LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit : Mme le Juge Gabrielle Kirk McDonald, Président

M. le Juge Ninian Stephen

M. le Juge Lal C. Vohrah

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 2 octobre 1996

 

LE PROCUREUR

C/

ZEJNIL DELALIC
ZDRAVKO MUCIC alias "PAVO"
HAZIM DELIC
ESAD LANDZO alias "ZENGA"

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DÉCISION CONCERNANT L’EXCEPTION PRÉJUDICIELLE DE L’ACCUSÉ DELALIC RELATIVE À DES VICES DE FORME DE L’ACTE D’ACCUSATION

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Le Bureau du Procureur :

M. Eric Ostberg
Mme Teresa McHenry

Le Conseil de la Défense :

Mme Edina Residovic, représentant Zejnil Delalic

 

I. INTRODUCTION

Le 3 juillet 1996, l’accusé Zejnil Delalic a présenté une Exception préjudicielle relative à des vices de forme de l’acte d’accusation en vertu des articles 72 et 73 du Règlement de procédure et de preuve (le "Règlement") du Tribunal international. Le Bureau du Procureur ("l’Accusation") a répondu par écrit à l’exception le 23 juillet 1996. Avant cette date, la Défense avait présenté plusieurs documents à l’appui d’une requête en instance portant sur la mise en liberté provisoire de l’accusé. Après avoir décidé que ces documents étaient potentiellement pertinents pour l’Exception préjudicielle relative à des vices de forme de l’acte d’accusation (l’"Exception préjudicielle"), le 7 août 1996 la Chambre de première instance a ordonné à l’Accusation de répondre aux pièces et documents supplémentaires. Le 14 août 1996, l’Accusation a présenté sa Réponse aux pièces et documents déposés par Delalic à l’appui de la requête de mise en liberté provisoire en ce qu’ils se rapportent à sa requête sur les vices de forme de l’acte d’accusation ("Réponse aux pièces et documents"). Les parties ont présenté des arguments oraux concernant l’Exception préjudicielle le 20 août 1996.

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE, AYANT EXAMINÉ les conclusions écrites et entendu l’exposé des parties,

REND LA PRÉSENTE DÉCISION.

II. EXAMEN

A. Contexte

1. L’acte d’accusation ("l’acte d’accusation") contre Zejnil Delalic ("l’Accusé") comprend un total de 49 chefs mis à la charge de l’Accusé et de trois autres personnes. Il a été initialement confirmé le 21 mars 1996. L’Accusation y allègue que Zejnil Delalic était le Commandant du Premier Groupe tactique des forces des Musulmans de Bosnie de juin à novembre 1992 et que ses responsabilités comprenaient l’exercice du pouvoir hiérarchique sur le camp de Celebici et son personnel. En cette capacité, Zejnil Delalic se voit reprocher aux chefs 13, 14, 33 à 35, 38, 39 et 44 à 48 la responsabilité hiérarchique dans des cas spécifiques de meurtres, tortures, traitements cruels, actes causant de grandes souffrances ou portant des atteintes graves à l’intégrité physique, traitements inhumains et détention illégale de civils.

2. La Défense allègue que l’acte d’accusation est vague, imprécis, contradictoire et non fondé. L’Exception préjudicielle conteste spécifiquement les paragraphes 2, 3 et 7 ainsi que le manque de spécificité présumé des crimes fondamentaux qui sont mis à la charge de l’accusé au titre de la responsabilité hiérarchique. En soulevant l’Exception préjudicielle, la Défense demande le rejet de toutes les accusations portées contre l’Accusé ou, à défaut, une ordonnance de la Chambre de première instance chargeant l’Accusation de présenter un acte d’accusation plus précis.

3. L’Accusation s’oppose à l’Exception préjudicielle de la Défense principalement sur le motif qu’elle soulève des questions relatives à des éléments de preuve qu’il n’est pas opportun d’examiner dans le cadre d’une exception préjudicielle sur les vices de forme de l’acte d’accusation. S’agissant des autres objections, l’Accusation affirme que l’acte d’accusation fournit à l’Accusé des informations suffisantes sur la nature des chefs d’accusation retenus contre lui et qu’il est totalement conforme aux exigences de l’article 18 4) du Statut du Tribunal international (le "Statut") et de l’article 47 B) du Règlement. La Chambre de première instance examine ci-après séparément chaque argument présenté dans l’Exception préjudicielle.

