DEVANT TROIS JUGES DE LA CHAMBRE DAPPEL
Devant : M. le Juge Antonio Cassese, Président
M. le Juge Haopei Li
M. le Juge Jules Deschênes
Assistés de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Décision rendue le : 14 octobre 1996
LE PROCUREUR
C/
ZEJNIL DELALIC
ZDRAVKO MUCIC alias "PAVO"
HAZIM DELIC
ESAD LANDZO alias "ZENGA"
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DECISION RELATIVE A LA DEMANDE DAUTORISATION
DINTERJETER APPEL (DISJONCTION DINSTANCES)
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Le Bureau du Procureur :
M. Eric Ostberg
Mme Teresa McHenry
Le Conseil de la Défense :
Mme Edina Residovic, représentant Zejnil Delalic
I
LA DEMANDE DAUTORISATION DINTERJETER APPEL
1. En introduisant une demande dautorisation dinterjeter appel datée du 4 octobre 1996, laccusé Zejnil Delalic souhaite introduire un recours contre la Décision de la Chambre de première instance II relative aux Exceptions préjudicielles aux fins de disjonction dinstances des accusés Zejnil Delalic et Zdravko Mucic, datées du 25 septembre 1996 et déposées au Greffe du Tribunal le 26 septembre 1996. Le Requérant, Delalic, avait soulevé une exception préjudicielle conformément à larticle 73(A)(iv) du Règlement de procédure et de preuve, lequel autorise :
"lexception aux fins de disjonction des chefs daccusation joints conformément à larticle 49 ci-dessus, ou de disjonction dinstances conformément au paragraphe (B) de larticle 82 ci-après."
2. La demande dautorisation dinterjeter appel a été introduite en vertu de larticle 72(B)(ii) du Règlement, qui dispose :
"(B) La Chambre se prononce sur les exceptions préjudicielles in limine litis. Les décisions ainsi rendues ne sont pas susceptibles dappel, sauf
(..)
(ii) dans les autres cas, lorsque lautorisation dappeler est accordée par trois Juges de la Chambre dappel, pour autant que le requérant ait démontré lexistence de motifs sérieux dans les sept jours de la décision entreprise."
3. En vertu des dispositions ci-avant, le Requérant sollicite lautorisation dinterjeter appel aux fins de contester la Décision du 25 septembre 1996 pour les motifs suivants:
i) non-respect du Règlement de procédure et de preuve;
ii) erreur de fait; et
iii) erreur de droit.
4. Premièrement, le Requérant invoque le fait que la Chambre de première instance ne sest pas conformée au Règlement de procédure et de preuve du Tribunal en prononçant, le 25 septembre 1996, une décision conjointe applicable à lui-même ainsi quà son coaccusé Zdravko Mucic. Le Requérant affirme quil avait soulevé une exception préjudicielle séparée faisant état de faits et darguments spécifiques qui navaient "rien de commun avec largumentation des autres personnes accusées". Le Requérant argüe du fait que larticle 87(B) du Règlement de procédure et de preuve, qui réglemente la question des délibérés finaux, devrait être appliqué par analogie dès le stade préliminaire. Larticle 87(B) se lit comme suit :
"(B) La Chambre de première instance vote séparément sur chaque chef visé dans lacte daccusation. Si deux ou plusieurs accusés sont jugés ensemble, en application de larticle 48 ci-dessus, la Chambre statue séparément sur le cas de chacun deux."
5. Sagissant de la deuxième contestation, le Requérant affirme que la Chambre de première instance a commis une erreur de fait en considérant quil existait des preuves dune "opération", ce qui est une condition nécessaire pour procéder à une jonction dinstances et à une jonction dactes daccusation en vertu des articles 48 et 49 du Règlement. Le Requérant soutient quaucune preuve na été fournie concernant lexistence dune "opération", celle-ci étant définie comme "un certain nombre dactions ou domissions survenant à loccasion dun seul événement ou de plusieurs, en un seul endroit ou en plusieurs, et faisant partie dun plan, dune stratégie ou dun dessein commun" (article 2 du Règlement).
