Affaire n° : IT-03-66-PT
LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Alphons Orie, Président

M. le Juge Amin El Mahdi
M. le Juge Martín Canivell

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
16 septembre 2003

LE PROCUREUR

c/

FATMIR LIMAJ
HARADIN BALA
ISAK MUSLIU

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DÉCISION RELATIVE À LA DEMANDE DE MISE EN LIBERTÉ PROVISOIRE DE HARADIN BALA

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Le Bureau du Procureur :

M. Andrew Cayley
M. Alex Whiting

Les Conseils des accusés :

M. Karim A. A. Khan, pour Fatmir Limaj
MM. Tomë Gashi et Peter Murphy, pour Haradin Bala
MM. Bajram Krasniqi et Steven Powles, pour Isak Musliu

 

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I (la « Chambre ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal »),

VU la requête de la Défense aux fins de mise en liberté provisoire de Haradin Bala (l’« Accusé ») et aux fins de tenir une audience (Defense Motion for Provisional Release of Haradin Bala and Request for Hearing), déposée le 7 juillet 2003 (la « Requête »),

VU la réponse de l’Accusation à la demande de mise en liberté provisoire de Haradin Bala (Partly Confidential Prosecution’s Response to Motion of Haradin Bala for Provisional Release), déposée en partie à titre confidentiel le 18  juillet 2003 (la « Réponse »),

VU la réplique de Haradin Bala à la réponse de l’Accusation à la demande de mise en liberté provisoire (Confidential Reply of Haradin Bala to Prosecution’s Response to Motion for Provisional Release), déposée à titre confidentiel le 25 juillet 2003 (la « Réplique »),

VU l’article 65 du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement ») qui dispose, aux paragraphes pertinents, que :

A) Une fois détenu, l'accusé ne peut être mis en liberté que sur ordonnance d'une Chambre.

B) La mise en liberté provisoire ne peut être ordonnée par la Chambre de première instance qu'après avoir donné au pays hôte, et au pays où l'accusé demande à être libéré la possibilité d'être entendus, et pour autant qu'elle ait la certitude que l'accusé comparaîtra et, s'il est libéré, ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne.

ATTENDU que, pour étayer sa Requête, la Défense fait notamment valoir ce qui suit :

i) il ressort de la jurisprudence actuelle du Tribunal que c’est la mise en liberté provisoire, et non la détention, qui est devenue la règle générale, ce qui signifie que l’Accusé devrait être remis en liberté à moins que l’Accusation ne démontre qu’il ne se représenterait pas ou qu’il mettrait en danger une victime, un témoin ou toute autre personne1,

ii) l’Accusé ne peut pas fuir et ne s’enfuira pas parce que : a) il est le chef d’une grande famille qui a besoin de sa présence et de son soutien2, b) l’Accusé est très lié à sa communauté et n’a ni le désir ni la capacité de se soustraire à l’autorité du Tribunal3, c) la Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo (la « MINUK  ») contrôle le territoire du Kosovo et peut être chargée par le Tribunal de prendre des mesures « afin d’escorter l’Accusé jusqu’à son domicile, à son arrivée, et dans son voyage inverse, à son départ, de le surveiller pendant son séjour, de lui donner la possibilité de se présenter auprès de la MINUK, et de superviser en général sa mise en liberté provisoire4 », et d) l’Accusé, qui a vécu toute sa vie au Kosovo, n’a nulle part où aller pour se soustraire à la justice5,

ii) l’Accusé n’a pas pu se livrer lui-même au Tribunal parce que l’acte d’accusation établi à son encontre était tenu secret et il a été arrêté tôt le matin par des hommes armés6,

iii) l’Accusé n’est jamais entré en contact avec des témoins ni n’a jamais fait pression sur ces derniers et il s’engage pleinement devant la Chambre à « […] ne pas chercher, que ce soit directement ou par l’entremise d’un tiers, à contacter une victime, un témoin ou toute autre personne pendant sa mise en liberté provisoire 7 »,

iv) l’Accusé est disposé à accepter et respecter toutes les conditions qui pourraient lui être imposées quant à son séjour, ses déplacements, son comportement et son retour au Tribunal8,

v) les services du Premier Ministre des organes provisoires du Gouvernement autonome du Kosovo appuient la demande de mise en liberté provisoire de l’Accusé, ce qui constitue une garantie supplémentaire que les conditions de la mise en liberté provisoire seront pleinement respectées9,

vi) l’état de santé de l’Accusé est tel que son maintien en détention n’est pas souhaitable10,

vii) même si les accusations portées contre l’Accusé sont graves, il n’était pas gradé dans l’armée, n’exerçait pas de fonctions politiques, n’avait aucune responsabilité de commandement et fait partie des criminels subalternes jugés au Tribunal11,