B. Dispositions applicables

4. L’Exception préjudicielle est soulevée conformément à l’article 72 du Règlement, qui autorise le dépôt d’exceptions préjudicielles, et à l’article 73, qui présente une liste non limitative d’exceptions pouvant être soulevées par un accusé. L’article 73 dispose, notamment, que l’accusé peut soulever une "(l’) exception fondée sur des vices de forme de l’acte d’accusation". Les articles 18 et 21 du Statut et l’article 47 B) fournissent le fondement des arguments stipulés dans l’Exception. L’article 18, qui expose en détail le processus d’instruction et d’établissement d’un acte d’accusation, dispose au paragraphe 4 :

S’il décide qu’au vu des présomptions, il y a lieu d’engager des poursuites, le Procureur établit un acte d’accusation dans lequel il expose succinctement les faits et le crime ou les crimes qui sont reprochés à l’accusé en vertu du statut. L’acte d’accusation est transmis à un juge de la Chambre de première instance.

L’article 47 B) du Règlement réitère ce concept, disposant que "L’acte d’accusation indique le nom du suspect et les renseignements personnels le concernant ainsi qu’une relation concise des faits de l’affaire et la qualification qu’ils revêtent". De plus, l’article 21 4) a) prévoit que la personne accusée a droit "A être informée rapidement, dans le plus court délai, dans une langue qu’elle comprend et de façon détaillée, de la nature et des motifs de l’accusation portée contre elle" et l’alinéa 4) b) du même article permet à l’accusé de "disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ...".

C. Analyse

1. Questions factuelles

5. La Défense soutient que plusieurs déclarations figurant dans l’acte d’accusation sont factuellement inexactes. Ces déclarations figurent principalement aux deuxième et troisième paragraphes de l’acte d’accusation. En réponse, l’Accusation avance que la Chambre de première instance ne peut examiner les contestations de la validité des faits dans le cadre d’une exception préjudicielle sur les vices de forme de l’acte d’accusation.

6. Le paragraphe 2 de l’acte d’accusation est libellé comme suit :

A compter de la fin mai 1992, des forces composées de Musulmans de Bosnie et de Croates de Bosnie ont attaqué et se sont emparées du contrôle des villages occupés en majorité par des Serbes de Bosnie situés dans la municipalité de Konjic et aux alentours. Les attaquants ont expulsé les résidents serbes de leurs maisons par la force et les ont gardés à des centres de rassemblement. De nombreuses femmes et enfants ont été confinés dans une école locale ou dans d’autres endroits. La plupart des hommes et certaines femmes ont été emmenés dans d’anciennes installations de la JNA à Celebici. Des détenus y ont été tués, torturés, ont fait l’objet de sévices sexuels, ont été passés à tabac et, de façon générale, ont fait l’objet d’un traitement cruel et inhumain....

7. La Défense affirme tout d’abord que les circonstances de l’époque dictent que les forces loyales au Gouvernement de Bosnie-Herzégovine n’auraient pas pu "attaquer et s’emparer du contrôle" de leur propre territoire mais qu’elles avaient au contraire "libéré" un secteur qui avait auparavant fait l’objet d’une prise de contrôle, d’une occupation et d’une fortification. Elle soutient donc que, de ce fait, l’acte d’accusation est vague. Cependant, cet argument n’est pas fondé. Le membre de phrase "attaqué et se sont emparés du contrôle" est seulement une caractérisation factuelle qui ne suggère aucune faute ou pouvoir de l’Accusé. De surcroît, cette allégation ne constitue pas le fond des chefs de l’acte d’accusation, comme le montre le fait qu’elle figure dans la section intitulée "Contexte". Enfin, en tant que déclaration factuelle, cette phrase ne peut pas être contestée pertinemment par la voie de la présente Exception. En fait, dans la mesure où cette déclaration sert de fondement à l’une quelconque des accusations portées contre l’accusé dans l’acte d’accusation, il appartiendra au Procureur d’établir tous les éléments nécessaires de ces accusations afin de soutenir l’interprétation des faits donnés par l’Accusation. En conséquence, un désaccord sur les faits n’est pas une base suffisante pour fonder une exception relative aux vices de forme de l’acte d’accusation.

