Affaire n° : IT-95-13/1-AR73

LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit :
M. le Juge Theodor Meron, Président

M. le Juge Fausto Pocar
M. le Juge Mohamed Shahabuddeen
M. le Juge Mehmet Güney
Mme le Juge Inés Weinberg de Roca

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
30 juillet 2003

LE PROCUREUR

c/

MILE MRKSIC

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DÉCISION RELATIVE À L’APPEL INTERLOCUTOIRE DE LA DÉFENSE CONCERNANT LA COMMUNICATION AVEC DES TÉMOINS POTENTIELS DE LA PARTIE ADVERSE

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Le Bureau du Procureur :

M. Jan Wubben

Le conseil de l’appelant :

M. Miroslav Vasic

I. Rappel

1. La Chambre d’appel est saisie du mémoire de la Défense relatif à l’appel interlocutoire interjeté contre la décision de la Chambre de première instance relative à la requête de la Défense aux fins de la détermination de règles de communication avec des témoins potentiels de la partie adverse (Defence Brief on an Interlocutory Appeal on Trial Chamber’s Decision on Defence Motion Requesting the Determination of Rules for Communicating with Potential Witnesses of the Opposing Party), déposé par la Défense de Mrkšic le 4 juin 2003 (le « Mémoire de l’appelant »)1.

2. L’appel interlocutoire s’oppose à la décision rendue le 7 mai 2003 par la Chambre de première instance II, par laquelle la Chambre a rejeté la requête de la Défense demandant la détermination de règles de communication précises entre les parties et les témoins potentiels de la partie adverse (la « Décision contestée »)2. La Chambre de première instance a précisé qu’à ce stade de la phase préalable au procès, les témoins potentiels ne sont liés à aucune des parties et que l’éventualité qu’un témoin potentiel ait pu fournir une déclaration à une partie au procès n’empêche pas l’autre partie de demander à interroger ledit témoin. En cas de refus de ce dernier, chacune des parties peut s’adresser à la Chambre afin qu’elle prenne les mesures appropriées en application de l’article 54 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international (le « Règlement »).

3. Le 29 mai 2003, la Chambre de première instance, en application de l’article 73 B) du Règlement, a certifié l’appel interlocutoire de la Défense contre la Décision contestée3.

4. Le Mémoire de l’appelant a été déposé le 4 juin 2003. L’Accusation a répondu le 16 juin 2003 (le « Mémoire de l’intimé »)4. Le 30 juin 2003, le juge de la mise en état en appel a rejeté la demande de l’appelant aux fins de prorogation du délai de dépôt de sa réplique5.

II. Conclusions

A) Conclusions de l’appelant Mile Mrkšic

5. L’appelant Mrkšic demande à la Chambre d’appel d’infirmer la Décision contestée . En fait, l’appelant cherche à restreindre les contacts de l’Accusation avec des témoins potentiels de la Défense qui ont expressément refusé d’être interrogés par l’Accusation6. L’appelant soutient qu’un témoin potentiel est libre de choisir de ne pas s’entretenir avec la partie adverse7. Selon l’appelant, des demandes persistantes se fondant sur « une prétendue obligation de communication avec l’Accusation  » font pression sur le témoin et portent atteinte au principe de l’égalité entre les parties8.

6. L’appelant soutient, en outre, qu’il se trouve en « position d’infériorité » par rapport à l’Accusation car la Défense ne peut escompter que les autorités de l’État concerné convaincront les témoins potentiels de l’Accusation de s’entretenir avec les enquêteurs de la Défense9. L’appelant affirme que la possibilité offerte à la Défense de demander à la Chambre de première instance de prendre des mesures appropriées en application de l’article  54 du Règlement n’équivaut pas à la possibilité dont dispose l’Accusation de passer par les voies officielles10.

7. L’appelant définit les « témoins potentiels » comme des personnes qui ne sont pas elles-mêmes des suspects, et qui ont accepté de témoigner en faveur de l’accusé . L’appelant affirme qu’il importe peu qu’un témoin potentiel figure sur une liste de témoins de la Défense, dès lors que ledit témoin a fait part à l’Accusation de son intention de témoigner en faveur de la Défense11. L’appelant précise que la détermination de règles générales de communication s’impose au stade de la phase préalable au procès, car la plupart des enquêtes sont alors terminées et une communication sans autorisation avec les témoins peut empêcher la Défense de trouver des témoins potentiels et de préparer son dossier12.

B) Conclusions de l’Accusation

8. L’Accusation affirme que l’appel interlocutoire devrait être rejeté car l’Appelant n’a pas démontré que la Chambre de première instance ait pu commettre une erreur ou que la Décision contestée porte atteinte aux droits de l’accusé13.

9. L’Accusation estime qu’en vertu des articles 16 et 18 du Statut du Tribunal et de l’article 39 du Règlement, elle est habilitée à contraindre un témoin potentiel de la Défense à répondre à sa convocation et que ledit témoin ne peut être exempté de cette obligation du simple fait qu’il accepte de témoigner en faveur de la Défense 14. En l’absence de mesures de protection ordonnées en vertu de l’article 75 du Règlement, ou d’un accord entre les parties , l’Accusation considère qu’il n’y a pas lieu de limiter les prises de contact avec les témoins et soutient que la requête de l’appelant, dans ces conditions, est prématurée 15.

10. L’Accusation réfute l’argument selon lequel le pouvoir de convoquer les témoins et de s’adresser aux autorités de l’État concerné place la Défense en position d’infériorité ou crée une inégalité d’armes entre les parties, puisque chacune d’elles peut demander à la Chambre de première instance de prendre des mesures appropriées en vertu de l’article 54 du Règlement16.

