtes621. À son retour, il a ordonné au gardien de reconduire Nusret Sivac à Prijedor. Ce dernier a témoigné que lors de ces faits, Kvocka s’était comporté comme un commandant en second622.

b) Lorsque Sifeta Susic est arrivée au camp en autocar, Kvocka a ordonné à un individu habillé comme lui – elle a appris par la suite qu’il s’appelait Kole ou Krle – de lui restituer ses papiers sur-le-champ et de la conduire au réfectoire. Les autres nouveaux venus, eux, ont dû s’aligner le long du mur et ont été battus par des gardiens sous les yeux de Kvocka623.

c) Le Témoin J a déclaré qu’elle avait entendu Kvocka donner des instructions aux gardiens. Interrogé à ce sujet, Kvocka a déclaré que la détenue l’avait peut-être vu transmettre des instructions émanant de Zeljko Meakic624.

d) Kerim Mesanovic a déclaré que Kvocka donnait souvent des ordres aux gardiens, notamment quant à l’endroit où ils devaient se tenir625.

371. Enfin, plusieurs anciens détenus ont témoigné qu’au camp l’ambiance était généralement « meilleure » quand Kvocka était présent626. Kvocka lui-même a reconnu que tout se passait peut-être mieux lorsqu’il était de service627 et admis qu’il avait une certaine autorité ou influence, disant : « Il semble que j’empêchais davantage [certains incidents], par ma simple présence, du fait que j’étais là628.  »

372. Tout en niant être le second de Zeljko Meakic, Kvocka a reconnu que son rôle au sein de la hiérarchie du camp consistait entre autres à assister Meakic, à transmettre ses ordres et à le remplacer en son absence. Au vu des éléments de preuve, la Chambre conclut que Kvocka tenait dans l’administration du camp un rang équivalent à celui de commandant en second du service de garde et qu’il avait une certaine autorité sur les gardiens.

373. La Chambre de première instance va à présent examiner les éléments de preuve visant à établir si Kvocka avait connaissance des conditions de vie et traitements cruels infligés aux détenus du camp, et s’il était en mesure, ou s’il a tenté, d’empêcher la commission de crimes ou de soulager des souffrances.

6. Kvocka était-il informé de la cruauté des conditions de vie et des traitements
réservés aux détenus 
?

374. L’Accusation soutient que Kvocka était pleinement conscient des terribles conditions de vie infligées aux détenus d’Omarska. Or ce fait est incontestable : de son propre aveu, Kvocka a pu constater que des détenus étaient victimes de mauvais traitements, soit parce qu’il y a directement assisté, soit parce qu’il a vu les blessures infligées ou entendu les récits de détenus ou de gardiens.

375. Kvocka a déclaré que Milojica Kos, Mla|o Radic, Momcilo Gruban et Zeljko Meaki c ont exprimé des inquiétudes au sujet des conditions de vie au camp629, où vivaient de 2 000 à 2 500 détenus630 et où la situation sanitaire et l’alimentation « n’étaient pas acceptables631».

376. L’accusé a souligné le manque de discipline du personnel chargé de la sécurité du camp. Il a expliqué que ces hommes, mobilisés à la hâte, n’avaient pas fait l’objet des enquêtes de moralité habituellement imposées aux policiers de réserve. Les nouveaux venus n’avaient pas bénéficié de la formation d’usage, beaucoup étaient d’anciens délinquants et ils étaient autorisés à porter leurs armes personnelles632.

377. Kvocka a témoigné que pendant les premières semaines suivant sa création, le camp avait accueilli un contingent de la police de Banja Luka dont les membres étaient totalement impossibles à contrôler. De retour au camp après une brève absence vers le 5 juin 1992, Kvocka a observé des changements au plan de la sécurité, et notamment la présence de nouveaux policiers de réserve et de membres de la défense territoriale. Zeljko Meakic lui a expliqué que ces hommes étaient venus appuyer les forces de police d’Omarska et de Banja Luka. Six ou sept jours plus tard, il y a eu un nouveau changement : la trentaine de policiers de l’unité spéciale de Banja Luka a été remplacée par une autre unité spéciale de police, toujours de Banja Luka, dirigée par un certain Strazivuk633. Selon Kvocka, ce changement serait intervenu parce que des détenus s’étaient plaints de ce que les membres de la première unité les maltraitaient et confisquaient leur argent et leurs bijoux 634.

