Affaire n° : IT-95-13/1-PT

LA FORMATION DE RENVOI

Composée comme suit :
M. le Juge Alphons Orie, Président
M. le Juge O-Gon Kwon
M. le Juge Kevin Parker

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
30 juin 2005

LE PROCUREUR

c/

MILE MRKSIC
MIROSLAV RADIC
VESELIN SLJIVANCANIN

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DÉCISION RELATIVE À LA DEMANDE DE L’ACCUSATION DE RETIRER LA REQUÊTE AUX FINS DE RENVOYER L’ACTE D’ACCUSATION EN APPLICATION DE L’ARTICLE 11 BIS DU RÈGLEMENT ET LA DEMANDE Y RELATIVE

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Le Bureau du Procureur :

Mme Carla Del Ponte

Le Gouvernement de la Croatie :

Représenté par l’ambassade de Croatie aux Pays-Bas, La Haye

Les Conseils des Accusés :

M. Miroslav Vasic pour Mile Mrksic
M. Borivoje Borovic et Mme Mira Tapuskovic pour Miroslav Radic
MM. Novak Lukic et Momcilo Bulatovic pour Veselin Sljivancanin

Le Gouvernement de la Serbie-et-Monténégro :

Représenté par l’ambassade de Serbie-et-Monténégro aux Pays-Bas, La Haye

 

1. la Formation de renvoi du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal ») est saisie d’une demande de l’Accusation déposée le 9 juin 2005, par laquelle celle-ci sollicite le retrait de la requête aux fins de renvoyer l’acte d’accusation devant une autre juridiction en application de l’article 11 bis du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement ») et de la demande y relative (Prosecutor’s Motion to Withdraw the Motion and Request for Referral of the Indictment to Another Court under Rule 11 bis) (la « Demande de retrait »).

I. RAPPEL DE LA PROCÉDURE

2. Le 9 février 2005, l’Accusation a déposé une demande de renvoi de l’acte d’accusation devant une autre juridiction en application de l’article 11 bis du Règlement (Motion by the Prosecutor under Rule 11 bis for Referral of the Indictment) (la « Demande de renvoi »), par laquelle elle demandait au Président du Tribunal de désigner une Chambre de première instance pour examiner la requête aux fins de renvoyer l’acte d’accusation, en application de l’article 11 bis du Règlement, devant une autre juridiction, requête qu’elle avait déposée le même jour (Request by the Prosecutor under Rule 11 bis for Referral of the Indictment to another Court ) (la « Requête aux fins de renvoi »). Le 10 février 2005, le Président a désigné la présente Formation de renvoi pour déterminer s’il y avait lieu de renvoyer l’acte d’accusation devant une autre juridiction.

3. Le 1er mars 2005, les conseils de Mile Mrkšic, Miroslav Radic et Veselin Sljivancanin ont déposé une réponse conjointe ŕ la Requęte aux fins de renvoi en affirmant que si les conditions de renvoi de l’acte d’accusation devant une autre juridiction posées par l’article 11 bis C) sont remplies, celles prévues à l’article 11 bis B) ne le sont que pour ce qui concerne la Serbie-et-Monténégro.

4. Le 15 avril 2005, la Formation de renvoi a ordonné aux parties de présenter leurs arguments à propos d’un certain nombre de questions liées à l’examen de la Requête aux fins de renvoi, et a invité le Gouvernement de la Croatie et celui de la Serbie-et-Monténégro à en faire de même. Les parties, ainsi que le Gouvernement de la Croatie et celui de la Serbie-et-Monténégro ont déposé leurs conclusions le 28 avril 2005.

5. Une audience consacrée à la Requête aux fins de renvoi a eu lieu le 12 mai 2005 en présence des parties et de représentants du Gouvernement de la Croatie et de la Serbie-et-Monténégro. La décision relative à la Requête aux fins de renvoi a été mise en délibéré.

6. Toutefois, le 9 juin 2005, l’Accusation a déposé la Demande de retrait par laquelle elle a demandé à la Formation de renvoi de l’autoriser à retirer la Demande de renvoi et la Requête aux fins de renvoi, et d’attribuer de nouveau l’affaire à la Chambre de première instance du Tribunal qui en était saisie. Le 13 juin 2005, les conseils des trois accusés ont répondu conjointement à l’Accusation en s’opposant à la Demande de retrait et en demandant que l’acte d’accusation soit renvoyé devant une juridiction de la Serbie-et-Monténégro. Le 10 juin 2005, le Gouvernement de la Serbie-et-Monténégro a déposé un document par lequel il a demandé que la Demande de retrait soit rejetée et que l’affaire soit renvoyée aux autorités de son pays.

