Composée comme suit :
M. le Juge Amin El Mahdi, Président
M. le Juge Liu Daqun
M. le Juge György Szénási
Assistée de : M. Hans Holthuis, Greffier
Jugement rendu le : 27 mai 2005
Le Bureau du Procureur :
M. David Akerson
M. Jason Dominguez
Le Conseil de l’Accusé :
M. Tjarda Eduard van der Spoel
I. LES ACCUSATIONS PORTÉES CONTRE BEQA BEQAJ
A. Principes généraux
B. Les éléments matériels de l’outrage au
Tribunal
1. « Menace », « intimidation » et « subornation » (offering a bribe)
2. Pressions exercées de toute autre manière sur des témoins ou des témoins potentiels (otherwise interfering with witnesses or potential witnesses)
C. L’élément moral de l’outrage au Tribunal
D. Formes de responsabilité alléguées
III. ÉLÉMENTS DE PREUVE PRÉSENTÉS AU PROCÈS AU SUJET DE LA VICTIME B2
A. 11 juin 2004 (incident n° 1)
B. Conclusion
IV. ÉLÉMENTS DE PREUVE PRÉSENTÉS AU PROCÈS AU SUJET DE LA VICTIME B1
A. Début septembre 2004 (incident n° 2)
B. 27 septembre 2004 (incidents n° 3
et 4)
C. 6 octobre 2004 (incident n° 5)
D. 13 octobre 2004 (incident n° 6)
E. Conclusion
V. CONCLUSIONS
A. Chef 1 : Outrage au Tribunal
1. Menaces
2. Intimidation
3. Subornation
4. Pressions exercées de toute autre manière sur des témoins potentiels
B. Chef 2 : Tentative d’outrage au Tribunal
C. Chef 3 : Incitation à commettre
un outrage au Tribunal
VI. LA PEINE
A. Finalités de la peine
B. Gravité de l’infraction
C. Circonstances aggravantes
D. Circonstances atténuantes
E. Fixation de la peine
VII. DISPOSITIF
VIII. ANNEXE : RAPPEL DE LA PROCÉDURE
1. L’acte d’accusation
2. La composition de la Chambre
3. L’équipe de la Défense
4. La comparution initiale
5. La détention et la mise en liberté provisoire de l’Accusé
6. Les moyens de preuve
a) Les témoins
b) Les pièces à conviction
c) La déclaration présentée en application de l’article 92 bis D) du Règlement
7. Les mesures de protection en faveur de témoins
8. Le procès
1. La Chambre de première instance I du Tribunal international (la « Chambre ») est saisie des poursuites engagées contre Beqa Beqaj (« l’Accusé »), ouvrier travaillant dans le secteur de la construction, né le 10 novembre 1952 à Petrove, au Kosovo. Il est accusé d’outrage au Tribunal( 1 ), dans les termes suivants :
2. À compter du 17 février 2003 ou vers cette date jusqu’au 19 octobre 2004 ou vers cette date, Beqa Beqaj, agissant individuellement et de concert avec d’autres personnes , a incité à commettre, tenté de commettre, commis ou de toute autre manière aidé et encouragé à commettre un outrage au Tribunal.
3. Durant la période définie ci-dessus, Beqa Beqaj a sciemment et délibérément entravé le cours de la justice en menaçant, intimidant, [subornant] des témoins ou des témoins potentiels ou de toute autre manière faisant pression sur eux dans l’affaire n° IT-03-66[-T], Le Procureur c/ Fatmir Limaj, Haradin Bala et Isak Musliu( 2 ).
[…]
8. […] Par ses actes et omissions, Beqa Beqaj a pris part aux infractions suivantes :
Chef 1 : Outrage au Tribunal, sanctionné en vertu du pouvoir inhérent de ce Tribunal et par l’article 77 A) iv) du Règlement ;
Chef 2 : Tentative d’outrage au Tribunal, sanctionné en vertu du pouvoir inhérent de ce Tribunal et par les articles 77 A) iv) et 77 B) du Règlement ; [ou ]
Chef 3 : Incitation à [commettre un] outrage au Tribunal, sanctionné en vertu du pouvoir inhérent de ce Tribunal et par les articles 77 A) iv) et 77 B) du Règlement .
2. Le procès en l’espèce a commencé le 25 avril 2005 et a pris fin le 2 mai 2005 . L’Accusation a présenté trois témoins pour prouver que, entre juin et octobre 2004, Beqa Beqaj aurait tenté à six reprises de « convaincre » deux témoins potentiels (le « témoin B1 », la « victime B1 » ou « B1 » et le « témoin B2 », la « victime B2 » ou « B2 ») « de revenir sur les déclarations qu’ils avaient faites contre les accusés dans l’affaire Limaj et consorts( 3 ) ».
3. Pendant le procès, l’Accusation a insisté sur le mobile des pressions exercées par l’Accusé – examinées dans les parties III et IV du présent Jugement. Elle a expliqué que B1, qui était « un témoin-clé du procès Limaj », avait déclaré lors de sa déposition à l’audience que, en juillet 1998, il avait été enlevé et emmené dans un camp de détention improvisé, installé dans le village de Llapushnik , au Kosovo. Le témoin a déclaré que les prisonniers du camp étaient molestés, torturés et tués. Il a par ailleurs relaté que, lorsque le camp avait été démantelé, deux groupes de 21 prisonniers environ avaient dû partir à pied dans les montagnes. L’un des deux groupes avait été libéré tandis que l’autre devait être massacré. B1 faisait partie du deuxième groupe. Les hommes de son groupe avaient dû se mettre en ligne et on leur avait annoncé qu’ils allaient être exécutés, après quoi les gardiens avaient ouvert le feu sur eux. B1 a survécu au massacre en courant se réfugier dans les bois sous les tirs( 4 ). L’Accusation a précisé que l’Accusé avait fait pression sur le témoin B1 aussi bien directement qu’indirectement puisqu’il avait « incité un parent [du témoin] à faire pression sur lui( 5 ) ». À propos de B2, l’Accusation a affirmé que Beqa Beqaj avait directement entrepris ce témoin : il lui aurait dit qu’Isak Musliu, l’un des coaccusés dans l’affaire Limaj, lui avait demandé à six reprises d’« amener B2 à revenir sur son témoignage » dans cette affaire( 6 ).
4. La Défense a d’abord avancé que le Tribunal n’était pas compétent pour juger cette affaire, puis que l’Accusé n’avait pas délibérément et sciemment entravé le cours de la justice au Tribunal. Elle a soutenu que Beqa Beqaj n’avait pas approché les victimes présumées pour faire pression sur elles, mais que c’étaient elles, au contraire, qui étaient entrées en contact avec lui, en personne (pour B2) ou au téléphone (pour B1)( 7 ).
