Affaire n° : IT-98-32/1-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Patrick Robinson, Président
M. le Juge O-Gon Kwon
M. le Juge Iain Bonomy

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Ordonnance rendue le :
2 novembre 2005

LE PROCUREUR

c/

Milan LUKIC
Sredoje LUKIC

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DÉCISION RELATIVE À LA DEMANDE DE MESURES DE PROTECTION PRÉSENTÉE PAR LE PROCUREUR

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Le Bureau du Procureur :

M. Mark Harmon

Le Conseil de l’Accusé :

M. Stevo Bezbradica

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal  ») est saisie d’une demande du Bureau du Procureur (l’« Accusation ») relative à des mesures de protection pour des victimes et des témoins, et au sujet de laquelle il rend la question par la présente décision.

A. Conclusions des parties

1. Le 5 octobre 2005, l’Accusation a déposé une demande en partie confidentielle , en partie ex parte, en application de l’article 11 bis D) et 75 F) et G) du Règlement de procédure et de preuve, pour laquelle elle sollicite le maintien en vigueur et la modification de mesures de protection (Prosecutor’s Motion Pursuant to Rules 11 bis(D) and 75(F)(G) of the Rules for Order to Maintain Inforce [sic] and Vary Protective Measures), la « Demande ». Dans cette demande, l’Accusation sollicite trois types de mesures :

a) Le maintien en vigueur, sur ordonnance de la Chambre de première instance, des mesures de protection générales et spécifiques accordées par la Chambre de première instance II dans l’affaire Le Procureur c/ Mitar Vasiljevic (l’ « Affaire Vasiljevic ») ;

b) l’application de ces mesures de protection, dans leur intégralité, aux accusés Milan Lukic et Sredoje Lukic ; et

c) la reconnaissance par la Chambre de première instance que l’Accusation peut, à tout moment de la procédure, déposer toute nouvelle demande de mesures de protection pour des victimes et des témoins supplémentaires, ou nouvelle demande d’annulation, de modification ou d’augmentation des mesures de protection en vigueur.

Les mesures de protection dont l’Accusation demande l’application en l’espèce ont été accordées par la Chambre de première instance II dans l’affaire Vasiljevic par la décision du 8 septembre 20001, l’ordonnance du 26 septembre 20002 et l’ordonnance du 24 juillet 20013.

2. Le 17 octobre 2005, la Défense de Sredoje Lukic (la « Défense ») a déposé une réponse à la Demande (Defense Counsel’s Response to Prosecutor’s Motion purusant [sic] Rules 11 bis(D) and 75(F)(G) of the Rules for Order to Maintain in Force and Vary Protective Measures), la « Réponse ». Dans la Réponse, la Défense reconnaît que les mesures de protection accordées par la Chambre de première instance II dans l’Affaire Vasiljevic dans la décision du 8 septembre et l’ordonnance du 26 septembre 2000 devraient être appliquées en l’espèce. La Défense ne convient toutefois pas que les mesures accordées par la voie de l’ordonnance du 24 juillet 2001 devraient rester en vigueur et s’appliquer aussi à Sredoje Lukic4. En particulier, ces mesures prévoient que certains témoins désignés par des pseudonymes doivent être désignés par ces mêmes pseudonymes à tout moment, et qu’ils restent dissimulés aux yeux du public pendant leur déposition devant le Tribunal. La Défense fait valoir que l’Accusation n’a pas démontré l’existence des circonstances exceptionnelles exigées pour justifier la non-communication des identités5. La Défense soutient de plus que le procès de Sredoje Lukic ne peut être équitable si l’Accusé ne peut prendre connaissance des déclarations des témoins contre lui et de leur identité6. La Défense conclut que la Chambre de première instance devrait ordonner à l’Accusation de remplir ses obligations prévues par l’article 66 A) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le « Règlement ») et communiquer à chacun des accusés des copies non expurgées des déclarations des témoins à charge7.

3. Le 25 octobre, l’Accusation a déposé une réplique donnant suite à la Réponse et une demande d’autorisation de déposer cette réplique (Prosecutor’s Aplication for Leave to Reply and Reply to the Defence Counsel’s Response to Prosecutor’s Motion pursuant to Rules 11 bis(D) and 75(F)(G) of the Rules for Order to Maintain in Force and Vary Protective Measures), la « Réplique ». Elle y affirme que la Réponse « contient des méprises sur les effets de plusieurs ordonnances portant mesures de protection », et que, en application de l’article 75 F) du Règlement, les mesures de protection énumérées dans l’ordonnance du 24 juillet 2001 continuent à s’appliquer en l’espèce8. L’Accusation fait valoir que l’ordonnance du 24 juillet 2004 vise à protéger les témoins contre l’identification par le public, et n’empêche pas la communication de leur identité à la Défense9. Elle précise de plus qu’elle a communiqué à la Défense les documents afférents à l’acte d’accusation en l’espèce, mais que les noms des témoins et les informations permettant leur identification ont été supprimés de ces documents10. L’Accusation sollicite, dans la Demande, la mise en place par la voie d’une ordonnance de la Chambre de première instance les mêmes mesures de protection que celles prévues par l’ordonnance du 8 septembre 2000, avant qu’elle ne communique à la Défense les pièces informatives à charge dans leur intégralité11.