II. ARGUMENTS

7. L’Accusation fait valoir qu’elle a récemment pris conscience du fait que certaines difficultés risquent de se poser en l’espèce, des difficultés qu’elle n’avait pas prévues lorsqu’elle a déposé la Requête aux fins de renvoi et lorsque l’audience y relative a eu lieu. Elle soutient qu’en raison de ces difficultés éventuelles, et compte tenu de l’importance qu’il y a à poursuivre les trois accusés conformément à la résolution 1207 (1998) du Conseil de sécurité, l’intérêt de la justice commande le retrait de la Requête aux fins de renvoi et la réattribution de l’affaire à une Chambre de première instance du Tribunal.

8. Les conseils de la Défense font valoir que la Demande de retrait est vague et que l’Accusation avait connaissance de la résolution 1207 (1998) du Conseil de sécurité lors du dépôt de la Requête aux fins de renvoi et de l’audience y relative. Ils soutiennent que depuis que l’Accusation a demandé, peu de temps après avoir déposé la Requête aux fins de renvoi, la suspension de tous les actes de procédure non indispensables (Motion to suspend all non-essential proceedings), quatre mois se sont écoulés pendant lesquels rien n’a été fait pour préparer le procès. En outre, la Défense fait valoir qu’en application de l’article 11 bis B) du Règlement, la Formation de renvoi devrait ordonner d’office le renvoi de la présente affaire aux autorités de la Serbie-et-Monténégro puisque, selon elle, les conditions posées par l’article 11 bis B) et C) sont remplies.

9. Le Gouvernement de la Serbie-et-Monténégro fait savoir que la Formation de renvoi doit déterminer « uniquement et exclusivement » s’il y a lieu de renvoyer une affaire devant une autre juridiction et que si l’Accusation peut, en vertu de l’article 11 bis, demander le renvoi d’une affaire ou l’annulation d’une ordonnance de renvoi, la décision finale appartient à la Formation de renvoi. Le Gouvernement de la Serbie-et-Monténégro soutient en outre que l’Accusation n’a pas précisé les difficultés qu’elle invoque pour justifier sa Demande de retrait et que la résolution 1207 (1998) du Conseil de sécurité, à laquelle elle fait alusion, ne concerne que le refus de la République fédérale de Yougoslavie à l’époque d’arrêter les accusés mis en cause en l’espèce et qu’elle ne devrait pas être interprétée autrement. Il ajoute qu’il y a lieu de rejeter la Demande de retrait et de renvoyer l’affaire aux autorités de la Serbie-et-Monténégro.

III. EXAMEN

10. La Formation de renvoi avait largement entamé l’examen au fond de la Requête aux fins de renvoi lorsque l’Accusation a demandé le retrait de celle-ci le 9 juin 2005. La Formation de renvoi est donc en mesure de dire qu’au vu de cette Requête, il est tout aussi justifié d’accorder que de refuser le renvoi de la présente affaire. Compte tenu en particulier de la position hiérarchique des accusés, et surtout celle de Mile Mrkšic, et la gravité des actes qui leur sont reprochés, la Formation de renvoi devait se prononcer sur une question difficile : le renvoi de l’affaire est-il possible au regard de l’article 11 bis du Règlement et, si tel est le cas, la Formation de renvoi doit-elle, dans l’intérêt de la justice, exercer son pouvoir discrétionnaire en ce sens ? L’exercice de ce pouvoir est d’autant moins aisé en l’espèce qu’il faut décider si l’affaire doit être renvoyée devant les autorités de la Croatie ou devant celles de la Serbie-et-Monténégro, une décision qui implique l’examen minutieux de questions complexes, entre autres, juridiques.