5. L’Accusé a choisi de faire une déclaration devant la Chambre de première instance en application de l’article 84 bis du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le « Règlement »), dans laquelle il a affirmé qu’il n’avait jamais « proposé ni terrain ni argent à quiconque » et qu’il n’avait jamais appelé qui que ce soit au téléphone :
Je n’ai jamais appelé qui que ce soit au téléphone. […] Je ne suis allé au domicile de personne. Je n’ai jamais frappé à la porte de quiconque pour l’accuser ou pour faire en sorte qu’il m’appelle. Ils ont agi de leur plein gré. Leurs promesses et leurs déclarations sont consignées. Il a déclaré qu’il n’avait rien contre Fatmir Limaj, ni contre Isak Musliu. C’est lui qui l’a dit. Ni Isak Musliu ni Fatmir Limaj ne m’a offert de l’argent ou des terrains. Ils ne m’ont jamais demandé d’aller voir ce proche pour le convaincre de ne pas témoigner. Tout cela est injuste et rien ne justifie mon placement en détention( 8 ).
6. En conformité avec la jurisprudence constante du Tribunal, la Chambre n’a pas examiné séparément chaque élément de preuve produit au procès, ni chaque témoignage qu’elle a entendu. Ce sont tous les éléments de preuve, pris dans leur ensemble, qui lui ont permis de rendre sa décision.
7. La Défense a avancé que le Tribunal n’était pas compétent pour connaître d’une affaire d’outrage. Elle a fait valoir que l’outrage n’était pas sanctionné par le Statut du Tribunal, mais qu’il était prévu par l’article 77 de son Règlement, lequel ne pouvait pas créer de nouvelles infractions. Invoquant le principe de légalité , la Défense a avancé que l’infraction réprimée par l’article 77 était définie en des termes vagues et que le mot « pressions » était un terme fourretout, ce qui était contraire au principe nullum crimen sine lege( 9 ). La Défense a soutenu en outre qu’« il fallait commencer par prouver » que Beqa Beqaj aurait dû savoir que ses agissements étaient criminels. Elle a avancé que l’alinéa premier de l’article 309 du code pénal provisoire du Kosovo, aux termes duquel « [q]uiconque aura usé de force, menacé d’en user ou exercé toute autre forme de contrainte , promis un don ou tout autre avantage afin de déterminer un témoin ou un expert à faire une déclaration mensongère, devant une juridiction pénale ou administrative , un notary public ou dans le cadre d’une procédure disciplinaire, sera puni de six mois à cinq ans d’emprisonnement », sanctionne « une infraction très différente de [celle] prévue par l’article 77( 10 ) ».
8. L’article 77 du Règlement prévoit notamment :
A) Dans l’exercice de son pouvoir inhérent, le Tribunal peut déclarer coupable d’outrage les personnes qui entravent délibérément et sciemment le cours de la justice, y compris notamment toute personne qui :
[…]
iv) menace, intimide, lèse, essaie de corrompre un témoin, ou un témoin potentiel , qui dépose, a déposé ou est sur le point de déposer devant une Chambre de première instance ou de toute autre manière fait pression sur lui ; ou
v) menace, intimide, essaie de corrompre ou de toute autre manière cherche à contraindre toute autre personne, dans le but de l’empêcher de s’acquitter d’une obligation découlant d’une ordonnance rendue par un Juge ou une Chambre.
B) Toute incitation à ou tentative de commettre l’un des actes sanctionnés au paragraphe A) est assimilée à un outrage au Tribunal et est passible de la même peine.
9. Le Règlement fait expressément référence au pouvoir inhérent qu’a le Tribunal de déclarer coupable d’outrage les personnes qui entravent délibérément et sciemment le cours de la justice, en accord avec l’article 15 du Statut du Tribunal (le « Statut ») qui fait obligation aux Juges du Tribunal international d’adopter un règlement de procédure et de preuve( 11 ). Si le pouvoir de sanctionner l’outrage n’est pas prévu expressément par le Statut, il fait partie des pouvoirs inhérents qu’ont les Juges de statuer sur les questions qui se posent dans la mesure où c’est nécessaire pour la conduite des affaires qui sont de leur ressort( 12 ). Il est de jurisprudence constante au Tribunal que, bien que ce pouvoir ne lui soit pas expressément conféré par son Statut, le Tribunal possède le pouvoir inhérent de sanctionner un comportement qui tend à entraver ou à affecter le cours de la justice. Ce pouvoir est nécessaire pour que le Tribunal puisse exercer pleinement ses compétences et remplir ses fonctions judiciaires fondamentales( 13 ). Le Règlement ne dessine que les linéaments de l’outrage.
10. D’autres juridictions internationales ont reconnu qu’un tribunal international possède le pouvoir inhérent de statuer sur les questions qui se posent dans la mesure où c’est nécessaire pour la conduite des affaires qui sont de leur ressort. L’article 18 c) du Statut du Tribunal militaire international (figurant en annexe à l’Accord de Londres du 8 août 1945) confère à ce tribunal le pouvoir d’agir selon une procédure simplifiée « en ce qui concerne les perturbateurs, en leur infligeant une juste sanction ». Les tribunaux militaires des États-Unis siégeant à Nuremberg (et agissant conformément à la Loi n° 10 du Conseil de contrôle datée du 20 décembre 1945 incorporant le Statut du Tribunal militaire international) ont considéré qu’il était en leur pouvoir de sanctionner l’outrage au tribunal et ont jugé trois personnes pour cette infraction( 14 ).
11. Dans l’Affaire Cameroun septentrional en 1963, puis dans l’Affaire des Essais nucléaires en 1974, la Cour internationale de Justice a rappelé qu’un organe judiciaire international possède « un pouvoir inhérent qui l’autorise à prendre toute mesure voulue, d’une part pour faire en sorte que, si sa compétence au fond est établie, l’exercice de cette compétence ne se révèle pas vain, d’autre part pour assurer le règlement régulier de tous les points en litige ainsi que le respect des “limitations inhérentes à l’exercice de la fonction judiciaire” de la Cour et pour “conserver son caractère judiciaire” (Cameroun septentrional, arrêt, C.I .J., Recueil 1963, p. 29). Un pouvoir inhérent de ce genre, sur la base duquel la Cour est pleinement habilitée à adopter toute conclusion éventuellement nécessaire aux fins qui viennent d’être indiquées, découle de l’existence même de la Cour, organe judiciaire établi par le consentement des États, et lui est conféré afin que sa fonction judiciaire fondamentale puisse être sauvegardée( 15 ) ».
12. Le pouvoir qu’a un tribunal de déclarer coupable d’outrage les personnes qui entravent le cours de la justice est un principe bien établi aussi bien dans les grands systèmes de common law que dans les grands systèmes de tradition romano -germanique. Ce principe part de l’idée qu’aucun juge ne peut rendre la justice s’il n’a pas le pouvoir de régler les questions connexes afin de garantir l’intégrité de la procédure judiciaire. Dans les systèmes de common law, ces pouvoirs existent dans le silence des textes tandis que, dans les systèmes de tradition romano -germanique, leur exercice est régi par la loi( 16 ).