6. Le Requérant allègue également que la question de savoir sil se trouvait en position de supérieur hiérarchique pourrait aisément être tranchée après examen des réglementations pertinentes de lex-République socialiste fédérative de Yougoslavie et de la Bosnie-Herzégovine. De plus, même si on considérait quil détenait un pouvoir de commandement, sa responsabilité ne pourrait être engagée quau regard de ses actes propres. Le Requérant conteste la dernière phrase du paragraphe 9 de la Décision de la Chambre de première instance, qui se lit comme suit : "Il convient de remarquer que la responsabilité de supérieur hiérarchique ne peut être établie sur la seule base de lapport de preuves concernant lexercice ou non dune fonction spécifique." Le Requérant soutient que cette affirmation est "injuste" parce que "les normes et les faits relatifs à la structure et aux compétences sur le terrain" ont déjà été établies en audience publique.
7. Une troisième erreur de fait dont le Requérant se plaint concerne lépreuve pénible que devraient endurer les victimes et témoins à loccasion dun procès séparé. Le Requérant affirme que les éléments de preuve qui seront produits durant son procès sont "tout à fait différents et distincts" de ceux des autres accusés et que les témoignages entendus lors du procès de ses coaccusés nauraient aucune pertinence au regard de son propre procès.
8. La dernière erreur de fait invoquée par le Requérant est que la Chambre de première instance a erré en affirmant que des procès séparés entraîneraient des retards plus importants. Le Requérant soutient quun procès consacré à sa responsabilité de supérieur hiérarchique pourrait être mené dans les meilleurs délais.
9. La dernière contestation soulevée par le Requérant porte sur lerreur de droit que la Chambre de première instance aurait commise. Le Requérant affirme que larticle 48 (jonction dinstances) viole son "droit concret" dêtre accusé individuellement, dêtre jugé sans retard excessif et dêtre maintenu en détention pendant une durée minimale; il soutient également que lintérêt de la justice et son droit à un procès équitable doivent être strictement respectés. A lappui de ces droits, le Requérant cite le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, la Convention européenne des droits de lhomme et les articles 7 et 21 du Statut du Tribunal.
II
LES ARGUMENTS DU PROCUREUR
10. La Réponse du Procureur du Tribunal international à la demande dautorisation dinterjeter appel a été déposée au Greffe le 8 octobre 1996.
11. Le Procureur affirme que le Requérant "na pu faire la démonstration dun risque significatif quune décision erronée de la Chambre de première instance nuise gravement à sa défense" et quil ninvoque pas spécifiquement lexistence de "motifs sérieux" tels que visés à larticle 72(B)(ii) du Règlement de procédure et de preuve. Le Procureur ajoute que le Requérant nexamine pas spécifiquement la nature du préjudice quil subirait au cas où il serait obligé de présenter sa défense dans le cadre dun procès conjoint.
12. Concernant la contestation selon laquelle la Chambre de première instance a commis une erreur en rendant une décision conjointe relative à des procès séparés alors que le Requérant avait soulevé une exception préjudicielle séparée faisant état de faits et darguments le concernant exclusivement, le Procureur répond quaucune raison, dun point de vue juridique ou logique, ninterdirait à la Chambre de première instance de prononcer des décisions conjointes. Le Procureur précise que pareilles décisions sont en général efficaces et pratiques, et souligne que la Décision conjointe de la Chambre de première instance examine séparément et méthodiquement les arguments de chacun des accusés.
13. Sagissant des allégations du Requérant relatives à labsence de preuves de lexistence dune "opération", le Procureur fait observer que cet argument ne figurait pas dans lexception préjudicielle et quil ne peut donc pas être soulevé au stade de lappel. Le Procureur poursuit en affirmant que même si cet argument était valable, il ne pourrait être avancé quaux fins de contester lacte daccusation et non pour solliciter une disjonction dinstances. De toute manière, le Procureur affirme quil sagissait bien dune "opération", dans la mesure où tous les chefs daccusation ont trait à des actes qui se sont déroulés dans le même camp de détention.
