LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit : M. le Juge Adolphus G. Karibi-Whyte, Président

                                        Mme le Juge Elizabeth Odio Benito

                                        M. le Juge Saad Saood Jan

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 24 juin 1997

 

LE PROCUREUR

C/

ZEJNIL DELALIC
ZDRAVKO MUCIC alias "PAVO"
HAZIM DELIC
ESAD LANDZO alias "ZENGA"

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE L’ACCUSÉ HAZIM DELIC AUX FINS DE LA COMMUNICATION D’INFORMATIONS À DÉCHARGE EN APPLICATION DE L’ARTICLE 68 DU RÈGLEMENT

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Le Bureau du Procureur :

M. Eric Ostberg M. Giuliano Turone

Mme Teresa McHenry Mme Elles van Dusschoten

Le Conseil de la Défense :

Mme Edina Re{idovic, M. Ekrem Galijatovic, M. Eugene O’Sullivan, représentant Zejnil Delalic

M. Zeljko Olujic, M. Michael Greaves, représentant Zdravko Mucic

M. Salih Karabdic, M. Thomas Moran, représentant Hazim Delic

M. M. John Ackerman, Mme Cynthia McMurrey, représentant Esad Landzo

 

I. INTRODUCTION

La Chambre de première instance du Tribunal pénal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l'ex-Yougoslavie depuis 1991 (le "Tribunal international") est saisie d'une Requête aux fins de la communication d’informations à décharge en application de l’article 68 du Règlement de procédure et de preuve ("le Règlement"), déposée le 21 avril 1997 (Répertoire général du Greffe ("RG"), pages D3385-D3392) ("la Requête") par le Conseil de Hazim Delic ("la Défense").

Le Bureau du Procureur ("l’Accusation") a déposé le 2 mai 1997 sa Réponse à la Requête de Hazim Delic aux fins de communication d’informations à décharge en application de l’article 68 du Règlement (RG D3511-D3526) (la "Réponse"). La Chambre de première instance a entendu le 15 mai 1997 les exposés de l'Accusation et du Conseil de la défense (les "parties").

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE, AYANT EXAMINÉ les conclusions écrites et entendu les exposés des Parties,

STATUE COMME SUIT.

II. EXAMEN

1. La Défense

1. La Défense soumet sa Requête conformément à l’article 68 du Règlement, libellé comme suit:

Article 68

Le Procureur informe la Défense aussitôt que possible de l’existence d’éléments de preuves dont il a connaissance qui sont de nature à disculper en tout ou en partie l’accusé ou qui pourraient porter atteinte à la crédibilité des moyens de preuve à charge.

2. La Défense demande à la Chambre de première instance qu’elle ordonne à l’Accusation de fournir copie des pièces en sa possession dont la nature tend à disculper l’accusé. En particulier, la Défense demande qu’il lui soit donné accès à, et photocopie de, toutes les pièces en la possession ou sous le contrôle de l’Accusation et qui contiennent des éléments de preuve indiquant que: (1) les forces armées de la République de Serbie ne conduisaient pas leurs opérations conformément aux lois et coutumes de la guerre; (2) les forces des Serbes de Bosnie ne conduisaient pas leurs opérations conformément aux lois et coutumes de la guerre; (3) les forces des Serbes de Bosnie n’étaient pas commandées par une personne responsable de ses subordonnés; (4) les forces des Serbes de Bosnie ne portaient pas d’insigne caractéristique visible à distance; (5) les forces des Serbes de Bosnie ne portaient pas d’armes ouvertement (RG page 3389).