13. Pour exercer la compétence que leur confère le Statut, les Juges du Tribunal ont le pouvoir inhérent de prendre les mesures nécessaires pour garantir l’intégrité des procédures et en dernière analyse le respect de la justice.
14. Pour répondre à l’argument de la Défense selon lequel l’Accusé ne savait pas ce que recouvrait précisément l’outrage au Tribunal, la Chambre fait sienne la déclaration de la Chambre d’appel dans l’Arrêt Kordic selon laquelle « [l]e principe de légalité n’exige pas que l’accusé connaisse la définition juridique précise de chaque élément constitutif du crime qu’il a commis( 17 ) ». L’Accusation fait valoir que nul n’est censé ignorer la loi. La Chambre est d’accord avec elle et observe que l’Accusé savait que les victimes étaient susceptibles de déposer devant le Tribunal international et que ce dernier était habilité à juger les crimes reprochés aux accusés dans l’affaire Limaj. Étant censé connaître les lois qui, au Kosovo, sanctionnent l’outrage au tribunal qui prend la forme d’un acte de coercition ou d’une promesse de don ou de tout autre avantage, l’Accusé ne pouvait ignorer qu’il était interdit de faire pression sur des témoins. L’article 309 du code pénal provisoire du Kosovo – cité par la Défense – reconnaît le pouvoir inhérent qu’ont les juges de sanctionner l’outrage au tribunal. Il est ainsi libellé : « Quiconque aura usé de force, menacé d’en user ou exercé toute autre forme de contrainte( 18 ), promis un don ou tout autre avantage( 19 ) afin de déterminer un témoin ou un expert à faire une déclaration mensongère devant une juridiction pénale […] sera puni de six mois à cinq ans d’emprisonnement. »
15. Au paragraphe 3 de l’Acte d’accusation, il est reproché à l’Accusé d’avoir entravé le cours de la justice en menaçant, intimidant, subornant ou en faisant de toute autre manière pression sur des témoins ou des témoins potentiels dans l’affaire Limaj. À l’audience, l’Accusation a souligné dans sa déclaration liminaire et dans son réquisitoire que la présente affaire était avant tout une affaire de subornation de témoins et de pressions exercées sur eux, et non pas de menaces ou d’intimidation( 20 ). La Défense a, quant à elle, souligné dans sa plaidoirie qu’aucun élément de preuve n’avait permis d’établir que l’Accusé avait « menacé », « intimidé » ou « suborné » des témoins( 21 ). L’Accusation était d’accord pour dire que, en l’espèce, l’Accusé avait « fait pression de toute autre manière sur des témoins( 22 ) ». Dans un souci de clarté, la Chambre précise comment s’analysent les différentes formes d’outrage – « menace », « intimidation » et « subornation » (offering a bribe) – et examine l’interprétation qu’a donnée l’Accusation de la définition des « pressions exercées de toute autre manière sur des témoins » (otherwise interfering with witnesses).
16. Le mot « menace » s’analyse comme « l’expression de l’intention de nuire à autrui ou d’endommager le bien d’autrui, et en particulier de celle qui pourrait priver une personne de la possibilité d’agir librement ou de manière librement (et valablement ) consentie( 23 ) ». La menace peut également être définie comme « l’expression de la volonté de porter atteinte à l’intégrité physique d’une personne ou de lui infliger des dégâts matériels “afin de l’intimider ou de fléchir sa volonté”( 24 ) ».
17. S’agissant de l’« intimidation », le Comité d’experts du Conseil de l’Europe sur l’intimidation des témoins et les droits de la défense a dit qu’elle s’entend de « toute menace directe, indirecte ou potentielle exercée sur un témoin et pouvant conduire à une ingérence dans son devoir de témoigner en ne subissant aucune influence , quelle qu’elle soit( 25 ) ».
18. Le mot « subornation » (offering a bribe) s’analyse comme le fait pour une personne de pousser autrui à une action illicite ou malhonnête en sa faveur( 26 ). Il se définit également comme le fait d’offrir ou de promettre un prix, une récompense , un don ou un avantage en vue d’influencer une personne( 27 ).
19. Selon l’Accusation, la Chambre de première instance II aurait à tort estimé dans la Décision Maglov que, pour qu’un accusé soit convaincu d’avoir « fait pression sur un témoin de toute autre manière », il faut prouver qu’il a eu un comportement de nature à dissuader un témoin ou un témoin potentiel de déposer, ou propre à influer sur la nature de son témoignage et qu’il a agi sciemment et délibérément( 28 ). L’Accusation a fait valoir que l’affaire Toney jugée en Angleterre fournissait une meilleure interprétation car elle n’exigeait pas la preuve d’un comportement de nature à dissuader un témoin potentiel de faire une déposition véridique, mais d’une intention( 29 ). Elle a avancé que l’Accusé avait fait pression sur des témoins de toute autre manière en incitant des témoins potentiels à commettre un faux témoignage, c’est-à-dire en les poussant sournoisement à mentir sous serment( 30 ). Elle répondait ainsi à l’argument de la Défense selon lequel l’expression utilisée à l’article 77, « faire pression de toute autre manière sur des témoins », était une expression « fourre-tout ». L’Accusation devait dès lors préciser de quelle autre manière l’Accusé avait fait pression sur les témoins( 31 ).
20. Dans la Décision Maglov, la Chambre de première instance II a déclaré que l’élément matériel de l’infraction consistant à « faire pression sur un témoin de toute autre manière » pouvait revêtir différentes formes et que « [c]elles-ci compren[aient], sans s’y limiter, le fait de faire en sorte, par la corruption ou autrement, qu’un témoin soit introuvable, pour éviter ou empêcher qu’une injonction de comparaître lui soit signifiée( 32 ), le fait d’agresser, de menacer ou d’intimider un témoin ou une personne probablement appelée à comparaître comme témoin( 33 ), le fait d’influencer un témoin contre une partie, notamment en dénigrant celle-ci ( 34 ), le fait d’entreprendre, par la corruption, de pousser un témoin à dissimuler des éléments de preuve( 35 ) ». Dans la Décision Kajelijeli relative à l’outrage, la Chambre de première instance du Tribunal pénal international pour le Rwanda (le « TPIR ») a considéré , que la disposition qui prévoit « au titre des actes constitutifs d’outrage l’intervention [interference] auprès d’un témoin, doit être interprété[e] comme ne sanctionnant une telle intervention que si elle est abusive. […] [L]’intervention abusive […] pourrait être retenue […] si les intervenants ont […] tenté d’ […] inciter [les témoins] à modifier leur témoignage( 36 )».
