Composée comme suit :
M. le Juge Theodor Meron, Président
M. le Juge Mohamed Shahabuddeen
Mme le Juge Florence Mumba
Mme le Juge Andrésia Vaz
M. le Juge Wolfgang Schomburg
Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier
Décision rendue le :
1er novembre 2005
Milan MILUTINOVIC
Nikola SAINOVIC
Dragoljub OJDANIC
Nebojsa PAVKOVIC
Vladimir LAZAREVIC
Vlastimir DJORDJEVIC
Sreten LUKIC
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DECISION RELATIVE A L’APPEL INTERLOCUTOIRE FORME CONTRE LA DECISION DE LA CHAMBRE DE PREMIERE INSTANCE DE LIBERER PROVISOIREMENT NEBOJSA PAVKOVIC
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Le Bureau du Procureur :
M. Thomas Hannis
M. Chester Stamp
Mme Christina Moeller
Mme Patricia Fikirini
Les Conseils des Accusés :
MM. Eugene O’Sullivan et Slobodan Zecevic pour Milan
Milutinovic
MM. Toma Fila et Vladimir Petrovicpour Nikola Sainovic
MM. Tomislav Visnjic et Peter Robinson pour Dragoljub
Ojdanic
MM. John Ackerman et Aleksander Aleksic pour Nebojsa
Pavkovic
M. Mihaljo Bakrac pour Vladimir Lazarevic
M. Theodore Scudder pour Sreten Lukic
1. Le 30 septembre 2005, la Chambre de première instance III du Tribunal pénal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal ») a accepté de libérer provisoirement Nebojsa Pavkovic (« l’Accusé ») et a sursis à sa libération dans l’attente d’un acte d’appel de l’Accusation1. Aux termes de l’article 65 F) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le « Règlement »), lorsque, comme en l’espèce, « la Chambre de première instance fait droit au sursis à l’exécution de sa décision de mettre en liberté un accusé, le Procureur dépose son acte d’appel au plus tard le lendemain du prononcé de la décision ».
2. L’Accusation a interjeté appel de la décision rendue en première instance dans les délais, autrement dit le jour ouvrable suivant le prononcé de celle-ci, soit le 3 octobre 20052. La Défense a répondu le 6 octobre 20053. L’Accusation a ensuite demandé le 7 octobre 20054 l’autorisation de déposer un mémoire d’appel qu’elle a déposé le jour même5.
3. La Chambre d’appel n’annulera une décision relative à une mise en liberté provisoire que si la Chambre de première instance a commis une erreur qui invalide celle-ci ou si elle a porté sur les éléments pertinents une appréciation déraisonnable6. Aux termes de l’article 65 B) du Règlement, une Chambre de première instance ne peut ordonner une mise en liberté provisoire qu’à certaines conditions. Elle doit être convaincue, premièrement, que l’accusé se représentera et, deuxièmement, qu’il ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne. Pour déterminer si les conditions posées par l’article 65 B) sont remplies, la Chambre de première instance doit examiner « tous les éléments dont une Chambre de première instance devrait SraisonnablementC tenir compte dans sa décision7 ». Une Chambre de première instance doit motiver sa décision en indiquant, entre autres, l’appréciation qu’elle porte sur tous les éléments dont une Chambre de première instance devrait raisonnablement tenir compte dans sa décision8. En l’espèce, la Chambre de première instance devrait avoir au moins expliqué à travers l’analyse qu’elle a faite de tous les éléments à prendre en compte comment l’Accusé est parvenu à la convaincre, comme il se doit, qu’il se représentera et qu’une fois libéré il ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne 9. En dernier lieu, l’article 65 B) du Règlement dispose que « SlCa mise en liberté provisoire ne peut être ordonnée par la Chambre de première instance qu’après avoir donné au pays hôte et au pays où l’accusé demande à être libéré la possibilité d’être entendus ».
