Affaire n° : IT-02-65-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Richard May, Président

M. le Juge Patrick Robinson
M. le Juge O-Gon Kwon

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
14 novembre 2003

LE PROCUREUR

c/

ZELJKO MEJAKIC
MOMCILO GRUBAN
DUSAN FUSTAR
DUSKO KNEZEVIC

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DÉCISION RELATIVE À L’EXCEPTION PRÉJUDICIELLE DÉPOSÉE PAR ZELJKO MEJAKIC POUR VICE DE FORME DE L’ACTE D’ACCUSATION

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Le Bureau du Procureur :

Mme Joanna Korner
Mme Anne Sutherland

Les conseils des Accusés :

M. Jovan Simic, pour Zeljko Mejakic
Mme Sanja Turkalov, pour Momcilo Gruban
MM. Theodore Scudder et Dragan Ivetic, pour Dusan Fustar
Mme Slobodanka Nedic, pour Duško Knezevic

 

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal international »),

VU l’exception préjudicielle (Defence Preliminary Motion) déposée le 13 octobre 2003 par la Défense de Zeljko Mejakic (« l’Exception préjudicielle  »),

VU la réponse à l’Exception préjudicielle (Prosecution’s Response to Defence Preliminary Motion filed by the Accused Zeljko Mejakic), déposée le 27 octobre 2003 par le Bureau du Procureur (la « Réponse de l’Accusation »),

VU les arguments avancés dans l’Exception préjudicielle (qui, fait observer la Chambre de première instance, excède le nombre de pages fixé pour de telles requêtes, sans que la Défense en ait reçu l’autorisation) et le fait, en particulier, que la Défense prétend que l’Acte d’accusation consolidé du 5 juillet 2002 (« l’Acte d’accusation ») ne contient pas d’indications suffisantes sur les points suivants  :

a) le poste qu’occupait Zeljko Mejakic (« l’Accusé ») au camp d’Omarska, les pouvoirs et l’autorité qu’il exerçait dans le cadre de toutes les activités au sein du camp et de la chaîne de commandement de la Cellule de crise,

b) les faits survenus et les actes commis au camp d’Omarska qui sont reprochés à l’Accusé, l’endroit où ils ont eu lieu, l’identité des victimes, et la question de savoir si lesdits actes criminels ont été personnellement commis par l’Accusé,

c) la forme et le type de l’entreprise criminelle commune alléguée,

VU l’argument avancé par l’Accusation, selon lequel les faits essentiels concernant la responsabilité de l’Accusé au regard des articles 7 1) et 7 3) du Statut sont suffisamment exposés dans l’Acte d’accusation, notamment :

a) aux paragraphes 18 à 22 de l’Acte d’accusation, qui traitent de la responsabilité de l’Accusé au regard de l’article 7 1) du Statut, et qui mentionnent notamment que celui-ci a participé à une entreprise criminelle commune, laquelle recouvre les trois formes qu’une telle entreprise peut revêtir1,

b) aux paragraphes 23 à 27 de l’Acte d’accusation, qui traitent de la responsabilité de l’Accusé au regard de l’article 7 3) du Statut, et qui mentionnent notamment les différents modes de participation visés par cette disposition, les subordonnés sur lesquels il exerçait une autorité effective et des actes desquels il était responsable, le caractère général de l’autorité qu’il exerçait au camp d’Omarska, et le fait que les affirmations relatives à la chaîne de commandement de la Cellule de crise relèvent de l’administration de la preuve,

c) du point de vue géographique, l’Acte d’accusation indique que l’ensemble des formes de responsabilité pénale de l’Accusé se rapportent au rôle qu’il a joué au camp d’Omarska,

d) les faits essentiels, notamment l’identité des victimes, le moment et le lieu où les faits se sont déroulés et les moyens par lesquels les actes ont été commis sont exposés aux annexes A, B et E de l’Acte d’accusation, qui énumèrent les actes commis par chacun des accusés, ainsi que les actes dont Mejakic est tenu responsable en tant que complice et participant à une entreprise criminelle commune,

VU les articles 18 4) du Statut et 47 C) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le « Règlement »), qui exigent du Procureur qu’il expose succinctement les faits et le ou les crimes qui sont reprochés à l’accusé ; ainsi, l’obligation de l’Accusation de fournir des précisions sur lesquelles elle entend se fonder pour établir les infractions alléguées doit avoir une portée telle que l’accusé dispose d’un « exposé succinct des faits »2; toutefois, cette obligation doit être interprétée à la lumière des articles 21 4 ) a) et b) du Statut3,

ATTENDU que les allégations contenues dans un acte d’accusation seront suffisamment précises dès lors que les faits essentiels du dossier de l’Accusation sont exposés de manière suffisamment circonstanciée pour que l’accusé soit clairement informé des accusations portées à son encontre et de la nature de la responsabilité alléguée, afin qu’il soit en mesure de préparer sa défense4,