21. L’article 77 A) iv) du Règlement énumère les formes possibles que peut revêtir l’élément matériel de l’outrage au Tribunal : menace, intimidation, voie de fait (causing of injury), subornation (offering a bribe) ou toute autre forme de pression exercée sur un témoin ou un témoin potentiel. L’expression « faire pression de toute autre manière sur un témoin ou un témoin potentiel » indique que l’article 77 du Règlement ne fournit pas une liste exhaustive des formes d’outrage au Tribunal( 37 ). S’agissant de l’élément moral visé à l’article 77 A), la Chambre considère que les « pressions exercées de toute autre manière sur des témoins » englobent tous les comportements visant à entraver le cours de la justice( 38 ) en dissuadant un témoin ou un témoin potentiel de faire une déposition entièrement véridique ou en influençant d’une manière ou d’une autre son témoignage. Rien n’indique qu’il faille prouver que les pressions ainsi exercées ont été suivies d’effet.
22. Ainsi qu’il a été dit, l’article 77 précise l’intention requise pour qu’il y ait outrage au Tribunal. Pour chaque forme d’outrage prévue par l’article 77 A), l’Accusation doit établir que l’accusé a agi délibérément et sciemment, c’est-à- dire avec l’intention spécifique d’entraver le cours de la justice au Tribunal. L’intention requise peut être établie indépendamment ou déduite des faits de l’espèce .
23. Au paragraphe 2 de l’Acte d’accusation, il est reproché à l’Accusé d’avoir incité à commettre, tenté de commettre, commis ou de toute autre manière aidé et encouragé à commettre un outrage au Tribunal. L’Accusé doit répondre de trois chefs : outrage , tentative d’outrage ou incitation à commettre un outrage au Tribunal. La Chambre infère du paragraphe 2 de l’Acte d’accusation que le chef 1 englobe deux formes de responsabilité, l’une découlant de la « commission », l’autre de la « complicité ».
24. D’après la jurisprudence du Tribunal, le fait de « commettre » un crime couvre la perpétration physique d’un crime ou l’omission coupable au regard du droit pénal ( 39 ). La complicité s’analyse comme une contribution importante apportée à la réalisation du crime( 40 ).
25. L’article 25 3) f) du Statut de la Cour pénale internationale reflète la récente codification dans le droit international de la notion de tentative. Cet article définit la tentative en empruntant à la fois aux définitions qu’en donnent les systèmes de common law et les systèmes de droit romano-germanique. Il dispose ainsi qu’une personne est tenue pénalement responsable si « elle tente de commettre un […] crime par des actes qui, par leur caractère substantiel, constituent un commencement d’exécution mais sans que le crime soit accompli en raison de circonstances indépendantes de sa volonté ». La tentative est punissable dès lors qu’il y a i) un commencement d’exécution caractérisé par des actes tendant largement à consommer le crime, ii ) intention de commettre un crime et que iii) la tentative a manqué son effet en raison de circonstances indépendantes de la volonté de son auteur.
26. Pour l’Accusation, « inciter » signifie « entraîner, pousser à l’action( 41 ) ». La Chambre observe que la Chambre de première instance du TPIR saisie de l’affaire Akayesu a déclaré que « [l’]incitation est définie en Common Law comme le fait d’encourager ou de persuader une autre personne à commettre une infraction » et qu’« [u]ne certaine jurisprudence […] prévoit par ailleurs que des menaces ou d’autres formes de pressions peuvent être une forme d’incitation ». « Les systèmes de Civil Law […] pénalisent l’incitation directe et publique sous la forme de la provocation, cette dernière étant définie comme l’action visant à directement provoquer autrui à commettre un crime ou un délit […]( 42 ). »
27. L’Accusation affirme qu’en juin 2004, environ six mois avant l’ouverture du procès Limaj, Beqa Beqaj a tenté pour la première fois d’influencer un témoin . Cet incident – le premier des six – implique Bashkim Beqaj, le fils de l’Accusé , et le témoin B2( 43 ).
28. Le témoin B2 a déclaré qu’au début de l’été 2004, alors qu’il se promenait dans les rues de Shtime, un petit village du Kosovo, il a été accosté par le fils de l’Accusé, Bashkim Beqaj, juste devant un restaurant où ce dernier venait de dîner ( 44 ). Bashkim Beqaj l’a accusé d’être responsable de la détention de son oncle, Isak Musliu, à La Haye et a voulu s’en prendre à lui( 45 ). Des passants se sont interposés( 46 ). Par la suite, B2 s’est rendu au domicile de Beqa Beqaj, qui lui a présenté ses excuses pour le comportement de son fils, lui a offert du café et a promis que son fils se comporterait bien à l’avenir ; Beqaj a ajouté qu’Isak Musliu l’avait appelé à six reprises de La Haye et lui avait demandé d’aller voir B2( 47 ). Le conseil de la Défense a laissé entendre, lors du contre-interrogatoire de B2, que le fils de l’Accusé avait agi sous l’influence de l’alcool( 48 ). Il a également rappelé, dans sa plaidoirie, que c’était le fils de Beqa Beqaj, et non l’Accusé, qui était impliqué dans cet incident( 49 ).
29. La Chambre estime que les éléments de preuve produits par l’Accusation à propos de cet épisode ne permettent pas de conclure que le témoin B2 a subi des pressions de la part de l’Accusé. En conséquence, celui-ci n’est pas reconnu coupable d’outrage (chef 1), de tentative d’outrage (chef 2) ni d’incitation à commettre un outrage (chef 3) pour ce qui est des allégations selon lesquelles il aurait fait pression sur le témoin potentiel B2 pour qu’il se rétracte.
30. L’Accusation a situé le deuxième incident au début du mois de septembre 2004 , deux mois avant l’ouverture du procès Limaj. Elle a précisé que, à l’époque , le témoin B1 faisait l’objet d’un programme de protection et que ses coordonnées étaient tenues secrètes. L’Accusé, agissant pour le compte d’Isak Musliu, l’un des coaccusés dans l’affaire Limaj, avait donc transmis à B1, par l’entremise d’un membre de sa famille, un message selon lequel Isak Musliu lui donnerait un terrain s’il revenait sur sa déclaration( 50 ).
31. Les éléments de preuve pertinents produits à propos de cet incident indiquent que, fin août ou début septembre 2004, des parents du témoin B1, en l’occurrence son frère et sa mère, l’ont appelé au téléphone pour lui faire savoir qu’un membre de la famille originaire de Shtime (ci-après le « parent »( 51 )) était venu leur dire qu’il devait revenir sur sa déclaration( 52 ). Le parent a ajouté qu’Isak Musliu lui avait téléphoné en promettant de céder à B1 un terrain en mémoire de l’un de ses proches parents (ci-après le « proche parent ») qui avait été tué( 53 ). B1 a expliqué lors de sa déposition qu’Isak Musliu avait pris part aux sévices corporels et aux tortures infligés à son proche parent et à lui-même, mais qu’il n’avait pas tué celui-ci( 54 ). B1 a déclaré que le parent n’avait pas mentionné le nom de Beqa Beqaj aux membres de sa famille. Il ne se rappelait pas non plus si Isak Musliu avait appelé directement le parent, ou bien s’il avait appelé Beqa Beqaj, qui avait alors appelé le parent( 55 ).
