LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

Composée comme suit : M. le Juge Adolphus G. Karibi-Whyte, Président

                                        Mme le Juge Elizabeth Odio Benito

                                        M. le Juge Saad Saood Jan

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 2 septembre 1997

 

LE PROCUREUR

C/

ZEJNIL DELALIC
ZDRAVKO MUCIC alias "PAVO"
HAZIM DELIC
ESAD LANDZO alias "ZENGA"

________________________________________________________________________________

DÉCISION RELATIVE À L’EXCEPTION PRÉJUDICIELLE DE L’ACCUSÉ ZDRAVKO
MUCIC AUX FINS DE L’IRRECEVABILITÉ DE MOYENS DE PREUVE

________________________________________________________________________________

 

Le Bureau du Procureur :

M. Grant Niemann

Mme Teresa McHenry

M. Giulano Turone

Le Conseil de la Défense :

Mme Edina Residovic, MM. Ekrem Galijatovic et Eugene O’Sullivan, représentant Zejnil Delalic

MM. Zeljko Olujic et Michael Greaves, représentant Zdravko Mucic

MM. Salih Karabdic et Thomas Moran, représentant Hazim Delic

M. John Ackerman et Mme Cynthia McMurrey, représentant Esad Landzo

I. CONTEXTE PROCÉDURAL ET FACTUEL

La Chambre de première instance II du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 ("Tribunal international") a été saisie de deux requêtes connexes déposées le 8 mai 1997 par la Défense de l’accusé Zdravko Mucic ("la Défense"), en application de l’article 73 du Règlement de procédure et de preuve ("Règlement"). La première demandait l’autorisation de déposer une exception préjudicielle hors délais aux fins d’irrecevabilité des procès-verbaux d’interrogatoires antérieurs au procès de Zdravko Mucic, menés par les Forces de police autrichienne, le 18 mars 1996, et par les représentants de l’Accusation les 19, 20 et 21 mars 1996 ("Déclarations") (Registre général du Greffe, pages D 3956 -D 3958). La seconde, qui est une Exception au fond aux fins d’irrecevabilité des Déclarations ("Exception"), fait l’objet de la présente Décision (RP D 3587 - D 3595).

Le même jour, la Chambre de première instance a entendu les exposés de la Défense et du Bureau du Procureur ("Accusation") relatifs à la première requête. Elle a statué en faveur de la Défense, l’autorisant à soulever une exception. La Chambre de première instance a cependant renvoyé l’audience des exposés relatifs à l’Exception après l’audition des témoins de l’Accusation durant laquelle celle-ci demandera à verser les Déclarations au dossier. Peu après, l’Accusation a déposé une réponse non datée à l’Exception ("Réponse") (RG D 3766-D 3790).

Le 12 juin 1997, la Chambre de première instance a entendu l’interrogatoire des témoins par l’Accusation au sujet des Déclarations et les exposés des deux parties relatifs à l’exception. Elle a ensuite statué oralement, faisant partiellement droit à l’exception et en rejetant certains aspects. Elle a mis sa décision écrite en délibéré.

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE STATUE COMME SUIT.

II. EXAMEN

A. Dispositions applicables

1. Les dispositions suivantes du Statut du Tribunal international et du Règlement s’appliquent à la décision relative à la requête examinée.

Article 18

Information et établissement de l’acte d’accusation

1. Le Procureur ouvre une information d’office ou sur la foi des renseignements obtenus de toutes sources, notamment des gouvernements, des organes de l’Organisation des Nations Unies, des organisations intergouvernementales et non gouvernementales. Il évalue les renseignements reçus ou obtenus et se prononce sur l’opportunité ou non d’engager des poursuites.

2. Le Procureur est habilité à interroger les suspects, les victimes et les témoins, à réunir des preuves et à procéder sur place à des mesures d’instruction. Dans l’exécution de ces tâches, le Procureur peut, selon le besoin, solliciter le concours des autorités de l’État concerné.

3. Tout suspect interrogé a le droit d’être assisté d’un conseil de son choix, y compris celui de se voir attribuer d’office un défenseur, sans frais, s’il n’a pas les moyens de le rémunérer et de bénéficier, si nécessaire, de services de traduction dans une langue qu’il parle et comprend et à partir de cette langue.

4. S’il décide qu’au vu des présomptions, il y a lieu d’engager des poursuites, le Procureur établit un acte d’accusation dans lequel il expose succinctement les faits et le crime ou les crimes qui sont reprochés à l’accusé en vertu du Statut. L’acte d’accusation est transmis à un juge de la Chambre de première instance.