378. Kvocka a déclaré que de nombreux soldats de l’unité militaire de sécurité avaient accès au centre635. Un jour qu’il se trouvait dans le local de permanence, un gardien l’a appelé depuis le portail d’entrée parce que quatre soldats ivres voulaient entrer dans le camp. Kvocka s’est rendu à l’entrée et a réussi à les faire partir636. Une autre fois, il a vu par la fenêtre de la cantine un homme du nom de Vlado Sredic, qu’on appelait Djor|e et en qui il a reconnu un délinquant d’Omarska, pénétrer dans le camp. L’homme était ivre, il portait une arme et invectivait les détenus. Sans hésiter, Kvocka s’est précipité vers lui et l’a expulsé du camp637. Informé de l’affaire, Zeljko Meakic a déclaré que la police militaire avait pris l’homme en charge et menait une enquête638.

379. D’autres cas de mauvais traitements ont été constatés par Kvocka ou lui ont été rapportés :

a) À leur arrivée au camp le matin du 29 mai 1992, Zeljko Meakic et Kvocka ont vu trois ou quatre cadavres dans l’herbe. D’après Kvocka, les gardiens de service leur ont dit qu’il s’agissait de personnes qui avaient tenté de s’évader durant la nuit. Deux jours plus tard, une camionnette est venue enlever les corps639.

b) Kvocka a rapporté que les 29 et 30 mai 1992, des personnes sont arrivées au camp dans des autocars et que les policiers et les soldats qui les accompagnaient sont descendus les premiers pour se placer de part et d’autre des portes. À leur descente, les prisonniers ont été contraints à chanter des chants nationalistes serbes et, pour certains, à se gifler mutuellement pour amuser les gardiens640.

c) Kvocka a déclaré avoir vu des gens couverts de contusions qui semblaient dues à des sévices641. Il a parlé d’un homme qui de toute évidence avait été battu alors qu’on l’interrogeait dans l’une des pièces réservées à cet effet642. Une autre fois, Kvocka a vu une cinquantaine d’hommes allongés à plat ventre sur la pista, sous un soleil de plomb643.

d) Au matin du 10 juin 1992, Zeljko Meakic a informé Kvocka qu’un détenu du nom d’Alija Alisic avait été abattu alors qu’il tentait de s’enfuir. Kvocka a déclaré que le gardien auteur de cet acte avait ensuite pris plusieurs jours de congé, mais il ignorait si l’homme avait été sanctionné644.

e) Kvocka a admis avoir entendu que des détenus étaient battus sur le chemin des toilettes, et qu’on racontait parmi les gardiens que des personnes s’introduisaient dans le camp durant la nuit pour y maltraiter des prisonniers. Il affirme toutefois avoir entendu dire que ces sévices étaient rares et donnaient lieu à des enquêtes de la police militaire. Selon Kvocka, les violences commises par des personnes extérieures étaient imputables au fait qu’à l’origine, il n’était pas clairement précisé qui avait le droit de pénétrer dans le camp. Initialement, toute personne vêtue d’un uniforme pouvait s’y introduire645, mais par la suite, Zeljko Meakic a expressément ordonné aux gardiens postés près des bâtiments de ne laisser entrer aucune personne non autorisée.

f) Mirsad Alisic a témoigné que, lorsqu’un détenu nommé Nasic avait été abattu en plein réfectoire, Kvocka se trouvait à côté du gardien qui avait tiré :

R. : Nasic était debout. Il disait que ce n’était plus supportable, que nous ne pouvions – qu’il n’en pouvait plus, que ceux d’entre nous qui étaient persécutés n’en pouvaient plus. Nous avons vu – j’ai vu au bout du restaurant, enfin juste au-dehors, un gardien qui se nommait Plavsic et qu’on appelait Cvitan… J’ai vu à côté de celui-ci Miroslav Kvocka ; il se tenait juste à côté du gardien.

Q. : Pouvez-vous nous dire ce qui s’est passé quand Nasic était debout ? R. : Ce gardien a ouvert le feu, il a tué Nasic sur le coup. Nasic est tombé à terre. On entendait des cris et il y avait d’autres blessés. Puis Kvocka est venu à l’endroit précis où je me trouvais et a dit : « Pourquoi ne l’avez-vous pas fait tenir tranquille ? Pourquoi ne l’avez-vous pas fait taire ? » Puis on a fait sortir les trois jeunes hommes qui avaient été blessés646.

Kvocka a reconnu qu’il était au courant de cet incident, et qu’il en avait informé Zeljko Meakic647.

