Affaire n° : IT-03-66-AR65.3

DEVANT UN COLLÈGE DE JUGES DE LA CHAMBRE D’APPEL

Devant :
M. le Juge Wolfgang Schomburg, Président
M. le Juge Mehmet Güney
Mme le Juge Inés Mónica Weinberg de Roca

Assistés de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
31 octobre 2003

LE PROCUREUR

c/

FATMIR LIMAJ
HARADIN BALA
ISAK MUSLIU

________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA DEMANDE DE MISE EN LIBERTÉ PROVISOIRE D’ISAK MUSLIU

________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Andrew Cayley 
M. Alex Whiting

Les Conseils de la Défense :

M. Karim A. A. Khan, pour Fatmir Limaj
MM. Tome Gashi et Peter Murphy, pour Haradin Bala
M. Steven Powles, pour Isak Musliu

 

I. Rappel du contexte

1. Le Collège de juges de la Chambre d’appel du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (respectivement le « Collège » et le « Tribunal international ») est saisi d’une demande d’autorisation d’interjeter appel de la Décision relative à la demande de mise en liberté provisoire (Application of Isak Musliu for Leave to Appeal Against the Decision on Provisional Release), déposée par le conseil d’Isak Musliu (respectivement la « Défense  » et « Musliu ») le 24 septembre 2003 (la « Demande d’autorisation d’interjeter appel »), en application de l’article 65 D) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international (le « Règlement »),

2. Par la Demande d’autorisation d’interjeter appel, la Défense conteste une décision rendue par la Chambre de première instance I le 17 septembre 2003, rejetant la requête de Musliu aux fins de mise en liberté provisoire (la « Décision contestée »)1. Par la Décision contestée, la Chambre de première instance a refusé d’accorder la mise en liberté provisoire, notamment au motif que : i) « il est reproché à l’Accusé d’avoir pris part à de graves crimes, à savoir l’emprisonnement, les traitements cruels, la torture et le meurtre » et que « s’il est reconnu coupable, il encourt une longue peine d’emprisonnement et qu’il a, par conséquent, de bonnes raisons de s’enfuir » ; ii) « il n’a été produit aucune preuve tendant à établir que la MINUK serait en mesure de garantir que, s’il était mis en liberté provisoire, l’Accusé comparaîtrait au procès » ; et iii) « la Chambre n’a pas la certitude que, s’il était libéré, l’Accusé comparaîtrait devant le Tribunal »2.

3. Pour rappel, la procédure a été la suivante : le 30 septembre 2003, le Collège a accordé au Bureau du Procureur (l’ « Accusation ») l’autorisation de déposer une réponse aux Demandes d’autorisation d’interjeter appel des trois accusés, ainsi qu’une prorogation de délai3. L’Accusation a ainsi déposé sa réponse le 6 octobre 2003 (la « Réponse »)4. La Défense a déposé sa réplique le 10 octobre 2003 (la « Réplique »)5.

4. La question qui se pose au Collège est de savoir s’il existe « des motifs sérieux, au sens de l’article 65 D) du Règlement (première phrase), justifiant de faire droit à la demande d’autorisation d’interjeter appel devant la Chambre d’appel au complet.

II. Le droit applicable

5. L’article 65 B) du Règlement définit les conditions dans lesquelles la Chambre de première instance peut ordonner la mise en liberté provisoire d’un accusé. Il dispose que la mise en liberté provisoire « ne peut être ordonnée par la Chambre de première instance qu’après avoir donné au pays hôte, et au pays où l’accusé demande à être libéré la possibilité d’être entendus, et pour autant qu’elle ait la certitude que l’accusé comparaîtra et, s’il est libéré, ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne. » (non souligné dans l’original).

6. L’article 65 D) du Règlement dispose que l’autorisation de faire appel « peut être accordée par un collège de trois juges de la Chambre d’appel lorsque des motifs sérieux pour ce faire auront été invoqués ». D’après la jurisprudence établie de la Chambre d’appel, il existe des « motifs sérieux », au sens de l’article 65 D), pour accorder l’autorisation d’interjeter appel s’il apparaît que la Chambre de première instance « a pu verser dans l’erreur » en rendant la décision contestée 6.