8. La deuxième contestation de la Défense portant sur ce paragraphe est que, dans son ensemble, il contredit les événements qui se sont effectivement déroulés. La Défense soutient que puisque la capture de participants à un conflit armé ne constitue pas une violation des

Conventions de Genève, l’acte d’accusation est vague sans une indication précise des individus qui ont été amenés aux centres de rassemblement. Cet argument peut être écarté de la même façon que le premier. Comme indiqué antérieurement, une exception préjudicielle sur la forme de l’acte d’accusation n’est pas le cadre approprié pour une contestation des faits. De plus, ce paragraphe ne renferme que des informations de caractère introductif sur la situation et ne formule aucune accusation spécifique contre l’un quelconque des accusés cités dans ledit acte d’accusation et, par conséquent, une décision d’imprécision n’est pas fondée. Comme indiqué précédemment, ce paragraphe ne fournit que des informations de base et ne prétend pas tenir Zejnil Delalic responsable des actions qui y sont présentées.

9. Le dernier argument de la Défense relatif au paragraphe 2 de l’acte d’accusation, à savoir qu’il contredit la déclaration ultérieure aux paragraphes 9 et 10 qu’un état de conflit armé international et d’occupation partielle existait en Bosnie-Herzégovine, est quelque peu ambigu. Du fait de l’absence d’explication de la Défense sur cette question, la Chambre de première instance ne peut que conclure que cette affirmation est basée sur le fait que tous les contingents cités dans le paragraphe - Croates de Bosnie, Musulmans de Bosnie et Serbes de Bosnie - sont des nationaux bosniaques et que le conflit en cause se déroulait en Bosnie-Herzégovine. Ceci, cependant, ne révèle pas une incohérence dans les allégations. Le seul fait que des Bosniaques participaient à l’affrontement particulier en cause dans cet acte d’accusation ne signifie pas que l’ensemble du conflit dans la région n’était pas de caractère international. Pour qu’un conflit soit considéré de caractère international, il n’est pas nécessaire que des forces internationales soient présentes dans chaque région du pays; de fait, la Chambre d’appel du Tribunal international a décidé que "il suffit que les crimes présumés aient été étroitement liés aux hostilités se déroulant dans d’autres parties des territoires contrôlés par les parties au conflit". Le Procureur c. Tadic, Arrêt relatif à l’appel de la Défense concernant l’exception préjudicielle d’incompétence (No IT-94-1-AR72, Chambre d’appel, 2 octobre 1995). La Défense ne conteste pas que les crimes présumés dans cet acte d’accusation ont eu lieu dans le cadre ou du fait du conflit plus large se déroulant en Bosnie-Herzégovine et, par conséquent, l’argument d’incohérence est sans fondement.

10. La Défense affirme que le troisième paragraphe de l’acte d’accusation renferme des renseignements manifestement inexacts. Ce paragraphe figure dans la section intitulée "Les Accusés" et il est libellé comme suit :

Zejnil DELALIC, né le 25 mars 1948, a coordonné les activités des forces des Musulmans de Bosnie et celles des Croates de Bosnie dans la région de Konjic, d’avril 1992 environ à septembre 1992 au moins, et était le commandant du 1er Groupe tactique des forces des Musulmans de Bosnie de juin 1992 environ à novembre 1992. Ses responsabilités comprenaient l’exercice de l’autorité sur le camp de détention de Celebici et sur son personnel.

Contrairement à ces allégations, la Défense affirme que l’Accusé était un simple soldat jusqu’au 2 mai 1992, date à laquelle il a reçu l’autorisation spéciale de la Présidence du temps de guerre et du Commandant du quartier-général de la Défense territoriale à Konjic, de participer pendant six mois aux activités de logistique. Exception préjudicielle, page 2. Le 9 mai 1992, selon la Défense, l’Accusé a reçu une autorisation semblable du Ministère de la défense de la République de Bosnie-Herzégovine. Idem. La Défense déclare que l’Accusé a été nommé au poste de Coordinateur entre les forces de la défense de Konjic et la Présidence du temps de guerre le 18 mai 1992 et que, le 27 juillet 1992, il a été nommé au poste de Commandant du Premier Groupe tactique par le Quartier-général des forces armées de la République de Bosnie-Herzégovine. Selon la Défense, ce commandement avait une zone d’activité et une tâche militaire spécifiques. Idem, page 2. De surcroît, selon la Défense, l’allégation dans ce paragraphe que les responsabilités de l’Accusé "comprenaient l’exercice de l’autorité sur le camp de détention de Celebici" n’est pas étayée par les éléments de preuve joints à l’acte d’accusation. La Défense fonde cet argument sur sa conviction que les déclarations des témoins sur lesquelles s’appuie l’Accusation ne peuvent pas être traitées comme des éléments de preuve en raison de leur imprécision et de leurs erreurs et parce que les deux dépositions de témoins sur lesquelles s’appuie l’Accusation émanent de témoins qui auraient des motifs inavoués en portant ces accusations contre l’Accusé.

