LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE
Composée comme suit : M. le Juge Adolphus G. Karibi-Whyte, Président
Mme le Juge Elizabeth Odio Benito
M. le Juge Saad Saood Jan
Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Décision rendue le : 1er mai 1997
LE PROCUREUR
C/
ZEJNIL DELALIC
ZDRAVKO MUCIC alias "PAVO"
HAZIM DELIC
ESAD LANDZO alias "ZENGA"
_____________________________________________________________
DÉCISION RELATIVE A LA REQUÊTE
CONCERNANT LA PRÉSENTATION DE MOYENS DE PREUVE
PAR LACCUSÉ ESAD LANDZO
_____________________________________________________________
Le Bureau du Procureur :
M. Eric Ostberg
M. Giuliano Turone
Mme Teresa McHenry
Mme Elles van Dusschotten
Le Conseil de la Défense :
Mme Edina Residovic, M. Ekrem Galijatovic, M. Eugene OSullivan, représentant
Zejnil Delalic
M. Branislav Tapuskovic, M. Michael Greaves, représentant Zdravko Mucic
M. Salih Karabdic, M. Thomas Moran, représentant Hazim Delic
M. Mustafa Brackovic, Mme Cynthia McMurrey, représentant Esad Landzo
I. INTRODUCTION ET CONTEXTE DE PROCÉDURE
Le procès des quatre accusés Zejnil Delalic, Zdravko Mucic, Hazim Delic et Esad Landzo sest ouvert le 10 mars 1997 devant la présente Chambre de première instance du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de lex-Yougoslavie depuis 1991 (le "Tribunal international").
Le 17 mars 1997, la Chambre de première instance siégeant en audience publique a entendu le deuxième témoin cité par le Bureau du Procureur ("lAccusation"), M. Mirko Babic, dans le cadre dun interrogatoire supplémentaire. Ensuite, le conseil de laccusé Esad Landzo a fait part de son intention de présenter des moyens de preuve supplémentaires à la Chambre de première instance en procédant à un contre-interrogatoire supplémentaire de M. Babic. La Chambre de première instance, constatant que les dispositions pertinentes du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international (le "Règlement") ne prévoient pas de contre-interrogatoire supplémentaire, a rejeté cette demande (la "Décision en cours de procédure").
Le 24 mars 1997, le conseil dEsad Landzo (la "Défense") a introduit une Requête aux fins de statuer sur la question de la présentation de moyens de preuve (la "Requête") (Répertoire général du Greffe, pp. D3151 - D3155). Le Bureau du Procureur ("lAccusation") a déposé une réponse à cette Requête (la "Réponse") le 26 mars 1997 (p. D3180 - D3183).
Le 26 mars 1997, lAccusation et la Défense (les "Parties") ont présenté leurs arguments respectifs devant la Chambre de première instance. Celle-ci a également entendu les conseils des autres accusés, à savoir Zejnil Delalic, Zdravko Mucic et Hazim Delic. Ce même jour, la Chambre de première instance a rendu une décision orale portant rejet de la Requête, réservant sa décision écrite à une date ultérieure.
LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE,
VU les conclusions écrites et entendu les exposés des parties,
STATUE EN CES TERMES.
II. EXAMEN
A. DISPOSITIONS APPLICABLES
1. La Défense introduit la présente Requête aux fins dobtenir une décision de la Chambre de première instance conformément aux articles 85 du Règlement et 21 4) e) du Statut. Ces articles, ainsi que dautres dispositions pertinentes en lespèce, sont présentés ci-après.
Article 85 du Règlement
Présentation des moyens de preuve
A) Chacune des parties peut appeler des témoins à la barre et présenter des moyens de preuve. A moins que la Chambre nen décide autrement dans lintérêt de la justice, les moyens de preuve sont présentés dans lordre suivant :
i) preuves du Procureur;
ii) preuves de la défense;
iii) réplique du Procureur;
iv) duplique de la défense;
v) moyens de preuve ordonnés par la Chambre de première instance conformément à larticle 98 ci-après.
