Affaire n° : IT-95-13/1-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

Composée comme suit :
M. le Juge Kevin Parker, Président
Mme le Juge Christine Van den Wyngaert
M. le Juge Krister Thelin

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
10 octobre 2005

LE PROCUREUR

c/

MILE MRKSIC
MIROSLAV RADIC
VESELIN SLJIVANCANIN

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DÉCISION RELATIVE À LA DEMANDE DE MESURES PRÉSENTÉE PAR L’ACCUSATION EN APPLICATION DE L’ARTICLE 65 TER F) DU RÈGLEMENT

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Le Bureau du Procureur :

M. Marks Moore

Les Conseils des Accusés :

M. Miroslav Vasic, pour Mile Mrksic
M. Borivoje Borovic et Mme Mira Tapuskovic, pour Miroslav Radic
MM. Novak Lukic et Momcilo Bulatovic, pour Veselin Sljivancanin

I. CONTEXTE

1. Cette décision concerne la demande de mesures présentée par l’Accusation en application de l’article 65 ter F) du Règlement (Prosecution’s Motion for Relief Pursuant to Rule 65 ter F)), le 28 septembre 2005 (la « Demande »). Dans cette Demande, l’Accusation soutient que les mémoires préalables au procès déposés par la Défense des trois Accusés en l’espèce ne sont pas conformes aux dispositions de l’article 65 ter F) du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement  ») et demande à la Chambre d’exiger le dépôt de mémoires supplémentaires. Le 5 octobre  2005, la Défense a déposé une réponse conjointe (Joint Defence Response : Prosecution’s Motion for Relief Pursuant to Rule 65 ter F)) (la « Réponse conjointe  »), priant la Chambre de rejeter la Demande ou, à défaut, d’ordonner à l’Accusation de communiquer une liste détaillée des points de fait et de droit qui ne seraient pas conformes à l’article 65 ter F) du Règlement et d’accorder à la Défense un délai suffisant pour déférer aux injonctions de la Chambre.

2. L’Accusation a déposé son mémoire préalable en application de l’article 65  ter E) du Règlement le 29 août 2005. Le 23 septembre 2005, la Défense des Accusés Mile Mrksic, Miroslav Radic et Veselin Sljivancanin a déposé leurs mémoires préalables respectifs en application de l’article 65 ter F) du Règlement. La Chambre relève qu’il ressort des écritures des parties que le 2 septembre 2005, la Défense des trois Accusés a présenté une liste de 67 faits qu’elle proposait à l’Accusation de reconnaître comme acquis mais cette dernière n’a, au jour de cette décision, pas encore répondu. La liste proposée n’a pas été communiquée à la Chambre et aucune conclusion ne peut donc en être tirée quant à la nature de la défense de chacun des Accusés.

II. DISCUSSION

3. Pour ce qui de la teneur des mémoires préalables, l’article 65 ter du Règlement met à la charge de l’Accusation et de la Défense des obligations différentes. Aux termes de l’article 65 ter E) du Règlement, l’Accusation doit déposer un mémoire préalable détaillé « contenant pour chaque chef d’accusation un résumé des moyens de preuve que le Procureur entend faire valoir sur la commission du crime allégué et le type de responsabilité encouru par l’accusé… ». En revanche, l’article  65 ter F) du Règlement exige seulement de la Défense qu’elle dépose un mémoire préalable traitant des points de fait et de droit et précisant « i) en termes généraux, la nature de la défense de l’accusé, ii) les points du mémoire préalable du Procureur que l’accusé conteste, iii) pour chacun de ces points, les motifs de contestation par l’accusé ». Une autre Chambre de première instance a relevé que le mémoire préalable de la Défense est avant tout un instrument permettant de fixer certaines limites générales au procès avant qu’il ne commence et d’identifier les domaines d’accord éventuel entre les parties1. À ce stade, la Défense n’est pas tenue de donner des informations détaillées sur les preuves qu’elle entend produire au cours du procès. Aux termes de l’article 65 ter  G) du Règlement, ces informations doivent être communiquées à l’issue de la présentation des moyens à charge et avant le début de la présentation des moyens à décharge.