32. Les éléments de preuve produits ne permettent pas d’établir de façon irréfutable que Beqa Beqaj a pris part à cet épisode. La Chambre estime que rien ne vient étayer l’allégation de l’Accusation selon laquelle Beqa Beqaj aurait cherché à influencer le témoin B1 début septembre 2004.
33. S’agissant de l’incident nº 3, le 27 septembre 2004, l’Accusé aurait rendu visite au parent du témoin B1 ; il aurait affirmé parler au nom de Fatmir Limaj et d’Isak Musliu et lui aurait demandé de transmettre un message à B1 selon lequel celui-ci devait revenir de toute urgence au Kosovo pour y rencontrer les avocats de la Défense et revenir sur sa déclaration( 56 ). Ce parent aurait proposé de donner au témoin B1 le numéro de téléphone de Beqa Beqaj afin qu’ils se parlent directement. S’agissant de l’incident nº 4, plus tard, le même jour, l’Accusé, « mécontent car B1 avait refusé d’obtempérer, aurait de nouveau demandé que celui-ci revienne au plus vite au Kosovo afin qu’il rencontre les avocats de la Défense, la famille des accusés dans l’affaire Limaj, et lui-même, et qu’il revienne sur sa déclaration( 57 ) ».
34. À l’audience, le témoin B1 a expliqué que ce parent lui avait téléphoné un soir pour lui rapporter la conversation qu’il aurait eue avec l’Accusé au sujet de son retour au Kosovo afin qu’il rétracte son témoignage contre Fatmir Limaj et Isak Musliu et rencontre leurs avocats ; il lui avait en outre donné le numéro de téléphone de Beqa Beqaj afin qu’ils puissent se parler directement( 58 ). Le témoin B1 a précisé que son parent lui avait alors dit : « Ce sera mieux pour toi, pour eux, pour Isak Musliu et pour Fatmir Limaj( 59 ). »
35. Selon le témoin B1, ce parent aurait appelé peut-être trois fois au total( 60 ). La troisième fois, il lui a dit : « Beqa attend que tu l’appelles. Pourquoi est- ce que tu ne lui téléphones pas ? Je t’ai donné son numéro. J’ai vu Beqa à Shtime et je lui ai demandé si tu l’avais appelé. Il m’a répondu que non. J’ai donc décidé de te rappeler pour te demander pourquoi tu ne l’avais pas fait( 61 ). »
36. Les éléments de preuve n’établissent pas de manière irréfutable que l’Accusé a incité le parent du témoin B1 à convaincre celui-ci de revenir sur sa déclaration et de rencontrer les avocats de Fatmir Limaj et d’Isak Musliu. Le témoin B1 a déclaré que son parent et l’Accusé étaient convenus ensemble qu’il était dans son intérêt de revenir sur sa déclaration et de rencontrer les avocats de Fatmir Limaj et d’Isak Musliu. Vu les éléments de preuve concernant l’incident nº 2, il n’a pas été établi au-delà de tout doute raisonnable que le parent du témoin B1 n’aurait pu agir de son propre chef.
37. Selon l’Accusation, après que le témoin B1 eut informé les enquêteurs du bureau du Procureur qu’il avait reçu un appel de l’Accusé, sa ligne téléphonique a été mise sur écoute le 6 octobre 2004 afin d’enregistrer ses futures conversations avec celui-ci( 62 ).
38. Plusieurs extraits de l’enregistrement d’une conversation entre B1 et Beqa Beqaj prouvent les allégations de l’Accusation selon lesquelles l’Accusé aurait cherché à influencer ce témoin potentiel. Beqa Beqaj a demandé au témoin B1 de « revenir et de faire une seule déclaration ». « Reviens et dis que tu n’as rien à voir avec Fatmir Limaj et Isak [Musliu]( 63 ). » Lors de cette conversation, Beqaj a admis qu’il avait parlé au frère de Fatmir Limaj , Demir Limaj. Il a ensuite demandé au témoin B1 de revenir et de rencontrer les avocats de Fatmir Limaj et d’Isak Musliu à Priština. Il lui a dit que rien ne lui arriverait, qu’il devait « trouver une solution » et « les aider »( 64 ) au nom de « l’ensemble du peuple albanais du Kosovo( 65 ) ».
39. Durant le contre-interrogatoire, le témoin B1 a souligné qu’il avait lui-même téléphoné à l’Accusé, que celui-ci ne l’avait jamais appelé( 66 ) et qu’il n’aurait jamais cru que l’enregistrement de leur conversation aboutirait à l’arrestation de Beqaj( 67 ).
40. La Chambre est convaincue que l’enregistrement de la conversation entre le témoin B1 et l’Accusé tend à prouver que, le 6 octobre 2004, ce dernier a approché un témoin potentiel du Tribunal pour lui suggérer le sens de son témoignage. Le fait que ce témoin a lui-même téléphoné à l’Accusé, et non l’inverse, aurait pu jeter un doute sur le caractère délibéré des pressions exercées. Or, en l’espèce, l’Accusé a profité de l’appel de B1 pour tenter de l’influencer par des propos qui ne font aucun doute sur ses intentions.
41. Selon l’Accusation, la preuve la plus importante des pressions exercées par Beqaj sur le témoin B1 est la conversation téléphonique interceptée le 13 octobre 2004 entre eux deux. L’Accusation a fait valoir que, durant cette conversation, l’Accusé a de nouveau fait pression sur le témoin B1 pour qu’il fasse un faux témoignage . Il lui a de nouveau demandé de rentrer de toute urgence au Kosovo pour y rencontrer les avocats de la Défense et le frère de Fatmir Limaj, Demir Limaj, afin de revenir sur la déclaration faite dans l’affaire Limaj. L’Accusation a insisté sur le fait que, dans cet enregistrement, Beqa Beqaj a dit : « On ne te demande rien pour Bala( 68 ). » (Haradin Bala est l’un des trois coaccusés en l’espèce.)
42. À l’appui de ses allégations, l’Accusation a fait valoir que la ligne téléphonique de l’Accusé avait été mise sur écoute et que toutes les conversations qu’il avait eues le 13 octobre 2004, avec Isak Musliu, avec le témoin B1, avec un inconnu, et enfin, avec « Dule » Bajrami avaient été interceptées, comme celle qu’il avait eue le lendemain avec Demir Limaj. La transcription de l’enregistrement de chacune de ces conversations a été versée au dossier( 69 ).
43. Durant la première conversation entre Beqa Beqaj et Isak Musliu, cousin germain de l’épouse de l’Accusé, Beqaj indique que « les poutres ne sont pas prêtes », que « le toit n’est pas posé » et que « le chef de la maison est revenu sur sa promesse , si bien que maintenant, le toit ne peut être réparé »( 70 ). L’Accusation a laissé entendre que les deux interlocuteurs étaient convenus d’utiliser un langage codé (Beqaj ne montrait aucune surprise dans cet enregistrement)( 71 ) pour indiquer que le témoin B1 ne s’était pas laissé convaincre de faire une nouvelle déclaration. Le reste de l’enregistrement est une conversation entre Isak Musliu et le fils de Beqaj.