11. À ce propos, la Formation de renvoi a constaté, sur la base des arguments écrits et des exposés, les passions suscitées par cette affaire. Ces passions influencent considérablement les positions des Gouvernements de la Croatie et de la Serbie-et-Monténégro, nourrissent la plupart des arguments présentés au nom des accusés, et ont conduit ces derniers à refuser catégoriquement à être jugés en Croatie et à réclamer d’être jugés en Serbie-et-Monténégro plutôt que devant ce Tribunal. Les passions qui inspirent ces arguments n’ont d’égales que celles qu’éprouvent certains témoins potentiels et les familles des victimes hostiles à un procès en Serbie-et-Monténégro. Il est notamment allégué dans l’acte d’accusation que 264 personnes emmenées hors de l’hôpital de Vukovar ont été exécutées. De par leur nature, ces allégations sont propres à déchaîner les passions, ce qui, plus que jamais, soulève la question suivante : un procès organisé dans l’un ou l’autre de ces États, même aujourd’hui, peut-il être perçu comme équitable ?

12. La Défense a raison de relever que l’Accusation ne s’est pas attardée sur les raisons qui l’ont conduite à demander le retrait de sa Requête aux fins de renvoi. Toutefois, l’Accusation semble dire que les entretiens qu’elle a eus avec des responsables de Croatie et de Serbie-et-Monténégro l’ont amenée à reconsidérer l’opportunité de renvoyer l’espèce devant l’un ou l’autre de ces États. Ce revirement n’est guère surprenant vu la teneur des arguments présentés devant la Formation de renvoi et la dimension symbolique qu’ont acquise les événements de l’hôpital de Vukovar à l’origine des poursuites engagées en l’espèce, dimension rappelée par le Conseil de sécurité dans sa résolution 1207 (1998).

13. La Formation de renvoi n’est saisie officiellement que de la Requête aux fins de renvoi et de la demande y relative. L’Accusation souhaite à présent les retirer. Les conseils de la Défense et le Gouvernement de la Serbie-et-Monténégro ne sont pas en mesure de déposer une demande officielle de renvoi de l’affaire devant les autorités de la Serbie-et-Monténégro, mais ils ont clairement indiqué que les autorités de cet État considéraient que les accusés devaient être jugés par ses tribunaux. Les conseils de la Défense et le Gouvernement de la Serbie-et-Monténégro prient instamment la Formation de renvoi d’ordonner d’office le renvoi, même si l’Accusation préfère à présent que le Tribunal continue de juger ces accusés.

14. La Formation de renvoi est consciente, vu tout ce qui précède, des difficultés présentées par la Requête aux fins de renvoi. De par ses fonctions, l’Accusation est peut-être particulièrement à même d’apprécier de nombreux facteurs à considérer face à la question difficile de savoir s’il est préférable qu’un accusé soit jugé dans un État de la région de l’ex-Yougoslavie ou par ce Tribunal. Le Règlement tient compte de ces fonctions puisqu’il habilite l’Accusation à demander le renvoi d’une affaire devant une autre juridiction. En conséquence, la Formation de renvoi ne peut qu’hésiter à refuser à l’Accusation de retirer une requête aux fins du renvoi d’une affaire. En outre, si la Formation de renvoi peut ordonner d’office le renvoi d’une affaire devant une autre juridiction, elle ne peut, en principe, le faire que dans les cas qui s’y prêtent manifestement. Pour les raisons déjà exposées, la présente affaire ne fait pas partie de ces cas, et la Formation de renvoi considère que la décision d’ordonner d’office son renvoi serait infondée et malvenue, compte tenu de la complexité des questions soulevées par les parties intéressées et des passions que suscite parmi elles la perspective d’un tel renvoi.

15. Les circonstances particulières en l’espèce, pour autant que la Formation de renvoi en a actuellement connaissance, donnent à penser qu’il n’existe pas de motifs suffisants justifiant que la Formation de renvoi ordonne d’office le renvoi de l’affaire devant les autorités d’un État de la région de l’ex-Yougoslavie. À tout bien considérer, il serait préférable, dans l’intérêt de la justice, que les accusés soient jugés devant ce Tribunal.

16. Il n’est pas besoin, en conséquence, de rendre une ordonnance attribuant de nouveau l’affaire à une Chambre de première instance. La Chambre de première instance II reste saisie de l’espèce pour la phase préalable au procès.

IV. DISPOSITIF

Par ces motifs et EN APPLICATION des articles 54 et 11 bis du Règlement,

LA FORMATION DE RENVOI

FAIT DROIT à la Demande de retrait.

 

Le Président de la Formation de renvoi
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Alphons Orie

Le 30 juin 2005
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]