B) Chaque témoin peut après son interrogatoire principal, faire lobjet dun contre-interrogatoire et dun interrogatoire supplémentaire. Toutefois le juge peut également poser toute question au témoin à quelque stade que ce soit. Le témoin est dabord interrogé par la partie qui le présente.
C) Laccusé peut sil le souhaite comparaître en qualité de témoin pour sa propre défense.
Article 15 du Statut
Règlement du Tribunal
Les juges du Tribunal international adopteront un règlement qui régira la phase préalable à laudience, laudience et les recours, la recevabilité des preuves, la protection des victimes et des témoins et dautres questions appropriées.
Article 20 du Statut
Ouverture et conduite du procès
1. La Chambre de première instance veille à ce que le procès soit équitable et rapide et à ce que linstance se déroule conformément aux règles de procédure et de preuve, les droits de laccusé étant pleinement respectés et la protection des victimes et des témoins dûment assurée.
Article 21 du Statut
Les droits de laccusé
4. Toute personne contre laquelle une accusation est portée en vertu du présent statut a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes :
( )
e) A interroger ou faire interroger les témoins à charge et à obtenir la comparution et linterrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à décharge.
Article 86 du Règlement
Plaidoiries
Après présentation de tous les moyens de preuve, le Procureur peut présenter son réquisitoire, et la défense y répondre. Sil le souhaite, le Procureur peut répliquer et la défense présenter une duplique.
Article 89 du Règlement
Dispositions générales
A) En matière de preuve, les règles énoncées dans la présente section sappliquent à toute procédure devant les Chambres. La Chambre saisie nest pas liée par les règles de droit interne régissant ladministration de la preuve.
B) Dans les cas où le Règlement est muet, la Chambre applique les règles dadministration de la preuve propres à parvenir, dans lesprit du Statut et des principes généraux du droit, à un règlement équitable de la cause.
C) La Chambre peut recevoir tout élément de preuve pertinent quelle estime avoir valeur probante.
D) La Chambre peut exclure tout élément de preuve dont la valeur probante est largement inférieure à lexigence dun procès équitable.
E) La Chambre peut demander à vérifier lauthenticité de tout élément de preuve obtenu hors audience.
B. PRÉSENTATION DES ARGUMENTS
La Défense
2. La Défense affirme que la Décision en cours de procédure, fondée sur linterprétation que donne la Chambre de première instance de larticle 85 A) et B) du Règlement, prive la Défense du droit de procéder à un contre-interrogatoire supplémentaire des témoins à charge après linterrogatoire supplémentaire de ceux-ci par lAccusation. Cette décision entraîne une violation de la garantie prévue à larticle 21 4) e) du Statut, selon laquelle laccusé a le droit dinterroger et de faire interroger les témoins à charge.
3. Selon la Défense, le Règlement doit être interprété en sorte que, lorsque lAccusation a terminé dinterroger son témoin, la Défense procède au contre-interrogatoire de celui-ci, après quoi lAccusation peut décider de mener un interrogatoire supplémentaire, la Défense enchaînant alors avec un contre-interrogatoire supplémentaire. Lorsque la Défense présente ses moyens, la situation est renversée et ce, jusquà ce que toutes les questions soient posées.
4. La Défense fait valoir que la pratique décrite au paragraphe 3 est la règle générale adoptée dans de nombreux systèmes juridictionnels, et notamment celui des Etats-Unis dAmérique, du Canada et de lEcosse. Cette procédure permet de réaliser de diligenter la procédure et élimine la nécessité de rappeler un témoin à la barre.
5. La Défense, qui invoque larticle 21 4) e) du Statut, affirme que larticle 85 A) du Règlement, qui définit la procédure à respecter pour présenter des moyens de preuve, doit être interprété comme incluant un contre-interrogatoire supplémentaire chaque fois que des moyens de preuve sont présentés de la manière suivante :
(i) preuves du Procureur;
(ii) preuves de la défense;
(iii) réplique du Procureur;
(iv) duplique de la défense;
(v) moyens de preuve ordonnés par la Chambre de première instance conformément à larticle 98 ci-après.