3. La Défense soutient que l’Accusation a toujours affirmé que les personnes détenues au camp de Celebici étaient des prisonniers de guerre au sens de l’article 4 de la Convention de Genève du 12 août 1949 relative au traitement des prisonniers de guerre (la "Convention de Genève relative aux prisonniers de guerre"). D’après la Défense, tout élément de preuve tendant à montrer que les détenus ne pouvaient jouir de ce statut parce que les conditions visées à l’article 4 de la Convention de Genève relative aux prisonniers de guerre n’étaient pas vérifiées innocente l’accusé et constitue donc un élément disculpatoire au sens de l’article 68 du Règlement. La Défense déclare en conséquence qu’un tel élément devrait lui être communiqué.

4. La Défense se réfère à la Décision sur la production forcée de moyens de preuve rendue par la Chambre de première instance I dans l’affaire Blaskic (Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, N° IT-95-14-T, Décision sur la production forcée de moyens de preuve rendue le 27 janvier 1997). Selon la Défense, la Chambre de première instance a requis en l’espèce que la Défense apporte un commencement de preuve que les éléments de preuve dont la communication était recherchée étaient de nature disculpatoire. Lorsqu’un tel commencement de preuve est apporté par la Défense, il appartient alors à l’Accusation de déclarer si les pièces en question sont en sa possession, si elles contiennent des informations disculpatoires, et si elle estime que ces informations sont protégées de la communication par l’article 66 C) du Règlement de procédure et de preuve ou par toute autre disposition du Règlement.

5. La Défense affirme que, conformément à l’article 4 A) 2) de la Convention de Genève relative aux prisonniers de guerre, les forces armées irrégulières ne sont protégées que si elles satisfont à certaines conditions, l’une d’elles étant que lesdites forces ont conduit leurs opérations dans le respect des lois et coutumes de la guerre. Les éléments de preuve en la possession de l’Accusation démontrant que les forces des Serbes de Bosnie, auxquelles auraient appartenu certains détenus du camp de Celebici, ont enfreint les lois et coutumes de la guerre, sont de nature disculpatoire, dans la mesure où ils réfutent l’un des éléments du crime, à savoir le statut de personne protégée des victimes. Selon la Défense, le fait que de nombreux actes d’accusation aient été décernés à des Serbes de Bosnie constitue un commencement de preuve que l’Accusation possède des moyens de preuve indiquant que les Serbes de Bosnie ont commis de telles violations des lois et coutumes de la guerre.

6. La Défense soutient que si la moindre question de confidentialité entravait la communication des informations requises, la Chambre de première instance devrait ordonner que la production de ces éléments de preuve soit accompagnée de mesures de protection appropriées. Limiter la diffusion de ces éléments de preuve et demander qu’ils ne soient communiqués qu’à huis clos sont quelques unes des mesures suggérées par la Défense.

2. L’Accusation

7. L’Accusation affirme qu’elle a déjà fourni à la Défense toutes les informations nécessaires et pertinentes et que toute information complémentaire n’est absolument pas pertinente. L’Accusation estime que la Requête doit être déboutée car la Défense n’a pas fourni de commencement de preuve.

8. L’Accusation soutient que, au plan du droit, il n’est pas nécessaire de communiquer le moindre document concernant le statut de prisonnier de guerre des victimes, puisque l’applicabilité des Conventions de Genève de 1949 et de l’article 2 du Statut du Tribunal international ne dépendent pas de ce statut. Selon l’Accusation, les personnes détenues dans le camp de Celebici étaient protégées par les Conventions de Genève, soit en tant que prisonniers de guerre, soit en tant que personnes civiles. L’Accusation fait valoir qu’il n’est donc pas nécessaire à ce stade d’évaluer les éléments de preuve relatifs au statut de prisonnier de guerre des victimes.

9. Au demeurant, l’Accusation affirme que, en droit, en vertu des Conventions de Genève de 1949 et du Protocole Additionnel I aux Conventions de Genève du 12 août 1949, même si des violations des lois et coutumes de la guerre ont été commises par les forces des Serbes de Bosnie, ou même, en l’espèce, par certaines des victimes, la protection de ces personnes en tant que prisonniers de guerre n’en serait pas moins maintenue. L’Accusation ajoute que les forces irrégulières qui opéraient dans la municipalité de Konjic répondaient aux conditions visées par la Convention de Genève relative aux prisonniers de guerre puisque, en général, ces forces observaient les lois et coutumes de la guerre. Elle considère en outre que la conduite des autres forces irrégulières en dehors de la région de Konjic n’est absolument pas pertinente.