11. Ces affirmations de la Défense démontrent clairement que ces objections sont fondées sur des arguments factuels et ne soutiennent pas une exception relative à des vices de forme de l’acte d’accusation. De fait, la Défense concède que l’Accusation s’est appuyée sur des dépositions de témoins pour soutenir ses allégations. De surcroît, les dépositions des témoins serviraient apparemment de fondement à ce stade pour l’allégation de l’Accusation concernant le pouvoir hiérarchique de facto. Comme indiqué antérieurement, ces arguments ne sont pas opportuns dans le cadre d’une exception préjudicielle sur les vices de forme de l’acte d’accusation et ne peuvent pas être évalués à ce stade. Au contraire, comme le déclare à juste titre l’Accusation, "Les questions de fait contestées doivent être tranchées au procès, après la possibilité sans réserve de présenter des éléments de preuve". Réponse aux pièces et documents, page 3. La question de savoir si les allégations figurant dans l’acte d’allégation sont vraies sera, en dernière analyse, tranchée au procès.

2. Allégations d’imprécision

12. Les dernières contestations de l’acte d’accusation par la Défense portent sur son imprécision. Sa première allégation d’imprécision concerne son affirmation que l’acte d’accusation ne renferme aucun renseignement détaillé sur les personnes qui y sont citées et sur lesquelles Zejnil Delalic aurait exercé un pouvoir hiérarchique. Dans le même ordre d’idée, la Défense qualifie le paragraphe 7 de l’acte d’accusation de "complètement vague" pour ce qui est des allégations du Procureur, sans autre commentaire ou argument, que Zejnil Delalic occupait "de(s) position(s) de supérieur hiérarchique par rapport à tous les gardiens du camp ainsi qu’aux autres personnes autorisées à entrer dans le camp et à maltraiter les détenus". La Défense conteste aussi la déclaration que Zejnil Delalic "savai(en)t ou avai(en)t des raisons de savoir que des personnes occupant un rang hiérarchiquement inférieur au leur maltraitaient les détenus" et qu’il(s) "ont négligé de prendre les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher que ces actes ne soient commis ou pour punir les auteurs après la perpétration dudit acte". La Défense allègue ensuite que la description factuelle des atteintes à l’intégrité physique imputables aux coaccusés Hazim Delic et Esad Landzo devrait être précise en ce qui concerne la date et le lieu de leur perpétration ainsi que la façon dont elles ont été commises. Plus spécifiquement, la Défense demande des renseignements détaillés sur les victimes et une description complète de la date, du lieu, des actes et de la façon dont chaque crime particulier a été commis.

13. En réponse, l’Accusation soutient que "Il ne fait aucun doute que des informations aussi détaillées ne doivent pas être mentionnées dans l’acte d’accusation et qu’elles ne sont même pas requises au stade du procès". Réponse de l’Accusation, page 4 Selon l’Accusation, s’il est établi que Zejnil Delalic "occupait plusieurs postes spécifiquement mentionnés dans l’acte d’accusation", représentant l’exercice du pouvoir sur le personnel et sur le camp, cela suffit pour établir qu’il avait qualité de supérieur hiérarchique. De surcroît, l’Accusation soutient qu’en ce qui concerne les actions présumées des coaccusés Hazim Delic et Esad Landzo, l’acte d’accusation renferme l’exposé succinct des faits approprié requis tant par le Statut que par le Règlement.

14. Le Tribunal international a statué sur des contestations d’actes d’accusation dans trois autres décisions : Le Procureur c. Tadic, Décision sur l’exception préjudicielle de la Défense relative à la forme de l’acte d’accusation (No IT-94-1-T, Chambre de première instance II, 14 novembre 1995) ("Décision sur l’acte d’accusation dans Tadic"); Le Procureur c. \ukic, Décision relative aux exceptions préjudicielles soulevées par l’accusé (No IT-96-20-T, Chambre de première instance I, 26 avril 1996) ("Décision sur les exceptions préjudicielles dans \ukic"); et plus récemment en ce qui concerne un coaccusé dans la présente affaire,

Le Procureur c. Delalic, Mucic, Delic et Landzo, Décision relative à l’exception préjudicielle de l’accusé Mucic demandant des renseignements détaillés (No IT-96-21-T, Chambre de première instance II, 26 juin 1996) ("Décision sur les renseignements détaillés dans Mucic").