Cette affirmation repose sur linterprétation de larticle 85 B) du Règlement, lequel dispose que "chaque témoin peut après son interrogatoire principal, faire lobjet dun contre-interrogatoire et dun interrogatoire supplémentaire." La Défense maintient que le texte de larticle 85 B) du Règlement permet linterrogatoire supplémentaire de chaque témoin. Elle allègue donc que si la partie qui procède à linterrogatoire principal peut mener un interrogatoire supplémentaire, la partie procédant au contre-interrogatoire devrait se voir autorisée à mener un contre-interrogatoire supplémentaire.
6. La Défense soutient que la Décision en cours de procédure a donné naissance à une disparité entre la procédure de présentation des moyens de preuve devant la présente Chambre de première instance et celle mise en oeuvre devant la Chambre de première instance II, composée différemment, dans laffaire le Procureur c/ Dusko Tadic, Ch. prem. inst. II, IT-94-1-T, (le "Procès Tadic"). Alors que, dans le Procès Tadic, la Défense a pu procéder au contre-interrogatoire supplémentaire de chaque témoin, la présente Chambre de première instance a refusé à la Défense le droit de soumettre les trois premiers témoins à charge à un contre-interrogatoire supplémentaire.
7. La Défense affirme que ladite Décision en cours dinstance a des conséquences dépassant de très loin le seul préjudice subi par laccusé en lespèce. En raison de la disparité évoquée au paragraphe précédent, les privilèges dont jouissent les quatre accusés comparaissant devant la présente Chambre de première instance sont inférieurs à ceux dont bénéficiait M. Dusko Tadic lors de son procès. La Défense fait valoir que cette disparité jette une ombre sur la manière dont la justice semble respectée au sein du Tribunal international, dans la mesure où les "règles du jeu" ne sont pas les mêmes devant les deux Chambres de première instance.
LAccusation
8. LAccusation interprète les dispositions de larticle 85 B) du Règlement en sens contraire. Elle allègue que cet article prévoit clairement une procédure en trois temps. Il ressort très clairement de cet article et dautres dispositions du Règlement du Tribunal international quil nexiste aucun droit à un contre-interrogatoire supplémentaire, ce qui est compatible avec la pratique de la plupart, voire de lensemble des systèmes nationaux, et conforme à lobjectif de linterrogatoire des témoins. LAccusation déclare que linterrogatoire supplémentaire a pour seul but de fournir des éclaircissements sur des questions soulevées lors du contre-interrogatoire. En règle générale, il est donc rarement nécessaire de procéder à un contre-interrogatoire supplémentaire. Exceptionnellement, lorsque de nouvelles questions importantes ont été soulevées lors de linterrogatoire supplémentaire, la Chambre de première instance peut autoriser une partie à mener un contre-interrogatoire supplémentaire.
9. LAccusation renvoie à lobligation qui incombe à la Chambre de première instance, plus particulièrement dans des affaires comportant plusieurs accusés et plusieurs conseils, de veiller à ce que le procès se déroule de manière équitable, ordonnée et dans les meilleurs délais et de garantir que les témoins soient traités équitablement et avec humanité. La Chambre de première instance a le devoir de protéger les témoins contre tout harcèlement ou toute intimidation dun conseil.
10. LAccusation affirme que la Chambre de première instance na pas autorisé le contre-interrogatoire supplémentaire dune manière générale, mais uniquement en certaines occasions jugées opportunes en vertu du Règlement. Lors du Procès Tadic, les circonstances dans lesquelles le contre-interrogatoire supplémentaire a été autorisé étaient différentes. Le Règlement a été appliqué de manière différente. LAccusation fait valoir que la Défense a bénéficié dune marge de manoeuvre considérable en matière de contre-interrogatoire. Le conseil dEsad Landzo a quelquefois exercé son droit au contre-interrogatoire en violation de larticle 85 du Règlement et au mépris de la nécessité de conduire le procès dans les meilleurs délais. LAccusation na pas jugé indispensable de procéder à des interrogatoires supplémentaires de témoins. Le contre-interrogatoire supplémentaire nest ni opportun, ni nécessaire dans les situations décrites par la Défense.