44. La deuxième conversation interceptée a eu lieu à l’initiative du témoin B1 et constitue la preuve la plus importante de l’Accusation. Durant cette conversation , qui a commencé à 16 h 58, l’Accusé demande au témoin B1 soit de faire une nouvelle déclaration aux avocats de la Défense ou à Demir Limaj, soit d’envoyer une « lettre » par télécopie( 72 ). Il lui assure ensuite qu’après cette déclaration, Fatmir Limaj et Isak Musliu seront immédiatement libérés et ajoute : « Pour Bala, je ne te demande rien( 73 ). »
45. Dans la troisième conversation interceptée, l’Accusé parle à un inconnu d’un appel qu’il aurait reçu à 17 heures( 74 ). Selon l’Accusation, il s’agit très probablement de l’appel du témoin B1.
46. Dans la quatrième conversation interceptée, l’Accusé parle à un certain « Dull » Bajrami ; selon le témoin B1, il s’agirait du pseudonyme d’Abdullah Musliu, le beau-frère de Beqaj. Il lui dit : « On n’en tirera rien. […] Il vient de m’appeler . […] Il n’y a rien à espérer de lui. […] Il joue sur les mots. […] Je suis tellement furieux( 75 ). »
47. Enfin, dans la cinquième conversation, interceptée le 14 octobre 2004, l’Accusé déclare à Demir Limaj qu’il a reçu la veille au soir un appel de Salih Bajrami, alias Abdullah de Racak ; il lui dit qu’il sait « de quoi il s’agit » et accepte de le rencontrer à Priština( 76 ).
48. Vu l’ensemble des éléments de preuve présentés par l’Accusation concernant l’incident n° 6, et en particulier les deuxième et quatrième conversations interceptées, la Chambre est convaincue au-delà de tout doute raisonnable que l’Accusé a cherché à influencer le témoignage de B1 dans l’affaire Limaj.
49. Vu l’ensemble des éléments de preuve qui lui ont été présentés, la Chambre est convaincue au-delà de tout doute raisonnable que l’Accusé savait que B1 était susceptible de témoigner devant le Tribunal international et qu’il a délibérément et sciemment cherché à influencer son témoignage potentiel.
50. Au vu de l’ensemble des éléments de preuve présentés au procès, la Chambre de première instance tire les conclusions suivantes à propos de chaque chef de l’Acte d’accusation.
51. La Chambre de première instance estime qu’aucune preuve ne vient étayer les allégations selon lesquelles l’Accusé aurait menacé les témoins potentiels B1 et B2.
52. La Chambre de première instance estime qu’aucune preuve ne vient étayer les allégations selon lesquelles l’Accusé aurait intimidé les témoins potentiels B1 et B2.
53. La Chambre de première instance estime qu’aucune preuve ne vient étayer les allégations selon lesquelles l’Accusé aurait suborné le témoin B1 ou le témoin B2 .
54. La Chambre de première instance estime que s’agissant du témoin potentiel B2 , aucune preuve ne vient étayer les allégations selon lesquelles l’Accusé aurait entravé le cours de la justice.
55. La Chambre de première instance est convaincue que les éléments de preuve produits suffisent à établir au-delà de tout doute raisonnable que l’Accusé a délibérément et sciemment fait pression sur le témoin B1 et que ce comportement constitue un outrage au Tribunal.
56. La Chambre de première instance estime qu’aucune preuve n’établit au-delà de tout doute raisonnable que l’Accusé a délibérément et sciemment tenté de commettre un outrage au Tribunal.
57. La Chambre de première instance estime qu’aucune preuve n’établit au-delà de tout doute raisonnable que l’Accusé a délibérément et sciemment incité à commettre un outrage au Tribunal.
58. La Chambre de première instance a pris en considération les finalités de la peine généralement applicables au Tribunal. L’outrage appelle une sanction qui vaut rétribution pour les actes commis par l’Accusé. La peine a aussi un effet dissuasif qui sert à protéger les intérêts de la justice( 77 ).
59. La Chambre de première instance a tenu compte avant tout de la gravité de l’infraction commise par Beqa Beqaj et de la situation personnelle de ce dernier, y compris les circonstances aggravantes et atténuantes.
60. La Chambre de première instance considère que l’Accusé s’est rendu coupable d’actes graves. La nature des crimes relevant de la compétence du Tribunal et le cadre dans lequel ils ont été commis font qu’il est nécessaire de se fonder en grande partie sur les témoignages, ce qui implique de prendre des mesures appropriées pour préserver l’intégrité des témoins et de leurs déclarations. Les Juges du Tribunal sont tenus, aux termes du Statut, d’adopter des règles de procédure et de preuve afin de garantir la protection des victimes et des témoins( 78 ). Les articles 89, 91, 92 bis et 96 du Règlement mettent en lumière l’importance de la sincérité des propos des témoins et de la protection de ceux-ci. Les actes destinés à empêcher un témoin de déposer ou à influencer le témoignage qu’il va apporter entravent sérieusement le cours de la justice( 79 ).
61. La Chambre de première instance rappelle que les circonstances aggravantes doivent être prouvées au-delà de tout doute raisonnable( 80 ). L’Accusation fait valoir que la vulnérabilité du témoin B1, qui a survécu à un massacre (au cours duquel son proche parent a été tué), à des tortures ainsi qu’à deux tentatives d’assassinat, et le fait que sa famille et lui-même sont à présent intégrés dans un programme de protection des témoins en raison des pressions exercées sur lui constituent une circonstance aggravante( 81 ).
62. L’infraction a été commise à un moment où la victime, intégrée dans un programme de protection des témoins, était particulièrement vulnérable, et l’Accusé le savait . La Chambre de première instance considère que la connaissance que l’Accusé avait de la vulnérabilité du témoin B1 lorsqu’il faisait pression sur lui constitue une circonstance aggravante.
63. Les circonstances atténuantes sont établies sur la base de l’hypothèse la plus probable. La Défense fait valoir que la bonne moralité de Beqa Beqaj (attestée par les témoins B1 et B2), sa situation personnelle (il est père de six enfants et travaille dans le secteur de la construction en Slovénie), l’absence d’antécédents judiciaires et sa bonne conduite en liberté provisoire constituent des circonstances atténuantes ( 82 ).
64. La Chambre de première instance retient ces circonstances atténuantes. Elle rappelle en particulier que le témoin B2 a conclu sa déposition en disant qu’il n’avait jamais craint Beqa Beqaj, que ce dernier était « quelqu’un de bien », que « sa belle-famille [...] l’a[vait] amené par la ruse à faire ces choses-là », qu’il espérait que l’Accusé « serait remis en liberté » et qu’ils pourraient tous « rentrer à la maison, ensemble, si possible »( 83 ). De même, le témoin B1 a déclaré que Beqa Beqaj n’avait jamais usé d’intimidation ni de menaces à son encontre mais qu’il avait servi d’intermédiaire entre la famille du témoin et celle de son épouse et qu’il était regrettable que ceux qui avaient proféré des menaces soient apparentés à celle-ci( 84 ).