15. Dans l’affaire Tadic, la Défense a soutenu que les paragraphes quatre à douze de l’acte d’accusation étaient vagues parce qu’ils ne donnaient que des dates approximatives et ne fournissaient pas à l’accusé une indication claire des accusations portées contre lui. La Chambre a conclu que les dates approximatives figurant aux paragraphes cinq à douze de cet acte d’accusation respectaient les conditions posées par le Règlement. Cependant, dans son analyse à l’origine de cette conclusion, la Chambre de première instance a fait remarquer que si la défense considère que les pièces et documents dont elle dispose ne suffisent pas pour lui permettre de préparer une défense, elle devrait solliciter d’autres éléments en se fondant sur l’article 54 du Règlement. Décision sur l’acte d’accusation dans Tadic, paragraphe 8. La Chambre de première instance a conclu différemment en ce qui concerne le paragraphe quatre de cet acte d’accusation qui, à l’époque, disposait :

Entre le 23 mai 1992 environ et le 31 décembre 1992 environ, Dusko TADIC a participé, avec des forces serbes, à des attaques, des destructions et des pillages de zones habitées musulmanes et croates bosniaques, à l’arrestation et à l’internement, dans des conditions inhumaines, de milliers de Musulmans et de Croates dans des camps situés à Omarska, Keraterm et Trnopolje, ainsi qu’à la déportation et/ou l’expulsion par la force ou sous la menace du recours à la force de la plupart des résidents musulmans et croates de l’opstina de Prijedor. Durant cette période, des forces serbes comprenant Dusko TADIC ont soumis les Musulmans et les Croates, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des camps, à une campagne de terreur et notamment à des meurtres, des viols, des sévices et autres atteintes à l’intégrité physique et psychologique. Du fait de sa participation à ces actes, Dusko TADIC a commis :

Chef d’accusation 1 : un CRIME CONTRE L’HUMANITÉ, sanctionné par les articles 5 h) (persécutions pour des raisons politiques, raciales et/ou religieuses) et 7 1) du Statut du Tribunal; et

Chef d’accusation 2 : un CRIME CONTRE L’HUMANITÉ sanctionné par les articles 5 d) (expulsion) et 7 1) du Statut du Tribunal; et

Chef d’accusation 3 : une INFRACTION GRAVE sanctionnée par les articles 2 g) (expulsion ou transferts illégaux ou détention illégale d’un civil) et 7 1) du Statut du Tribunal.

La Chambre de première instance a conclu que ce paragraphe ne fournissait pas à l’accusé un exposé spécifique des faits de l’affaire et des crimes qui lui sont reprochés parce qu’il mentionne au moins six types de comportement distincts pendant une période de plusieurs mois. La Chambre de première instance a décidé qu’il devrait y avoir une certaine forme d’identification claire des actes particuliers de la participation de l’accusé à une telle attaque. S’agissant du troisième chef d’accusation, la Chambre de première instance a décidé que l’acte d’accusation ne précise pas clairement celui des trois différents actes allégués - expulsion, transfert et emprisonnement - qui est mis à la charge de l’accusé. En conséquence, elle a autorisé le Procureur à modifier l’acte d’accusation s’il entendait maintenir le chef. Idem, paragraphes 9 à 14.

16. Dans l’affaire \ukic, la Chambre de première instance I a examiné l’argument de la Défense que l’acte d’accusation n’était pas spécifique parce qu’il présentait des allégations générales sur le bombardement de cibles civiles à Sarajevo de mai 1992 à décembre 1995 environ sans indiquer spécifiquement la date, l’heure, l’identité des personnes responsables ou les cibles. La Chambre de première instance I a conclu qu’en raison de la gravité des allégations contre l’accusé, il avait le droit de recevoir toutes les informations nécessaires pour préparer sa défense et que l’acte d’accusation n’avait pas le degré de précision approprié requis par la Chambre de première instance dans la Décision sur l’acte d’accusation dans Tadic, faisant observer spécifiquement qu’il ne contenait aucune identification des actes ou omissions de l’accusé \orde \ukic dans la préparation ou la planification de ses actes criminels présumés. En conséquence, la Chambre de première instance a invité le Procureur à apporter les modifications appropriées en vue de maintenir les chefs d’accusation dans la partie pertinente de l’acte d’accusation. Décision sur les exceptions préjudicielles dans \ukic, paragraphes 16 à 18.

