Affaire n° : IT-03-66-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Alphons Orie, Président

M. le Juge Amin El Mahdi
M. le Juge Martín Canivell

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
17 septembre 2003

LE PROCUREUR

c/

FATMIR LIMAJ
HARADIN BALA
ISAK MUSLIU

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DÉCISION RELATIVE À LA DEMANDE DE MISE EN LIBERTÉ PROVISOIRE D’ISAK MUSLIU

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Le Bureau du Procureur :

M. Andrew Cayley
M. Alex Whiting

Les Conseils des accusés :

M. Karim A. A. Khan, pour Fatmir Limaj
MM. Tomë Gashi et Peter Murphy, pour Haradin Bala
MM. Bajram Krasniqi et Steven Powles, pour Isak Musliu

 

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I (la « Chambre ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal »),

VU la requête d’Isak Musliu (l’« Accusé ») aux fins de mise en liberté provisoire (Application of Isak Musliu for Provisional Release), déposée le 6 août 2003 (la « Requête »),

VU la réponse de l’Accusation à la requête (Confidential Prosecution’s Response to the Application), déposée à titre confidentiel le 20 août 2003 ( la « Réponse »),

VU la réplique à la réponse (Confidential Reply to the Response), déposée à titre confidentiel le 6 septembre 2003 (la « Réplique »),

VU l’article 65 du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement ») qui dispose, aux paragraphes pertinents, que :

A) Une fois détenu, l'accusé ne peut être mis en liberté que sur ordonnance d'une Chambre .

B) La mise en liberté provisoire ne peut être ordonnée par la Chambre de première instance qu'après avoir donné au pays hôte, et au pays où l'accusé demande à être libéré la possibilité d'être entendus, et pour autant qu'elle ait la certitude que l'accusé comparaîtra et, s'il est libéré, ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne.

ATTENDU que, pour étayer sa Requête, la Défense fait notamment valoir ce qui suit :

i) l’Accusé n’a pas pu démontrer qu’il souhaitait coopérer avec le Tribunal puisqu’il a été arrêté dans le cadre d’un acte d’accusation placé sous scellés et qu’il ignorait par conséquent qu’il devait se livrer au Tribunal ; si l’Accusé avait été informé de l’existence d’un acte d’accusation, il se serait lui-même livré « immédiatement et sans hésitation » au Tribunal1,

ii) les accusations portées contre l’Accusé sont graves, mais, si l’on fait la comparaison avec la plupart des affaires portées devant le Tribunal, ces accusations sont relativement mineures, voire les moins graves ayant été portées jusqu’à présent2,

iii) l’Accusation n’a communiqué aucun élément prouvant la participation de l’Accusé au meurtre ou à l’assassinat de qui que ce soit, ce qui constitue la plus grave accusation portée à son encontre3,

ii) l’Accusé est disposé à accepter et à respecter toutes les conditions qui pourraient lui être imposées quant à son séjour, ses déplacements, son comportement et son retour au Tribunal4,

iii) le Premier Ministre du Kosovo s’est déclaré confiant quant à la comparution de l’Accusé à son procès et au fait qu’il ne quittera pas le Kosovo5,

iv) la Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo (la « MINUK  ») et les autorités compétentes du Kosovo veilleront au respect et à l’application de toute ordonnance relative à la mise en liberté rendue par la Chambre ou toute condition dont la Chambre entourerait cette libération6,

v) l’achèvement des enquêtes menées par l’Accusation et le fait que certains témoins vivent d’ores et déjà en dehors du territoire du Kosovo réduisent le risque de menaces potentielles contre les témoins7,

vi) à moins que l’on puisse démontrer que l’Accusé représente lui-même un danger pour des témoins, il ne faut pas tenir compte des dangers potentiels provenant de toute autre source auxquels les témoins seraient exposés8,

ATTENDU que, dans sa Réponse, l’Accusation s’oppose à la Requête en faisant notamment valoir ce qui suit :

i) en vertu de l’article 65 B) du Règlement, « il incombe clairement à l’Accusé de prouver que, s’il est libéré, il comparaîtra et ne mettra pas en danger une victime , un témoin ou toute autre personne » et, même si la Chambre est convaincue que les conditions minimales requises à l’article 65 du Règlement sont remplies, celle -ci peut toujours refuser la mise en liberté provisoire9,

ii) l’Accusé ayant été arrêté suite à un acte d’accusation tenu secret, les circonstances de son arrestation sont sans incidence et ne jouent ni pour ni contre sa mise en liberté provisoire10,