ATTENDU que le caractère essentiel d’un fait dépend de la nature de la thèse de l’Accusation5 et, en particulier, de la nature du comportement criminel reproché à l’accusé, notamment le lien de ce dernier avec les faits dont il est tenu pénalement responsable6,

ATTENDU que, dans l’Acte d’accusation, il est reproché à Mejakic d’avoir personnellement commis diverses infractions en tant que complice ou participant à l’entreprise criminelle commune exécutée au camp d’Omarska, et d’être pénalement responsable, en tant que commandant du camp, des faits qui s’y sont déroulés,

ATTENDU que lorsque l’on met en oeuvre la responsabilité pénale individuelle d’un accusé sur la base de l’article 7 1) du Statut, les faits essentiels exposés doivent comprendre, dans toute la mesure du possible, l’identité de la victime, le moment et le lieu où les faits se sont produits et le mode d’exécution des infractions visées7,

ATTENDU que les faits essentiels qui doivent être exposés lorsqu’une personne est accusée d’avoir participé à une entreprise criminelle commune sont les suivants  : a) le but et la période d’exécution de l’entreprise, b) l’identité des participants à l’entreprise, et c) la nature de la participation de l’accusé à l’entreprise8,

ATTENDU que, pour établir la responsabilité de supérieur hiérarchique d’un accusé en application de l’article 7 3) du Statut, les faits essentiels qui doivent être exposés dans l’acte d’accusation sont les suivants : a) la relation entre l’accusé et les auteurs des actes dont il est présumé responsable, et b) la conduite de l’accusé qui permet d’établir i) qu’il savait ou avait des raisons de savoir que les auteurs s’apprêtaient à commettre ces actes, ou les avaient commis, et ii) qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher que de tels actes ne soient commis ou en punir les auteurs9,

ATTENDU que la Chambre de première instance est convaincue que les faits essentiels figurant dans l’Acte d’accusation, y compris les crimes reprochés à l’accusé tels qu’ils sont énumérés aux annexes A, B et E de l’Acte d’accusation, sont exposés de façon suffisamment précise quant à la nature de la responsabilité pénale alléguée de l’accusé, s’agissant notamment de sa participation à une entreprise criminelle commune dans les conditions définies ci-dessus, et que les faits essentiels visant à établir chacune des formes de responsabilité ont été exposés dans le respect des conditions requises,

ATTENDU que la Défense soutient en outre que l’Acte d’accusation présente des incohérences, en particulier aux paragraphes 11 et 16, lesquels indiquent que la Cellule de crise exerçait un contrôle sur les camps d’Omarska et de Keraterm, ce qui ne concorde pas avec le paragraphe 26, qui indique Mejakic avait le pouvoir de modifier les conditions de détention au camp d’Omarska ; et qu’elle fait valoir qu’en fait, celui-ci n’était pas membre de la cellule de crise, qu’il n’y était pas subordonné et qu’il n’avait pas le pouvoir de modifier les conditions de détention au camp d’Omarska,

VU la réponse de l’Accusation, qui fait valoir que le paragraphe 11 de l’Acte d’accusation, qui indique que les camps étaient « établis et administrés sous la direction de la Cellule de crise » n’est pas incompatible avec le paragraphe 26, selon lequel l’accusé, en tant que policier et commandant du camp d’Omarska, était chargé de la gestion quotidienne du camp et avait le pouvoir de modifier les conditions de détention au camp ; et qui fait valoir en outre que les affirmations de la Défense concernant la chaîne de commandement de la Cellule de crise relèvent de l’administration de la preuve,

ATTENDU qu’il apparaît à la lecture de l’Acte d’accusation que l’Accusation affirme que les camps d’Omarska et de Keraterm étaient établis et administrés sous la direction de la Cellule de crise ; que, toutefois, cette affirmation n’est pas incompatible avec celle selon laquelle l’accusé était le commandant du camp d’Omarska  ; et que la question des rapports qu’entretenait l’accusé avec la Cellule de crise doit être examinée au procès,

VU l’argument de la Défense selon lequel l’Accusation doit « aligner » l’Acte d’accusation sur les conclusions tirées dans le Jugement Kvocka10, de sorte qu’il ne sera pas nécessaire d’apporter la preuve de faits sur lesquels la Chambre de première instance s’est déjà prononcée dans ladite affaire, ce qui permettra d’augmenter le nombre de faits non controversés par les parties,

VU l’argument de l’Accusation selon lequel la question des faits non controversés proposés ne relève pas d’une requête en application de l’article 72 du Règlement, mais qu’elle doit être débattue par les parties ou portée à l’attention de la Chambre de première instance au moyen d’une requête,

ATTENDU que la question de savoir si une allégation factuelle fait ou non l’objet d’une controverse entre les parties ou si on peut la considérer comme un « fait admis » doit être débattue par les parties afin de parvenir à un accord et qu’en dernier recours, elle peut être portée à l’attention de la Chambre de première instance qui se prononcera au moment voulu à ce sujet ; et que, en tout état de cause, il ne convient pas de se prononcer sur ce point à ce stade de la procédure,