17. Plus récemment, la présente Chambre de première instance a examiné une demande semblable dans la Décision sur les renseignements détaillés dans Mucic. Cette décision portait sur le même acte d’accusation que celui qui nous intéresse ici et, de ce fait, elle est peut-être plus pertinente pour la présente analyse. Dans cette requête, la Défense a contesté, sous la forme d’une exception préjudicielle demandant des renseignements détaillés, parties des paragraphes 7, 22, 29, 31, 33, 34, 35, 36 et 37. Les allégations de l’acte d’accusation à propos desquelles la Défense demandait des renseignements supplémentaires relèvent de trois catégories : 1) la connaissance par l’accusé de certains actes de ses subordonnés; 2) "le fait que l’accusé n’a pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher que ces actes ne soient commis par ses subordonnés ou en punir les auteurs"; et 3) les déclarations spécifiques relatives à certains actes qui auraient été commis par l’accusé et ses subordonnés. Dans son examen de l’exception préjudicielle, la Chambre de première instance a tout d’abord décidé que l’acte d’accusation tel que formulé contre l’accusé Zdravko Mucic n’est pas vague. Plus spécifiquement, la Chambre de première instance a déclaré que

les accusations de responsabilité en tant que supérieur hiérarchique portées contre l’accusé (chefs 13, 14, 33 à 35, 38, 39, 44, 45) sont fondées sur des actions particulières commises par ses subordonnés. Le lieu, la date approximative et les noms des victimes présumées sont fournis. S’agissant de la question de la participation de l’accusé, l’Accusation affirme que Zdravko Mucic était le commandant du camp de Celebici et, par conséquent, qu’il exerçait l’autorité hiérarchique pour les faits allégués. Les accusations engageant sa responsabilité directe (chefs 46 à 49) se rapportent à un comportement prolongé, à savoir les conditions inhumaines du camp, la détention illégale de civils et le pillage de biens. Les allégations factuelles sur lesquelles s’appuient ces accusations indiquent la durée approximative du comportement, décrivent le comportement avec spécificité et fournissent quelques renseignements sur la participation de l’accusé et d’autres personnes. En bref, chaque chef de l’acte d’accusation conter Zdravko Mucic l’avertit de la nature des crimes mis à sa charge et présente la base factuelle de ces accusations. En conséquence, dans la mesure où l’exception de l’accusé se fonde sur le motif d’imprécision pour contester l’acte d’accusation, elle est rejetée.

Décision sur des renseignements détaillés dans Mucic, paragraphe 6.

18. Les arguments de la Défense ne répondent pas à la norme ainsi établie par les Chambres de première instance. Dans la présente affaire, les paragraphes contestés donnent des dates relativement spécifiques des événements avec une fourchette de dates durant lesquelles les incidents présumés se seraient déroulés. De surcroît, tous les incidents auraient eu lieu au camp de Celebici ou à proximité et la façon dont les actions sont décrites suffit à ce stade de la procédure. De plus, du fait que Zejnil Delalic exerçait le pouvoir hiérarchique sur le camp de Celebici et son personnel, si cette allégation s’avère vraie, cela suffit pour fonder l’argument qu’il savait ou avait des raisons de savoir que des mauvais traitements étaient perpétrés. Enfin, comme le soutient l’Accusation, il est presque impossible de fournir, comme le demande la Défense, une description détaillée du fait de ne pas prendre les mesures raisonnables et nécessaires pour empêcher que des actes ne soient commis ou pour en punir les auteurs. Ainsi qu’il est dit dans la Décision sur des renseignements détaillés dans Mucic, "cette requête est davantage une recherche des vues de l’Accusation sur le droit applicable qu’une demande de renseignements détaillés en sa possession". Décision sur des renseignements détaillés dans Mucic, paragraphe 13.

19. En bref, à la différence du paragraphe 4 contesté dans l’acte d’accusation de l’affaire Tadic, l’acte d’accusation contre Zejnil Delalic expose chaque chef spécifiquement et séparément. De surcroît, les actes de participation particuliers de Zejnil Delalic sont identifiés de façon satisfaisante. De même, à la différence de l’acte d’accusation initial dans l’affaire \ukic, les dates durant lesquelles et les actions sur lesquelles Zejnil Delalic est censé avoir exercé un pouvoir hiérarchique sont relativement spécifiques. Le paragraphe 7 de l’acte d’accusation décrit seulement la base sur laquelle s’appuie l’Accusation pour soutenir que l’Accusé exerçait une responsabilité hiérarchique pour les crimes qui sont décrits plus loin dans l’acte d’accusation. Ce paragraphe de l’acte d’accusation, lu en conjonction avec le troisième paragraphe qui cite l’accusé comme Commandant du Premier Groupe tactique des forces des Musulmans de Bosnie exerçant l’autorité sur le camp de détention de Celebici et sur son personnel, n’est pas déficient. Il renferme un exposé succinct des faits sur lequel sont basés les accusations ainsi que les crimes mis à la charge de Zejnil Delalic. De même que la Chambre de première instance a conclu dans la Décision sur des renseignements détaillés dans Mucic, le présent acte d’accusation suffit pour informer Zejnil Delalic des accusations contre lesquelles il doit se défendre. De ce fait, compte tenu du "caractère succinct" d’un acte d’accusation et de son but de "démontrer très succinctement ... que l’accusé aurait commis un crime" il n’est pas démontré que l’acte d’accusation dans cette affaire est déficient et l’Exception préjudicielle de Zejnil Delalic est rejetée dans la mesure où elle conteste l’acte d’accusation pour des motifs d’imprécision. Cependant, la Défense peut être justifiée à demander des informations supplémentaires à l’Accusation.