iii) la nature des accusations portées contre l’Accusé - à savoir, l’emprisonnement , les traitements cruels, la torture et le meurtre, qui constituent toutes de très graves accusations - et le poids des éléments de preuve jouent contre la mise en liberté provisoire et non en sa faveur11,

iv) que la mise en liberté soit entourée de conditions ne permet pas de conclure qu’il n’y a pas de risque que l’Accusé s’échappe et l’imposition de ces conditions devrait être envisagée que si l’Accusé est tout d’abord parvenu à convaincre la Chambre qu’il ne s’enfuira pas12,

v) les engagements pris par les autorités kosovares afin de garantir la comparution de l’Accusé au procès sont sans grande valeur parce que les questions de police et de sécurité sont du ressort des autorités onusiennes, et que les autorités locales n’ont donc aucun moyen de respecter de tels engagements13,

vi) les autorités de la MINUK ne sont pas encore en mesure de fournir une véritable protection aux témoins ou d’empêcher l’Accusé de prendre la fuite14,

vii) compte tenu des éléments établissant un lien entre l’Accusé et les menaces dont font l’objet certains témoins potentiels, des preuves de son comportement violent , des nombreuses menaces constatées en l’espèce et des manœuvres d’intimidation de témoins largement répandues au Kosovo depuis le début du conflit, l’Accusé n’a pas démontré qu’il ne mettra pas en danger une victime ou un témoin15,

viii) la calendrier établi par le Président de la Chambre à la dernière conférence de mise en état réduirait la probabilité d’une longue détention préventive16,

ATTENDU que, dans sa Réplique, la Défense avance notamment ce qui suit :

i) la mise en liberté en attente du procès étant un droit reconnu à l’Accusé, c’est à l’Accusation d’établir pourquoi elle ne devrait pas être accordée17,

ii) bien que l’Accusé ait été informé le 24 mai 2001 par les enquêteurs de la MINUK qui l’interrogeaient qu’il pourrait par la suite être considéré comme suspect, l’Accusé n’a pas tenté de s’enfuir18,

iii) même lorsqu’il existe des raisons « pertinentes » et « suffisantes » de refuser la mise en liberté provisoire, un accusé devrait néanmoins être libéré si l’on peut répondre aux préoccupations qui sont à l’origine d’un tel refus en entourant la mise en liberté de conditions19,

iv) les garanties offertes par l’Accusé et le Premier Ministre du Kosovo devraient dissiper toutes craintes que la Chambre pourrait avoir quant à la comparution ultérieure de l’Accusé à son procès20,

v) aucun élément fiable ne prouve que l’Accusé a déjà exercé des pressions sur des témoins21,

ATTENDU que l’article 65 du Règlement doit être lu en tenant compte de l’article  21 3) du Statut du Tribunal,

ATTENDU que l’article 65 du Règlement disposait auparavant que la mise en liberté provisoire ne devait être accordée que « dans des circonstances exceptionnelles  » et que, par conséquent, la détention était en réalité la règle,

ATTENDU que la suppression de cette condition n’a pas eu pour effet d’ériger la détention en exception, la mise en liberté devenant du coup la règle, et qu’on ne peut pas non plus conclure que la détention demeure la règle et la mise en liberté l’exception en dépit des modifications apportées22,

ATTENDU que, au contraire, « il faut examiner les circonstances particulières de chaque affaire, sans se préoccuper de savoir si en fin de compte c’est la règle ou l’exception qui sera appliquée23  »,

ATTENDU qu’avant de statuer, la Chambre est donc tenue d’évaluer et de mettre en balance les éléments qui lui sont présentés dans cette affaire et qu’en règle générale, il lui faut apprécier « si les exigences de l’intérêt public, nonobstant la présomption d’innocence, l’emportent sur la nécessité de veiller au respect de la liberté individuelle de l’accusé24»,

ATTENDU, en outre, que pour déterminer s’il convient d’accorder la mise en liberté provisoire, il faut que la Chambre ait la certitude : a) que l’Accusé comparaîtra , et b) que, s’il est libéré, il ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne,

VU la liste des éléments dressée par la Chambre d’appel, dont une Chambre de première instance devrait normalement tenir compte pour déterminer si elle a la certitude que, s’il est mis en liberté, l’Accusé comparaîtra au procès25, et attendu que la « situation personnelle de chaque accusé sollicitant sa mise en liberté provisoire doit être appréciée séparément dans la mesure où elle influe sur la probabilité qu’il se représentera26 »,

