Affaire n° : IT-02-65-PT

LE PRÉSIDENT DU TRIBUNAL INTERNATIONAL

Devant :
M. le Juge Theodor Meron, Président

Assisté de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Ordonnance rendue le :
22 septembre 2004

LE PROCUREUR

c/

ZELJKO MEJAKIC
MOMCILO GRUBAN
DUSAN FUSTAR
DUSKO KNEZEVIC

_________________________________________

ORDONNANCE PRÉLIMINAIRE EN RÉPONSE À LA REQUÊTE DU PROCUREUR EN APPLICATION DE L’ARTICLE 11 bis DU RÈGLEMENT

_________________________________________

Le Bureau du Procureur :

Mme Carla Del Ponte, Procureur

Les Conseils de la Défense :

MM. Jovan Simic et Zoran Zivanovic pour Zeljko Mejakic
M. Branko Lukic pour Momcilo Gruban
MM. Theodore Scudder et Dragan Ivetic pour Dusan Fustar
Mme Slobodanka Nedic pour Dusko Knezevic

1. En tant que Président du Tribunal pénal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal »), nous avons été saisi de la demande du Procureur en application de l’article 11 bis du Règlement (Request by the Prosecutor under Rule 11 bis), déposée le 2 septembre 2004 (la « Demande »).

Rappel de la procédure

2. En 1995, le Procureur a inculpé Zeljko Mejakic, Momcilo Gruban et Dusko Knezevic de crimes qu’ils auraient commis alors qu’ils dirigeaient un camp de détention à Omarska, petite ville localisée à environ quinze kilomètres de Prijedor, en Bosnie -Herzégovine1. En 1998, Dusan Fustar a été inculpé de crimes similaires qui auraient eu lieu dans un camp de détention situé dans le village voisin de Keraterm2. Tous les quatre (les « Défendeurs ») se sont finalement volontairement livrés en Bosnie-Herzégovine et sont depuis lors sous la garde du Tribunal. Après la délivrance d’un acte d’accusation consolidé à l’encontre des Défendeurs en juillet 20023, la Chambre de première instance a fait droit à la requête du Procureur aux fins de joindre leurs instances4, et les deux parties ont commencé à échanger des exceptions préjudicielles en vue d’un procès sous les auspices du Tribunal. Le Procureur a maintenant déposé une requête en application de l’article 11 bis du Règlement, par laquelle il demande qu’une Chambre de première instance transfère l’instance jointe des Défendeurs aux autorités de Bosnie-Herzégovine pour que celles-ci saisissent la Chambre des crimes de guerre de la Cour d’État.

Droit applicable

3. L’article 11 bis du Règlement crée un mécanisme procédural permettant le « renvoi devant les juridictions nationales compétentes des affaires impliquant des accusés de rang intermédiaire ou subalterne5  ». Le Procureur joue un rôle important à ce niveau6. En application de l’article 11 bis, le Président peut désigner une Chambre de première instance dans certaines circonstances. Aux paragraphes pertinents, cet article dispose que :

A) Si un acte d’accusation a été confirmé, que l’accusé soit placé ou non sous la garde du Tribunal, le Président peut désigner une Chambre de première instance aux fins de renvoyer l’affaire aux autorités de l’État :

i) sur le territoire duquel le crime a été commis,

ii) dans lequel l’accusé a été arrêté, ou

iii) ayant compétence et étant disposé et tout à fait prêt à accepter une telle affaire,

iv) afin qu’elles saisissent sans délai la juridiction appropriée pour en juger.

B) La Chambre de première instance peut ordonner ce renvoi d’office ou sur demande du Procureur, après avoir donné la possibilité au Procureur, et le cas échéant à l’accusé, d’être entendu, et après s’être assurée que l’accusé bénéficiera d’un procès équitable et qu’il ne sera pas condamné à la peine capitale ni exécuté.

C) Lorsqu’elle examine s’il convient de renvoyer l’affaire selon les termes du paragraphe  A), la Chambre de première instance tient compte en conformité avec la résolution  1534 (2004) du Conseil de sécurité de la gravité des crimes reprochés et de la position hiérarchique de l’accusé.

Examen

4. Conformément aux directives générales données par le Conseil de sécurité, l’article  11 bis du Règlement énonce deux critères qualitatifs permettant d’évaluer l’opportunité d’un transfert fait en application de ses dispositions : la gravité des crimes reprochés7 et la position hiérarchique de l’accusé8. L’article  11 bis impose également de manière explicite deux conditions objectives qui doivent être remplies avant le transfert : l’accusé doit être assuré qu’il bénéficiera d’un procès équitable dans le pays auquel l’affaire est renvoyé9, et la possibilité qu’il soit condamné à la peine capitale doit être exclue10. L’article 11 bis laisse aussi entendre qu’une affaire ne doit être transférée aux autorités d’un État que sous réserve « qu’elles [puissent saisir] sans délai la juridiction appropriée pour en juger11  ». Finalement, la logique de l’article semble indiquer que l’État saisi d’une cause doit être « disposé et tout à fait prêt à accepter une telle affaire12  ». Cette dernière formulation, tirée de l’article 11 bis A) iii), s’applique théoriquement à des États autres que celui sur le territoire duquel le crime a été commis ou dans lequel l’accusé a été arrêté. Quoiqu’il en soit, on ne voit pas comment une affaire judiciaire donnée pourrait être confiée à un pays qui ne serait pas disposé ou prêt à l’accepter.