380. De nombreux témoins ont déclaré que nul au camp ne pouvait ignorer les sévices atroces infligés aux détenus. Tout le monde pouvait entendre les hurlements et les gémissements pitoyables de ceux qu’on brutalisait. Des gens couverts de sang gisaient sans recevoir des soins dans le camp. Kvocka a dit qu’au cours de son « séjour au centre d’instruction », il a « plusieurs fois » visité « chaque poste de garde, chaque endroit où des policiers étaient en faction »648, et que lorsqu’il était de service, il passait le plus clair de son temps hors de son bureau situé dans le bâtiment administratif649.

381. Un épisode rapporté par Mirsad Alisic montre que Kvocka était au courant de la cruauté des conditions de détention au camp. Lorsqu’on l’a conduit sur la pista, Alisic y a vu des corps ensanglantés. Un camion jaune, un Zuco, est arrivé. Un fusil mitrailleur et des munitions en ont été sortis et ont été placés sur le toit du bâtiment administratif. Puis des cadavres ont été chargés dans le véhicule. Le témoin a précisé que Kvocka se tenait près du camion lors de cette opération 650.

382. Le Témoin AI a déclaré qu’il se trouvait sur la pista lorsqu’il a entendu quelqu’un enjoindre à « Kiki » de sortir du réfectoire. Kvocka se tenait non loin de là. Puis le Témoin AI a vu quelques détenus, dont le Témoin AK, sortir du réfectoire pour se rendre à la maison blanche, scène que Kvocka était également en mesure d’observer. Ensuite le témoin a entendu les cris horribles de souffrance poussés par les victimes de sévices, dans la maison blanche651. Tout le monde pouvait entendre ces cris. Plus tard, Kvocka a admis avoir remarqué que « Kiki », Rezak Hukanovic, et peut-être une troisième personne, avaient été battus. Il leur aurait demandé ce qui leur était arrivé, mais ils auraient refusé de le lui dire652.

383. Kvocka a admis qu’il craignait que ses beaux-frères ne fussent blessés ou tués au camp. Il a déclaré que lorsqu’il a dû les y reconduire, il a chargé Kos et Gruban de prendre soin d’eux, de veiller à ce qu’ils soient installés dans le local vitré (attenant au bâtiment administratif, près du réfectoire), reçoivent de la nourriture et soient protégés des mauvais traitements afin que « rien de stupide ne leur arrive 653 ».

384. S’il n’est pas certain que Kvocka ait eu directement connaissance de toutes les formes de sévices perpétrés au camp, il ne fait pas de doute qu’il savait que toutes sortes de crimes s’y commettaient et que des violences physiques et psychologiques étaient employées de manière systématique pour menacer et terroriser les détenus.

385. Il est donc établi que Kvocka était amplement informé de ces conditions de vie et traitements cruels, et qu’il savait que des crimes graves se commettaient régulièrement au camp d’Omarska.

7. Kvocka pouvait-il empêcher des crimes ou soulager des souffrances, et l’a-t-il tenté ?

386. L’Accusation avance qu’en sa qualité de second de Zeljko Meakic, Kvocka détenait une autorité qui lui permettait de prendre des mesures nécessaires et raisonnables pour prévenir les sévices, intervenir lorsqu’il s’en commettait et signaler ceux qui avaient été commis. Cette assertion est en partie corroborée par Kvocka lui-même, qui a admis que s’il était impuissant à empêcher de tels actes, il pouvait s’interposer lorsqu’il en était témoin654 et les rapporter à Zeljko Meakic655.

387. Kvocka a relaté plusieurs cas où il est intervenu pour mettre fin à des sévices  :

a) Jugeant que la manière dont on fouillait les nouveaux détenus à leur arrivée était humiliante et inconvenante, Kvocka s’est interposé, déclarant à l’officier qui procédait à la fouille : « Ce n’est pas ce que le règlement prévoit, vous devriez le faire dans les règles. » Selon Kvocka, les fouilles ont été par la suite effectuées correctement656.

b) Le 30 mai 1992, vers 17 heures, deux ou trois autocars remplis de détenus sont arrivés au camp. D’après Kvocka, les détenus commençaient à en descendre lorsqu’un véhicule s’est arrêté à côté. Un homme ivre en est sorti et a ouvert le feu sur les détenus. Kvocka, dont le récit est corroboré par plusieurs témoins à décharge 657, a déclaré qu’il avait réussi à s’interposer. Quelques détenus ont été tués ; d’autres, ainsi que des policiers, ont été blessés. À la suite de ces faits, le 1er juin 1992 au matin, Kvocka a dit à Zeljko Meakic que cet épisode l’avait traumatisé, sur quoi Meakic l’a autorisé à prendre trois ou quatre jours de repos658.