11. L’Accusation affirme que restreindre sa faculté de convoquer et d’interroger des témoins l’empêcherait de procéder à l’instruction des affaires criminelles, dont elle est responsable en vertu du Statut, neutraliserait l’action du Tribunal , ferait obstacle à la production de pièces à charge et à décharge en rapport avec la présente espèce et d’autres affaires portées devant le Tribunal, nuirait à d’autres accusés et à d’autres témoins, et serait contraire à l’intérêt de la justice17.

III. Examen

A) Considérations préliminaires

12. L’Accusation soutient que l’appel interlocutoire devrait être rejeté car la Défense n’a pas précisé en quoi la Décision contestée était erronée. En l’espèce , l’appelant conteste les effets de cette dernière, en faisant valoir qu’elle gêne la Défense dans sa quête de témoins et porte donc atteinte à son droit à se préparer et à son droit à un procès équitable. L’appelant a donc exposé les raisons sur lesquelles se fonde cet appel et a précisé les mesures demandées.

B) Droit de l’Accusation à interroger un témoin potentiel de la Défense

13. Dans la Décision contestée, la Chambre de première instance a rejeté la demande de la Défense visant à établir des règles de communication avec les témoins de la partie adverse. La Chambre d’appel a confirmé cette décision, mais a rappelé que le droit de se mettre en relation avec des témoins potentiels n’était pas sans limites .

14. Par l’article 18 2) du Statut, le Procureur est investi du droit à « interroger les suspects, les victimes et les témoins ». Pour ce faire, il peut « solliciter le concours des autorités de l’État concerné ». L’article 39 du Règlement dispose que, pour mener ses enquêtes, le Procureur est habilité à « convoquer et interroger les suspects, entendre les victimes et les témoins ». Il est donc clair que l’Accusation peut demander à interroger des témoins potentiels de la partie adverse et solliciter à cette fin l’aide de l’État concerné.

15. Les témoins d’un crime ne sont des témoins ni de l’Accusation ni de la Défense  ; les deux parties disposent du même droit à les interroger. Cependant, lorsqu’une personne refuse d’être interrogée pour une raison quelconque, l’Accusation ne peut l’obliger à assister à un entretien ou à répondre aux questions posées par l’Accusation . Comme la Chambre de première instance l’a justement fait remarquer, si l’Accusation ou la Défense souhaite contraindre une personne qui refuse d’être interrogée à se soumettre à un entretien préalable au procès, elle doit alors demander à cette fin l’intervention de la Chambre de première instance, en application de l’article 54 du Règlement. Ce sont seulement les injonctions ou autres ordonnances rendues par le Tribunal qui produisent un effet juridiquement contraignant par la possible application de sanctions pénales.

16. Lorsqu’une personne refuse d’être interrogée, l’Accusation a le droit de prendre des mesures raisonnables afin de la convaincre de reconsidérer sa décision. Cependant , le simple fait que cette personne accepte de témoigner en faveur de la Défense n’empêche pas l’Accusation de l’interroger, sous réserve, bien entendu, que cela ne perturbe pas le fonctionnement de la justice. Une prudence particulière s’impose dans le cas où l’Accusation demande à interroger un témoin qui a refusé un entretien avec cette dernière, car en pareil cas ledit témoin peut se sentir forcé ou intimidé .

17. Par ces motifs, l’appel interlocutoire est rejeté.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre d’appel
___________
Juge Theodor Meron

Le 30 juillet 2003
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - Le Procureur c/ Mile Mrksic, Affaire n° IT-95-13/1-AR73, Defence Brief on an Interlocutory Appeal on Trial Chamber’s Decision on Defence Motion Requesting the Determination of Rules for Communicating with Potential Witnesses of the Opposing Party, 4 juin 2003.
2 - Le Procureur c/ Mile Mrksic, Affaire n° IT-95-13/1-PT, Décision relative à la requête de la Défense aux fins de la détermination de règles de communication avec des témoins potentiels de la partie adverse, 7 mai 2003.
3 - Le Procureur c/ Mile Mrksic, Affaire n° IT-95-13/1-PT, Décision certifiant la nécessité de former appel, 29 mai 2003.
4 - Le Procureur c/ Mile Mrksic, Affaire n° IT-95-13/1-AR73, Prosecution’s Response to the Defence Brief on an Interlocutory Appeal on Trial Chamber’s Decision on Defence Motion Requesting the Determination of Rules for Communicating with Potential Witnesses of the Opposing Party, 16 juin 2003.
5 - Le Procureur c/ Mile Mrksic, Affaire n° IT-95-13/1-AR73, Décision relative à la demande de prorogation du délai de dépôt de la réplique, 30 juin 2003.
6 - Mémoire de l’appelant, par. 9 et 20.
7 - Mémoire de l’appelant, par. 7.
8 - Mémoire de l’appelant, par. 8.
9 - Mémoire de l’appelant, par. 6.
10 - Mémoire de l’appelant, par. 11 et 14.
11 - Mémoire de l’appelant, par. 12 à 15.
12 - Mémoire de l’appelant, par. 6 et 18.
13 - Mémoire de l’intimé, par. 13 et 14.
14 - Mémoire de l’intimé, par. 3, 22, 24, et 27.
15 - Mémoire de l’intimé, par. 31.
16 - Mémoire de l’intimé, par. 15 à 17.
17 - Mémoire de l’intimé, par. 19 à 21, 23, et 25 à 29.