3. Demande de renseignements détaillés

20. A défaut d’un rejet de toutes les accusations contre Zejnil Delalic, la Défense demande à l’Accusation davantage de précision dans les allégations de l’acte d’accusation ainsi que des informations supplémentaires. La Défense demande des renseignements détaillés sur quatre points : 1) l’origine du pouvoir hiérarchique de Zejnil Delalic sur le camp de Celebici, ses gardiens et toutes les personnes qui entraient dans le camp et maltraitaient les détenus; 2) les fondements de l’allégation du pouvoir hiérarchique de Zejnil Delalic sur les personnes citées dans l’acte d’accusation; 3) les allégations des atteintes graves à l’intégrité physique mises à la charge des coaccusés Hazim Delic et Esad Landzo; et 4) les dates spécifiques des actions présumées des gardiens du camp, des visiteurs et des personnes citées dans l’acte d’accusation pour lesquelles Zejnil Delalic était responsable. L’Accusation soutient que la Défense est en possession de toutes les informations dont elle a besoin pour préparer une défense adéquate.

21. Une telle requête, qualifiée parfois de requête aux fins d’obtenir des renseignements détaillés, a été avalisée dans la Décision sur l’acte d’accusation dans Tadic, paragraphe 8 et dans la Décision sur des renseignements détaillés dans Mucic, paragraphe 7 en ce qui concerne les actions intentées devant ce Tribunal international. Ces deux Décisions conjuguées décrivent avec éloquence les modalités et les normes que doit suivre la Chambre de première instance pour évaluer ces requêtes. Avant de présenter une requête de renseignements détaillés, la Défense doit, tout d’abord, présenter une demande directe d’informations à l’Accusation, en spécifiant les chefs en question, les raisons pour lesquelles les éléments dont la Défense dispose déjà son insuffisants et les informations particulières nécessaires pour remédier à cette insuffisance. Décision sur l’acte d’accusation dans Tadic, paragraphe 8. Si l’Accusation refuse de répondre à la demande, la Défense peut alors présenter une requête à la Chambre de première instance qui devra "indiquer avec précision le degré auquel un chef d’accusation particulier, lu à la lumière du paragraphe qui le précède, exige de nouveaux renseignements et lesquels". Idem. En statuant sur une requête aux fins d’obtenir des renseignements détaillés, la Chambre de première instance examine si ces renseignements sont nécessaires "pour permettre à l’accusé de préparer sa défense et pour éviter une surprise préjudiciable". Décision sur des renseignements détaillés dans Mucic, paragraphe 9 (renvoyant à Wayne R. LaFave & Jerold H, Israel, Criminal Procedure, page 823 (2d ed. 1992) et 11 2) Halsbury’s Laws of England paragraphe 923 (1990). Point important, la Chambre de première instance a fait observer qu’une demande de renseignements détaillés ne peut viser que le point de savoir si l’acte d’accusation est suffisant ou non et elle ne remplace pas une demande de pièces avant l’ouverture du procès. Idem. Cependant, du fait que la communication des pièces protège la Défense contre une surprise préjudiciable au procès et lui donne des informations adéquates pour préparer une défense significative, sa disponibilité est pertinente pour la présente analyse. Idem.