4. À l’appui de sa Demande de mesures, l’Accusation soutient tout d’abord qu’à propos des points de droit pertinents en l’espèce, la Défense s’est bornée à répéter qu’elle contestait l’application des articles du Statut invoqués pour porter des accusations contre les Accusés. L’examen des mémoires préalables révèle toutefois que la Défense de chacun des Accusés a exposé sa position sur les éléments constitutifs de chaque crime et chaque forme de responsabilité et en a donné lorsqu’il y avait lieu les raisons, ce qui, de l’avis de la Chambre, est suffisant pour le moment.

5. L’Accusation fait valoir en outre que les points de fait exposés dans chacun des mémoires préalables de la Défense concernent des questions secondaires et demeurent tout à fait vagues et insuffisants. L’Accusation ne donne pas davantage de précisions sur ce point.

6. Dans son mémoire préalable, la Défense de l’Accusé Mrksic a indiqué en substance qu’elle conteste toutes les allégations formulées par l’Accusation, et plus précisément le contexte militaire et politique dans lequel les évènements se seraient produits, ainsi que le rôle qu’aurait joué l’Accusé Mrksic dans ces évènements. S’agissant du contexte des évènements, la Défense de l’Accusé Mrksic affirme que les faits incriminés dans l’acte d’accusation ne s’inscrivaient pas dans le cadre d’une attaque lancée contre la population civile2. Toutefois, alors que la Défense de l’Accusé Mrksic donne une description relativement détaillée de ce qu’elle présente comme le contexte des évènements et notamment de certaines des activités des forces croates à l’époque, sa position sur la question de l’existence d’un conflit armé pendant la période visée par cet acte d’accusation demeure incertaine. Il sera demandé à la Défense de compléter son mémoire préalable sur ce point. Pour ce qui est du rôle et de la responsabilité de l’Accusé Mrksic, il semble que la Défense avance que l’Accusé n’a pas ordonné l’évacuation de patients de l’hôpital de Vukovar le 20 novembre 1991 et qu’il n’avait pas connaissance de cet évènement ou des évènements ultérieurs3. La ligne de défense de l’Accusé Mrksic semble être dans son mémoire préalable que l’hôpital de Vukovar et la ferme Ovcara étaient sous la responsabilité de la 80e brigade motorisée et non sous celle de la brigade motorisée de la garde4. En outre, pendant la période visée par l’acte d’accusation, l’Accusé Mrksic « se trouvait au poste de commandement de son unité à Negoslavci5  ». Aux fins de l’article 65 ter F) du Règlement, bien que la nature générale de la défense de l’Accusé Mrksic concernant le rôle qu’il a joué dans les faits incriminés qui ont été rapportés plus haut ne soit pas complètement explicitée, on ne peut pas dire que les dispositions de cet article ne sont pas respectées.

7. Cela étant, la Chambre relève que dans son mémoire préalable, la Défense de l’Accusé Mrksic ne traite pas des faits en cause dans l’acte d’accusation, communément appelés « faits incriminés ». Dans ces conditions, la Chambre tendrait en principe à ordonner à la Défense de l’Accusé Mrksic de déposer un mémoire supplémentaire traitant de cet aspect particulier de l’affaire. Toutefois, d’autres questions actuellement pendantes devant la Chambre sont ici à prendre en compte. Le Juge de la mise en état a notamment rendu une décision ordonnant à la Défense de faire savoir avant le 19 octobre 2005 en application de l’article 94 bis B) du Règlement si elle accepte les rapports de plusieurs témoins experts que l’Accusation veut citer à comparaître au procès, notamment ceux de deux médecins légistes concernant l’autopsie des individus exhumés de la fosse d’Ovcara6. La réponse de la Défense à la question de savoir si elle accepte un ou plusieurs des rapports d’experts et si elle souhaite procéder à un contre-interrogatoire ou contester la qualité d’expert de l’un ou de plusieurs des témoins sera d’une grande importance pour ce qui est de savoir si la Défense conteste les faits incriminés en l’espèce. La Chambre estime qu’il est donc prématuré, à ce stade, d’ordonner à la Défense de l’Accusé Mrksic de déposer un mémoire supplémentaire sur ces points particuliers.