ATTENDU que, dans sa Réponse, l’Accusation s’oppose à la Requête en faisant notamment valoir ce qui suit :

i) en vertu de l’article 65 B) du Règlement, « il incombe clairement à l’Accusé de prouver que, s’il est libéré, il comparaîtra et ne mettra pas en danger une victime , un témoin ou toute autre personne » et, même si la Chambre est convaincue que les conditions minimales requises à l’article 65 du Règlement sont remplies, celle -ci peut toujours refuser la mise en liberté provisoire12,

ii) c’est à l’Accusé de prouver qu’il convient de prononcer sa mise en liberté provisoire et, alors que sa reddition volontaire aurait pu jouer en sa faveur, le fait qu’il ait été arrêté sans avoir pu se livrer volontairement ne joue certainement pas en sa faveur - il s’agit, au mieux, d’un élément sans incidence13,

iii) les liens étroits qui unissent certains accusés à leur communauté ne les ont pas empêchés de fuir pendant des années sans qu’il soient découverts et ne constituent donc pas une garantie de leur comparution au procès14,

iv) dans la mesure où les frontières du Kosovo sont très peu surveillées, « l’Accusé pourrait s’échapper avec une relative facilité et se cacher indéfiniment, même sans passeport, de l’autre côté de la frontière en Albanie15 »,

v) l’infirmité de l’Accusé ne l’a pas empêché de faire son service militaire au sein de l’Armée de libération du Kosovo en 1998 et, comme l’a indiqué la Chambre d’appel, ne justifie pas la mise en liberté provisoire « même si le stress de la détention a temporairement aggravé l’état de l’Accusé qui, du reste, peut être convenablement soigné ou surveillé par un médecin16 »,

vi) les engagements pris par les autorités kosovares afin de garantir la comparution de l’Accusé au procès sont sans grande valeur parce que les questions de police et de sécurité sont du ressort des autorités onusiennes, et que les autorités locales n’ont donc aucun moyen de respecter de tels engagements17,

vii) les autorités de la MINUK ne sont pas encore en mesure de fournir une véritable protection aux témoins ou d’empêcher l’Accusé de prendre la fuite18,

viii) la Chambre n’a pas vis-à-vis de la MINUK de pouvoir coercitif particulier qui diffèrerait de son pouvoir vis-à-vis de l’ensemble des États19,

ix) la Chambre devrait accorder peu de poids aux garanties personnelles de l’Accusé jusqu’à ce que la MINUK lui confirme qu’elle est en mesure de les faire respecter 20,

x) compte tenu des menaces spécifiques proférées par l’Accusé, des preuves de son comportement violent, des fortes craintes exprimées par certains témoins quant à la mise en liberté provisoire de l’Accusé, des nombreuses menaces constatées en l’espèce et des manœuvres d’intimidation de témoins largement répandues au Kosovo , l’Accusé n’a pas démontré qu’il ne mettra pas en danger une victime ou un témoin 21,

xi) pour ce qui des criminels subalternes tels que l’Accusé, « il peut être plus difficile de les surveiller ou de les empêcher de prendre la fuite ou de faire pression sur des témoins, et la violence dont auraient personnellement fait preuve ces criminels peut en fait accroître le danger physique que courent les témoins, notamment lorsque l’intéressé demande à revenir sur les lieux du crime et connaît personnellement les victimes survivantes22 »,

xii) la calendrier établi par le Président de la Chambre à la dernière conférence de mise en état réduirait la probabilité d’une longue détention préventive23,