22. Joints à sa Réponse aux pièces et documents, l’Accusation a, dans la présente affaire, fourni des éléments de preuve supplémentaires à la Chambre de première instance à l’appui de ses arguments, en particulier en ce qui concerne la position de supérieur hiérarchique présumée de Zejnil Delalic. L’Accusation a fourni des déclarations dans lesquelles des témoins indiquent que Zejnil Delalic était chargé du camp de Celebici et que, en sa qualité de Coordinateur, il a reçu une copie du rapport de la Commission d’enquête faisant état d’abus commis dans le camp de Celebici. De plus, l’Accusation fait référence à des déclarations et documents, y compris un jugement du Tribunal militaire de Mostar, indiquant que Zejnil Delalic est devenu commandant du Premier Groupe tactique en juin ou début juillet et que, durant cette période, il exerçait le commandement sur le camp de Celebici. De surcroît, il y a une documentation signée de Zejnil Delalic concernant les détenus du camp et l’Accusation affirme que la Défense a reçu des documents montrant que, en sa capacité de Commandant du Premier Groupe tactique, Zejnil Delalic a donné des ordres en août 1992 au coaccusé Zdravko Mucic, le Commandant du camp. Enfin, l’Accusation note qu’elle dispose d’éléments de preuve, y compris des dépositions de témoins, indiquant que Zejnil Delalic a participé, dans un rôle de commandement, à l’action qui s’est traduite par l’emprisonnement de bon nombre des détenus; que Zejnil Delalic a agi en tant que chef des forces armées dans la région; que Zejnil Delalic a ordonné la création du camp; qu’il a sélectionné son coaccusé Zdravko Mucic comme commandant du camp; qu’il était doté du pouvoir de libérer les prisonniers; et qu’il exerçait le pouvoir de décision sur les personnes pouvant entrer ou non dans le camp. Ces documents, qui ont été communiqués à la Défense, fournissent suffisamment d’informations à Zejnil Delalic pour lui permettre de préparer sa défense en ce qui concerne les deux premiers points pour lesquels la Défense requiert des renseignements détaillés, et la requête de la Défense aux fins d’obtenir des renseignements détaillés est rejetée.

23. S’agissant des troisième et quatrième points pour lesquels des renseignements additionnels sont demandés sur les atteintes graves à l’intégrité physique imputées aux coaccusés Hazim Delic et Esad Landzo ainsi que davantage de détails sur les actions citées dans l’acte d’accusation, Zejnil Delalic dispose aussi de suffisamment d’informations pour préparer sa défense. L’Accusation a inclus dans l’acte d’accusation les noms des victimes des atteintes graves, le cadre temporel général des incidents allégués, et les noms des auteurs présumés de ces actions. De plus, l’acte d’accusation expose avec suffisamment de spécificité les atteintes graves à l’intégrité physique mises à la charge des coaccusés Hazim Delic et Esad Landzo et fournit une période relativement précise durant laquelle les incidents se seraient déroulés. Rien ne permet de conclure que Zejnil Delalic subira une surprise préjudiciable en ce qui concerne ces allégations. En conséquence, la requête de la Défense aux fins d’obtenir des renseignements détaillés relative aux deux derniers points est aussi rejetée.

4. Cumul des accusations

24. Le dernier argument de la Défense est que, dans l’acte d’accusation contre Zejnil Delalic, "un même acte reçoit plusieurs qualifications juridiques, ce qui multiplie la responsabilité de l’accusé". Exception préjudicielle, page 6. La Défense fait valoir que cette manière de procéder n’est pas admissible dans de nombreux systèmes pénaux d’Europe centrale, y compris celui de l’ex-Yougoslavie. La Chambre de première instance a été saisie d’une question identique dans l’affaire Tadic. Dans ce dernier cas, elle a refusé d’évaluer l’argument sur le motif que la question ne présente d’intérêt qu’au plan de la peine si l’accusé finit par être déclaré coupable des accusations en question :

En tout état de cause, puisqu’il s’agit d’une question qui n’est pertinente que dans la mesure où elle touche la peine, son examen relève davantage de cette question, si elle vient à se poser. Cependant, ce que l’on peut dire avec certitude c’est que la peine ne peut être rendue tributaire de ce que les accusations relatives à des crimes provenant du même comportement sont formulées cumulativement ou alternativement. La peine sanctionne un comportement criminel prouvé et ne dépend pas de points techniques relatifs à la présentation des arguments.

Décision sur l’acte d’accusation dans Tadic, paragraphe 17. Ce raisonnement est applicable ici de la même manière. En conséquence, cette contestation de l’acte d’accusation est également rejetée.

III. DISPOSITIF

PAR CES MOTIFS, LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE,

VU l’article 72 du Règlement de procédure et de preuve,

REJETTE sur tous les points l’Exception préjudicielle de la Défense relative à des vices de forme de l’acte d’accusation.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

 

Le Président de la Chambre de

première instance

(signé)

________________________

Gabrielle Kirk McDonald

Le deux octobre 1996

La Haye

(Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]