4. Dans la demande qu’elle a présentée le 7 octobre 2005, l’Accusation fait valoir qu’elle doit être autorisée à déposer un mémoire d’appel car le délai d’un jour prévu par l’article 65 F) doit être interprété comme le délai imparti pour le dépôt de l’acte d’appel10. Avant toute chose, la Chambre d’appel rejette la demande de l’Accusation. L’article 65 F) du Règlement dit clairement que l’Accusation doit interjeter appel au plus tard le lendemain du jour où la Chambre de première instance a sursis à la libération de l’accusé. Il écarte ainsi le délai de droit commun prévu par l’article 65 D)11. Une chose est certaine, l’article 65 F) du Règlement parle uniquement d’« appel » et non de « mémoire d’appel ». Il ne parle pas non plus d’« acte d’appel » Sdans la version anglaiseC et rien ne laisse supposer que l’Accusation serait en droit de déposer un « mémoire d’appel » une fois expiré le délai imparti pour interjeter appel. Interpréter l’article 65 F) comme autorisant le dépôt d’écritures distinctes serait aller à l’encontre de son but qui est d’accélérer la procédure afin que l’accusé, dont les juges ont estimé qu’il ne tenterait pas de s’enfuir et ne mettrait personne en danger, ne reste pas en détention plus qu’il n’est nécessaire dans l’attente d’une décision en appel. Il va sans dire que tout accusé qui n’a pas encore été jugé – et qui est donc présumé innocent – est en droit d’être libéré s’il démontre qu’il n’existe aucune raison de le maintenir en détention avant l’ouverture de son procès. Si l’Accusation était autorisée à déposer un mémoire après avoir interjeté appel, l’Accusé serait en droit de lui répondre, ce qui rallongerait inutilement la procédure d’appel. Il est vrai que l’Accusation aurait pu s’abstenir de demander à la Chambre de première instance de surseoir à la libération provisoire de l’Accusé . Elle aurait eu alors, en vertu de l’article 65 D), davantage de temps pour déposer ses écritures. Mais elle en a décidé autrement. La Chambre d’appel rejette le mémoire d’appel de l’Accusation, celui-ci ayant été déposé hors délai, et n’examinera que les arguments exposés dans l’Acte d’appel du 3 octobre 2005.
5. Il est avancé dans l’Acte d’appel que « la Chambre de première instance n’a pas usé à bon escient de son pouvoir d’appréciation car elle n’a attaché aucune importance à SplusieursC éléments pertinents évoqués par l’Accusation durant son exposé12 ». Selon l’Accusation, la Chambre de première instance n’aurait pas tenu compte des éléments suivants :
a) L’Accusé ne s’est pas présenté au tribunal de Belgrade pour répondre d’une tentative d’assassinat sur la personne de Vuk Draskovic, actuel Ministre serbe des affaires étrangères.
b) L’Accusé n’a pas expliqué pourquoi il ne s’était livré que 18 mois environ après que l’acte d’accusation établi à son encontre lui eut été signifié.
c) L’Accusé a déclaré à maintes reprises en public qu’il ne se livrerait jamais de son plein gré au Tribunal, allant jusqu’à menacer « tous ceux qui pourraient être responsables de son transfèrement et de celui des trois généraux à la Haye » ; et
d) L’Accusé n’a pas donné d’explication sur les circonstances de sa reddition « volontaire »13.
L’Accusation fait également valoir que la Chambre de première instance a attaché trop d’importance aux garanties offertes par les autorités de Serbie-et-Monténégro sachant qu’« aucun accusé n’a été arrêté par cet État14 ». Elle fait remarquer que, même si la coopération des autorités serbes avec le Tribunal « s’est nettement améliorée », l’engagement d’un État ne suffit pas à lui seul à justifier une libération15.
6. La Défense répond que l’Accusation ne relève aucune erreur de droit16. À propos du point a) précité, elle avance que la Chambre de première instance a eu raison de n’attacher aucune importance à l’allégation selon laquelle l’Accusé ne se serait pas présenté au tribunal de Belgrade. Elle fait valoir que pour étayer ses dires, l’Accusation ne s’est fondée que sur un article de B9217, qu’elle n’a pas établi que l’Accusé « avait été convoqué au tribunal à une date SpréciseC et qu’il ne s’était pas présenté à cette date18 », et que, même en admettant que l’Accusé ait été convoqué au tribunal, rien ne permet d’exclure qu’il l’a été « après sa reddition volontaire » et son transfèrement à La Haye19. Dans le même ordre d’idées, la Défense conteste les affirmations de l’Accusation concernant les déclarations publiques de l’Accusé à propos de sa reddition et les menaces qu’il aurait proférées contre des responsables de l’État20. Elle fait valoir que l’Accusation ne se fonde que sur une seule source (B92), que ses affirmations ont été battues en brèche par un témoin à décharge et que, somme toute, le fait que l’Accusé s’est finalement livré au Tribunal contredit ses dires 21.