10. L’Accusation soutient que des violations des lois et coutumes de la guerre ne peuvent en aucun cas être justifiées par des violations antérieures de ces mêmes lois et coutumes par la partie adverse. Ainsi, l’opinion de l’Accusation est qu’il n’est pas nécessaire de prendre en considération le moindre document relatif à des infractions aux lois et coutumes de la guerre du fait de l’armée populaire yougoslave (JNA), de l’armée de la République fédérale de Yougoslavie (Serbie et Monténégro) (VJ), de l’Armée des Serbes de Bosnie (VRS) ou de tout autre organisation.

11. Enfin, l’Accusation avance qu’elle a déjà communiqué tous les documents en sa possession dans le cadre de sa politique de communication pleine et entière, menée tout au long du procès. De l’avis de l’Accusation, la Défense n’a pas apporté de commencement de preuve que la moindre information concernant des forces irrégulières opérant en dehors de la municipalité de Konjic était pertinente et disculpatoire.

III. CONCLUSIONS

12. Les éléments à décharge, au sens de l’article 68 du Règlement, sont ceux dont le Procureur a connaissance et qui sont en la faveur de l’accusé dans la mesure où ils sont de nature à le disculper en tout ou en partie, ou peuvent porter atteinte à la crédibilité des moyens de preuve à charge. Pour l’exercice du droit à la communication forcée, il est important que la partie requérante démontre que le Procureur connaissait l’existence desdits éléments et qu’ils sont en sa possession.

13. Comme l’indiquent très justement les deux Parties, la Défense doit apporter le commencement de la preuve que les informations requises de l’Accusation sont de nature à disculper l’accusé. Ce principe a été clairement établi dans l’affaire Blaskic (le Procureur c/ Tihomir Blaskic, IT-95-14-PT, Décision sur la production forcée de moyens de preuve, rendue le 27 janvier 1997), (la "Décision Blaskic"). En l’espèce, la Chambre de première instance I a décidé que la Défense devait "[ lui] soumettre tout commencement de preuve de nature à rendre vraisemblable le caractère disculpatoire desdits éléments ainsi que leur détention par le Procureur" (Décision Blaskic, paragraphe 50). La première question que la Chambre de première instance doit considérer consiste donc à savoir si la Défense a réussi à établir le commencement de la preuve du caractère disculpatoire des éléments requis.

14. Pour apprécier correctement la Requête de la Défense, il convient de la replacer dans le contexte de l’obligation générale de l’Accusation de communiquer ses informations en vertu de l’article 66 du Règlement. L’article 66 B) prévoit la communication des éléments de preuve dont le Procureur a la garde ou le contrôle et qui sont nécessaires à la préparation de la défense. Dans la Décision Blaskic ,la Chambre de première instance a établi que les éléments de preuve "nécessaires à la défense de l’accusé" couvrent obligatoirement les éléments de preuve "de nature à disculper en tout ou en partie l’accusé" (Décision Blaskic, paragraphe 49). Il est clair que les informations à caractère disculpatoire seront toujours nécessaires à la préparation de la Défense. Lorsqu’elle a rendu sa décision relative à la Requête de l’accusé Zejnil Delalic aux fins de divulgation d’éléments de preuve (le Procureur c/ Zejnil Delalic, IT-96-21-T, Décision relative à la Requête de l’accusé Zejnil Delalic aux fins de divulgation d’éléments de preuve rendue le 26 septembre 1996, la "Décision Delalic"), la Chambre de première instance II a déclaré que "la Défense n’a pas identifié les éléments de preuve spécifiques que l’Accusation a en sa possession et sous son contrôle qu’elle n’a pas porté à la connaissance de la Défense. Étant donné l’absence d’une identification spécifique des éléments de preuve nécessaires retenus par l’Accusation d’après les allégations de la Défense, l’intervention de la Chambre de première instance est inappropriée à ce stade" (Décision Delalic, paragraphe 10).