65. L’article 77 G) du Règlement précise que « [l]a peine maximum qu’encourt une personne convaincue d’outrage au Tribunal est de sept ans d’emprisonnement ou une amende de Eur 100 000, ou les deux ». L’Accusation a requis contre l’Accusé une peine de six mois d’emprisonnement( 85 ).
66. Cet article donne à la Chambre la faculté de choisir entre trois formes de sanction : une peine d’emprisonnement, une amende, ou les deux. Il n’existe pas de principes directeurs applicables dans cette affaire. Il n’y a eu jusqu’à présent au Tribunal qu’une affaire dans laquelle une condamnation a été prononcée pour outrage après constatation de pressions exercées sur des témoins (l’Arrêt Tadic relatif à l’outrage) ; dans cette affaire, la Chambre a condamné le conseil reconnu coupable à une amende d’un montant équivalant environ à 7 000 euros. Dans de nombreux systèmes de droit internes, les juges peuvent aussi condamner toute personne reconnue coupable d’outrage à une peine d’emprisonnement, à une amende ou aux deux( 86 ).
67. En l’espèce, compte tenu de la gravité de l’infraction commise par l’Accusé et compte tenu aussi des circonstances aggravantes et atténuantes, la Chambre considère que, pour que les objectifs de la peine soient remplis, il y a lieu de prononcer une peine d’emprisonnement.
Vu les arguments et les éléments de preuve présentés par les parties, la Chambre de première instance déclare Beqa Beqaj :
coupable du chef 1
et l’acquitte
du chef 2 et du chef 3.
La Chambre de première instance condamne Beqa Beqaj à une peine de quatre (4) mois d’emprisonnement.
Le temps que Beqa Beqaj a passé en détention à Priština à ce jour est déduit de la durée totale de la peine.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Le 27 mai 2005
La Haye (Pays-Bas)
Le Président
/signé/ /signé/ /signé/
Liu Daqun Amin El Mahdi György Szénási
68. L’acte d’accusation dressé contre Beqa Beqaj (l’« Acte d’accusation ») a été confirmé par le Juge Carmel Agius le 29 octobre 2004 et placé sous scellés( 87 ). Le même jour, le Juge Agius a décerné des mandats d’arrêt portant ordre de transfèrement à titre confidentiel et ex parte( 88 ). L’Acte d’accusation retient trois chefs d’accusation contre l’Accusé : le CHEF 1 : Outrage au Tribunal, punissable en vertu du pouvoir inhérent de ce Tribunal et par application de l’article 77 A) iv) de son Règlement ; le CHEF 2 : Tentative d’outrage au Tribunal, punissable en vertu du pouvoir inhérent de ce Tribunal et par application des articles 77 A) iv) et 77 B) de son Règlement ; ou le CHEF 3 : Incitation à commettre un outrage au Tribunal, punissable en vertu du pouvoir inhérent de ce Tribunal et par application des articles 77 A) iv) et 77 B) de son Règlement.
69. Le 4 novembre 2004, la Chambre a fait droit à la requête de l’Accusation aux fins de l’abrogation partielle de l’ordonnance de non-divulgation rendue par le Juge Agius le 29 octobre 2004( 89 ). Lors de la comparution initiale de l’Accusé le 8 novembre 2004, la Chambre a donné oralement l’autorisation de modifier l’Acte d’accusation afin de corriger l’orthographe du prénom de l’Accusé( 90 ). Le 11 mars 2005 , la Chambre a fait droit à la requête de la Défense aux fins de lever la confidentialité des mandats d’arrêt portant ordre de transfèrement déposée le 15 février 2005( 91 ).
70. Le 3 novembre 2004, l’affaire a été attribuée à la Chambre de première instance I composée des Juges Daqun Liu (Président), Amin El Mahdi et Alphons Orie( 92 ). Le lendemain, le Juge Orie a été désigné juge de la mise en état en l’espèce( 93 ). Le 24 mars 2005, le Président du Tribunal a affecté le Juge ad litem György Szénási à la présente affaire en remplacement du Juge Orie( 94 ). Le 30 mars 2005, le Juge El Mahdi a été désigné président du collège saisi de l’affaire ( 95 ).
71. Le 5 novembre 2004, le Greffier adjoint a commis d’office M. Rodney Dixon comme conseil de l’Accusé pour les besoins de sa comparution initiale( 96 ). Le 10 novembre 2004, l’Accusé a demandé la commission d’office de Me Tjarda Eduard van der Spoel en tant que conseil principal( 97 ).
72. Lors de sa comparution initiale le 8 novembre 2004, Beqa Beqaj a plaidé non coupable de tous les chefs d’outrage au Tribunal allégués dans l’Acte d’accusation établi contre lui.
73. Beqa Beqaj a été détenu comme suspect du 19 octobre 2004 au 29 octobre 2004 à la demande de l’Accusation et sur ordre de la Mission des Nations Unies au Kosovo (MINUK). Le jour de la confirmation de l’Acte d’accusation, l’Accusation a demandé à la MINUK de transférer l’Accusé au siège du Tribunal. L’Accusé a été placé sous la garde du Tribunal international le 4 novembre 2004. Lors de sa comparution initiale le 8 novembre 2004, la Chambre a ordonné le placement de l’Accusé en détention préventive et a enjoint au commandant du Quartier pénitentiaire des Nations Unies à La Haye de détenir l’Accusé jusqu’à ce qu’une nouvelle ordonnance soit rendue( 98 ).
74. Le 29 décembre 2004, bien que n’ayant pas obtenu de la MINUK la garantie que l’Accusé se représenterait s’il était libéré, la Défense a demandé la mise en liberté provisoire de l’Accusé. La Chambre a demandé au Greffe de se renseigner auprès de la MINUK sur la possibilité d’obtenir de telles garanties. Le 4 mars 2005, bien qu’aucune garantie n’ait encore été obtenue de la MINUK, la Chambre a rendu une ordonnance de mise en liberté provisoire par laquelle elle a accordé à Beqa Beqaj la liberté provisoire sous certaines conditions, notamment celle « de regagner La Haye pour y comparaître lorsque la Chambre l’ordonnera »( 99 ). Le 8 mars 2005, l’Accusé a quitté le Tribunal pour le Kosovo. Le 7 avril 2005, la Chambre a fixé la date d’ouverture du procès au 25 avril 2005, révoqué la mise en liberté provisoire de l’Accusé et ordonné qu’il soit replacé sous la garde du Tribunal ( 100 ).