7. La Chambre de première instance « a pu verser dans l’erreur » si elle n’a pas correctement appliqué le droit ou n’a pas pris en compte et apprécié tous les faits décisifs d’une affaire.

8. L’article 21 3) du Statut du Tribunal adopté par le Conseil de sécurité dans sa résolution 827 du 25 mai 1993 (le « Statut ») dispose que « toute personne accusée est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été établie ». Cette disposition traduit et reprend les normes internationales telles que consacrées, notamment, à l’article 14 2) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, du 19 décembre 1966, (le « Pacte international ») et à l’article 6 2) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, du 4 novembre 1950 (la « Convention européenne »).

9. En outre, l’article 9 3) du Pacte international souligne, entre autres, que : « [l]a détention de personnes qui attendent de passer en jugement ne doit pas être de règle, mais la mise en liberté peut être subordonnée à des garanties assurant la comparution de l'intéressé à l'audience ». L’article 5 3) de la Convention européenne dispose, notamment, que « [t]oute personne arrêtée ou détenue […] a le droit d'être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l'intéressé à l'audience. »

10. Ces instruments de protection des droits de l’homme font partie intégrante du droit international public.

11. Le TPIY a pour mission de rétablir la justice en ex-Yougoslavie, et surtout de rendre justice aux victimes, à leurs familles et aux autres personnes innocentes. Néanmoins, la justice implique également le respect des droits fondamentaux des auteurs présumés des crimes. On ne saurait dès lors établir de distinction selon que les personnes sont poursuivies dans leur pays d’origine ou par des instances internationales.

12. L’article 65 B) et D) du Règlement doit donc se lire à la lumière du Pacte international, de la Convention européenne et de la jurisprudence en la matière.

13. En outre, pour interpréter l’article 65 B) et D) du Règlement, il faut tenir compte du principe général de proportionnalité. En droit international public, une mesure n’est proportionnelle que lorsqu’elle est 1) appropriée, 2) nécessaire et 3) d’un degré et d’une portée raisonnables par rapport à l’objectif envisagé. Une mesure procédurale ne doit jamais être arbitraire ni excessive. Si l’on peut se contenter d’une mesure plus clémente que la détention obligatoire, c’est celle-là qu’il faut appliquer7.

III. Examen

14. Dans la Demande d’autorisation d’interjeter appel, la Défense invoque dix moyens d’appel8. Ils sont examinés ci-après, regroupés, le cas échéant.

a) La Chambre de première instance a versé dans l’erreur en refusant d’accorder une audience, en ne motivant pas son refus, et en n’informant pas les parties de sa décision (premier, deuxième et troisième moyens d’appel)

15. D’après la Défense, la Chambre de première instance a indûment refusé de lui accorder une audience car, dans l’histoire du Tribunal international, jamais une demande de mise en liberté provisoire n’a été refusée « sur documents écrits uniquement  » alors qu’une audience avait été demandée. Ce refus, prétend la Défense, l’a privée de la possibilité de citer d’importants témoins. La Défense affirme également que la Chambre de première instance a eu tort de ne pas justifier son refus, alors qu’elle est tenue de motiver ses décisions. Enfin, la Défense soutient que la Chambre de première instance a commis une erreur en n’informant pas la Défense de son refus d’accorder une audience, car la Défense s’est vue privée de la possibilité de fournir des arguments détaillés à l’appui de sa demande en vue d’une audience et de décider en pleine connaissance de cause de la meilleure façon de présenter certains éléments de preuve devant la Chambre de première instance.

