Affaire n° : IT-95-13/1-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

Composée comme suit :
M. le Juge Carmel Agius, Président
M. le Juge Jean-Claude Antonetti
M. le Juge Kevin Parker

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
9 mars 2005

LE PROCUREUR

c/

MILE MRKSIC
MIROSLAV RADIC
VESELIN SLJIVANCANIN

_______________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA DEMANDE DE MISE EN LIBERTÉ PROVISOIRE PRÉSENTÉE PAR LA DÉFENSE

_______________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Jan Wubben

Le Conseil de l’Accusé Mile Mrksic :

M. Miroslav Vasic 

 

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II (la « Chambre ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal ») est saisie de la demande de mise en liberté provisoire (Defence Motion for Provisional Release) (la « Demande »), déposée par le Conseil de Mile Mrksic (l’« Accusé ») le 23 février 2005, par laquelle ledit Conseil (la « Défense ») demande la mise en liberté provisoire de l’Accusé en application de l’article 65 B) du Règlement de procédure et de preuve (le « Rcglement »). Le Bureau du Procureur (l’« Accusation ») a déposé sa réponse à la Demande (Prosecution’s Response to the Accused Mile Mrksic’s Defense Motion for Provisional Release) (la « Réponse ») le 2 mars 2005.

I. INTRODUCTION

1. La Demande est la troisième demande de mise en liberté provisoire déposée par l’Accusé depuis son placement en détention par le Tribunal.

2. Le 23 mai 2002, l’Accusé a déposé une demande de mise en liberté provisoire (Defence Motion for Provisional Release), par laquelle il demandait à être libéré provisoirement pour raisons de santé dans sa résidence familiale à Belgrade (République fédérale de Yougoslavie), demande que la Chambre a rejetée le 24 juillet 2002 par sa Décision relative à la demande de mise en liberté provisoire de Mile Mrksic (la « Première décision »)1. Aux fins de la présente décision, il suffira de rappeler que, dans sa Première décision, la Chambre a rejeté la Requête au motif qu’elle n’était pas convaincue que, s’il était libéré, l’Accusé se représenterait.

3. Le 29 janvier 2004, l’Accusé a déposé une demande de mise en liberté provisoire afin d’assister aux funérailles de sa mère en lieu et place de sa demande de mise en liberté provisoire afin de rendre visite à sa mère (Defence Request for Provisional Release for the Purpose of Attending Mother’s Funeral in Lieu of Previously Filed Defence Request for Provisional Release for the Purpose of Visiting his Mother). L’Accusé demandait alors l’autorisation de se rendre à Belgrade pour assister aux funérailles de sa mère, prévues pour le 31 janvier 2004. Le 30 janvier 2004, par sa Décision rendue en application de l’article 65 du Règlement et faisant droit à la requête de Mrksic aux fins d’assister aux funérailles de sa mère (la « Deuxième décision »), la Chambre a accordé à l’Accusé une autorisation de sortie pour lui permettre d’assister aux funérailles de sa mère, à charge pour lui de réintégrer le quartier pénitentiaire des Nations Unies (le « Quartier pénitentiaire ») le 2 février 2004 au plus tard et de respecter les conditions rigoureuses énoncées dans le dispositif2.

II. EXAMEN

A. Le droit applicable

4. Aux termes des articles 20 et 21 du Statut du Tribunal (le « Statut »), c’est à la Chambre de première instance qu’il incombe de veiller à ce que le procès soit équitable et rapide et à ce que l’instance se déroule conformément aux règles de procédure et de preuve, les droits de l’accusé étant pleinement respectés et la protection des victimes et des témoins dûment assurée.

5. L’article 65 du Règlement énonce les conditions auxquelles une Chambre de première instance peut ordonner la mise en liberté provisoire d’un accusé. Il dispose notamment que :

A) Une fois détenu, l’accusé ne peut être mis en liberté que sur ordonnance d’une Chambre.