14. En ce qui concerne laffirmation selon laquelle la dernière phrase du paragraphe 9 de la Décision de la Chambre de première instance est injuste, le Procureur répond que laffirmation contenue dans cette phrase est appropriée et correcte en droit. Il invite laccusé à soulever la question de la validité en fait ou en droit de cette affirmation durant son procès devant la Chambre compétente.
15. Le Procureur examine conjointement les affirmations du Requérant concernant labsence présumée de retard considérable en cas de disjonction dinstances et les violations de son "droit concret". Le Procureur soutient que ce préjudice est le seul qui soit invoqué par le Requérant. Selon le Procureur, le Requérant considère quil serait jugé non coupable si un procès séparé consacré à sa responsabilité de supérieur hiérarchique était organisé. Cependant, poursuit le Procureur, cette conviction repose sur lhypothèse - quil na pas mentionnée explicitement et quil na pas étayée - "quil aurait droit à un procès préliminaire consacré à sa responsabilité de supérieur hiérarchique" et quun tel procès se tiendrait avant ceux des autres accusés. Le Procureur affirme que le Requérant ne peut invoquer le droit dêtre jugé avant ses coaccusés et que le fait que laccusé devrait être maintenu plus longtemps en détention ne peut être considéré comme un "motif sérieux" justifiant quun recours soit introduit contre une décision refusant la disjonction dinstance.
III
LE CHAMP DAPPLICATION DE LARTICLE 72(B)(II)
16. Cet article a pour objet de "filtrer" les appels relatifs à des matières autres que la compétence du Tribunal. Alors quil y a appel de plein droit en ce qui concerne la compétence, trois Juges doivent procéder à un examen préliminaire pour ce qui est des autres matières. A lévidence, cette procédure de "filtrage" permet déviter que la Chambre dappel soit submergée dappels anodins ou inutiles qui prolongeraient exagérément la mise en accusation. Ce "filtrage" na pas été jugé nécessaire pour les appels relatifs à la compétence, en raison de limportance intrinsèque et de la nature préliminaire de ces questions, qui doivent par ailleurs être tranchées avant louverture du procès proprement dit.
17. Quels éléments les trois Juges doivent-ils prendre en considération pour décider sil y a lieu dautoriser lintroduction dun recours ? En dautres termes, que recouvrent ces "motifs sérieux" dont le requérant doit faire la démonstration ? Cet article du Règlement étant invoqué pour la première fois par une partie, les trois Juges considèrent quil est opportun de formuler des lignes directrices pour lapplication future de cette disposition.
18. Les trois Juges doivent tout dabord déterminer si la demande relève de la compétence de la Chambre dappel du Tribunal. Pour ce faire, il convient dexaminer la structure générale du Règlement du Tribunal. Le Chapitre cinquième concerne la mise en accusation. Il est divisé en cinq Sections. La Section 5, intitulée "Exceptions préjudicielles", contient deux articles : larticle 72 - Disposition générale et larticle 73 - Exceptions préjudicielles soulevées par laccusé.
La disposition qui traite des exceptions préjudicielles est larticle 72(B). Celui-ci fait clairement référence à larticle 73, qui énumère les exceptions préjudicielles. Larticle 72(B) dispose que la Chambre se prononce sur les exceptions préjudicielles in limine litis, ce qui, en un sens, va de soi; il ajoute, ce qui est plus important, quen principe, les décisions ainsi rendues "ne sont pas susceptibles dappel."