16. L’Accusation est d’avis que la décision de recevoir ou non des arguments oraux en plus des arguments écrits relève du pouvoir d’appréciation de la Chambre de première instance et que, lorsqu’elle a sollicité une audience, la Défense n’a pas exprimé son intention de citer des témoins supplémentaires. L’Accusation soutient que l’obligation de motiver ses décisions ne s’applique que lorsque la Chambre examine des aspects fondamentaux de la Demande d’autorisation d’interjeter appel et ne restreint pas le pouvoir discrétionnaire de la Chambre pour ce qui est de décider de la tenue éventuelle d’une audience. Pour l’Accusation, le fait que la Chambre aurait négligé d’informer la Défense de sa décision n’a pas empêché cette dernière de préparer son dossier car elle a eu amplement le temps de présenter sa défense dans des écritures, qui, d’ailleurs, faisaient plus de 100 pages. Aussi, si la Défense n’a pas présenté à la Chambre de première instance tous les éléments de preuve qu’elle aurait pu produire, ce n’est pas la faute de la Chambre de première instance, mais bien celle de la Défense qui a fait un mauvais calcul.

17. Le Collège souscrit dans une large mesure aux arguments de l’Accusation. Un autre collège de juges de la Chambre d’appel, en rejetant une demande d’autorisation d’interjeter appel dans l’affaire Odjanic, a tenu le raisonnement suivant  :

« ATTENDU […] que le droit d’un accusé d’être entendu n’est pas similaire à ce qu’Ojdanic considère comme son droit d’être entendu en personne,
ATTENDU que le « droit » d’un accusé, qui est assisté, d’être entendu en personne n’est pas illimité et relève du pouvoir d’appréciation de la Chambre devant laquelle l’accusé comparaît,
ATTENDU qu’Ojdanic n’a présenté aucune raison impérieuse à l’appui de l’argument selon lequel la Chambre de première instance aurait dû l’entendre en personne en l’espèce, et qu’il n’a pas non plus prouvé qu’elle avait abusé de son pouvoir discrétionnaire en le lui refusant, [la Chambre refuse l’autorisation d’interjeter appel]. »9

Il s’ensuit que le droit d’être entendu en personne n’est pas absolu. La décision d’accorder une audience relève du pouvoir d’appréciation de la Chambre de première instance et celle-ci peut légitimement estimer qu’une audience est inutile si, comme en l’espèce, l’information dont elle dispose est suffisante pour rendre une décision en connaissance de cause. La Défense n’a pas démontré l’utilité d’une audience, c’est-à-dire la raison pour laquelle une telle audience, à supposer qu’elle ait été accordée, aurait pu conduire la Chambre de première instance à rendre une autre conclusion. Contrairement à ce que prétend la Défense, les « arguments détaillés  » en faveur d’une audience doivent (s’ils sont disponibles) être fournis en même temps que la demande. Enfin, la Chambre de première instance n’est pas tenue d’expliquer, avant de rendre sa décision finale, pourquoi une audience est inutile, ni d’en informer les parties.

18. Pour les raisons susmentionnées, le Collège estime que les arguments invoqués par la Défense à l’appui des premier, deuxième et troisième moyens d’appel ne démontrent pas en quoi la Chambre de première instance a pu commettre une erreur dans l’exercice du pouvoir d’appréciation que lui confère l’article 65 B) du Règlement (voir les paragraphes 5 à 13 plus haut) et, par conséquent, ces moyens d’appel sont rejetés.

b) La Chambre de première instance a négligé de dûment examiner la question des « garanties » (quatrième moyen d’appel)

19. D’après la Défense, la Chambre de première instance a accordé trop de poids à l’absence de garanties de la part de la MINUK et trop peu de poids aux engagements pris par les autorités provisoires du Kovoso, notamment la déclaration du Premier Ministre du Kosovo, et celle de Musliu en personne.

20. L’Accusation répond que la Chambre de première instance a eu raison d’accorder davantage de poids aux paroles de la MINUK car c’est elle, et non le gouvernement provisoire, qui est chargée d’assurer la sécurité et l’ordre publics au Kosovo et de surveiller les frontières de la province. En outre, M. Coffey, directeur du Département de la justice de la MINUK, avait déclaré qu’étant donné les ressources limitées dont dispose la MINUK, il serait relativement aisé pour Musliu de prendre la fuite et que les autorités provisoires du Kosovo n’ont pas les moyens de mettre en œuvre leurs engagements, comme l’a lui-même publiquement reconnu le Premier Ministre du Kosovo.