11. LAccusation demande à la Chambre de première instance de ne pas annuler sa Décision en cours de procédure et de continuer à ne pas autoriser les contre-interrogatoires supplémentaires, hormis dans les cas rares et exceptionnels où de nouvelles questions importantes ont été soulevées lors de linterrogatoire supplémentaire. Cette Décision en cours de procédure est conforme au Règlement et tient compte de la nécessité de garantir un procès équitable et rapide.
C. CONCLUSIONS
I. Considérations générales
12. Reconnaissant le caractère insuffisant et même inexistant dune procédure pénale internationale et conscient des limites et des lacunes de la Charte et du Règlement de procédure de Nuremberg, le Conseil de sécurité a prévu dans le Statut que les Juges "adopteront un règlement qui régira la phase préalable à laudience, laudience et les recours, la recevabilité des preuves, la protection des victimes et des témoins et dautres questions appropriées" (cf. article 15 du Statut et paragraphe 83 du Rapport du Secrétaire général établi conformément au paragraphe 2 de la résolution 808 du Conseil de sécurité, document de lONU S/25704 en date du 3 mai 1993 (le "Rapport")). Les Juges se sont donc vu confier la responsabilité spécifique de concevoir et de rédiger des règles de procédure et de preuve détaillées régissant tous les aspects du procès pénal conduit par les Chambres de première instance et dappel. Cela ne peut manquer de comprendre lexécution des jugements.
13. Bien que le Statut ait délégué aux Juges le pouvoir général dédicter des règles de procédure et de preuve, lexercice de ce pouvoir a été circonscrit et comporte certaines limites patentes. En tant quorgane subsidiaire du Conseil de sécurité, le Tribunal international a dû formuler des règles de procédure et de preuve qui soient conformes aux dispositions pertinentes de la Charte de lOrganisation des Nations Unies et compatibles avec les principes directeurs des Nations Unies, à savoir la justice et le droit international. Au paragraphe 106 de son Rapport, le Secrétaire général a insisté sur le fait quil était nécessaire que le Tribunal international respecte les normes reconnues par la communauté internationale en matière de droits de laccusé, et notamment celles énumérées à larticle 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (le "PIDCP"). Le règlement doit donc être conforme aux dispositions du statut habilitant les Juges à adopter ce document.
14. Le voeu du Conseil de sécurité que tous les systèmes juridiques du monde civilisé soient pris en considération lors de lélaboration des règles de procédure et de preuve se reflète de manière implicite dans lobligation contenue à larticle 13 2) c) du Statut relatif à la nomination des Juges du Tribunal international, lequel dispose : "le Secrétaire général transmet les candidatures au Conseil de sécurité. Sur la base de ces candidatures, le Conseil dresse une liste de 22 candidats au minimum et de 33 candidats au maximum en tenant dûment compte de la nécessité dassurer une représentation adéquate des principaux systèmes juridiques du monde." Aux termes de cette disposition, tous les principaux systèmes juridiques du monde contribueront à ladministration de la justice devant le Tribunal international.
15. Des gouvernements et plusieurs organisations, relevant tant de systèmes de droit civilistes que de la Common Law, ont soumis quantité de mémoires extrêmement utiles. En fin de compte, le Règlement de procédure et de preuve adopté par les Juges est caractérisé par une approche essentiellement accusatoire, plutôt quinquisitoire. Cependant, lorsque les Juges ont formulé leurs règles, ils ont pris en considération et intégré certains éléments de droit civiliste et de Common Law susceptibles de favoriser une bonne administration de la justice. Lorsquil y a lieu dinterpréter un article du Règlement, il est donc plus indiqué de se fonder sur le texte de la disposition, plutôt que dadopter une thèse a priori quant à lorigine de la règle. Une règle peut être issue dun système de droit civiliste ou dun système de Common Law, mais le produit final peut se présenter sous la forme dune combinaison déléments de chaque système, en sorte quil soit sui generis (cf. en général article 47 : Présentation de lacte daccusation; article 61 : Procédure en cas dinexécution dun mandat darrêt et articles 66 à 68 relatifs à la communication de pièces). On peut donc trouver dans une même règle certains éléments de procédure accusatoire et dautres propres à la procédure inquisitoire.