ATTENDU que, dans les circonstances de l’espèce, les éléments suivants sont particulièrement pertinents pour déterminer si l’Accusé comparaîtrait en cas de mise en liberté : a) les circonstances de l’arrestation de l’Accusé, b) la gravité des crimes reprochés, c) la longueur de la peine d’emprisonnement encourue, et d ) les garanties que les autorités du Kosovo pourraient offrir afin d’assurer la comparution de l’Accusé au procès27,

ATTENDU que l’Accusé a été arrêté en vertu d’un acte d’accusation tenu secret et qu’il ignorait en fait qu’il devait se livrer au Tribunal,

ATTENDU que la Chambre conclut, en conséquence, que les circonstances de l’arrestation de l’Accusé n’ont aucune incidence en l’espèce et n’étayent aucune des deux thèses présentées : elles n’autorisent ni l’Accusé à fonder sa demande sur le fait qu’il se soit livré ni l’Accusation à affirmer que l’Accusé cherchait à s’échapper,

ATTENDU qu’il est reproché à l’Accusé d’avoir pris part à de graves crimes , à savoir l’emprisonnement, les traitements cruels, la torture et le meurtre, que , s’il est reconnu coupable, il encourt une longue peine d’emprisonnement et qu’il a, par conséquent, de bonnes raisons de s’enfuir,

ATTENDU que les garanties ne sont pas une condition préalable à la mise en liberté provisoire28, mais qu’elles constituent une assurance supplémentaire pour la Chambre,

ATTENDU que, dans sa résolution 1244 (1999) du 10 juin 1999, le Conseil de sécurité des Nations Unies a mis en place la MINUK pour assurer l’administration intérimaire du Kosovo et a décidé que la MINUK aurait notamment la responsabilité d’« SaCssurer le maintien de l’ordre et la sécurité publics jusqu’à ce que la présence internationale civile puisse s’en charger » et d’« [e]xercer les fonctions requises en matière de surveillance des frontières29  »,

ATTENDU qu’il n’a été produit aucune preuve tendant à établir que la MINUK serait en mesure de garantir que, s’il était mis en liberté provisoire, l’Accusé comparaîtrait au procès,

ATTENDU, par conséquent, que la Chambre n’a pas la certitude que, s’il était libéré, l’Accusé comparaîtrait devant le Tribunal,

ATTENDU, en outre, qu’en application à la fois de l’article 65 du Règlement et de la jurisprudence du Tribunal30, si la Chambre conclut que l’Accusé ne remplit pas l’une des deux conditions posées par l’article 65 B) du Règlement, point n’est besoin de se pencher sur la deuxième condition,

PAR CES MOTIFS,

EN APPLICATION de l’article 65 du Règlement,

REJETTE la Requête.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 17 septembre 2003
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance
_________
Alphons Orie

[Sceau du Tribunal]


1 - Requête, par. 8.
2 - Ibid, par. 11.
3 - Ibid, par. 12.
4 - Ibid, par. 15.
5 - Ibid, par. 17.
6 - Ibid, par. 19.
7 - Ibid, par. 20 à 22.
8 - Ibid, par. 23.
9 - Réponse, par. 3 et 4.
10 - Ibid, par. 8.
11 - Ibid, par. 10.
12 - Ibid, par. 11.
13 - Ibid, par. 12.
14 - Ibid, par. 13.
15 - Ibid, par. 15 à 25.
16 - Ibid, par. 27.
17 - Réplique, par. 6.
18 - Ibid, par. 19.
19 - Ibid, par. 21.
20 - Ibid, par. 24.
21 - Ibid, par. 25 à 39.
22 - Le Procureur c/ Miodrag Jokic, Ordonnance relative à la requête de Miodrag Jokic aux fins de mise en liberté provisoire, IT-01-42-PT, 20 février 2002, par. 17.
23 - Ibid.
24 - Ibid, par. 18.
25 - Le Procureur c/ Nikola Sainovic et Dragoljub Ojdanic, Décision relative à la mise en liberté provisoire, IT-99-37-AR65, 30 octobre 2002, par. 6.
26 - Ibid, par. 7.
27 - Ibid.
28 - Le Procureur c/ Blagojevic et consorts, Décision relative à la demande d’autorisation de faire appel de Dragan Jokic, IT-02-53-AR65, 18 avril 2002, par. 7 et 8.
29 - S/RES/1244 (1999).
30 - Le Procureur c/ Krajisnik et Plavsic, Décision relative à la requête de Momcilo Krajisnik demandant une mise en liberté provisoire et une audience consacrée aux éléments de preuve, IT-00-39&40-PT, 18 octobre 2002.