21. Selon la pratique bien établie du Tribunal international, c’est l’État sur le territoire duquel l’accusé sera libéré qui doit, en tant que garant de la sécurité et de l’ordre publics sur ce territoire, fournir au Tribunal international des garanties que l’accusé ne prendra pas la fuite et que, s’il prend la fuite, il sera arrêté. Comme l’a dûment fait remarquer la Chambre de première instance, dans la province du Kosovo, en application de la résolution 1244 adoptée par le Conseil de sécurité le 10 juin 1999, c’est la MINUK, et non les institutions provisoires kosovares, qui est l’autorité chargée, en coordination avec la KFOR (les forces de l’OTAN au Kosovo) d’assurer la sécurité publique et de surveiller les frontières et qui est dotée des moyens nécessaires à cet effet. Ainsi, rien ne justifiait que la Chambre de première instance tienne compte de garanties offertes par d’autres autorités.

22. Pour les raisons susmentionnées, le Collège conclut que la Défense n’a pas démontré, dans son quatrième moyen d’appel, en quoi la Chambre de première instance a pu verser dans l’erreur dans l’exercice du pouvoir d’appréciation que lui confère l’article 65 B) du Règlement (voir les paragraphes 5 à 13 plus haut) et, par conséquent, il est rejeté.

c) La Chambre de première instance a eu tort de ne pas faire supporter à l’Accusation la charge de prouver que l’accusé n’a pas droit à une mise en liberté provisoire (cinquième moyen d’appel)

23. D’après la Défense, les règles et principes du droit international humanitaire consacrés dans le Pacte international et la Convention européenne font supporter à l’Accusation la charge de prouver que la détention se justifie dans l’attente de l’ouverture d’un procès devant le Tribunal international. La Défense ajoute que la détention doit être justifiée par des éléments de preuve clairs et convaincants. À l’appui, la Défense cite plusieurs affaires dont ont été saisis le Comité des droits de l’homme, la Cour européenne des droits de l’homme, le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Elle se fonde également sur les articles 60 2) et 58 1) du Statut de la Cour pénale internationale (la « CPI »).

24. L’Accusation estime que la Défense interprète de façon erronée le droit international et que la Décision contestée est parfaitement conforme à la jurisprudence établie du Tribunal international, dont il ressort clairement que la charge de la preuve repose sur l’accusé. Elle rappelle que, contrairement aux juridictions internes, le Tribunal international ne dispose pas d’une force de police et qu’elle doit compter sur les États pour veiller au respect des conditions de libération et les appliquer. Elle est d’avis que l’approche de la Chambre de première instance est pleinement compatible avec l’obligation qui incombe à cette dernière de procéder à une évaluation équitable des circonstances et des intérêts en jeu. S’agissant du Statut de la CPI, l’Accusation fait observer qu’il ne lie pas le Tribunal international et qu’il ne prévoit pas que ce soit à l’Accusation de justifier la détention préalable au procès.

25. Le Collège est d’avis que, contrairement à ce que prétend la Défense, la Chambre de première instance n’a pas eu tort de ne pas faire supporter à l’Accusation la charge de démontrer qu’une mise en liberté provisoire ne se justifiait pas. Tout d’abord, l’article 65 B) du Règlement ne fait pas peser la charge de la preuve sur l’Accusation. En application de cet article, la Chambre de première instance était tenue de déterminer si elle avait la « certitude » que Musliu, s’il était libéré, se présenterait à son procès. Après avoir tenu compte des informations qu’elle a reçues des parties et après avoir apprécié tous les facteurs pertinents, elle a conclu qu’elle n’en avait pas la certitude. La Défense n’est donc pas fondée à prétendre qu’en faisant peser la charge de la preuve sur l’Accusation, la Chambre de première instance a commis une erreur dans son application de l’article 65 B) du Règlement.