7. La Chambre d’appel va d’abord examiner la conclusion de la Chambre de première instance dans laquelle celle-ci s’est dite convaincue que l’Accusé se représenterait s’il était libéré. La Chambre d’appel estime que la Chambre de première instance a eu tort de ne pas tenir compte des déclarations publiques de l’Accusé selon lesquelles il refusait de se livrer au
Tribunal22. Ces déclarations sont largement à prendre en considération pour juger des circonstances de sa reddition au Tribunal23 et une Chambre de première instance raisonnable en aurait tenu compte dans son appréciation des garanties personnelles offertes par l’Accusé. La Chambre d’appel estime donc que la Chambre de première instance a commis une erreur lorsqu’elle n’a pas déterminé si l’Accusé avait réellement fait ces déclarations et, dans l’affirmative, si cellesci portaient à croire qu’il ne respecterait pas son engagement de se représenter une fois libéré. Partant, la Chambre d’appel considère qu’il y a lieu d’infirmer la conclusion tirée par la Chambre de première instance sur ce point et de lui renvoyer la question. Dès lors, la Chambre d’appel n’a pas à apprécier elle-même la véracité et le sens des déclarations en question puisque c’est à la Chambre de première instance qu’il appartient en tant que juge du fait de porter cette appréciation.
8. L’Accusation soutient ensuite que la Chambre de première instance a attaché trop d’importance aux garanties données par les autorités de Serbie-et-Monténégro24. La Chambre d’appel rappelle que, lorsqu’elle apprécie la fiabilité des garanties données par un État, la Chambre de première instance doit déterminer dans quelle mesure les fonctions qu’a pu exercer l’accusé peuvent influer sur la volonté de l’État de tenir ses engagements25. Partant, la Chambre d’appel estime que la Chambre de première instance a eu tort de ne pas tenir compte du fait que l’Accusé « était un haut dirigeant de la VJ Sl’Armée yougoslaveC26 ». Elle infirme donc la conclusion tirée par la Chambre de première instance sur ce point et décide de lui renvoyer la question. Chaque accusé demandant sa mise en liberté provisoire devrait faire l’objet d’une évaluation distincte prenant en compte sa situation personnelle27, mais la Chambre devrait encore se livrer dans l’exposé des motifs à une analyse de celle-ci puisqu’il lui faut en tenir compte dans sa décision28.
9. L’Accusation soutient par ailleurs que la Chambre de première instance a commis une erreur lorsqu’elle n’a attaché aucune importance au fait que l’Accusé n’avait pas expliqué pourquoi il s’était rendu 18 mois environ après avoir appris qu’il était visé par un acte d’accusation et qu’il n’avait pas plus donné d’éclaircissements sur les circonstances de sa reddition29. L’Accusation a présenté expressément dans son exposé devant la Chambre de première instance un argument qui est implicite dans l’Acte d’appel30 : faute d’explications sur les circonstances de la reddition de l’Accusé, celle- ci ne devrait pas être considérée comme étant « réellement volontaire31 ». La Chambre d’appel rappelle que le caractère volontaire de la reddition d’un accusé est un élément qu’une Chambre de première instance doit prendre en compte pour déterminer si, une fois libéré, l’accusé se représentera devant le Tribunal 32. Ainsi, dans la Décision Sainovic, la Chambre d’appel a considéré que la Chambre de première instance avait commis une erreur en estimant que l’accusé s’était livré « de son plein gré » alors qu’il s’était abstenu de le faire pendant trois ans environ après la publication de son acte d’accusation, qu’il avait déclaré à maintes reprises en public qu’il ne se livrerait jamais de son plein gré au Tribunal et qu’il ne s’était finalement rendu qu’après l’adoption de la Loi sur la coopération entre le Tribunal et les autorités de son pays33. Or, en l’espèce, la Chambre de première instance a dit qu’elle avait tenu compte du fait que l’Accusé n’avait pas expliqué pourquoi il ne s’était livré qu’au bout de 18 mois environ34 et, contrairement à la Chambre de première instance saisie de l’affaire Le Procureur c/ Sainovic et Ojdanic, elle n’a pas qualifié de volontaire la reddition de l’Accusé, et a décidé, ainsi qu’elle pouvait raisonnablement le faire, de n’attacher aucune importance aux circonstances dans lesquelles celui-ci s’était finalement livré au Tribunal35. Partant, la Chambre d’appel conclut que la Chambre de première instance n’a pas commis d’erreur sur ce point.
