LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit: M. le JugeRafael Nieto-Navia, Président

M. le Juge Wang Tieya

M. le Juge Almiro Simoes Rodrigues

M. le Juge David Anthony Hunt

M. le Juge Mohamed Bennouna

Assistée de: Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Opinion rendue le: 22 février 1999

 

LE PROCUREUR

C/

ZEJNIL DELALIC
ZDRAVKO MUCIC a/k/a "PAVO"
HAZIM DELIC
ESAD LANDZO a/k/a "ZENGA"

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OPINION DISSIDENTE DU JUGE BENNOUNA RELATIVE A LA COMPETENCE DE LA CHAMBRE D’APPEL POUR CONNAITRE DE LA MISE EN LIBERTE PROVISOIRE

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Le Bureau du Procureur:

M. Yapa Upawansa

Le Conseil de la Défense:

M. John Ackerman pour Zejnil Delalic
Mme Nihada Butorovic, M. Howard Morrison pour Zdravko Mucic
M. Salih Karabdic, M. Thomas Moran pour Hazim Delic
Mme Cynthia Sinatra, M. Peter Murphy pour Esad Landzo

 

La Chambre d’appel a adopté le 19 février 1999 une décision rejetant la requête introduite par Zdravko Mucic pour une liberté provisoire et temporaire en se fondant sur les articles 65 et 107 du Règlement de procédure et de preuve ("Règlement") du Tribunal. Je ne me suis pas prononcé sur le fond de cette requête considérant qu’il n’est pas de la compétence de la Chambre d’appel de décider à ce sujet. Je m’en explique dans cette opinion dissidente. Rien en effet, même pas l’urgence invoquée ici, ne saurait justifier une infraction aux règles qui régissent le Tribunal et dont le respect est la garantie ultime de la crédibilité de cette institution internationale.

Dans sa demande de mise en liberté provisoire en date du 17 février 1999, Zdravko Mucic se fonde sur "les principes généraux d’équité et les règles de droit naturel (ius naturale) et/ou du droit des gens", après avoir reconnu que "le Règlement n’envisage pas une telle requête". Je considère que c’est à tort que la Chambre d’appel a fondé sa décision sur les articles 65 et 107 du Règlement du Tribunal.

Selon l’alinéa A de l’article 65 relatif à la mise en liberté provisoire, "Une fois détenu, l’accusé ne peut être mis en liberté que sur ordonnance d’une Chambre de première instance". Cette disposition détermine ainsi l’une des fonctions ou compétences des chambres d’instance en précisant qu’elles les exercent à titre exclusif, c’est à dire qu’elles sont les seules à le faire. C’est pour cela qu’on ne peut déduire de l’article 107 que la Chambre d’appel est également habilitée à décider de la mise en liberté provisoire. Selon cet article, "Les dispositions du Règlement en matière de procédure et de preuve devant les Chambres de première instance s’appliquent, mutadis mutandis, à la procédure devant la Chambre d’appel." Comme cela est courant en matière de procédure et de preuve, cette disposition est destinée à éviter de reprendre pour la Chambre d’appel toutes les techniques de fonctionnement de la chambre d’instance et les moyens de preuve qu’elle peut recevoir, étant entendu que les deux chambres ont des fonctions et des compétences bien distinctes. La chambre d’instance "prononce des sentences et impose des peines et sanctions à l’encontre des personnes convaincues de violations graves du droit international humanitaire" (Article 23(1) du Statut du Tribunal), alors que la Chambre d’appel connaît des recours contre les décisions de la chambre de première instance et pour des motifs précis ("erreur sur un point de droit qui invalide la décision" ou "erreur de fait qui a entrainé un déni de justice", article 25 du Statut). La Chambre d’appel ne rejuge pas entièrement l’affaire, comme le ferait une chambre d’appel dans certains systèmes de droit. Elle n’exerce pas à la place de la chambre de première instance tout ce qui relève de son appréciation discrétionnaire. Elle intervient pour corriger les erreurs de droit ou de fait ou renvoie à la chambre concernée pour ce faire. C’est pour cela que l’on ne peut pas se contenter de résumer les relations entre la Chambre d’appel et les chambres de première instance par la formule "qui peut le plus peut le moins". Autrement la Chambre d’appel pourrait se substituer à la chambre d’instance à tout moment et pour toutes ses fonctions. Elle ne peut le faire en réalité que dans les cas précis prévus par le Statut et le Règlement. C’est pour cela que la mise en liberté provisoire relève de la chambre d’instance qui prononce le jugement sous réserve (en cas d’erreur de droit ou de fait) d’un recours devant la Chambre d’appel (article 65(D) du Règlement).

L’article 107 du Règlement a entendu signifier par "mutatis mutandis" qu’il s’agissait de transposer au niveau de la Chambre d’appel les dispositions du Règlement prévues pour les chambres de première instance, tout en tenant compte de la spécificité de ces dernières, et notamment des fonctions qui leur sont réservées à titre exclusif, comme cela est précisé clairement par l’article 65 du Règlement.

La liberté d’interpréter du juge pour tenir compte des "réalités" et adapter la règle en conséquence trouve ses limites dans la théorie de l’acte clair, c’est à dire dans la nécessité de s’en tenir au "sens ordinaire" des mots (Conventions de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969).

La Cour permanente de justice l’avait affirmé dès 1923 en ces termes: "Le devoir de la Cour est nettement tracé. Placée en présence d’un texte dont la clarté ne laisse rien à désirer, elle est tenue de l’appliquer tel qu’il est…" (Acquisition de la nationalité polonaise, 1923, série B, Numéro 7, p.20). Il me semble que la Chambre d’appel, placée devant l’article 65 qui réserve à titre exclusif la décision en matière de liberté provisoire à une chambre de première instance, devrait l’appliquer tel qu’il est, s’estimer incompétente, et renvoyer le demandeur devant une chambre d’instance, quitte à exercer le moment venu ses fonctions en matière de recours en appel telles que prévues par l’article 65(D) du Règlement.

 

Fait en français et en anglais, la version française faisant foi,

Fait le 22 février1999,

A La Haye,

Pays-Bas

Juge Mohamed Bennouna

[sceau du Tribunal]