8. Dans son mémoire préalable, la Défense de l’Accusé Radic soutient tout d’abord que les faits incriminés dans l’acte d’accusation ne s’inscrivaient pas dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique contre la population civile, ce qui est une des conditions d’application de l’article 5 du Statut7. Toutefois, il ne ressort pas clairement du mémoire si la Défense de l’Accusé Radic conteste l’existence d’un conflit armé pendant la période visée dans l’acte d’accusation. Le mémoire préalable évoque simplement les activités du « Corps de la garde nationale  » et des « défenseurs de la ville de Vukovar » empêchant la JNA de lever le siège des casernes de la JNA dans la ville8. Aucune conclusion claire ne peut en être tirée quant à la position de la Défense sur l’existence d’un conflit armé. Ordre sera donné à la Défense de l’Accusé Radic de préciser son mémoire préalable sur ce point. S’agissant du rôle de l’Accusé Radic, la Défense soutient dans son mémoire que celui-ci n’est impliqué dans aucun des crimes qui lui sont reprochés dans l’acte d’accusation. La Défense semble affirmer que l’Accusé Radic n’était membre d’aucune entreprise criminelle commune ayant un rapport avec les faits incriminés dans l’acte d’accusation et qu’il n’avait pas connaissance d’une telle entreprise9. Pour ce qui est des tortures et de l’extermination, la position de la Défense est plus claire, puisqu’elle affirme que l’Accusé n’avait pas la mens rea requise10. Enfin, la Défense pourrait semble-t-il faire valoir au procès que l’Accusé Radic n’était pas le supérieur hiérarchique des auteurs présumés des crimes11 mais un tel argument est apparemment en contradiction avec le fait qu’elle ait accepté le paragraphe 158 du mémoire préalable de l’Accusation12. La Défense de l’Accusé Radic devrait apporter des précisions sur ce point. Abstraction faite de ces questions et des précisions restant à apporter au sujet des faits incriminés, la Chambre estime qu’aux fins de l’article 65 ter F) du Règlement, la nature générale de la défense et les points de fait contestés en ce qui concerne le rôle de l’Accusé Radic ont été suffisamment traités dans le mémoire préalable. Toutefois, les observations faites précédemment à propos de la position de la Défense de l’Accusé Mrksic sur la question des faits incriminés sont également valables pour la Défense de l’Accusé Radic.