c) Kvocka a plusieurs fois tenu en échec des hommes ivres qui tentaient de pénétrer dans le camp par le portail principal659. Bien qu’il fût d’avis qu’il ne lui appartenait pas de refuser l’accès au camp aux personnes non autorisées – cette tâche revenant à la police militaire – il lui arrivait d’intervenir parce que « pour protéger les personnes, il faut parfois passer outre à la procédure régulière660 ».

d) Le Témoin AK, qui connaissait bien Kvocka, a raconté qu’un jour où d’autres détenus et lui étaient conduits à la maison blanche pour y être battus661, Kvocka, qui passait par là, a dit aux hommes qui les escortaient : « Ramenez-les après. » Selon le témoin, cela signifiait « qu’on devait les laisser vivre662  ».

388. Kvocka a concédé qu’il lui était arrivé de ne pas intervenir lorsqu’il voyait des prisonniers être maltraités, manquement qu’il a justifié en déclarant qu’il n’avait pas compétence pour le faire663. Il a fourni les deux exemples suivants :

a) Pendant ses premiers jours au camp, Kvocka a observé par la fenêtre du local de permanence qu’on forçait les personnes qui descendaient des autocars à chanter des chants nationalistes et à se gifler mutuellement. Il n’est pas intervenu, considérant que les détenus étaient placés sous l’autorité de leur escorte jusqu’à ce que les gardiens les installent dans des « locaux appropriés ». Kvocka a toutefois précisé qu’il serait intervenu s’il avait vu commettre un acte réellement grave664.

b) Kvocka a bien constaté que la nourriture et les installations sanitaires laissaient à désirer665, mais n’a rien fait pour améliorer cette situation car, selon lui, « il aurait été réellement malvenu d’empiéter sur les responsabilités de quelqu’un d’autre, étant donné qu’il y avait un directeur de la mine » chargé de ces questions666.

389. Les éléments de preuve démentent l’affirmation de Kvocka selon laquelle il ne pouvait empêcher les sévices parce qu’il n’en avait pas le pouvoir.

390. Son ancien commandant, Milutin Bujic, a déclaré que le recours à l’assistance des collègues est une pratique courante dans la police, et que le rôle d’un policier dans la position de Kvocka est justement d’empêcher la commission de crimes par son intervention personnelle, ou de demander de l’aide si cela n’est pas possible :

Q. : Par exemple si M. Kvocka, étant à la tête du troisième secteur, voit qu’une infraction est commise ou en est informé, qu’est-il censé faire ? Quelles mesures doit-il prendre en sa qualité de chef de secteur ou même de policier ordinaire ?

R. : Cela dépend de la gravité de l’infraction. S’il s’agit d’un vol, il peut agir personnellement. Mais pour des actes plus graves, il doit informer la police judiciaire qui prendrait en ce cas les mesures nécessaires.

Q. : Prenons un exemple simple. Si M. Kvocka voit quelqu’un passer une personne à tabac, peut-il empêcher ce passage à tabac et prendre des mesures à l’égard de l’agresseur ?

R. : Oui, s’il est en mesure d’intervenir de manière efficace.

Q. : M. Bujic, pour en revenir aux devoirs d’un policier, si celui-ci n’est pas en mesure d’intervenir comme vous l’avez dit, ne doit-il pas signaler l’infraction ou l’acte en question ?

R. : S’il ne peut pas agir, il doit demander de l’aide dès que possible667.

391. Il est d’ailleurs arrivé que Kvocka demande de l’aide, estimant qu’il ne pouvait pas intervenir directement :

a) Kvocka a déclaré que lorsque Nusret Sivac est arrivé au camp, les détenus ont été placés en rang contre un mur et fouillés de façon humiliante. Kvocka se sentait « impuissant » à protester et n’est pas intervenu, sauf pour demander pourquoi on avait arrêté Nusret Sivac alors que la personne recherchée était la sœur de celui-ci, Nusreta Sivac668. Nusret Siva c a témoigné qu’après avoir consulté Ranko Mijic, l’un des coordonnateurs des interrogateurs, Kvocka avait ordonné qu’il fût libéré669.

b) Sifeta Susic a raconté que lorsqu’elle a demandé à Kvocka de l’aider à se procurer des produits d’hygiène et des antibiotiques, il a commencé par refuser. Finalement, il a demandé les produits nécessaires à l’une de ses voisines, Fiketa Oklopcic, qui lui a donné des antibiotiques pour Sifeta Susic670.