15. La Chambre de première instance est d’accord avec la position adoptée dans chacune des deux espèces, et elle est fermement convaincue que toute demande de communication doit clairement spécifier les éléments demandés. La Requête dont la Chambre est saisie ne répond pas à cette exigence. Elle se réfère de manière générale à tout élément de preuve en la possession du Bureau du Procureur relatif à la conduite des forces de la République de Serbie, des Serbes de Bosnie et autres. Les articles du Règlement permettant la communication de certains documents ne peuvent être utilisés librement comme moyen d’obtenir toutes les informations de l’Accusation, puis de déterminer, à posteriori, si elles peuvent être utilisées ou non.

16. La Chambre de première instance n’est pas convaincue par les arguments de la Défense, lorsqu’elle déclare que toute information relative aux éventuelles violations du fait des troupes des Serbes de Bosnie ou d’autres forces irrégulières en dehors de la région de Konjic peut être considérée comme disculpatoire. La Chambre de première instance n’estime pas opportun de se lancer dans un débat concernant les conditions à remplir pour qu’une personne puisse être considérée comme un prisonnier de guerre. Cette question sera étudiée par la Chambre de première instance lorsque tous les éléments de preuve lui auront été présentés.

17. Cependant, la Chambre de première instance ne voit pas comment des informations relatives à d’éventuelles violations des lois et coutumes de la guerre par certaines forces armées pourraient tendre à disculper l’accusé, en tout ou en partie. Premièrement, divers chefs de l’Acte d’accusation décerné à Hazim Delic lui reprochent une violation grave des Conventions de Genève de 1949, répréhensible au titre des articles 2 et 7 1) du Statut du Tribunal international. Ledit Acte d’accusation ne limite en aucun cas l’application des Conventions de Genève de 1949 à la seule Convention de Genève relative aux prisonniers de guerre. Partant, les victimes peuvent être protégées soit en tant que prisonniers de guerre, soit en tant que personnes civiles, en vertu de la Convention de Genève IV relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre ("Convention de Genève relative à la protection des civils"). Toute information indiquant que les victimes ne peuvent peut-être pas être considérées comme des prisonniers de guerre ne suggère pas que l’accusé est innocent, puisque ces personnes pourraient bien être protégées en vertu de la Convention de Genève relative à la protection des civils. Deuxièmement, la Chambre de première instance ne voit pas comment cette information pourrait atténuer la culpabilité de l’accusé. Il est clair que des violations antérieures des lois et coutumes de la guerre ne peuvent en aucun cas justifier des violations postérieures de ces lois et coutumes. Un tel raisonnement ne mènerait qu’à une escalade de la violence criminelle.

18. La Chambre de première instance estime donc que la Défense n’a pas indiqué les éléments spécifiques qu’elle considère comme étant de nature disculpatoire et qui devraient être communiqués en application de l’article 68 du Règlement. De plus, la Défense n’a pas apporté le commencement de la preuve que les informations dont elle demande communication sont effectivement de nature disculpatoire.

 

IV. DISPOSITIF

PAR CES MOTIFS,

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE,

VU L'ARTICLE 68 DU RÈGLEMENT,

EN APPLICATION DE L'ARTICLE 54 DU RÈGLEMENT,

DÉBOUTE LA REQUÊTE DE LA DÉFENSE soumise en application de l’article 68 du Règlement relatif à la communication des informations de nature disculpatoire.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

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Adolphus Godwin Karibi-Whyte

Président de la Chambre de

première instance

Fait le vingt-quatre juin 1997

La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]