ATTENDU que, dans sa Réplique, la Défense avance notamment ce qui suit :

i) l’article 65 du Règlement devrait être conforme à la norme universelle adoptée par le droit international humanitaire et s’interpréter comme instituant un droit général à la mise en liberté provisoire et comme faisant reposer la charge de la preuve sur l’Accusation qui serait tenu d’établir, « selon un critère analogue à la preuve manifeste et convaincante ou aux motifs sérieux », que l’Accusé ne devrait pas être mis en liberté provisoire24,

ii) la nature des accusations et des éléments de preuve ne justifie pas le rejet de la demande de mise en liberté provisoire25,

ii) s’il est vrai que le Tribunal n’a pas de moyen efficace de contraindre un État à répondre à ses demandes, il peut directement influer sur la MINUK par l’intermédiaire du Conseil de sécurité des Nations Unies au cas où celle-ci refuserait de donner suite à une demande adressée par la Chambre26,

iii) l’ouverture éventuelle du procès en février 2004, qui n’est pas une certitude , ne devrait pas justifier le refus de la mise en liberté provisoire27,

ATTENDU que l’article 65 du Règlement doit être lu en tenant compte de l’article  21 3) du Statut du Tribunal,

ATTENDU que l’article 65 du Règlement disposait auparavant que la mise en liberté provisoire ne devait être accordée que « dans des circonstances exceptionnelles  » et que, par conséquent, la détention était en réalité la règle,

ATTENDU que la suppression de cette condition n’a pas eu pour effet d’ériger la détention en exception, la mise en liberté devenant du coup la règle, et qu’on ne peut pas non plus conclure que la détention demeure la règle et la mise en liberté l’exception en dépit des modifications apportées28,

ATTENDU que, au contraire, « il faut examiner les circonstances particulières de chaque affaire, sans se préoccuper de savoir si en fin de compte c’est la règle ou l’exception qui sera appliquée29  »,

ATTENDU qu’avant de statuer, la Chambre est donc tenue d’évaluer et de mettre en balance les éléments qui lui sont présentés dans cette affaire et qu’en règle générale, il lui faut apprécier « si les exigences de l’intérêt public, nonobstant la présomption d’innocence, l’emportent sur la nécessité de veiller au respect de la liberté individuelle de l’accusé30  »,

ATTENDU, en outre, que pour déterminer s’il convient d’accorder la mise en liberté provisoire, il faut que la Chambre ait la certitude : a) que l’Accusé comparaîtra, et b) que, s’il est libéré, il ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne,

VU la liste des éléments dressée par la Chambre d’appel, dont une Chambre de première instance devrait normalement tenir compte pour déterminer si elle a la certitude que, s’il est mis en liberté, l’Accusé comparaîtra au procès31, et attendu que la « situation personnelle de chaque accusé sollicitant sa mise en liberté provisoire doit être appréciée séparément dans la mesure où elle influe sur la probabilité qu’il se représentera32  »,

ATTENDU que, dans les circonstances de l’espèce, les éléments suivants sont particulièrement pertinents pour déterminer si l’Accusé comparaîtrait en cas de mise en liberté : a) les circonstances de l’arrestation de l’Accusé, b) la gravité des crimes reprochés, c) la longueur de la peine d’emprisonnement encourue, et d ) les garanties que les autorités du Kosovo pourraient offrir afin d’assurer la comparution de l’Accusé au procès33,

ATTENDU que, bien que les problèmes de santé ne soient pas prévus par l’article  65 du Règlement, la Chambre devrait tout d’abord se demander si l’état de santé de l’Accusé est ou non compatible avec sa détention,

VU l’Ordonnance aux fins d’examen médical de l’accusé, rendue à titre confidentiel le 24 juillet 2003,

VU le rapport médical du docteur Koster, déposé le 6 septembre 2003 (le «  Rapport médical »),

ATTENDU que le Rapport médical indique que « l’état de santé de M. Bala est à présent satisfaisant », qu’il n’y a « aucune raison de penser que les conditions actuelles de sa détention nuisent à l’état de santé de M. Bala », et que l’on «  peut considérer qu’il est apte à comparaître »,

ATTENDU, par conséquent, que l’état de santé de l’Accusé ne justifie pas sa mise en liberté provisoire,