7. Dans sa requête, le Procureur déclare ce qui suit :

[I]l semble que la Bosnie-Herzégovine rempliraient toutes les conditions juridiques et techniques requises pour la conduite de procès équitables. La législation nationale en vigueur est en cours de révision et, le cas échéant, de modification afin de créer un cadre juridique complet permettant la poursuite des crimes de guerre. Le Procureur a été informé que tous les projets de modification de la législation seront soumis au Parlement début octobre 2004 pour adoption. Le Bureau du Haut Représentant en Bosnie-Herzégovine prévoit que l’ouverture des premiers procès pour crimes de guerre devant la Chambre des crimes de guerre de la Cour d’État aura lieu en janvier  200513.

À première vue, cette déclaration jette un doute sur la possibilité actuelle de transférer l’instance des Défendeurs à la Bosnie-Herzégovine. Le Procureur semble notamment reconnaître qu’il n’y a pas encore de « cadre juridique complet permettant la poursuite des crimes de guerre ». On ne voit pas comment une Chambre de première instance pourrait se prononcer sur la régularité de la procédure dans l’État saisi avant même que la juridiction qui est appelée à être saisie et que le Procureur définit lui-même (la Chambre des crimes de guerre), n’ait été créée. De plus, même en admettant que l’ensemble de la législation proposée soit adopté, la déclaration du Procureur semble indiquer qu’aucune juridiction capable de traiter convenablement l’affaire des Défendeurs n’existera avant janvier 2005. Si tel est bien le cas, cela met sérieusement en doute la capacité de la Bosnie-Herzégovine à porter l’instance des Défendeurs devant une juridiction appropriée pour en juger équitablement et « sans délai ».

8. Au vu de ces difficultés apparentes, nous avons écrit à l’adjoint du Haut Représentant, M. Bernard Fassier, une lettre dans laquelle nous lui avons demandé

de bien vouloir indiquer s’il existe en Bosnie-Herzégovine une juridiction actuellement capable de mener des procès contre des personnes accusées de crimes de guerre, dans le respect des normes internationales relatives aux droits de l’homme et des garanties d’une procédure légale. Dans la négative, je vous serais reconnaissant de me faire savoir quand, à votre avis, la Chambre des crimes de guerre de la Cour d’État sera opérationnelle et pourra être saisie d’affaires en application de l’article 11  bis du Règlement14.

Dans sa réponse à notre demande, M. Bernard Fassier a déclaré :

J’ai l’honneur de me référer à votre lettre datée du 7 septembre 2004 concernant la demande du Procureur du TPIY aux fins de renvoyer devant les autorités de Bosnie -Herzégovine une affaire impliquant quatre accusés, en application de l’article 11 bis du Règlement de procédure et de preuve, et rappelant qu’avant d’autoriser un tel renvoi, la Chambre de première instance doit être convaincue que les accusés auront droit à un procès équitable.

Je souhaiterais rappeler à cet égard les Conclusions communes du TPIY et du BHR datées du 21 février 2003, dans lesquelles il est dit dans l’introduction que, «  jusqu’à présent, la poursuite de crimes de guerre par des tribunaux locaux [de BiH] s’est révélée inefficace et non conforme aux normes internationales prévues en la matière ». C’est pour cette raison qu’il est dit dans les conclusions 1 et 2 que la Cour de Bosnie-Herzégovine et le Parquet doivent comprendre respectivement une chambre spécialisée dans les crimes de guerre et un département chargé des crimes de guerre. Depuis lors, d’importants progrès ont été réalisés avec la désignation de collèges mixtes composés de juges locaux et internationaux à la Cour d’État et de procureurs locaux et internationaux au sein du Parquet, lesquels sont chargés de juger et de poursuivre les auteurs d’actes relevant du crime organisé. Il est prévu que ces progrès permettront au ministère public et à la Cour d’État de Bosnie-Herzégovine de poursuivre et de juger les auteurs de crimes de guerre d’ici à janvier  2005.

En ce qui concerne la date à laquelle la Chambre des crimes de guerre de la Cour de Bosnie-Herzégovine sera opérationnelle, l’équipe de gestion du projet mise en place récemment m’a informé que l’on s’attend toujours à ce que la chambre soit opérationnelle en janvier 2005, comme prévu et même s’il reste encore des questions importantes à résoudre dans les mois à venir. Par exemple, la création d’un quartier pénitentiaire approprié est un besoin urgent qui ne pourra être couvert avant janvier  2005. De plus, il est prévu que le Parlement de Bosnie-Herzégovine approuve ces prochaines semaines les modifications législatives nécessaires et que la Présidence de ce pays approuve d’ici peu la création d’un greffe commun pour le crime organisé et les crimes de guerre.