9. La Défense de l’Accusé Sljivancanin soutient en substance dans son mémoire préalable que l’Accusé n’était impliqué en aucune manière dans les crimes qui lui sont reprochés dans l’acte d’accusation. Selon la Défense, l’Accusé Sljivancanin n’avait pas connaissance de l’existence d’une entreprise criminelle commune et n’a pas participé à aucune pendant la période visée par l’acte d’accusation ; il n’avait pas non plus connaissance du projet qui aurait été formé de commettre les crimes allégués13. S’agissant du rôle de l’Accusé Sljivancanin, la Défense avance en outre que celui -ci n’a donné aucun ordre en rapport avec la commission des crimes allégués14. Enfin, la Défense fait valoir qu’à l’époque des faits, l’Accusé Sljivancanin ne commandait pas les membres des forces serbes et n’avait pas autorité sur eux15. Plus précisément, la Défense soutient que l’Accusé Sljivancanin n’était pas le commandant de jure ou de facto des unités qui seraient impliquées dans les crimes, à savoir les forces de défense territoriale du district autonome serbe et de la République de Serbie, ainsi que d’autres volontaires et unités paramilitaires16. La Défense affirme dans le mémoire préalable que l’Accusé Sljivancanin ne se trouvait pas à la ferme Ovcara17 et exerçait ses fonctions ordinaires d’officier de la sécurité de la brigade motorisée de la garde18. Sous réserve de ce qui suit, la nature générale de la défense de l’Accusé Sljivancanin est exposée en termes généraux mais suffisants aux fins de l’article 65 ter F). Toutefois, les observations faites précédemment au sujet de la position de la Défense de l’Accusé Mrksic sur la question des faits incriminés sont également valables pour la Défense de l’Accusé Sljivancanin. En outre, la position de la Défense de l’Accusé Sljivancanin concernant l’existence alléguée d’un conflit armé et/ou d’une attaque dirigée contre la population civile au cours de la période visée en l’espèce demeure peu claire. Ordre sera donné à la Défense de l’Accusé Sljivancanin de compléter son mémoire préalable sur ce point.

III. CONCLUSION

PAR CES MOTIFS et EN APPLICATION des articles 54 et 65 ter du Règlement,

[LA CHAMBRE] FAIT DROIT EN PARTIE À LA DEMANDE et ORDONNE que :

i) la Défense des Accusés Mrksic et Radic dépose un supplément à leurs mémoires préalables respectifs en explicitant suffisamment leurs positions respectives quant à l’existence alléguée d’un conflit armé pendant la période visée par l’acte d’accusation,

ii) la Défense de l’Accusé Radic précise également dans ce supplément sa position en ce qui concerne le paragraphe 158 du mémoire préalable de l’Accusation et la question de savoir si l’Accusé était le supérieur hiérarchique des auteurs présumés des crimes,

iii) la Défense de l’Accusé Sljivancanin dépose un supplément à son mémoire préalable en indiquant sa position quant à l’existence alléguée d’un conflit armé et d’une attaque contre la population civile pendant la période visée par l’acte d’accusation,

iv) s’agissant du cas de chacun des trois Accusés en ce qui concerne les faits incriminés, la Chambre réserve sa position dans l’attente d’autres conclusions orales que la Défense pourrait présenter après avoir examiné les rapports des témoins experts dont l’Accusation lui a maintenant donné communication,

v) les trois suppléments soient déposés avant le 20 octobre 2005.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre de première instance
______________
M. le Juge Kevin Parker

Le 10 octobre 2005
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - Voir l’affaire nº IT-99-36-PT, Le Procureur c/ Brdjanin et Talic, Décision relative à la réponse de l’Accusation au « mémoire préalable au procès de la défense de Brdanin », 14 janvier 2002, par. 4.
2 - Mémoire préalable de Mrksic, par. 64.
3 - Mémoire préalable de Mrksic, par. 40 à 42.
4 - Mémoire préalable de Mrksic, par. 41.
5 - Ibidem.
6 - Decision on Notice Pursuant to Rule 94 bis, déposée à titre confidentiel le 5 octobre 2005.
7 - Mémoire préalable de Radic, par. 58.
8 - Mémoire préalable de Radic, par. 9.
9 - Mémoire préalable de Radic, par. 20.
10 - Mémoire préalable de Radic, par. 38 et 67 respectivement.
11 - Mémoire préalable de Radic, par. 23.
12 - Mémoire préalable de Radic, par. 16.
13 - Mémoire préalable de Sljivancanin, par. 33 et 67.
14 - Mémoire préalable de Sljivancanin, par. 83.
15 - Mémoire préalable de Sljivancanin, par. 80.
16 - Mémoire préalable de Sljivancanin, par. 109, faisant référence aux paragraphes 7 et 17 de l’acte d’accusation.
17 - Mémoire préalable de Sljivancanin, par. 118.
18 - Mémoire préalable de Sljivancanin, par. 113 et 114.