B. Délibération

4. Les conclusions de l’Accusation et de la Défense révèlent une certaine confusion sur les mesures de protection accordées dans l’Affaire Vasiljevic et les effets de l’article 75(F) et (G). La Demande n’est vraiment pas assez précise sur la nature exacte des mesures de protection que l’Accusation voudrait voir appliquer en l’espèce, créant la « méprise » de la part de la Défense dont elle parle dans la Réplique.

5. Comme cela a été noté précédemment, la Chambre de première instance II a accordé certaines mesures de protection dans l’Affaire Vasiljevic, dans les décisions suivantes :

a) En application de la Décision relative à une requête de l’Accusation aux fins de mesure de protection du 8 septembre 2000, l’Accusation est tenue, en vertu de l’article 66 A) i) du Règlement, de s’acquitter de son obligation de fournir à chaque accusé des copies non expurgées des pièces justificatives jointes à l’acte d’accusation lors de la demande de confirmation ainsi que toutes les déclarations préalables de l’Accusation recueillies par le Procureur, sous réserve que, dans le cas où l’Accusation déposerait, avant cette date, une requête aux fins de mesures de protection concernant certains témoins ou certaines déclarations, elle ne sera pas tenue de communiquer des copies non expurgées des documents en question jusqu’à ce que la Chambre de première instance ait tranché ladite requête. La Chambre de première instance a ordonné en outre à la Défense en l’espèce, entre autres, de ne divulguer aucun nom ni aucune information permettant d’identifier ou de trouver un témoin potentiel qui leur aura été communiqué par le Procureur, ou aucun élément de preuve, ni aucune déclaration écrite émanant d’un témoin ou d’un témoin potentiel ;

b) Dans son ordonnance du 26 septembre 2000, la Chambre de première instance a modifié la Décision du 8 septembre en ce que l’obligation de communiquer à la Défense en l’espèce les pièces justificatives à charge sous une forme non expurgée a été suspendue jusqu’à nouvel ordre ;

c) Dans son ordonnance aux fins de mesures de protection des témoins au procès, déposée le 24 juillet 2001, la Chambre de première instance a fait droit à une requête de l’Accusation et ordonné que certains témoins soient désignés par pseudonymes à tout moment au cours de leur déposition ou chaque fois que leur nom serait cité durant le procès. La Chambre de première instance a également ordonné que les témoins susmentionnés déposent devant le Tribunal international en restant dissimulés aux yeux du public.

6. Il est donc clair que la Chambre de première instance II a ordonné deux formes de mesures de protection dans l’Affaire Vasiljevic. L’une était la protection des témoins contre l’identification par le public. L’autre était le délai de communication à la Défense en l’espèce des pièces justificatives à charge non expurgées, afin que l’identité de certains témoins, dont les déclarations font partie des pièces justificatives à charge, ne soit révélée à la Défense qu’à une date ultérieure.

7. L’article 75 F) est rédigé ainsi :

Une fois que des mesures de protection ont été ordonnées en faveur d’une victime ou d’un témoin dans le cadre d’une affaire portée devant le Tribunal (la « première affaire »), ces mesures

i) continuent de s’appliquer mutatis mutandis dans toute autre affaire portée devant le Tribunal (la « deuxième affaire ») et ce, jusqu’à ce qu’elles soient annulées , modifiées ou renforcées selon la procédure exposée dans le présent article, mais

ii) n’empêchent pas le Procureur de s’acquitter des obligations de communication que lui impose le Règlement dans la deuxième affaire, sous réserve qu’il informe de la nature des mesures de protection ordonnées dans la première affaire les conseils de la Défense auxquels il communique les éléments en question.

En application de ce texte, la Chambre de première instance estime que toute mesure de protection accordée visant à empêcher le public de reconnaître les témoins dans l’Affaire Vasiljevic continue automatiquement à s’appliquer dans la présente espèce. La Demande de l’Accusation est sans objet sauf si elle vise d’une manière ou d’une autre l’annulation, la modification ou l’augmentation des mesures de protection , ce qui déclencherait l’application de l’article 75 G). La majorité de la Chambre de première instance, le Juge Kwon étant en désaccord, estime aussi que le délai de communication des documents en application de l’article 66 A) i) est également un élément de protection auquel s’applique l’article 75 F), et que la Demande de l’Accusation est également sans objet à cet égard12.