ATTENDU que les autres arguments présentés par la Défense, quant à savoir notamment si l’accusé exerçait une « autorité effective » en tant que commandant du camp et s’il existe des éléments de preuve suffisants pour étayer cette allégation, soulèvent des questions touchant à l’administration de la preuve qui doivent être examinées au procès,

VU l’argument présenté par la Défense selon lequel le point 1 de l’annexe A à l’Acte d’accusation manque de clarté, dans la mesure où on y reproche à l’accusé des meurtres qui auraient été commis au camp d’Omarska sans préciser en quoi la responsabilité de celui-ci serait engagée ni le rôle qu’il aurait joué à cet égard,

VU la réponse de l’Accusation, selon laquelle le point 1 de l’annexe A à l’acte d’accusation doit être lu à la lumière des paragraphes 18 à 22 de l’Acte d’accusation, qui indiquent que, en tant que commandant du camp d’Omarska, l’accusé est responsable en vertu de l’article 7 3) du Statut de tout meurtre commis par ses subordonnés, et que, en tant que participant à l’entreprise criminelle commune, il est également responsable, en vertu de l’article 7 1) du Statut, de tout meurtre commis au camp d’Omarska durant la période couverte par l’Acte d’accusation,

ATTENDU que l’Acte d’accusation comprend les faits essentiels requis dans le cas d’accusations portées contre l’accusé Mejakic en vertu des articles 7 1) et 7 3) du Statut, et que les accusations figurant au point 1 de l’annexe A à l’Acte d’accusation, conjuguées aux allégations spécifiques exposées dans celui-ci et aux différents points des annexes A, B et E, informent donc suffisamment l’accusé de la nature des accusations portées contre lui,

ATTENDU que la Chambre de première instance est convaincue que les parties ont présenté l’ensemble de leurs arguments et que la Défense l’a fait dans sa requête en excédant le nombre de pages fixé par la Directive pratique relative à la longueur des mémoires et des requêtes11 ; qu’elle estime par conséquent que la tenue d’une audience, que demande la Défense, ne serait d’aucune utilité ; et qu’elle rejette dès lors la demande qui en a été faite par celle-ci,

EN APPLICATION de l’article 72 du Règlement,

REJETTE l’Exception préjudicielle.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre de première instance
___________
Richard May

Le 14 novembre 2003
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - Voir la décision rendue en appel dans l’affaire Tadic : Le Procureur c/ Tadic, affaire n° IT-94-1-A, Arrêt, 15 juillet 1999.
2 - Le Procureur c/ Krnojelac, affaire n° IT-97-25-PT, Décision relative à l'Exception préjudicielle de la Défense pour vices de forme de l'Acte d'accusation, 24 février 1999, par. 12.
3 - Le Procureur c/ Kupreskic, affaire n° IT-95-16-A, Arrêt, 23 octobre 2001, (« l'Arrêt Kupreskic »), par. 88. L’article 21 4) du Statut dispose que : « Toute personne contre laquelle une accusation est portée en vertu du présent statut a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes : a) à être informée, dans le plus court délai, dans une langue qu’elle comprend et de façon détaillée, de la nature et des motifs de l’accusation portée contre elle; b) à disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et à communiquer avec le conseil de son choix [...] ».
4 - Arrêt Kupreskic, par. 88; Décision Krnojelac, par. 7.
5 - Arrêt Kupreskic, par. 89, Le Procureur c/ Deronjic, affaire n° IT-02-61-PT, Décision relative à l'exception préjudicielle pour vices de forme de l'Acte d’accusation, 25 octobre 2002, par. 6.
6 - Le Procureur c/ Galic, affaire n° IT-98-29-AR, Décision relative à la requête de la Défense aux fins d'obtenir l'autorisation d'interjeter appel, 30 novembre 2001, par. 15 ; Arrêt Kupreskic, par. 88 et 89.
7 - Le Procureur c/ Krnojelac, affaire n° IT-97-25-PT, Décision relative à l’exception préjudicielle pour vices de forme de l’Acte d’accusation modifié, 11 février 2000, par. 12 ; Arrêt Kupreškic, par. 89 et 90.
8 - Le Procureur c/ Krajisnik et Plavsic, affaire n° IT-00-39&40-PT, Décision relative à la requête de l'Accusation aux fins d’autorisation de modifier l’Acte d'accusation consolidé, 4 mars 2002, par. 13.
9 - Le Procureur c/ Strugar, Jokic et consorts, affaire n° IT-01-42-PT, Décision relative à l’exception préjudicielle de la Défense pour vice de forme de l’Acte d’accusation, 28 juin 2002, par. 17 et références.
10 - Le Procureur c/ Kvocka et consorts, affaire n° IT-98-30/1, Jugement, 2 novembre 2001.
11 - IT/184/Rev.1.