392. Pour ce qui est de la prévention des sévices, Kvocka a affirmé avoir agi en ce sens quand, avant de quitter le camp, il a demandé à Kos et Gruban de veiller sur ses beaux-frères afin qu’ils ne soient pas maltraités671. La Chambre de première instance estime toutefois qu’on peut y voir une requête personnelle et non une consigne de service, d’autant que l’accusé s’apprêtait à quitter le camp et n’allait donc plus avoir d’autorité sur les gardiens. Kvocka n’a pris aucune mesure pour assurer la sécurité des détenus en général.

393. Pour ce qui est de signaler les sévices, Kvocka a déclaré que lorsqu’il était informé de tels actes, il s’estimait tenu d’en référer à son supérieur, Zeljko Meaki c, comme l’y obligeait son devoir de policier672. Il a affirmé que tout policier ayant connaissance d’une infraction doit en instruire son supérieur, de même qu’il doit protéger les biens et la vie des citoyens, fût -ce au prix de la sienne, transmettre toute information à ses chefs et empêcher les actes délictueux. Kvocka a toutefois précisé qu’il ne lui revenait pas d’enquêter sur une infraction à moins d’en avoir reçu l’ordre. À Omarska, on attendait de lui qu’il informe ses supérieurs673, mais bien qu’il eût pour mission de rapporter tout incident dont il avait connaissance, y compris d’éventuelles fautes commises par les gardiens, il n’était pas censé mener sa propre enquête674. Kvocka a déclaré avoir informé Zeljko Meakic qu’il avait vu des cadavres dans le camp. Il a dit qu’il s’était senti tenu de protéger le périmètre autour des corps et de préserver les indices. Toutefois, il n’a pas jugé qu’il était de son devoir d’enquêter sur les causes de ces décès675.

394. Kvocka a entendu circuler parmi les détenus et les gardiens des rumeurs faisant état de sévices, et a affirmé avoir transmis ces informations à Zeljko Meakic. Ce dernier répondait régulièrement qu’il était au courant et qu’il n’y avait rien que l’on dût faire676. Kvocka a également justifié son inertie par le temps écoulé entre la perpétration des sévices et le moment où il en était informé, déclarant : « J’ignore si quelqu’un a été puni ou aurait dû l’être677. »

395. Aux yeux de la Chambre, il est établi que Kvocka est intervenu quelques rares fois et qu’il a pris certaines mesures pour améliorer la situation de membres de sa famille ou d’amis. Elle estime cependant qu’il aurait pu faire beaucoup plus pour atténuer la dureté des conditions de vie au camp. Il aurait par exemple pu, dans le cadre de ses attributions, prendre des mesures beaucoup plus énergiques pour empêcher les intrus de pénétrer dans le camp pour y maltraiter des détenus. Il aurait pu faire en sorte que davantage de détenus bénéficient de soins médicaux, et aurait pu s’opposer à ce que des gardiens et d’autres subalternes battent ou de toute autre façon maltraitent les prisonniers à leur arrivée, au réfectoire, ou sur le chemin des toilettes.

396. La Chambre de première instance conclut que Kvocka avait suffisamment d’autorité et d’influence pour prévenir certains sévices ou y mettre un terme en intervenant personnellement ou en sollicitant l’aide de tiers, et pour signaler les violences à l’encontre de détenus du camp. La position qu’il occupait était pour l’essentiel la consécration d’années d’expérience dans la police. Les gardiens lui demandaient des instructions, il leur donnait des ordres qu’ils exécutaient, et il a quelquefois empêché que des crimes ne soient commis. Et bien que l’Accusation ne l’ait pas établi de manière satisfaisante, il n’est pas exclu qu’en sa qualité de fonctionnaire de police, Kvocka ait eu le devoir d’enquêter sur les crimes commis au camp.

397. Les éléments de preuve ne suffisent pas à établir que Kvocka aurait lui-même commis personnellement des crimes à l’encontre de détenus du camp678. Il est toutefois incontestable qu’il a assisté à des actes criminels et qu’il savait avec certitude que des violences physiques et psychologiques d’une extrême gravité étaient régulièrement infligées aux non-Serbes incarcérés à Omarska. Bien qu’il fût informé de la brutalité des traitements et des conditions de vie, il a continué à travailler au camp pendant dix-sept jours au moins, s’acquittant diligemment et sans protester de ses tâches.

8. La participation de Kvocka à l’entreprise criminelle commune du camp d’Omarska est-elle suffisamment importante pour engager sa responsabilité pénale ?

