LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit : M. le Juge Adolphus G. Karibi-Whyte, Président

Mme le Juge Elizabeth Odio Benito

M. le Juge Saad Saood Jan

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 8 juillet 1997

 

LE PROCUREUR

C/

ZEJNIL DELALIC & CONSORTS
ZDRAVKO MUCIC alias "PAVO"

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE NON CONTRADICTOIRE DU CONSEIL DE ZDRAVKO MUCIC CONCERNANT LA DÉLIVRANCE D’UNE
ASSIGNATION À COMPARAÎTRE À UN INTERPRÈTE

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Le Conseil de la Défense :

M. Zeljko Olujic, M. Michael Greaves, représentant Zdravko Mucic

 

I. HISTORIQUE

 

1. Les 18, 19 et 20 mars 1996, le deuxième accusé en l’espèce, M. Zdravko Mucic a été interrogé par des enquêteurs du Bureau du Procureur ("l’Accusation") à Vienne, en Autriche. Mme Alexandra Pal, employée de la Section des Services linguistiques et de conférence du Tribunal pénal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 ("le Tribunal international"), était présente pendant toute la durée des interrogatoires. Elle intervenait en qualité d’interprète.

2. Le 2 juin 1997, une Requête non contradictoire a été déposée au nom de Zdravko Mucic aux fins d’obtenir une Ordonnance enjoignant à Mme Alexandra Pal de comparaître en qualité de témoin à décharge de l’accusé susmentionné. Le motif invoqué par la Défense à l’appui de cette Requête ("la Défense") consiste en une infraction aux dispositions des articles 42 et 43 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international ("le Règlement") qui serait intervenue au cours de l’interrogatoire de M. Mucic par l’Accusation. La Défense allègue que l’accusé, après avoir insisté pour bénéficier des services d’un défenseur pendant son interrogatoire, a soudain changé d’avis et accepté d’être interrogé en l’absence de conseil. La Défense soumet que ce revirement d’opinion est suspect et pourrait résulter d’une conversation entre M. Mucic et des membres de l’équipe d’enquêteurs, avant le début de l’interrogatoire proprement dit.

3. Au commencement du second interrogatoire, le 19 mars, M. Abribat, enquêteur de l’Accusation (le deuxième membre de l’équipe procédant à l’interrogatoire étant M. D’Hooge), a ouvert la séance en mentionnant une conversation antérieure ("la Conversation") au cours de laquelle M. Mucic aurait consenti à être interrogé en l’absence de conseil. M. Abribat a demandé à M. Mucic si sa position demeurait inchangée et ce dernier lui a répondu qu’il n’avait pas besoin de l’assistance d’un conseil. C’est cette Conversation, antérieure à l’interrogatoire proprement dit que la Défense estime suspecte.

4. La Défense déclare que Mme Alexandra Pal interprétait toutes les communications verbales entre M. Mucic et l’équipe d’enquêteurs. Pourtant, aucune trace de cette Conversation entre M. Mucic et les enquêteurs ne figure au procès-verbal de l’interrogatoire. Puisque Mme Alexandra Pal devait être présente lors de la Conversation, au cours de laquelle certains propos incitant M. Mucic à consentir à un interrogatoire en l’absence de conseil pourraient avoir été tenus, la Défense estime que Mme Pal est, ou pourrait être, un témoin à décharge des faits qui se sont déroulés à cette occasion.

5. En résumé, la position de la Défense consiste à affirmer que lorsqu’un interprète participe à un interrogatoire et que le procès-verbal correspondant audit interrogatoire est présumé comporter une omission ou être incomplet, l’interprète est témoin, ou témoin potentiel de l’omission ou des lacunes alléguées et de ce qui s’est passé pendant le laps de temps en cause.

 

II. DISPOSITIONS APPLICABLES

6. Afin de statuer sur les points soulevés aux termes de cette requête, il convient d’analyser les articles pertinents du Statut du Tribunal international ("le Statut") et de son Règlement. Les dispositions suivantes de ces articles sont applicables :

Le Statut

Article 18

Information et établissement de l’acte d’accusation

3. Tout suspect interrogé a le droit d’être assisté d’un conseil de son choix, y compris celui de se voir attribuer d’office un défenseur, sans frais, s’il n’a pas les moyens de le rémunérer et de bénéficier, si nécessaire, de services de traduction dans une langue qu’il parle et comprend et à partir de cette langue. (Non souligné dans l’original).

Article 21

Les droits de l’accusé

4. Toute personne contre laquelle une accusation est portée en vertu du présent statut a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes:

...

f) A se faire assister gratuitement d’un interprète si elle ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience ;

...