8. L’Accusation semble penser qu’étendre les mesures de protection de l’Affaire Vasiljevic à la présente affaire constitue une modification. Toutefois, le terme « mutatis mutandis » dans l’article 75 F) i) signifie qu’une requête pour modification est sans objet si la seule modification demandée est de faire en sorte que les mesures de protection accordées dans une affaire continuent de s’appliquer dans une autre.

9. L’action que l’Accusation aurait dû entreprendre était de communiquer à la Défense les pièces expurgées visées à l’article 66 A) i), tout en l’informant de l’existence de mesures de protection ordonnées dans l’Affaire Vasiljevic, et en lui rappelant qu’elles restent en vigueur. Toutefois, il apparaîtrait, d’après la Réplique, que l’Accusation a communiqué à la Défense les pièces expurgées visées à l’article 66 A) i), mais souhaite attendre, pour communiquer toutes les pièces sous leur forme non expurgée, que les mesures de protection prévues par l’ordonnance du 8 septembre 2000 soient en place. Etant donné que les mesures de protection deviennent automatiquement applicables en l’espèce en application de l’article 75 F), il semblerait qu’il n’était pas nécessaire de différer la communication des pièces visées à l’article 66 A) i) sous leur forme non expurgée.

10. La Chambre de première instance estime donc que les deux premières formes de mesures visées par la Demande sont sans objet, puisqu’elles concernent des mesures qui empêchent le public de reconnaître des témoins, et que les mesures de protection de témoins prévues dans l’Affaire Vasiljevic continuent à être en vigueur en l’espèce, jusqu’à ce qu’elles soient annulées, modifiées ou augmentées. Pour la même raison, la majorité de la Chambre de première instance, le Juge Kwon étant en désaccord, estime également que les deux premières formes de mesures sollicitées dans la Demande sont sans objet, dans la mesure où elles concernent le délai de communication des pièces non expurgées visées à l’article 66 A) i)13. La Chambre de première instance note de plus que l’Accusation peut à n’importe quel stade de la présente procédure déposer une demande de mesures de protection supplémentaires , ou l’annulation, la modification ou l’augmentation de mesures de protection en vigueur, et que, donc, la troisième mesure sollicitée dans la Demande est également sans objet.

11. Pour ces raisons, en application des articles 126 bis et 54 du Règlement , la Chambre de première instance À L’UNANIMITÉ :

AUTORISE l’Accusation à déposer sa Réplique,

RAPPELLE à la Défense qu’elle doit se conformer aux obligations prescrites dans l’ordonnance rendue par la Chambre de première instance II le 8 septembre 2000 dans l’Affaire Vasiljevic, et

REJETTE la Demande en ce qu'elle concerne des mesures de protection empêchant le public de reconnaître des témoins,

Et À LA MAJORITÉ, le juge Kwon étant en désaccord14,

REJETTE la Demande en ce qui concerne la pour communication différée des pièces visées à l'article 66 A) i).

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 2 novembre 2005
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre

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Patrick Robinson

[Sceau du Tribunal]


1 - Le Procureur c/ Mitar Vasiljevic, affaire n° IT-98-32-PT, Décision relative à une requête de l’accusation aux fins de mesure de protection, 8 septembre 2000.
2 - Le Procureur c/ Mitar Vasiljevic, affaire n° IT-98-32-PT, Ordonnance, 26 septembre 2000.
3 - Le Procureur c/ Mitar Vasiljevic, affaire n° IT-98-32-PT, Ordonnance aux fins de mesures de protection des témoins au procès, 24 juillet 2001.
4 - Réponse, par. 7.
5 - Réponse, par. 10.
6 - Réponse, par. 18.
7 - Réponse, par. 19.
8 - Réplique, par. 2 et 4.
9 - Réplique, par. 5.
10 - Réplique, par. 7.
11 - Réplique, par. 10.
12 - Le Juge Kwon est en désaccord sur l’application de l’article 75 F) à la communication prorogée des documents prévus à l’article 66 A). Voir l’avis divergent du Juge O-Gon Kwon en annexe de Le Procureur c/ Lazarevic et Lukic, affaire n° IT-03-70-PT, Décision relative à la demande de mesures de protection présentée par l’accusation et à sa requête aux fins d’une décision unique relative à des mesures de protection, 19 mai 2005.
13 - Ibid.
14 - Ibid.