10. La Chambre d’appel va ensuite examiner la conclusion de la Chambre de première instance dans laquelle celle-ci s’est dite convaincue que, une fois libéré, l’Accusé ne mettrait pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne. Selon l’Accusation, l’Accusé aurait été impliqué dans une tentative d’assassinat sur la personne de Vuk Draskovic et il aurait également menacé publiquement toute personne qui s’emploierait à le faire transférer à La Haye36. Vu ces allégations, la Chambre de première instance ne pouvait raisonnablement conclure, sans explication à l’appui, que rien ne donnait à penser que, une fois libéré, l’Accusé ne mettrait personne en danger. Dans sa réponse, la Défense souligne pour l’essentiel que les documents produits par l’Accusation peuvent donner lieu à plusieurs interprétations37. La Chambre d’appel n’a pas à examiner le bien-fondé des allégations formulées par l’Accusation ; elle estime toutefois que la Chambre de première instance doit à tout le moins expliquer dans sa décision pourquoi elle considère que, une fois libéré, l’Accusé ne représentera pas un danger. La Chambre d’appel considère, vu l’erreur commise par la Chambre de première instance, qu’il y a lieu d’infirmer la conclusion qu’elle a tirée sur ce point et de lui renvoyer la question afin qu’elle examine les allégations de l’Accusation.
11. La Chambre de première instance a dit que « rien ne porte à croire que, s’il est libéré, l’Accusé mettra [quiconque] en danger » et qu’elle avait « estimé précédemment qu’il y avait lieu de déterminer si la première condition posée par l’article [concernant la comparution de l’Accusé au procès] était remplie38 ». Lorsqu’elle détermine si elle est convaincue que les conditions posées par l’article 65 B) du Règlement sont remplies, la Chambre de première instance n’a pas à prendre en compte tous les éléments pertinents, mais elle doit à tout le moins motiver ses conclusions concernant ceux dont elle a tenu compte dans sa décision39. En l’espèce, il appert que la Chambre de première instance a en fait renversé la charge de la preuve en demandant à l’Accusation de prouver que, une fois libéré, l’Accusé représenterait un danger. En estimant que rien ne tendait à l’établir, la Chambre de première instance a supposé que la libération de l’Accusé ne présentait aucun risque. Si la Chambre a considéré, ainsi qu’elle a dû le faire en l’espèce, qu’une fois libéré, l’Accusé ne mettrait personne en danger, elle devait motiver sa conclusion.
12. En dernier lieu, dans la Décision attaquée, la Chambre de première instance n’a pas indiqué si elle avait donné au pays hôte la possibilité d’être entendu, ainsi qu’elle est tenue de le faire par l’article 65 B) avant de libérer provisoirement un accusé40. Ce faisant, elle a commis une erreur de droit.
13. Par ces motifs, la Chambre d’appel ACCUEILLE l’appel de l’Accusation, ANNULE la Décision attaquée et RENVOIE la question à la Chambre de première instance afin qu’elle reconsidère celle-ci dans le droit fil de la présente décision.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Le Présidentde la Chambre d’appel
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Theodor Meron
Le 1er novembre 2005
La Haye (Pays-Bas)
[Sceau du Tribunal]