Le Règlement

Article 42

Droits du suspect pendant l’enquête

A) Avant d’être interrogé par le Procureur, le suspect est informé de ses droits dans une langue qu’il parle et comprend, à savoir :

i) son droit à l’assistance d’un conseil de son choix ou s’il est indigent à la commission d’office d’un conseil à titre gratuit ;

ii) son droit à l’assistance gratuite d’un interprète s’il ne comprend pas ou ne parle pas la langue utilisée lors de l’interrogatoire ;

...

Article 62

Comparution initiale de l’accusé

Après son transfert au siège du Tribunal, l’accusé comparaît sans délai devant une Chambre de première instance et est officiellement mis en accusation. La Chambre de première instance :

i) s’assure que le droit de l’accusé à l’assistance d’un conseil est respecté ;

ii) donne lecture ou fait donner lecture de l’acte d’accusation à l’accusé dans une langue qu’il parle et comprend, et s’assure que l’intéressé comprend l’acte d’accusation ;

iii) invite l’accusé à plaider coupable ou non coupable pour chaque chef d’accusation et, à défaut, pour l’accusé de plaider, inscrit en son nom au dossier qu’il a plaidé non coupable ;

Article 76

Déclaration solennelle des interprètes et des traducteurs

Avant de prendre ses fonctions, tout interprète ou traducteur prononce une déclaration solennelle aux termes de laquelle il s’engage à accomplir sa tâche avec dévouement, indépendance et impartialité et dans le plein respect de son devoir de confidentialité.

Article 54

Disposition générale

A la demande d’une des parties ou de sa propre initiative, un juge ou une Chambre de première instance peut délivrer les ordonnances, citations à comparaître, assignations, mandats et ordres de transfert nécessaires aux fins de l’enquête, de la préparation ou de la conduite du procès.

7. L’importance de l’interprète dans l’administration de la justice par le Tribunal international apparaît pleinement à la lecture de l’article 18 3) du Statut et des articles du Règlement. S’il n’y fait l’objet d’aucune définition, l’interprète n’en joue pas moins un rôle crucial aux plans de l’enquête et du procès. Il est un intervenant indispensable et inestimable dans l’enquête sur l’accusé et un élément essentiel du procès.

8. Le droit du suspect ou de l’accusé à être informé sans délai et en détail, dans une langue qu’il comprend, de la nature et des motifs des accusations portées contre lui revêt une importance fondamentale (Voir article 21 du Statut). Il s’ensuit que lorsque le suspect ou l’accusé ne parle ou ne comprend pas la langue en usage au Tribunal international, il bénéficie gracieusement des services d’un interprète. (Voir article 21 4) f) du Statut)

 

III. DÉFINITION DU TERME "INTERPRÈTE"

9.Attendu que le terme "interprète" n’est défini ni dans le Statut ni dans le Règlement, il est permis de recourir à la définition pertinente donnée par un dictionnaire usuel. D’après le Concise Oxford Dictionary of Current English (Seventh Edition 1983) un interprète est, entre autres, "quelqu’un dont la fonction consiste à traduire les paroles de personnes s’exprimant dans des langues différentes, [ en particulier] verbalement et en leur présence". Sur cette base, l’interprète peut être défini comme celui qui interprète d’une langue, officielle ou non, en usage au Tribunal international, vers l’une des langues officielles du Tribunal et vice-versa, au cours de procédures judiciaires ou afférantes.

 

IV. ANALYSE DU STATUT ET DES OBLIGATIONS DE L’INTERPRÈTE

10. L’interprète n’intervient pas en tant que partie au procès. Il est un agent du Tribunal international et lorsqu’il interprète devant la Chambre de première instance, il devient l’un des agents de celle-ci. Pareillement, lorsqu’il travaille dans le contexte de procédures judiciaires connexes, il est un agent du Tribunal international. En tant que tel, l’interprète est un tiers impartial oeuvrant à l’administration de la justice. En vertu de l’article 76 du Règlement, il doit effectuer une déclaration solennelle, avant son entrée en fonction, par laquelle il s’engage à interpréter fidèlement, en toute indépendance, impartialité et dans le respect de son devoir de confidentialité. Aussi, sa mission vis-à-vis des parties s’inscrit dans le cadre de ces obligations.