16. Larticle 85 A) du Règlement relève sans nul doute du système accusatoire. Il ne contient manifestement aucun élément propre à la procédure inquisitoire. Il nest donc pas inutile dexaminer la pratique judiciaire en vigueur dans les systèmes de Common Law pour interpréter la portée et la signification de cet article en cas de doute.
II. Interprétation du Règlement - Généralités
17. La règle à respecter pour interpréter une disposition légale est que celle-ci doit être interprétée conformément à lintention du législateur. Ce principe est fondamental et tous les autres lui sont subordonnés. Dans le souci de découvrir lintention du législateur, de nombreuses règles ont été créées pour faciliter le travail dinterprétation. Parmi celles-ci, lune des plus familières et des plus couramment utilisées est la règle de linterprétation littérale, règle dor de linterprétation. Selon celle-ci, lintéressé est censé se fonder sur les termes utilisés dans le Statut et doit donner à ceux-ci leur signification naturelle et non équivoque en les lisant dans lordre dans lequel ils sont placés. La raison dêtre de cette règle est quil y a lieu de supposer que ce qui est clairement exprimé correspond à ce que le législateur a voulu dire. Le principe sous-jacent, qui fait également appel au bon sens, est quil convient de déduire la signification et lintention dune disposition légale en se fondant sur les termes clairs et non équivoques qui y sont utilisés plutôt que sur toute notion pouvant être considérée comme juste et opportune.
18. Dès lors, lorsque le texte dune disposition est clair et non équivoque et ne peut avoir quune seule signification, il nest pas nécessaire de linterpréter. La signification claire et non équivoque qui en ressort doit être respectée. Lorsque le sens dune disposition légale ne fait aucun doute, il nappartient guère au lecteur de se poser des questions sur sa sagesse ou sa raison dêtre. Lobligation qui incombe au lecteur est de comprendre la loi telle quelle se présente en se fondant sur la signification réelle des termes. Vattel, dans son ouvrage le Droit des Gens ou les Principes du Droit naturel fait observer quil est inadmissible dinterpréter ce qui na pas besoin de lêtre. Il est difficile de ne pas partager cet avis. La Chambre de première instance y souscrit pleinement.
19. Il convient de corriger une erreur commise dès labord par tous les conseils dans linterprétation quils ont faite des dispositions du Règlement, et plus particulièrement de larticle 85 B). Même une lecture hâtive de [ la version anglaise de] larticle 85 B) révèle que les expressions qui y sont utilisées sont, dans lordre "examination-in-chief", "cross-examination" et "re-examination" (interrogatoire principal, contre-interrogatoire et interrogatoire supplémentaire). Ces expressions sont les seules utilisées pour décrire le type dinterrogatoire auquel est soumis le témoin. Les conseils ont préféré substituer à ces termes les expressions "direct-examination" au lieu de "examination-in-chief" et "re-direct examination" au lieu de "re-examination". De même, ils utilisent lexpression "re-cross-examination" au lieu de "further cross-examination". Ces expressions ne sont pas celles utilisées à larticle 85 B) du Règlement, étant la disposition à interpréter.