75. Le 11 avril 2005, la Défense a déposé une requête aux fins de reconsidérer l’ordonnance révoquant la mise en liberté provisoire de l’Accusé( 101 ). Dans sa requête, la Défense 1) demandait l’abrogation de cette ordonnance, au motif que l’arrestation et le placement en détention préventive d’une personne accusée d’outrage au Tribunal international étaient illégaux, et 2) priait la Chambre de demander aux autorités néerlandaises de permettre à l’Accusé de rester en liberté provisoire sur le territoire des Pays-Bas durant son procès.
76. Le 25 avril 2005, la Chambre a rejeté la requête. Elle a d’abord fait remarquer qu’il est établi qu’un tribunal international dispose du pouvoir inhérent de préserver l’intégrité de ses procédures. Il a entre autres compétences celle de se prononcer sur les recours et procédures découlant nécessairement de requêtes valablement présentées devant lui. La Chambre a ensuite noté que la Défense n’avait pas affirmé que l’arrestation ou la détention de l’Accusé constituait une violation des droits de celui-ci qui était à ce point flagrante qu’elle portait atteinte à l’intégrité du Tribunal international (et donc à son droit de juger l’Accusé). La Défense a fait valoir au contraire que pareilles arrestation et détention allaient à l’encontre de l’article 29 1) du Statut et a demandé, en conséquence, que l’Accusé ne soit pas placé sous la garde du Tribunal durant son procès. La Chambre a rappelé que le libellé de l’article 29 2) du Statut accréditait clairement l’idée que le Tribunal international est nécessairement compétent pour trancher les questions secondaires découlant des affaires principales dont il connaît( 102 ).
77. Le 31 janvier 2005, l’Accusation a déposé son mémoire préalable au procès, accompagné d’une liste de témoins, conformément à l’article 65 ter E) du Règlement. Elle entendait citer sept témoins à comparaître sur une période de cinq jours. Le 22 février 2005, la Défense a déposé son mémoire préalable au procès. Elle n’avait quant à elle pas l’intention de citer de témoin à comparaître ni de présenter de pièce à conviction.
78. Le 11 mars 2005, l’Accusation a déposé une requête afin d’obtenir l’autorisation de modifier les listes de témoins et de pièces à conviction présentées le 31 janvier 2005 en application de l’article 65 ter E) du Règlement. Elle justifiait sa requête par le fait que 1) le nombre de témoins appelés à déposer au procès avait été réduit de façon à limiter la présentation des moyens à charge ; 2) trois témoins avaient été radiés de sa liste après que la Défense avait convenu de l’authenticité et de l’admissibilité des enregistrements sonores ; 3) elle sollicitait l’ajout d’un témoin supplémentaire qui devait aborder des questions cruciales et dont elle n’avait eu connaissance que récemment ; et 4) la requête était présentée avant l’ouverture du procès. Le 7 avril 2005, la Chambre s’est dite convaincue que la modification des listes de témoins et de pièces à conviction de l’Accusation n’affecterait pas la préparation de la défense et a fait droit à la requête( 103 ).
79. Le 19 avril 2005, l’Accusation a déposé une deuxième requête aux fins de modifier les listes de témoins et de pièces à conviction présentées en application de l’article 65 ter E). Elle demandait par là même l’autorisation de modifier une nouvelle fois ces listes et, en particulier, de radier un témoin qui devait déposer au procès et d’ajouter deux pièces à conviction (deux interrogatoires de l’Accusé Beqa Beqaj ). Le 21 avril 2005, prenant note du fait que la Défense ne s’opposait pas à ce que l’Accusation radie un témoin appelé à déposer au procès, et que les deux pièces à conviction dont elle demandait l’ajout avaient été préalablement communiquées à la Défense, la Chambre a fait droit à la requête( 104 ).
80. Le 25 avril 2005, l’Accusation a demandé oralement à revoir pour la troisième fois sa liste de témoins afin de limiter encore la présentation des moyens à charge . Elle entendait désormais citer trois témoins à comparaître au procès( 105 ).
81. Le 31 janvier 2005, l’Accusation a indiqué qu’elle présenterait 15 pièces à conviction au procès. La liste des pièces à conviction a été modifiée à deux reprises , les 7 et 19 avril 2005. L’Accusation a présenté 14 pièces à conviction au procès .
c) La déclaration présentée en application de l’article 92 bis D) du Règlement
82. Le 31 janvier 2005, l’Accusation a, en application de l’article 92 bis D) du Règlement, déposé à titre confidentiel une demande d’admission du compte rendu de la déposition faite antérieurement par le témoin B1 dans l’affaire Limaj et consorts (IT-03-66-T)( 106 ). Le 24 février 2005, la Chambre a ordonné à l’Accusation de déposer une demande auprès de la Chambre de première instance saisie de l’affaire Limaj, en application de l’article 75 G) i) du Règlement( 107 ). Le 7 avril 2005, la Chambre a admis le compte rendu de la déposition du témoin B1 et autorisé la Défense à contre-interroger pendant un temps limité ce témoin au sujet des questions pertinentes abordées dans la déposition( 108 ).
83. Le 8 novembre 2004, l’Accusation a déposé, à titre confidentiel et ex parte , une requête aux fins d’obtenir une nouvelle ordonnance concernant la communication des pièces jointes à l’Acte d’accusation, requête par laquelle elle demandait que lesdites pièces restent confidentielles. Le 25 novembre 2004, la Chambre a fait droit à la requête( 109 ).
84. Le 31 janvier 2005, l’Accusation a déposé à titre confidentiel une requête aux fins d’obtenir des mesures de protection( 110 ), et en particulier l’attribution de pseudonymes à trois témoins à charge, la protection de leur identité et de leurs coordonnées ainsi que le maintien des mesures relatives à la confidentialité et à la non-divulgation de documents. Le 24 février 2005, la Chambre a fait droit à la requête de l’Accusation, jugeant que les mesures demandées étaient nécessaires et appropriées pour assurer la protection des témoins et qu’elles ne portaient pas atteinte aux droits de l’Accusé( 111 ).
85. Le 25 avril 2005, la Chambre a accordé oralement les mesures de protection supplémentaires demandées par le Procureur pour les témoins B1 et B2( 112 ).
86. Le 5 mai 2005, la Chambre a rappelé oralement que le Greffe était tenu de prendre toutes les mesures qui s’imposaient afin de garantir que l’identité des témoins protégés demeurerait confidentielle, en particulier lors de la communication aux médias des enregistrements audio et vidéo des audiences dans cette affaire.
87. Le procès s’est ouvert le 25 avril 2005. D’emblée, l’Accusation a informé la Chambre qu’elle citerait seulement trois témoins à comparaître, à savoir B1, B2 et Howard Tucker, afin de limiter la présentation des moyens à charge( 113 ). Le 25 avril 2005, l’Accusation et la Défense ont fait leurs déclarations liminaires , et l’Accusé a fait une déclaration en application de l’article 84 bis. Les parties ont prononcé leurs plaidoiries et réquisitoire le 2 mai 2005. La Chambre a prononcé oralement le 5 mai 2005 son jugement, auquel le présent jugement écrit fait suite. Elle y précise en particulier les règles de droit applicables en l’espèce .