11. L’interprète semble donc jouer un rôle unique et ses services sont à la disposition de chacune des parties. Cependant, si le Tribunal dépend de lui pour dresser le procès-verbal de tous les débats, l’interprète n’est pas responsable de son authentification. Il n’est pas tenu de conserver le compte-rendu des débats qu’il interprète ou traduit. Sa mission consiste uniquement à transmettre tout ce qui est dit à l’audience à la Chambre de première instance pour le compte des parties, ou directement à celles-ci. Il n’est que l’instrument grâce auquel les parties et la Chambre de première instance se comprennent et suivent les débats.

 

V. APPLICABILITÉ DE L’ARTICLE 54 DU RÈGLEMENT À LA REQUÊTE

12. La Requête est présentée en application de l’article 54 du Règlement, dont les dispositions sont reproduites ci-dessus. Cet article contient des conditions implicites devant être vérifiées pour que la requête puisse être reçue à ce titre. La partie requérante doit démontrer que l’Ordonnance requise est nécessaire à l’enquête. À titre subsidiaire, elle doit établir que ladite Ordonnance est nécessaire à la préparation ou à la conduite du procès. Ces deux conditions ne sont pas cumulatives. Il suffit donc que l’une ou l’autre soit vérifiée pour que la requête aux fins d’obtenir une Ordonnance, déposée en vertu de l’article 54 du Règlement, soit recevable.

13. Les conditions posées par M. le Juge Antonio Cassese, Président du Tribunal international, dans la Décision relative à la Requête de l’Accusation aux fins de la production de notes échangées entre Zejnil Delalic et Zdravko Mucic, rendue le 11 novembre 1996 dans l’Affaire le Procureur c/ Zejnil Delalic et consorts (IT-96-21-T) sont les suivantes: a) une Ordonnance du Tribunal international doit être nécessaire pour permettre au Procureur d’obtenir de tels documents et pièces ; et b) les pièces et documents recherchés doivent s’inscrire dans le cadre d’une enquête ou de poursuites conduites par le Procureur (en l’instance, il s’agit d’une enquête menée par la Défense). Selon la Décision du Président, le but de cet article consiste à déterminer si la Requête est nécessaire (et non pas seulement utile ou efficace) aux fins de l’enquête, de la préparation ou de la conduite du procès. Le requérant doit démontrer qu’il n’existe aucun autre moyen d’obtenir les éléments de preuve recherchés. La Chambre de première instance considère que cette interprétation est utile en l’espèce.

14. La Défense soutient qu’elle est actuellement dans l’impossibilité de mener à bien son enquête sur ce qui s’est passé à Vienne pendant l’interrogatoire de M. Mucic en mars 1996. Elle soumet que ce n’est qu’après avoir enquêté sur ce point qu’elle sera en mesure de procéder adéquatement à l’exposé de ses arguments et au contre-interrogatoire des témoins, MM. Abribat, D’Hooge et Gschwendt (membre des forces de police australienne). La plainte de la Défense repose essentiellement sur les lacunes possibles du procès-verbal de l’interrogatoire de M. Mucic. La Défense soumet que MM. Abribat, D’Hooge et Gschwendt étaient également présents lors de cet interrogatoire présumé, et elle ne nie pas que ces personnes soient elles aussi en mesure de témoigner sur un éventuel interrogatoire ne figurant pas au procès-verbal et sur la teneur des entretiens ainsi omis. Si la Défense parvient à établir qu’en effet il y a eu interrogatoire, et que le procès-verbal de la procédure ne reflète pas fidèlement ce qui s’est passé, la Chambre de première instance pourra légitimement tirer de cette omission les conclusions qui s’imposent.

15. La Chambre de première instance n’est pas convaincue par l’argument du Conseil de la Défense, selon lequel la seule façon de combler les lacunes dues aux omissions dans le procès-verbal consiste à faire témoigner l’interprète. Au cours de l’exposé, il a été suggéré au Conseil de la défense que l’incertitude pourrait être levée et l’omission rectifiée en procédant au contre-interrogatoire approfondi des autres personnes présentes lors de l’interrogatoire en cause ; le Conseil a rejeté cette possibilité, au motif que ces personnes étant des témoins à charge, il est peu probable qu’elles disent la vérité si celle-ci va à l’encontre de leurs intérêts.