20. Lorsquil y a lieu dinterpréter un texte législatif, une règle élémentaire mais essentielle consiste à respecter les termes utilisés dans le texte. Cette règle est lune de celles permettant au lecteur de découvrir les intentions du législateur. Les expressions "direct-examination", "re-direct-examination" et "re-cross-examination" ne sont pas mentionnées dans le Règlement. Etant étrangères au texte et aliunde, elles nauraient pas dû être utilisées. La règle de linterprétation littérale a pour corollaire quil ne faut ni ajouter ni enlever quelque chose à une disposition légale, sauf sil y a raisonnablement lieu de supposer que le législateur avait une intention quil a omis dexprimer. Dans laffaire Thompson c/ Goold (1910) AC.4089, p. 420, Lord Mersey, évoquant le droit anglais, a affirmé : "[ i] l nest pas anodin de lire dans une loi des termes qui ny sont pas mentionnés et, en labsence de nécessité manifeste, il est erroné de procéder de la sorte."
21. La Chambre de première instance accepte et souscrit à cette position. La démonstration ne nous a pas été faite de ce que le législateur souhaitait exprimer quelque chose de comparable à ces termes qui nont pas été utilisés. Il ne fait aucun doute que les conseils nont pas le droit et ont tort de repérer dans cet article du Règlement, des termes qui ny sont pas mentionnés et qui, nécessairement, ne peuvent y être lus pour dégager la signification de la disposition. Il est fort possible que ces expressions soient propres à un quelconque système de Common Law, où elles sont utilisées à bon escient. Il est difficile de modifier, de transformer ou de corriger dune quelconque manière le texte clair et non équivoque de larticle 85 du Règlement sans que les intentions du législateur ne sen trouvent complètement modifiées. Il est erroné de procéder de la sorte.
22. Il est pertinent et utile de définir le sens précis des expressions utilisées à larticle 85 B) du Règlement, à savoir "interrogatoire principal", "contre-interrogatoire" et "interrogatoire supplémentaire". Linterrogatoire est la procédure par laquelle une partie qui a cité un témoin à comparaître à lappui de sa thèse, recueille des éléments de preuve favorables en posant des questions au témoin. En dautres termes, linterrogatoire principal est toujours mené par la partie qui a cité le témoin à comparaître. Lors du contre-interrogatoire, cest la partie contre laquelle le témoin a déposé qui pose des questions à celui-ci. Le contre-interrogatoire a un double objectif. Tout dabord, il vise à recueillir des informations concernant des faits évoqués ou concernant des points favorables à la partie au nom de laquelle le contre-interrogatoire est mené. Ensuite, il a pour but de jeter le doute sur la précision du témoignage fourni contre cette partie. Linterrogatoire supplémentaire est la procédure par laquelle la partie qui a mené linterrogatoire principal pose des questions en vue de corriger certains points ou des faits nouveaux révélés lors du contre-interrogatoire.
23. Larticle 187 de la Loi du Nigeria sur la preuve définit ces expressions propres à la Common Law de manière concise et avec une remarquable simplicité de la manière suivante :
Interrogatoire principal
(1) Linterrogatoire dun témoin par la partie qui la cité est appelé interrogatoire principal.
Contre-interrogatoire
(2) Linterrogatoire dun témoin par une partie autre que celle qui la cité est appelé contre-interrogatoire.
Interrogatoire supplémentaire
(3) La procédure par laquelle un témoin ayant subi un contre-interrogatoire est ensuite interrogé par la partie qui la cité est appelée interrogatoire supplémentaire.
III. Interprétation de larticle 85 du Règlement
24. La Défense considère que, dune manière générale, il existe un droit à linterrogatoire, au contre-interrogatoire, à linterrogatoire supplémentaire et au contre-interrogatoire supplémentaire chaque fois que des moyens de preuve sont présentés. LAccusation objecte et fait valoir que lon ne peut conclure à lexistence dun tel droit en se fondant sur larticle 85 du Règlement et sur dautres règles du Tribunal international. Le droit à linterrogatoire supplémentaire a pour seul objectif de permettre dapporter des éclaircissements sur des points soulevés lors du contre-interrogatoire. Il nest pas nécessaire denchaîner avec un contre-interrogatoire supplémentaire. Dans des cas exceptionnels, lorsque de nouvelles questions importantes sont soulevées durant linterrogatoire supplémentaire, la Chambre de première instance peut autoriser une partie à procéder à un contre-interrogatoire supplémentaire sur ces questions.