26. Pour les raisons susmentionnées, le Collège conclut que la Défense n’a pas démontré, dans son cinquième moyen d’appel, en quoi la Chambre de première instance a pu verser dans l’erreur dans l’exercice du pouvoir d’appréciation que lui confère l’article 65 B) du Règlement (voir les paragraphes 5 à 13 plus haut), et qu’il doit donc être rejeté.

d) La Chambre de première instance a versé dans l’erreur en refusant la mise en liberté provisoire pour un motif (l’incapacité présumée de la MINUK à surveiller les frontières du Kosovo) qui commanderait que la mise en liberté provisoire soit refusée à tout accusé (sixième moyen d’appel)

27. La Défense prétend que la Chambre de première instance a négligé d’envisager des conditions de libération appropriées et qu’elle a rejeté la demande de mise en liberté provisoire pour un motif qui, dans tous les cas, commanderait le refus  : l’incapacité de la MINUK à surveiller les frontières du Kosovo. La Défense ajoute que l’Accusation n’a pas été en mesure de faire état d’un fait concernant l’accusé en personne.

28. L’Accusation fait observer que la Chambre de première instance a eu entièrement raison de considérer le point de vue de la MINUK comme un important facteur dans sa décision et la Défense n’est pas fondée à dire que c’est un facteur qui aurait dû être négligé. L’Accusation déclare qu’elle n’a jamais préconisé une politique de « refus en bloc » des demandes de mise en liberté provisoire et avance que les faits particuliers à l’espèce justifiaient le refus.

29. En application de l’article 65 B), la Chambre de première instance était précisément tenue de déterminer si Musliu, une fois libéré, prendrait la fuite ou non. L’incapacité de la MINUK à surveiller les frontières du Kosovo est donc un facteur hautement pertinent. En revanche, les conséquences que cette incapacité pourrait avoir sur d’autres demandes semblables ne présentent aucun intérêt pour la décision en l’espèce de la Chambre de première instance et ne sauraient empêcher la Chambre de tenir compte d’un facteur décisif lorsqu’elle détermine si Musliu, une fois libéré, prendra la fuite ou non. De l’avis du Collège, la Chambre de première instance n’a donc pas commis une erreur en se fondant sur ce fait.

30. Pour les raisons susmentionnées, le Collège conclut que la Défense n’a pas démontré, dans son sixième moyen d’appel, en quoi la Chambre de première instance a pu verser dans l’erreur dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 65 B) du Règlement (voir les paragraphes 5 à 13 plus haut) et qu’il doit donc être rejeté.

g) La Chambre de première instance a versé dans l’erreur en se fondant sur la gravité des accusations portées contre Musliu pour lui refuser la mise en liberté provisoire sans prendre en considération sa situation personnelle (septième moyen d’appel)

31. Tout d’abord, la Défense prétend que la Chambre de première instance a eu tort de porter principalement son attention sur la gravité des accusations pesant sur Musliu sans tenir compte de sa situation personnelle. D’après la Défense, la Chambre de première instance se serait écartée de la pratique du Tribunal international, lequel a accordé la mise en liberté provisoire à des personnes accusées de crimes plus graves (telles que Biljana Plavsic et Dragan Jokic).

32. L’Accusation répond que la jurisprudence du Tribunal international est parfaitement conforme au droit international et que la Chambre de première instance a tenu compte de la gravité des accusations et de la longueur de la peine encourue parmi plusieurs autres facteurs. Elle fait observer que, dans le cas de Plavsic, la Chambre de première instance a tenu compte, entre autres facteurs favorables à sa libération, de son âge avancé, de sa reddition volontaire et de sa coopération avec l’Accusation. Dans le cas de Jokic, la Chambre de première instance a tenu compte de sa reddition volontaire, du mauvais état de santé de sa fille, des nombreuses garanties offertes par la Serbie-et-Monténégro et du consentement conditionnel de l’Accusation.