398. Kvocka était l’adjoint de Zeljko Meakic au camp d’Omarska, une entreprise criminelle commune. Policier expérimenté et respecté, il était l’un des rares fonctionnaires de police au camp et jouissait d’une influence incontestable.

399. Kvocka a estimé à un maximum de 20 le nombre de tours de garde qu’il a effectués pendant les quelque dix-sept jours de son affectation au camp d’Omarska. Ce chiffre n’est pas négligeable au regard de la kyrielle de crimes commis en ce lieu chaque jour, et même chaque heure. La Chambre de première instance observe en outre que Kvocka était à Omarska pendant le mois qui a suivi la création du camp, et qu’il a participé à sa mise en place. Bien qu’il ait laissé entendre que c’était à contrecœur 679, il a par ailleurs expressément déclaré que s’il n’avait tenu qu’à lui, il aurait continué à travailler au camp jusqu’à sa fermeture680.

400. Bien que prétendument choqué par les crimes qui se commettaient au camp, Kvo cka est resté à son poste jusqu’à ce que ses supérieurs l’en écartent. Des témoins à décharge ont déclaré que l’organisation du camp était si laxiste que des gardiens s’absentaient sans conséquences sérieuses, voire en toute impunité. Le réserviste Branko Starkevic, affecté comme gardien à l’intérieur du hangar, a affirmé que Kvo cka n’avait pas de commandant681 et que lorsqu’il prenait son service, il n’était pas tenu d’en référer à un officier de service ou à quelqu’un de rang équivalent682.

401. Pourtant, le Témoin DD/10 a quitté le camp d’Omarska vers le 25 juillet 1992, de sa propre initiative, et n’a pas perdu son travail, même après avoir entrepris Simo Drljaca au sujet des conditions qui régnaient au camp683.

402. Kvocka avait pris un certain nombre de dispositions pour protéger ses beaux -frères musulmans incarcérés à Omarska. Lorsqu’il fut relevé de ses fonctions au mois de juin parce que, selon lui, il n’était pas assez anti-musulman, il a tout simplement été affecté à un autre commissariat central de police, à Tukovi. La Chambre de première instance ne dispose d’aucun élément de preuve indiquant qu’on sanctionnait les Serbes du camp qui venaient en aide aux détenus non serbes ou tentaient d’améliorer leur situation.

403. La Chambre de première instance tient à souligner qu’en matière de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité, le fait, pour une personne ayant adhéré en connaissance de cause à une entreprise criminelle, de ne pas y renoncer par crainte de nuire à sa carrière ou d’être envoyée au front, incarcérée ou sanctionnée, ne constitue ni une excuse ni une cause exonératoire de responsabilité. Il est en effet de jurisprudence constante au Tribunal que les auteurs de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité ne sauraient soulever la contrainte comme moyen de défense684. D’ailleurs, la Chambre constate que Kvocka n’a pas invoqué la contrainte, que ce soit comme moyen de défense ou comme circonstance atténuante.

404. Au vu des éléments de preuve, il est constant que ce n’est pas seulement en connaissance de cause, mais de son propre chef que Kvocka a participé aux événements du camp d’Omarska. Alors qu’il s’y commettait quotidiennement des crimes contre les détenus, il a continué à se présenter à son travail et à prendre une part active à la marche de l’établissement. Par sa participation en connaissance de cause et continue, il a permis à ce système et à ces agissements iniques de perdurer.

405. Par sa participation continue à la marche du camp d’Omarska, Kvocka a cautionné aux yeux des autres participants, notamment des gardiens sous ses ordres, ce qui s’y passait et a fermé les yeux sur les sévices qui y étaient infligés et les conditions de vie déplorables qui y régnaient.

406. La Chambre de première instance juge que Kvocka a contribué de manière importante au fonctionnement du camp. En sa qualité de second de Zeljko Meakic et de policier expérimenté, il a joué un rôle essentiel dans l’administration et le fonctionnement de l’établissement. Il savait que les détenus auxquels on infligeait des conditions de vie et des traitements cruels étaient d’origine non serbe, et qu’ils étaient incarcérés et maltraités en raison de leur religion, de leurs opinions politiques et de leur appartenance ethnique.

407. Le fait que Kvocka ait eu connaissance de la nature criminelle du camp dans lequel il travaillait, y compris de la discrimination que l’on y pratiquait, et qu’il ait consenti à conserver un poste de pouvoir et d’influence donnent toute la mesure de sa contribution à l’entreprise criminelle commune. Il ne fut pas simplement un participant passif ou réticent à cette entreprise, mais a activement contribué au fonctionnement quotidien et au maintien du camp, et a fait preuve d’une indifférence coupable vis-à-vis des crimes qui s’y commettaient. Par sa participation, il a permis la perpétuation de ce système et de ses agissements iniques.