B) La mise en liberté provisoire ne peut être ordonnée par la Chambre de première instance qu’après avoir donné au pays hôte, et au pays où l’accusé demande à être libéré la possibilité d’être entendus, et pour autant qu’elle ait la certitude que l’accusé comparaîtra et, s’il est libéré, ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne. (…)

6. Dès lors, la Chambre de première instance examinera, d’une part, si elle a la certitude que l’accusé, s’il est libéré, comparaîtra et, d’autre part, s’il ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne.

B. Application du droit aux faits de l’espèce

1. La question de savoir si l’Accusé comparaîtra

7. La Défense soutient que plusieurs éléments indiquent que l’Accusé, s’il est libéré, comparaîtra. Premièrement, la Défense affirme que l’Accusé s’est livré de son plein gré au Tribunal le 15 mai 2002. Deuxièmement, elle fait observer que l’Accusé a bénéficié d’une autorisation de sortie du 30 janvier au 2 février 2004 pour assister aux funérailles de sa mère, qu’il s’est conformé en tous points aux termes de la Deuxième décision et qu’il a réintégré le Quartier pénitentiaire le 2 février 2004. La Défense fait également valoir que l’Accusé a pris l’engagement personnel de se présenter lorsque le Tribunal l’exigera, et que cet engagement doit être interprété à la lumière de son comportement au Quartier pénitentiaire. Enfin, la Défense affirme que les autorités de la Serbie-et-Monténégro et de la République de Serbie ont renouvelé leurs garanties par le passé, garanties qui ont été respectées quand l’Accusé a été autorisé à assister aux funérailles de sa mère le 30 janvier 2004 en application de la Deuxième décision, et qui restent valables et viennent à l’appui de la Demande.

8. Dans sa Réponse, l’Accusation avance que l’Accusé n’a pas établi, comme il y était tenu, qu’il se représenterait. D’ailleurs, l’Accusation fait valoir que l’Accusé ne saurait se prévaloir d’une reddition volontaire alors même qu’il a été en fuite pendant près de sept ans. Deuxièmement, l’Accusation affirme que la présence de l’Accusé aux obsèques de sa mère n’est pas comparable à ce qui est envisagé dans la Demande. Troisièmement, l’Accusation soutient qu’on ne peut accorder qu’un crédit limité à l’engagement pris par l’Accusé de se représenter. Enfin, l’Accusation affirme que les documents mentionnés par la Défense aux paragraphes 26 à 28 de sa Requête ne constituent pas des garanties valables et appropriées au regard de l’article 65 B) du Règlement. L’Accusation relève en outre que le risque de fuite de l’Accusé est encore aggravé par la possibilité d’un renvoi devant une autre juridiction, s’il est libéré. La formation de renvoi est en effet saisie d’une demande de renvoi présentée en application de l’article 11 bis du Règlement. En dernier lieu, l’Accusation fait observer que des accusations très graves sont portées contre l’Accusé qui encourt de ce fait une longue peine d’emprisonnement.

9. La Chambre va examiner tous les éléments dont une Chambre de première instance raisonnable devrait normalement tenir compte avant de se prononcer sur la question de savoir si l’Accusé se représentera au cas où il serait libéré3.

10. Premièrement, s’agissant de la reddition volontaire, la Chambre a considéré dans sa Première décision que :

Compte tenu des circonstances ayant amené l’accusé à comparaître devant le Tribunal, il serait assez malvenu de considérer sa reddition comme volontaire, alors qu’il s’y est soustrait pendant plusieurs années. (…) Par conséquent, cet élément ne peut avoir qu’une influence limitée sur la décision de la Chambre concernant cette requête4.

11. La Chambre d’appel a dit que la Chambre de première instance avait « apprécié les éléments dont elle pensait qu’ils étaient à prendre en compte et en avait tiré une conclusion qui lui était loisible de tirer » et, dès lors, qu’elle n’avait pas pris une décision à laquelle aucun juge du fait n’aurait pu raisonnablement parvenir5.