33. Le Collège estime qu’en application de l’article 65 B) du Règlement, la Chambre de première instance ne saurait, pour se prononcer sur une demande de mise en liberté provisoire, se fonder uniquement sur la gravité des accusations pesant sur l’accusé, mais elle est certainement en droit d’en tenir compte pour déterminer si l’accusé, s’il est libéré, se présentera à son procès10. Il est évident que plus lourde est la peine encourue, plus grande est l’incitation à fuir. Comme la Chambre de première instance s’est fondée sur la gravité des accusations portées contre Musliu en plus de plusieurs autres facteurs, elle n’a pas commis d’erreur en en tenant compte. Rien ne porte à croire, dans la décision, que la Chambre a considéré ce facteur comme déterminant ou comme suffisant en soi à justifier la détention. Comme l’a fait observer l’Accusation, le cas qui nous préoccupe peut et doit être distingué des autres cas où la demande de mise en liberté provisoire a été favorablement accueillie, et rien ne justifie que la Chambre de première instance réserve à la présente demande le même sort que celui qu’elle a réservé à d’autres demandes. La Chambre de première instance est la mieux placée pour évaluer la situation personnelle concrète de l’accusé en cause. Il n’a en aucune façon été établi que la Chambre de première instance n’avait pas exercé son pouvoir d’appréciation de façon raisonnable.

34. Pour les raisons susmentionnées, le Collège conclut que la Défense n’a pas démontré, dans son septième moyen d’appel, en quoi la Chambre de première instance a pu versé dans l’erreur dans l’exercice du pouvoir d’appréciation que lui confère l’article 65 B) du Règlement (voir les paragraphes 5 à 13 plus haut) et qu’il doit par conséquent être rejeté.

h) La Chambre de première instance n’a pas examiné la question de savoir si des garanties permettant la mise en liberté provisoire avaient été fournies (huitième moyen d’appel)

35. D’après la Défense, la Chambre de première instance s’est fourvoyée car il ressort clairement, en l’absence d’indications en sens contraire dans la Décision contestée, qu’elle n’a pas tenu compte des conditions strictes et détaillées dont la Défense proposait d’entourer la mise en liberté provisoire.

36. L’Accusation affirme que la Chambre de première instance a pris note de la volonté de Musliu d’accepter toutes les conditions qui lui seraient imposées s’il était mis en liberté provisoire. Elle estime toutefois que la Chambre de première instance a eu raison de conclure que les engagements personnels de Musliu ne pouvaient l’emporter sur d’autres facteurs favorables à la détention préalable au procès.

37. Dans l’exercice du pouvoir d’appréciation que lui confère l’article 65 B) du Règlement, la Chambre de première instance doit tenir compte de tous les faits décisifs d’une affaire. Elle a pris bonne note des arguments exposés par la Défense dans sa requête originale et des engagements personnels de Musliu. Après les avoir mis en balance avec tous les autres facteurs pertinents, elle a conclu raisonnablement que Musliu ne devait pas être libéré.

38. Pour les raisons susmentionnées, le Collège conclut que la Défense n’a pas démontré, dans son huitième moyen d’appel, en quoi la Chambre de première instance a pu verser dans l’erreur dans l’exercice du pouvoir d’appréciation que lui confère l’article 65 B) du Règlement (voir les paragraphes 5 à 13 plus haut) et qu’il doit par conséquent être rejeté.

i) La Chambre de première instance a versé dans l’erreur en concluant qu’en raison de la gravité des accusations retenues contre lui, l’accusé, s’il est reconnu coupable, encourt une lourde peine d’emprisonnement et a donc de bonnes raisons de fuir (neuvième moyen d’appel)

39. La Défense prétend que la Chambre de première instance n’a pas dûment tenu compte du fait qu’il existait peu d’éléments de preuve, voire aucun, pour étayer les allégations les plus graves formulées à l’encontre de Musliu. La Défense soutient que s’il n’y a pas d’éléments de preuve pour corroborer une allégation donnée, il n’y a pas de condamnation en vue et l’accusé n’a donc aucune raison de fuir.

40. L’Accusation répond que la Chambre de première instance a pris note des arguments de Musliu à cet égard et qu’il faut supposer qu’elle les a dûment examinés. D’après l’Accusation, il n’est pas vrai qu’il existe peu d’éléments de preuve contre Musliu. En plus de ceux présentés à la Chambre de première instance à la confirmation de l’acte d’accusation, qui ont établi l’existence d’une forte présomption pour chaque chef de l’acte d’accusation, la Chambre a également reçu des éléments de preuve indiquant que Musliu avait commis des actes de violence brutaux au camp de Llapushnik, où il a notamment battu un prisonnier à mort.