408. La Chambre de première instance est convaincue au-delà de tout doute raisonnable que Kvocka savait que les persécutions et les violences ethniques étaient monnaie courante dans le camp et que son travail à cet endroit facilitait la perpétration de crimes. En conséquence, Kvocka est responsable des crimes commis dans le cadre de l’entreprise criminelle commune du camp d’Omarska.

9. Responsabilité pénale de Miroslav Kvocka

409. On l’a vu, la responsabilité individuelle de Kvocka est engagée en vertu de l’article 7 1) du Statut pour sa participation aux crimes de guerre et crimes contre l’humanité allégués dans l’Acte d’accusation modifié. Il est accusé d’avoir « commis, incité à commettre ou de toute autre manière aidé et encouragé à commettre » ces crimes, ou d’avoir participé à une entreprise criminelle commune. Sa responsabilité se trouve également, ou subsidiairement, engagée en vertu de l’article 7 3) du Statut pour n’avoir pas, en tant que supérieur hiérarchique, empêché, fait cesser ou sanctionné des actes présumés commis par ses subordonnés.

a) Responsabilité du supérieur hiérarchique en vertu de l’article 7 3) du Statut

410. La Chambre de première instance conclut qu’au camp d’Omarska, Kvocka détenait l’autorité lorsque Zeljko Meakic était absent, et qu’il y exerçait les fonctions de commandant en second. Il était également officier de permanence et transmettait les ordres donnés par Zeljko Meakic. Des détenus ont rapporté que Kvocka ordonnait quelquefois aux autres gardes d’exécuter des tâches. De toute évidence, son pouvoir et son influence étaient considérables au sein du camp.

411. Toutefois, les éléments de preuve ne suffisent pas à établir l’existence d’un lien de subordination entre Kvocka et les auteurs reconnus d’actes criminels, pas plus qu’ils ne démontrent que Kvocka exerçait un contrôle effectif sur les subordonnés ayant commis des crimes. La Chambre de première instance a entendu des témoignages selon lesquels le service de garde était désorganisé et échappait à tout contrôle. Le Témoin AK, par exemple, a déclaré ce qui suit :

Quand je regarde en arrière aujourd’hui, il me semble que cela fonctionnait d’une manière totalement anarchique, que personne n’obéissait à personne. Chaque soldat ou gardien – je les appelle « soldats », mais il est difficile de dire qui était soldat et qui était policier, et je crois que les uniformes n’avaient alors pas la moindre signification – chacun pouvait tuer n’importe qui à n’importe quel moment et dans n’importe quelle équipe. Il suffisait de faire sortir la personne, et c’était très souvent une façon de régler de vieux comptes personnels685.

412. Il ne fait pas de doute que Kvocka avait l’obligation de former et de tenir en main les gardiens du camp, de même qu’il était tenu d’empêcher et de sanctionner les comportements criminels. Néanmoins, la Chambre ne considère pas que l’Accusation ait clairement établi quels crimes ont été commis, et par quels subordonnés de Kvo cka, durant la période où celui-ci a travaillé au camp. Quoi qu’il en soit, sa participation à l’entreprise criminelle commune du camp d’Omarska entraîne sa responsabilité pour les crimes qui y ont été perpétrés, rendant par là redondantes, peut-on prétendre, les incriminations fondées sur l’article 7 3) du Statut. Partant, la Chambre décide que la responsabilité de Kvocka n’est pas engagée en qualité de supérieur hiérarchique, au sens de l’article 7 3) du Statut, pour ne pas avoir empêché ou puni des crimes commis par des subordonnés.

b) Responsabilité individuelle de Miroslav Kvocka en vertu de l’article 7 1) du Statut pour les crimes établis au procès

413. La Chambre de première instance est parvenue aux conclusions suivantes :

a) Kvocka était informé des conditions de vie et traitements cruels infligés aux non-Serbes détenus au camp d’Omarska ;

b) il a continué de travailler au camp pendant dix-sept jours environ ;

c) les crimes reprochés à Kvocka dans l’Acte d’accusation modifié ont été commis à Omarska pendant la période où il y était employé686  ;

d) la participation de Kvocka au fonctionnement du camp à titre de commandant en second a été notable et le rend responsable en tant que participant à l’entreprise criminelle commune du camp d’Omarska ; et

e) Kvocka était conscient que les crimes commis contre les non-Serbes détenus au camp visaient à les persécuter. En connaissance de cause, la part importante qu’il a prise à ce système démontre qu’il était animé de l’intention de les discriminer.