12. Les faits sous-jacents restent les mêmes. La Chambre, examinant la Demande, ne voit donc aucune raison de s’écarter des conclusions tirées à ce sujet dans la Première décision, et considère que la reddition de l’Accusé ne peut jouer qu’un rôle modeste dans l’analyse à laquelle elle doit se livrer en application de l’article 65 B) du Règlement.

13. Deuxièmement, la Chambre rappelle que la Deuxième décision a permis à l’Accusé d’assister aux funérailles de sa mère pour d’exceptionnels motifs humanitaires et qu’elle imposait des conditions rigoureuses à l’Accusé, qui devait notamment être accompagné en permanence par un fonctionnaire de la République de Serbie-et-Monténégro ou du Royaume des Pays-Bas et réintégrer le Quartier pénitentiaire dans les trois jours. Aussi la Chambre estime-t-elle que les circonstances qui ont justifié la Deuxième décision ne sont pas comparables à ce qu’elles sont actuellement.

14. Troisièmement, la Chambre note que la Défense, au lieu de joindre à sa Requête une nouvelle garantie des autorités de la République de Serbie-et-Monténégro ou de la République de Serbie, préfère se prévaloir des garanties fournies le 13 juin 2002 et le 31 janvier 2004, garanties qui étaient limitées dans le temps. Ayant examiné la Requête, la Chambre ne peut considérer comme valables les garanties de représentation fournies à l’appui des demandes à l’origine des Première et Deuxième décisions.

15. Quatrièmement, la Chambre n’estime pas que la demande de renvoi déposée par l’Accusation en application de l’article 11 bis du Règlement constitue un élément nouveau qui modifie la situation de l’Accusé à un point tel que les deux conditions posées par l’article 65 B) seraient remplies. La demande de renvoi en l’espèce est encore pendante devant les Juges et il n’appartient pas à la Chambre d’intervenir de quelque manière que ce soit dans cette décision6 qui, néanmoins, est susceptible d’accroître le risque de non-représentation de l’Accusé.

16. Enfin, la Chambre note la gravité des crimes reprochés à l’Accusé dans le Deuxième Acte d’accusation modifié consolidé7. L’Acte d’accusation met en cause l’Accusé, en application de l’article 7 1) et 7 3) du Statut, pour diverses infractions qui auraient été commises après la prise de Vukovar (République de Croatie) par les Serbes. L’Accusé doit ainsi répondre de huit chefs d’accusation : persécutions, extermination, actes inhumains (un crime contre l’humanité), traitement cruel (une violation des lois ou coutumes de la guerre), assassinat / meurtre (un crime contre l’humanité et une violation des lois ou coutumes de la guerre) et torture (un crime contre l’humanité et une violation des lois ou coutumes de la guerre). Pour les crimes qui lui sont reprochés dans l’Acte d’accusation, l’Accusé encourt une très longue peine d’emprisonnement.

17. Par ces motifs, la Chambre n’est pas convaincue que l’Accusé, s’il est libéré, se représentera.

2. La question de savoir si l’Accusé mettra en danger une victime, un témoin ou toute autre personne

18. La Défense affirme que la situation financière actuelle de l’Accusé, le fait qu’il s’est conformé aux termes de la Deuxième décision et le fait que les victimes venues de la République de Croatie déposent devant le tribunal de district de Belgrade dans l’affaire de la ferme d’Ovcara sans rencontrer de problcme indiquent que l’Accusé, s’il était libéré, ne serait pas à même d’influencer les victimes et les témoins.

19. L’Accusation affirme que l’Accusé n’a pas établi, comme il y était tenu, qu’il ne mettra pas en danger quelque victime, témoin ou membre de leur famille.

20. Tout comme l’Accusation, la Chambre estime que c’est à l’Accusé qu’il incombe de prouver qu’il ne mettra pas en danger quelque victime, témoin ou membre de leur famille. La Chambre considère qu’il ne suffit pas à la Défense de tirer argument de la situation financière actuelle de l’Accusé et du fait qu’il s’est conformé aux termes de la Deuxième décision pour la convaincre que la deuxième condition cumulative prévue à l’article 65 B) est remplie8.