Les exceptions à cette règle doivent être interprétées de manière restrictive, conformément à un principe dinterprétation généralement admis. Larticle 73(A) contient une liste dexceptions préjudicielles que laccusé peut soulever dans les soixante jours suivant sa comparution initiale et qui sont donc par nature des questions importantes devant être tranchées à un stade préalable au procès. Les trois Juges considèrent que seules les exceptions préjudicielles énumérées à larticle 73(A) (ii), (iii), (iv) et (v) sont implicitement visées à larticle 72(B)(ii). En conséquence, cest uniquement si la demande dautorisation dinterjeter appel a trait à une matière couverte par lune de ces dispositions que lappel peut être autorisé. Il convient dajouter que pareille autorisation peut être accordée à la Défense tout comme à lAccusation. En effet, bien que larticle 73 ne vise que les exceptions préjudicielles soulevées par laccusé, il résulte du principe de légalité des armes, qui découle lui-même du principe fondamental du procès équitable, que le Procureur peut également, pour ce qui est de lune quelconque des matières énumérées à larticle 73(A), interjeter appel dune décision de la Chambre de première instance relative à une exception préjudicielle soulevée par laccusé conformément à larticle 73. Le Procureur peut interjeter appel dune telle décision de plein droit (article 73(A)(i)) ou après avoir obtenu lautorisation de trois Juges de la Chambre dappel (pour les matières visées à larticle 73(A) (ii), (iii), (iv) et (v)).
En conclusion, toute demande dappel concernant des matières autres que celles énumérées à larticle 73(A) (ii), (iii), (iv) ou (v) doit être déclarée demblée irrecevable au motif quelle ne relève pas la compétence dappel du Tribunal.
19. Ensuite, les trois Juges doivent déterminer si la demande est futile, vexatoire, manifestement dénuée de tout fondement, destinée à abuser de la procédure du Tribunal ou tellement vague et imprécise quelle ne saurait être sérieusement prise en considération, conformément à lancienne maxime causa vaga et incerta non est causa rationabilis (une cause vague et incertaine nest pas une cause raisonnable).
20. Enfin, lorsque les trois Juges sont convaincus que la demande remplit ces "critères négatifs", ils doivent déterminer si la demande fait la démonstration de "motifs sérieux". En dautres termes, ils doivent déterminer si elle démontre lexistence dune erreur grave susceptible de causer un préjudice important à laccusé ou de nuire à lintérêt de la justice, ou si elle soulève des questions non seulement dimportance générale, mais qui exercent également une influence directe sur le développement futur de la procédure, dans la mesure où larrêt de la Chambre dappel exercerait un impact considérable sur la future procédure devant la Chambre de première instance.
IV
DISCUSSION
21. Il ressort clairement de lapplication de ces critères en lespèce que la demande porte sur lune des matières visées à larticle 73(A), dans la mesure où il sagit dune demande de disjonction dinstances introduite en vertu de larticle 73(A)(iv). Les trois Juges considèrent par ailleurs que la demande nest ni futile, ni vexatoire, ni manifestement dénuée de tout fondement, ni destinée à abuser de la procédure du Tribunal, ni tellement vague et imprécise quelle ne saurait être sérieusement prise en considération.
22. Cependant, la demande ne satisfait pas au troisième critère. Le Requérant sest contenté de justifier sa demande en invoquant des motifs de fond. Il na démontré ni lexistence dune erreur grave dans la décision susceptible de lui causer un préjudice important ou de nuire à lintérêt de la justice, ni lexistence dune raison importante pour laquelle il serait nécessaire dordonner une disjonction dinstances "pour éviter tout conflit dintérêts de nature à causer un préjudice grave à un accusé ou pour sauvegarder lintérêt de la justice" comme le requiert larticle 82 du Règlement.
V
DISPOSITIF
Les trois Juges de la Chambre dappel,
Statuant à lunanimité,
Vu les motifs ci-avant exposés,
Vu larticle 72(B)(ii) du Règlement de procédure et de preuve,
REJETTENT la demande introduite par laccusé Delalic, par laquelle celui-ci sollicite lautorisation dinterjeter appel de la Décision de la Chambre de première instance II datée du 25 septembre 1996 relative aux exceptions préjudicielles aux fins de disjonction dinstances soulevées par les accusés Zejnil Delalic et Zdravko Mucic.
Fait en anglais et en français, les deux versions faisant également foi.
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Antonio Cassese
Président
Fait le quatorze octobre 1996
A La Haye,
Pays-Bas
[Sceau du Tribunal]