41. Les parties ont chacune leur opinion sur la quantité et la qualité des éléments de preuve qui seront présentés contre l’accusé, comme on peut le voir dans le paragraphe qui précède, et il est prématuré, à la phase préalable au procès, de tenter d’apprécier les éléments de preuve qui seront présentés au procès. Toutefois, le Collège estime que la Chambre de première instance n’a pas eu tort de conclure, sans porter atteinte au principe fondamental de la présomption d’innocence, que les accusations portées contre Musliu, notamment le meurtre, l’emprisonnement, la torture et les traitements cruels, étaient suffisamment graves pour être susceptibles de justifier une lourde peine, si l’accusé est reconnu coupable, ce qui constitue, pour ce dernier, une bonne raison de fuir. La Chambre de première instance n’a donc pas versé dans l’erreur en prenant ce facteur en compte, entre autres considérations pertinentes.

42. Pour les raisons susmentionnées, le Collège conclut que la Défense n’a pas démontré, dans son neuvième moyen d’appel, en quoi la Chambre de première instance a pu versé dans l’erreur dans l’exercice du pouvoir d’appréciation que lui confère l’article 65 B) du Règlement (voir les paragraphes 5 à 13 plus haut) et qu’il doit par conséquent être rejeté.

l) La Chambre de première instance a versé dans l’erreur en concluant qu’aucun élément de preuve n’avait été présenté en vue d’établir que la MINUK serait en mesure de fournir des garanties que l’accusé, en cas de libération, se présenterait à son procès (dixième moyen d’appel)

43. La Défense déclare que la Chambre de première instance a négligé de réunir les éléments de preuve qui auraient permis d’établir que la MINUK pouvait fournir des garanties que l’accusé, s’il était mis en liberté provisoire, se présenterait à son procès. D’après elle, si la Chambre de première instance avait demandé à la MINUK si elle était prête à se conformer aux ordres du Tribunal international, la MINUK, en tant qu’organe des Nations Unies, aurait sans aucun doute exécuté tout ordre ou toute instruction émanant du Tribunal international. La Chambre de première instance aurait ainsi eu suffisamment d’éléments de preuve pour avoir la certitude que Musliu ne prendrait pas la fuite.

44. L’Accusation fait observer que la volonté de la MINUK de se conformer aux ordres de la Chambre de première instance n’a jamais été mise en doute par les parties ou par la Chambre de première instance, mais signale que, dans une lettre adressée au Juge de la mise en état du 22 juillet 2003, M. Coffey Sle Directeur du Département de la justice de la MINUKC a précisé que la MINUK n’avait pas les ressources nécessaires pour surveiller l’intégralité du territoire du Kosovo.

45. Le Collège fait remarquer qu’il ne s’agit pas de savoir, comme semble le suggérer la Défense, si la MINUK était ou non disposée à exécuter les ordres du TPIY, car il n’y a aucun doute sur ce point. Il s’agit plutôt de savoir si la MINUK est en mesure de garantir que l’accusé, s’il est libéré, ne prendra pas la fuite et que, s’il prend la fuite, il sera à nouveau arrêté. M. Coffey, Directeur du Département de la justice de la MINUK, a clairement expliqué la position de la MINUK à ce sujet. En outre, la Chambre de première instance a envoyé une lettre à M. Steiner, Directeur de la MINUK, l’invitant à exprimer son opinion sur la demande s’il le souhaitait. Il est évident que, si M. Steiner n’avait pas été d’accord avec M. Coffey, il aurait réagi. Étant donné la clarté avec laquelle la position de la MUNIK a été énoncée dans la lettre de M. Coffey, il n’y a pas lieu de se perdre en conjectures sur la question de savoir si la Chambre de première instance aurait reçu de la MINUK, si elle l’avait à nouveau contactée, une réponse différente, qui aurait justifié la libération de Musliu.