16. La Chambre de première instance n’est pas persuadée que la Défense ait réussi à établir que le procès-verbal de l’interrogatoire de M. Mucic est effectivement entaché d’omission. La Défense a allégué l’existence d’un interrogatoire non enregistré et a fondé cette allégation sur des suppositions quant à ce qui aurait pu être dit ou fait pendant la période en cause. Il est clair qu’un tel argument ne permet pas d’étayer la requête de manière satisfaisante. Il n’y a pas de preuve indubitable que les "conversations antérieures" alléguées ont effectivement eu lieu. Les faits invoqués pour déposer une requête non contradictoire ne devraient pas être contestables. En l’espèce, nous ne disposons que des dires du requérant, et ceux-ci peuvent être réfutés. La Chambre de première instance n’est pas convaincue, au vu des moyens de preuve dont elle dispose, qu’une ordonnance soit nécessaire pour enquêter sur les indices relatifs à une éventuelle "conversation antérieure" et sur le contexte dans lequel ladite conversation se serait déroulée.

 

VI. LA POSITION DE L’INTERPRÈTE

17. Nous avons déjà défini le terme "interprète" et examiné ses fonctions. Il ne fait aucun doute que si la "conversation antérieure" alléguée a effectivement eu lieu, Alexandra Pal, agissant en qualité d’interprète entre l’équipe d’enquêteurs et M. Mucic, serait en mesure d’apporter des éléments de preuve concernant l’incident. Cependant, cette éventualité dépend de la vérification de l’un au moins des critères suivants: Premièrement, il faudrait que Mlle Pal soit légalement tenue de dresser le procès-verbal de son interprétation des parties ; deuxièmement, dans l’intérêt de la justice, il faudrait qu’il n’existe aucun moyen d’obtenir les moyens de preuve recherchés autre que le recours au témoignage de l’interprète ; ou, troisièmement, il faudrait que la décision sur cette question dépende entièrement de son témoignage.

18. L’administration de la justice est volontairement transparente, afin de préserver des intérêts essentiels et de gagner la confiance du public. Par conséquent, l’adage qui veut que justice soit faite et que chacun puisse constater que justice est faite s’applique à tous les auxilliaires de justice jouant un rôle dans la procédure de jugement. Les considérations d’ordre public garantissant la confidentialité et protégeant les relations privilégiées telles que celles entre le Conseil et son client ou entre jurés se fondent sur le principe selon lequel le cours de la justice doit demeurer pur et à l’abri de la contamination de facteurs extrinsèques, de la peur ou de préjugés découlant des transactions entre les parties. Pour les même raisons, les auxilliaires de justice tels que les clercs et greffiers d’audience doivent être protégés des suites de l’exercice de leurs fonctions.

19. L’interprète, avant d’entrer en fonction, qu’il soit traducteur, interprète au service de la Chambre de première instance ou entre les enquêteurs et les suspects ou les accusés, effectue une déclaration en vertu de l’article 76 du Règlement ou prend un engagement similaire. Cette déclaration vise avant tout à garantir le maintien de l’impartialité due aux parties, condition préalable essentielle pour permettre à l’interprète de s’acquitter dûment de sa tâche. Elle met particulièrement l’accent sur l’indépendance de l’interprète vis-à-vis de l’une et l’autre des parties au cours du procès et sur la confidentialité à l’égard du contenu de son interprétation. Le traducteur ou l’interprète se contente de transmettre les informations provenant de l’une des parties à l’autre partie au procès, et le fait qu’il ne soit pas tenu de conserver la trace de ce qu’elles disent le met dans une situation très délicate lorsqu’il lui est demandé de témoigner sur ce qui s’est dit précisément.

20. Il ne serait pas seulement peu souhaitable mais aussi injuste d’obliger un interprète à descendre dans l’arène pour le compte de l’une ou l’autre des parties au procès, afin de trancher une question procédant des débats. Un tel procédé ne doit pas être encouragé lorsque d’autres méthodes sont disponibles pour statuer sur une question donnée. L’on ne peut compter sur l’interprète pour témoigner sur les paroles évanescentes qu’il a employé au cours d’une procédure entre les parties. Dans l’administration de la justice, il convient encore de prendre en compte la nécessité de mettre l’interprète et les autres auxilliaires du Tribunal international à l’abri de la crainte constante de se trouver personnellement impliqués dans le conflit, d’un bord ou de l’autre, suite à des actes relevant de l’exercice de leurs fonctions. Par ces deux motifs, l’intérêt de la justice s’oppose à ce que l’une ou l’autre des parties puisse citer un interprète comme témoin.

 

VII. DISPOSITIF

PAR CES MOTIFS,

EN APPLICATION DE L’ARTICLE 54 DU RÈGLEMENT,

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE, saisie de la requête non contradictoire de la Défense,

DÉBOUTE ladite requête.

FAIT en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre de première instance

(signé)

Adolphus Godwin Karibi-Whyte

Fait le huit juillet 1997

La Haye (Pays-Bas)

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