21. Dès lors, la Chambre n’est pas convaincue que l’Accusé, s’il est libéré, ne mettra pas en danger quelque victime, témoin ou autre personne.

3. La proportionnalité de la détention provisoire de l’Accusé

22. La Défense fait observer que la Chambre est tenue de prendre en considération la durée de la détention provisoire et, en l’occurrence, le fait que l’Accusé est détenu depuis près de trois ans sous ce régime.

23. L’Accusation relève par ailleurs que les arrêts de la Cour européenne des Droits de l’Homme ne prétendent pas imposer des limites dans le temps à la détention provisoire, et que le caractère raisonnable de la détention provisoire doit être apprécié au cas par cas.

24. La Chambre rappelle le raisonnement qu’elle a suivi dans sa Première décision, dans laquelle elle reconnaît, d’une part, le rôle de l’article 65 du Règlement dans l’application du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (« PIDCP ») et de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« CEDH ») du 4 novembre 1950, et, d’autre part, que « la Chambre de première instance doit interpréter l’article 65 du Règlement en fonction des faits de l’affaire spécifiquement en cause, en tenant compte de la situation réelle de la personne concernée, et non in abstracto »9.

25. S’il est vrai que l’Accusé est en détention depuis le 15 mai 2002, la durée de la détention provisoire doit être appréciée à la lumière des circonstances de l’espèce. Dans l’Acte d’accusation, il est reproché à l’Accusé et à deux coaccusés — Miroslav Radic et Veselin Sljivancanin (les « Coaccusés »), qui ont été transférés au Tribunal respectivement le 17 mai 2003 et le 13 juin 2003 — d’avoir commis les crimes susmentionnés. L’Accusé se voit reprocher le meurtre et l’extermination d’au moins 264 Croates et autres non-Serbes. Tout au long des deux ans et dix mois de la détention provisoire de l’Accusé, l’enquête s’est poursuivie sans discontinuer et a été menée convenablement. Dès lors, la Chambre considère que la durée de la détention provisoire de l’Accusé est proportionnée aux faits qui lui sont reprochés dans l’Acte d’accusation.

III. DISPOSITIF

Par ces motifs,

EN APPLICATION des articles 20 et 21 du Statut et de l’article 65 du Règlement,

LA CHAMBRE REJETTE la Requête.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 9 mars 2005
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance
_____________
Carmel Agius

[Sceau du Tribunal]


1. Voir Première décision, par. 1 à 10 pour un rappel détaillé de la procédure. 
2. Voir Deuxième décision, p. 3 et 4.
3. Le Procureur c/ Nikola Sainovic & Dragoljub Ojdanic, affaire n° IT-99-37-AR65, Décision relative à la mise en liberté provisoire, 30 octobre 2002 (la « Décision Sainovic relative à la mise en liberté provisoire »).
4. Première décision, par. 43.
5. Décision Sainovic relative à la mise en liberté provisoire, par. 14 et 15.
6. Motion by the Prosecution under Rule 11 bis for referral of the Indictment, 8 février 2005 ; Ordonnance fixant la composition d’une Chambre de première instance chargée de déterminer si un acte d’accusation doit être renvoyé devant une autre juridiction en application de l’article 11 bis du Règlement, rendue par le Président du Tribunal le 10 février 2005.
7. La Preliminary Motion in Respect to the Third Modified Consolidated Amended Indictment, déposée par le coaccusé Veselin Sljivancanin le 13 décembre 2004 étant encore pendante, la Chambre s’appuie sur le Deuxicme Acte d’accusation modifié consolidé du 26 aoűt 2004 (l’« Acte d’accusation »), lequel reste en vigueur contre l’Accusé.
8. La Chambre note que la Prosecution Motion for Protective Measures of Sensitive Witnesses, déposée à titre confidentiel le 17 décembre 2004 et la Prosecution Motion for Order of Protective Measures, déposée à titre confidentiel le 31 janvier 2005 sont encore pendantes devant la Chambre.
9. Première décision, par. 28 à 35.