46. Pour les raisons susmentionnées, le Collège conclut que la Défense n’a pas démontré, dans son dixième moyen d’appel, en quoi la Chambre de première instance a pu verser dans l’erreur dans l’exercice du pouvoir d’appréciation que lui confère l’article 65 B) du Règlement (voir les paragraphes 5 à 13 plus haut) et qu’il doit par conséquent être rejeté

IV. Dispositif

47. Le Collège conclut que la Défense n’a pas établi, dans sa Demande d’autorisation d’interjeter appel, en quoi la Chambre de première a pu verser dans l’erreur dans l’exercice des pouvoirs que lui confère l’article 65 B) du Règlement et que, par conséquent, il n’y a pas de « motifs sérieux », au sens de l’article 65 D) du Règlement, justifiant de faire droit à la demande d’autorisation d’interjeter appel. L’autorisation d’interjeter appel de la Décision contestée est donc refusée.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 31 octobre 2003
La Haye (PaysBas)

Le Président de la Chambre d’appel
_____________
Wolfgang Schomburg

[Sceau du Tribunal]


1 - Le Procureur c/ Fatmir Limaj, Haradin Bala et Isak Musliu, Affaire n° IT-03-66-PT, « Décision relative à la demande de mise en liberté provisoire d’Isak Musliu », 17 septembre 2003.
2 - Ibid., p. 7 et 8.
3 - Le Procureur c/Fatmir Limaj, Haradin Bala et Isak Musliu, Affaire n° IT-03-66-AR65, IT-03-66-AR65.2, IT-03-66-AR65.3, « Ordonnance relative à la Requête de l’Accusation aux fins de lui permettre de répondre globalement aux demandes d’autorisation d’interjeter appel », 30 septembre 2003.
4 - Le Procureur c/ Fatmir Limaj, Haradin Bala et Isak Musliu, Affaire n° IT-03-66-AR65, IT-03-66-AR65.2, IT-03-66-AR65.3, « Prosecution’s Motion for Leave to Respond Jointly to the Accused’s Applications for Leave to Appeal the Trial Chamber’s Provisional Release Decisions », 26 septembre 2003.
5 - Le Procureur c/ Fatmir Limaj, Haradin Bala et Isak Musliu, Affaire n° IT-03-66-AR65, IT-03-66-AR65.2, IT-03-66-AR65.3, « Reply of Haradin Bala to Consolidated Response of Prosecution to Applications for Leave to Appeal Against Decisions on Provisional Release », 10 octobre 2003 (la “Réplique”).
6 - Voir, notamment, Le Procureur c/ Blagojevic et consorts, Affaires n° IT-02-60-AR65.3 & IT-02-60-AR65.4, « Décision relative aux demandes d’autorisation d’interjeter appel de Blagojevic et Obrenovic », 16 janvier 2003, par. 8 ; Le Procureur c/ Brdanin et Talic, affaire n° IT-99-36-AR65, « Décision relative à la requête aux fins d’autorisation d’interjeter appel », 7 septembre 2000, p. 3 ; et Le Procureur c/ Jokic, IT-03-66-AR65, « Décision relative à la demande d’autorisation de faire appel de Dragan Jokic », 18 avril 2002, par. 3.
7 - Voir, entre autres, Le Procureur c/ Darko Mrda, Affaire n° IT-02-59-PT, « Décision relative à la Requête de Darko Mrda aux fins de mise en liberté provisoire », 15 avril 2002, Le Procureur c/ Enver Hadzihasanovic, Mehmed Alagic et Amir Kubura, « Décision autorisant la mise en liberté provisoire d’Enver Hadžihasanovic », 19 décembre 2001.
8 - La Défense ne développe pas ce moyen d’appel dans la Demande d’autorisation d’interjeter appel, mais a joint les arguments du coaccusé Limaj sur les moyens d’appel 1 à 4 et du coaccusé Bala sur les moyens d’appel 5 à 8. Par souci de clarté, nous donnons ici, une fois de plus, un résumé de ces arguments
9 - Le Procureur c/ Nikola Sainovic et Dragoljub Ojdanic, Affaire n° IT-99-37-AR65.2, « Décision refusant à Ojdanic l’autorisation d’interjeter appel », 27 juin 2003, p. 4.
10 - Le Procureur c/ Nikola Sainovic et Dragoljub Ojdanic, « Décision relative à la mise en liberté provisoire », 30 octobre 2002, par. 6.