ATTENDU que l’Accusé a été arrêté en vertu d’un acte d’accusation tenu secret et qu’il ignorait effectivement qu’il devait se livrer au Tribunal,

ATTENDU que la Chambre conclut, en conséquence, que les circonstances de l’arrestation de l’Accusé n’ont aucune incidence en l’espèce et n’étayent aucune des deux thèses présentées : elles n’autorisent ni l’Accusé à fonder sa demande sur le fait qu’il se soit livré ni l’Accusation à affirmer que l’Accusé cherchait à s’échapper,

ATTENDU, en outre, qu’il est reproché à l’Accusé d’avoir pris part à de graves crimes, que, s’il est reconnu coupable, il encourt une longue peine d’emprisonnement et qu’il a, par conséquent, de bonnes raisons de s’enfuir,

ATTENDU que les garanties ne sont pas une condition préalable à la mise en liberté provisoire34, mais qu’elles constituent une assurance supplémentaire pour la Chambre,

ATTENDU que, dans sa résolution 1244 (1999) du 10 juin 1999, le Conseil de sécurité des Nations Unies a mis en place la MINUK pour assurer l’administration intérimaire du Kosovo et a décidé que la MINUK aurait notamment la responsabilité d’« SaCssurer le maintien de l’ordre et la sécurité publics jusqu’à ce que la présence internationale civile puisse s’en charger » et d’« SeCxercer les fonctions requises en matière de surveillance des frontières35  »,

ATTENDU qu’il n’a été produit aucune preuve tendant à établir que la MINUK serait en mesure de garantir que, s’il était mis en liberté provisoire, l’Accusé comparaîtrait au procès,

ATTENDU, par conséquent, que la Chambre n’a pas la certitude que, s’il était libéré, l’Accusé comparaîtrait devant le Tribunal,

ATTENDU, en outre, qu’en application à la fois de l’article 65 du Règlement et de la jurisprudence du Tribunal36, si la Chambre conclut que l’Accusé ne remplit pas l’une des deux conditions posées par l’article 65 B) du Règlement, point n’est besoin de se pencher sur la deuxième condition,

PAR CES MOTIFS,

EN APPLICATION de l’article 65 du Règlement,

REJETTE la Requête.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 16 septembre 2003
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance
_________
Alphons Orie

[Sceau du Tribunal]


1 - Requête, par. 5.
2 - Ibid, par. 6.
3 - Ibid.
4 - Ibid, par. 10.
5 - Ibid, par. 6.
6 - Ibid, par. 7.
7 - Ibid, par. 8.
8 - Ibid, par. 9.
9 - Ibid, par. 11.
10 - Ibid, par. 12.
11 - Ibid, par. 13.
12 - Réplique, par. 4.
13 - Ibid, par. 12.
14 - Ibid, par. 7.
15 - Ibid.
16 - Ibid, par. 8.
17 - Ibid, par. 9 et 13.
18 - Ibid, par. 11.
19 - Ibid, par. 10.
20 - Ibid, par. 14.
21 - Ibid, par. 22.
22 - Ibid, par. 23.
23 - Ibid, par. 25.
24 - Réplique, par. 2 à 11.
25 - Ibid, par. 19.
26 - Ibid, par. 20.
27 - Ibid, par. 21.
28 - Le Procureur c/ Miodrag Jokic, Ordonnance relative à la requête de Miodrag Jokic aux fins de mise en liberté provisoire, IT-01-42-PT, 20 février 2002, par. 17.
29 - Ibid.
30 - Ibid, par. 18.
31 - Le Procureur c/ Nikola Sainovic et Dragoljub Ojdanic, Décision relative à la mise en liberté provisoire, IT-99-37-AR65, 30 octobre 2002, par. 6.
32 - Ibid, par. 7.
33 - Ibid.
34 - Le Procureur c/ Blagojevic et consorts, Décision relative à la demande d’autorisation de faire appel de Dragan Jokic, IT-02-53-AR65, 18 avril 2002, par. 7 et 8.
35 - S/RES/1244 (1999).
36 - Le Procureur c/ Krajisnik et Plavsic, Décision relative à la requête de Momcilo Krajisnik demandant une mise en liberté provisoire et une audience consacrée aux éléments de preuve, IT-00-39&40-PT, 18 octobre 2002.