En conclusion, du point de vue du BHR, il semble que malgré la mise en œuvre rapide de notre projet commun, il ne sera pas possible avant la date prévue de janvier  2005 de conduire des procès dans le respect des normes internationales relatives à la régularité des procédures, comme le demande le TPIY. Tout renvoi prématuré à la Bosnie-Herzégovine entrepris avant janvier pourrait même miner les efforts actuels en vue de créer cette capacité. Par conséquent, je recommande fortement qu’aucune affaire ne soit renvoyée avant cette date et que toutes les questions liées à ces futurs transferts soient très étroitement coordonnées avec l’autorité locale compétente, M. Jurcevic, Procureur général de Bosnie-Herzégovine, comme celui-ci l’a proposé dans ses lettres du 13 septembre 2004 adressées à vous-même et à Mme Carla Del Ponte15.

9. M.  Bernard Fassier est parfaitement clair dans sa lettre : « il ne sera pas possible avant la date prévue de janvier 2005 de conduire des procès dans le respect des normes internationales relatives à la régularité des procédures ». Il confirme également que le Parlement national n’a pas encore adopté la législation nécessaire pour permettre un transfert en application de l’article 11 bis du Règlement , et qu’« il reste encore [d’autres] questions importantes à résoudre dans les mois à venir ». Il va jusqu’à estimer que « [t]out renvoi prématuré à la Bosnie-Herzégovine entrepris avant janvier pourrait même miner les efforts actuels » en vue de créer un système judiciaire permettant de conduire des procès pour crimes de guerre, et en conséquence recommande « fortement » qu’« aucune affaire ne soit renvoyée avant [janvier 2005] ». En bref, plutôt que d’atténuer à priori les préoccupations que le Procureur a exprimées dans sa Demande, la réponse de M. Fassier les renforce.

Dispositif

10. Il s’agit ici d’une affaire inhabituelle où s’opposent dans une certaine mesure la nécessité d’une gestion judiciaire efficace des ressources des Chambres de première instance, celle de préserver les droits procéduraux des Défendeurs, et la nécessité de mener à bien la mission fondamentale confiée à ce Tribunal en matière judiciaire . Normalement, le Président chargerait une Chambre de première instance de répondre à toutes ces questions. Ici cependant, il semble manifeste au vu de la Demande du Procureur, et de la lettre du BHR, qu’aucune juridiction n’est actuellement prête à être saisie de la présente affaire. Après consultation du Bureau et avec son accord , nous avons en conséquence décidé que le Procureur devait avoir la possibilité de clarifier les points suivants, ainsi que toute autre question qu’il estimera importante à la lumière de ce qui précède, à savoir :

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 22 septembre 2004
La Haye (Pays-Bas)

Le Président du Tribunal
___________
Theodor Meron

[Sceau du Tribunal international]


1 - Acte d’accusation, affaire n° IT-95-4-I, déposé le 10 février 1995.
2 - Acte d’accusation, affaire n° IT-95-8-PT, déposé le 21 juillet 1998.
3 -  Acte d’accusation consolidé, affaire n° IT-02-65-PT, déposé le 5 juillet 2002 (inculpant les Défendeurs de persécutions pour des raisons politiques, raciales ou religieuses, meurtre et assassinat, actes inhumains et traitements cruels et inculpant également Predrag Banovic).
4 -  Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins de jonction d’instances, affaire n° IT-95-4-PT, 17 septembre 2002.
5 - Déclaration du Président du Conseil de sécurité S/PRST/2004/28, 4 août 2004.
6 - Voir par exemple Le Procureur c/ Ademi et consorts, affaire n° IT-04-78 PT, Ordonnance fixant la composition d’une Chambre de première instance chargée de déterminer si un acte d’accusation doit être renvoyé devant une autre juridiction en application de l’article 11 bis du Règlement, 7 septembre 2004 (donnant suite à une requête similaire de l’Accusation en désignant une Chambre de première instance dans le cadre de l’article 11 bis du Règlement).
7 - Article 11 bis C) du Règlement.
8 - Ibidem.
9 - Article 11 bis B) du Règlement.
10 - Ibid.
11 - Article 11 bis A) du Règlement (non souligné dans l’original).
12 - Requête, par. 8 (citant l’article 11 bis A) iii) du Règlement).
13 - Requête, par. 29.
14 -  Lettre de M. le Juge Theodor Meron, Président du TPIY, à M. Bernard Fassier, Adjoint au Haut Représentant, 7 septembre 2004 [traduction non officielle].
15 -  Lettre de M. Bernard Fassier, Adjoint au Haut Représentant, à M. Le Juge Theodor Meron, Président du TPIY, 17 septembre 2004 [traduction non officielle].
16 - Requête, par. 29.