414. Vu sa position élevée dans le camp, son pouvoir et son influence sur les gardiens et son manque de zèle à empêcher la commission de crimes ou à soulager les souffrances de détenus, vu également le rôle important qu’il a joué pour perpétuer le fonctionnement du camp, et ce, bien qu’il ait su qu’il s’agissait d’un projet criminel, la Chambre de première instance juge que Kvocka s’est rendu coauteur de l’entreprise criminelle commune du camp d’Omarska.

415. La Chambre de première instance a précédemment conclu que des meurtres, des viols, des tortures et des actes inhumains au sens de l’article 5 du Statut avaient été commis au camp d’Omarska. Elle a en outre conclu que ces crimes avaient été commis dans l’intention de persécuter des détenus non serbes du camp. Rappelons que l’Accusation a imputé d’autres crimes, y compris des violations présumées de l’article 5 du Statut, sur la base des mêmes faits qui sous-tendent également le chef de persécutions. La Chambre de première instance a conclu que Kvocka était coupable de persécutions en tant que crime contre l'humanité, commises sous la forme de meurtres, de tortures, de viols et d’autres actes inhumains reprochés dans l’Acte d’accusation modifié, et perpétrées dans le cadre de l’entreprise criminelle commune. On l’a vu, cette déclaration de culpabilité pour persécutions couvre toutes les autres accusations de crimes contre l’humanité, lesquelles ne peuvent faire l’objet de déclarations de culpabilité séparées et doivent donc être rejetées687.

416. La Chambre a déjà conclu que les conditions nécessaires pour justifier les accusations portées en vertu de l’article 3 du Statut sont réunies. Elle a également conclu que les crimes dont Kvocka est accusé en vertu de l’article 3 du Statut – atteintes à la dignité des personnes, meurtres, tortures et traitements cruels – ont bien été commis au camp d’Omarska à l’époque où Kvocka y travaillait.

417. Les crimes reprochés à Kvocka en vertu des articles 3 et 5 du Statut sont basés sur le même ensemble de faits. Tous les crimes reprochés en vertu de l’article 3 dans l’Acte d’accusation modifié sont couverts par la déclaration de culpabilité pour persécutions, et aucun n’a été commis en dehors de l’entreprise criminelle commune. La Chambre de première instance a déjà établi que les crimes commis à Omarska enfreignaient le droit international, qu’ils avaient un lien étroit avec le conflit armé et que les victimes ne participaient pas directement aux hostilités. L’imputabilité à l’accusé des crimes sanctionnés par l’article 3 du Statut a donc été démontrée.

418. La Chambre de première instance a déjà décidé que les déclarations de culpabilité multiples fondées sur l’article 3 et l’article 5 du Statut étaient autorisées, même lorsque les deux incriminations reposent sur les mêmes faits. Par ailleurs, puisqu’elle a conclu que l’accusé était coupable des persécutions que l’Acte d’accusation lui reproche comme crime contre l’humanité en vertu des articles 3 et 5 du Statut, et que tous les crimes reprochés en vertu de l’article 3 étaient couverts par la déclaration de culpabilité pour persécutions sanctionnées par l’article 5, Kvocka est également déclaré coupable de ces crimes.

419. En résumé, la Chambre de première instance déclare que Kvocka est coupable à titre de coauteur des crimes suivants, commis dans le cadre de l’entreprise criminelle commune : persécutions (chef 1) sanctionnées par l’article 5 du Statut688, meurtres (chef 5) et tortures (chef 9) réprimés par l’article 3 du Statut.

420. Pour les motifs énoncés ci-dessus, les accusations suivantes sont rejetées  : actes inhumains (chef 2), assassinats (chef 4) et tortures (chef 8), déjà compris dans la déclaration de culpabilité pour persécutions en vertu de l’article 5 du Statut ; atteintes à la dignité des personnes (chef 3) et traitements cruels (chef  10), déjà couverts par la déclaration de culpabilité pour tortures en vertu de l’article  3 du Statut.

421. La Chambre de première instance va à présent examiner si l’accusé Dragoljub Prcac a participé à l’entreprise criminelle commune et, dans l’affirmative, si sa participation était suffisamment importante pour engager sa responsabilité, et si ses actes ou omissions entraînent une responsabilité pénale pour avoir « commis, incité à commettre, ou aidé et encouragé à commettre » des crimes allégués dans l’Acte d’accusation modifié.