25. Larticle 85 du Règlement intitulé "Présentation des moyens de preuve" comporte trois paragraphes : A), B) et C). Lorsque lon interprète cet article, il est utile dexaminer ces paragraphes dans leur ensemble. La lecture de cette combinaison déléments permet de découvrir la signification et la portée de larticle. La Chambre de première instance constate ainsi que le paragraphe A) concerne lordre de présentation des moyens de preuve, que le paragraphe B) concerne lordre de succession des diverses étapes des témoignages, et que le paragraphe C) permet à laccusé qui le souhaite de comparaître en qualité de témoin pour sa propre défense. En vertu de larticle 85 A), à moins que la Chambre de première instance nen décide autrement, la présentation des moyens de preuve à laudience commence par la présentation des preuves du Procureur. Lorsque celui-ci a terminé, la Défense fait de même. LAccusation présente alors sa réplique, après quoi la Défense présente sa duplique. Les étapes décrites ci-dessus concernent pour lessentiel les moyens de preuve présentés par lAccusation et par la Défense. Cependant, la Chambre de première instance peut, si elle lestime justifié, ordonner à lune quelconque des parties de présenter des moyens de preuve supplémentaires ou citer des témoins à comparaître. Les termes de larticle 85 A) sont clairs et dénués de toute ambiguïté.
26. Larticle 85 B) du Règlement est également clair et non équivoque en ce qui concerne les étapes des interrogatoires auxquels sont soumis les témoins. Il est vrai que larticle 85 B) du Règlement se contente dexpliciter la signification de linterrogatoire principal lorsquil dispose : "le témoin est dabord interrogé par la partie qui le présente". Rien ny est affirmé à propos du "contre-interrogatoire" et de "linterrogatoire supplémentaire". Enfin, larticle 85 B) du Règlement confère aux Juges de la Chambre de première instance toute latitude pour questionner un témoin à quelque stade que ce soit. Le Juge, en sa qualité darbitre indépendant, peut questionner un témoin durant linterrogatoire principal, le contre-interrogatoire ou linterrogatoire supplémentaire afin dobtenir des éclaircissements sur tout point demeuré obscur après que le témoin a répondu aux questions.
27. Le principal argument avancé par la Défense à lappui de sa thèse est quil existe un contre-interrogatoire supplémentaire de plein droit après linterrogatoire supplémentaire mené par lAccusation ou par la Défense, le cas échéant. Cet argument se fonde sur la présence des termes "chaque témoin" contenus à larticle 85 B). La Défense affirme également que la Décision en cours de procédure viole larticle 21 4) e) du Statut du Tribunal international, qui permet à laccusé d"interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la comparution et linterrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge".
28. Aux yeux de la Chambre de première instance, la Défense semble avoir mal compris larticle interprété. La Chambre a déjà souligné que larticle 85 B) a trait à lordre de présentation des moyens de preuve simpliciter et ne concerne pas lordre et la portée des interrogatoires des témoins. Larticle 85 B) du Règlement concerne linterrogatoire des témoins et a en soi un lien avec larticle 85 A). Lexpression chaque témoin contenue à larticle 85 B) porte sur linterrogatoire des témoins durant la présentation des moyens de preuve. Si larticle est interprété et compris de cette manière, la relation entre lordre de présentation des moyens de preuve et lordre de succession des diverses étapes des témoignages apparaît clairement. Lexpression chaque témoin, comme nous lavons fait observer, concerne à bon droit la présentation des moyens de preuve et ne confère pas un droit supplémentaire dinterroger des témoins. Donc, chaque fois que lAccusation ou que la Défense présente des moyens de preuve, linterrogatoire principal sera suivi dun contre-interrogatoire et dun interrogatoire supplémentaire. Voici sans nul doute linterprétation quil convient de donner à lexpression chaque témoin mentionnée à larticle 85 B) du Règlement.
29. Aux yeux de la Chambre de première instance, laffirmation de la Défense selon laquelle refuser un contre-interrogatoire supplémentaire après linterrogatoire supplémentaire constitue une violation de larticle 21 4) e) du Statut semble témoigner dune conception erronée de la pratique judiciaire. Larticle 85 A) garantit indubitablement légalité des armes en matière de présentation des moyens de preuve, dans la mesure où la Défense a le droit de présenter ses moyens de preuve dans les mêmes conditions que lAccusation. A linstar de lAccusation, la Défense a le droit de procéder à un interrogatoire principal et à un interrogatoire supplémentaire de ses propres témoins. Aucune limite na donc été imposée à lexercice des droits des accusés. En effet, ceux-ci se sont vu refuser lexercice de droits dont ils nétaient pas titulaires aux termes des règles de procédure. Aux yeux de la Chambre de première instance, larticle 21 4) e) du Statut na donc pas été violé.
30. La Chambre de première instance ne considère pas et na jamais affirmé quune partie ne pourrait jamais recevoir lautorisation de mener un contre-interrogatoire supplémentaire dun témoin après linterrogatoire supplémentaire de celui-ci. Il importe de rappeler le principe général selon lequel un témoignage prend fin après linterrogatoire supplémentaire du témoin, pour autant quaucune nouvelle question nait été soulevée à ce stade. Cf. Alford c/ Etats-Unis, 282 U.S. 687, 694 (1931) et en Angleterre, laffaire Prince c/ Samo (1838) 7 Ad. & E. 627. Dès lors, pour autant quaucune nouvelle question ne soit soulevée, cest avec son propre témoin que toute partie a le dernier mot. Par contre, lorsque de nouveaux points sont soulevés durant linterrogatoire supplémentaire, la partie adverse a le droit de procéder à un contre-interrogatoire supplémentaire du témoin à ce sujet. De même, lorsque des questions posées à un témoin par la Chambre de première instance après le contre-interrogatoire font apparaître des points tout à fait nouveaux, la partie adverse a le droit de procéder à un contre-interrogatoire supplémentaire du témoin à cet égard. La raison dêtre de cette procédure apparaît clairement dans la mesure où le contre-interrogatoire supplémentaire est à linterrogatoire supplémentaire ce que le contre-interrogatoire est à linterrogatoire principal. Dès lors, refuser un contre-interrogatoire supplémentaire lorsque de nouvelles questions ont été soulevées lors de linterrogatoire supplémentaire reviendrait à refuser le droit de procéder à un contre-interrogatoire sur ces nouvelles questions.
31. Nous navons constaté lexistence daucune disparité entre la présentation des moyens de preuve devant la présente Chambre de première instance et la procédure qui a été adoptée dans le cadre du Procès Tadic. La Chambre de première instance II a, en effet, pris la liberté dautoriser des contre-interrogatoires supplémentaires lorsque de nouveaux points avaient été soulevés lors de linterrogatoire supplémentaire ou à la suite de questions posées par la Chambre de première instance. Il sagit dexceptions admises à la règle générale.
32. La Chambre de première instance interprète larticle 85 du Règlement en se fondant sur sa signification manifeste, conforme au bon sens, claire et non équivoque. La Chambre de première instance ne considère pas quil faille nuancer les termes utilisés pour découvrir leur signification. La Chambre est convaincue que le texte de larticle 85 du Règlement comporte un degré de précision tel quil peut aisément être compris par un lecteur de bonne foi. Or, en lespèce, même un lecteur de mauvaise foi naurait aucune difficulté à comprendre.
III. DISPOSITIF
PAR CES MOTIFS,
LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE,
VU la Requête introduite par la Défense,
VU les articles 54 et 85 du Règlement de procédure et de preuve,
REJETTE la Requête.
Fait en anglais et en français, la version anglaise faisant foi.
/signé/
_______________________________
Adolphus Godwin Karibi-Whyte
Président de la Chambre
Fait le premier mai 1997
A La Haye, Pays-Bas
[
Sceau du Tribunal]