 

Article 19

Examen de l’acte d’accusation

1. Le juge de la Chambre de première instance saisi de l’acte d’accusation examine celui-ci. S’il estime que le Procureur a établi qu’au vu des présomptions, il y lieu d’engager des poursuites, il confirme l’acte d’accusation. A défaut, il le rejette.

2. S’il confirme l’acte d’accusation, le juge saisi, sur réquisition du Procureur, décerne les ordonnances et mandats d’arrêt, de détention, d’amener ou de remise de personnes et toutes autres ordonnances nécessaires pour la conduite du procès.

Article 20

Ouverture et conduite du procès

1. La Chambre de première instance veille à ce que le procès soit équitable et rapide et à ce que l’instance se déroule conformément aux règles de procédure et de preuve, les droits de l’accusé étant pleinement respectés et la protection des victimes et témoins dûment assurée.

2. Toute personne contre laquelle un acte d’accusation a été confirmé est, conformément à une ordonnance ou un mandat d’arrêt décerné par le Tribunal international, placée en état d’arrestation, immédiatement informée des chefs d’accusation portés contre elle et déférée au Tribunal international.

3. La Chambre de première instance donne lecture de l’acte d’accusation, s’assure que les droits de l’accusé sont respectés, confirme que l’accusé a compris le contenu de l’acte d’accusation et lui ordonne de plaider coupable ou non coupable. La Chambre de première instance fixe alors la date du procès.

4. Les audiences sont publiques à moins que la Chambre de première instance décide de les tenir à huis clos conformément à ses règles de procédures et de preuve.

 

Article 21

Les droits de l’accusé

...

4 Toute personne contre laquelle une accusation est portée en vertu du présent statut a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes :

(a) A être informée, dans le plus court délai, dans une langue qu’elle comprend et de façon détaillée, de la nature et des motifs de l’accusation portée contre elle ;

(b) A disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et à communiquer avec les conseils de son choix ;

(c) A être jugée sans retard excessif ;

(d) A être présente au procès et à se défendre elle-même ou à avoir l’assistance d’un défenseur de son choix ; si elle n’a pas de défenseur, à être informée de son droit d’en avoir un, et, chaque fois que l’intérêt de la justice l’exige, à se voir attribuer d’office un défenseur, sans frais, si elle n’a pas les moyens de le rémunérer ;

(e) A interroger ou faire interroger les témoins à charge et à obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

(f) A se faire assister gratuitement d’un interprète si elle ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience ;

(g) A ne pas être forcée de témoigner contre elle-même ou de s’avouer coupable.

Article 5 du Règlement

Effet d’une violation du Règlement

Toute exception soulevée par une partie à l’égard d’un acte d’une autre partie et fondée sur une violation du Règlement ou des règlements internes, doit l’être dès que possible ; elle n’est accueillie et l’acte déclaré nul que si ce dernier est incompatible avec les principes fondamentaux de l’équité et a entraîné effectivement un mauvais fonctionnement de la justice.

 

Article 42 du Règlement

Droits du suspect pendant l’enquête

(A) Avant d’être interrogé par le Procureur, le suspect est informé de ses droits dans une langue qu’il parle et comprend, à savoir :

(i) son droit à l’assistance d’un conseil de son choix ou s’il est indigent à la commission d’office d’un conseil à titre gratuit ;

(ii) son droit à l’assistance gratuite d’un interprète s’il ne comprend pas ou ne parle pas la langue utilisée lors de l’interrogatoire et ;

(iii) son droit de garder le silence et d’être averti que chacune de ses déclarations sera enregistrée et pourra être utilisée comme moyen de preuve.

(B) L’interrogatoire d’un suspect ne peut avoir lieu qu’en présence de son conseil, à moins que le suspect n’ait renoncé à son droit à l’assistance d’un conseil. L’interrogatoire doit néanmoins cesser si un suspect qui a initialement renoncé à son droit à l’assistance d’un conseil, s’en prévaut ultérieurement ; l’interrogatoire ne doit reprendre que lorsque le suspect a obtenu de son chef ou d’office l’assistance d’un conseil.

Article 63 du Règlement

Interrogatoire de l’accusé

(A) L’interrogatoire de l’accusé par le Procureur, y compris après la comparution initiale, ne peut avoir lieu qu’en présence de son conseil, à moins que l’accusé n’ait volontairement et expressément renoncé à la présence de celui-ci. Si l’accusé exprime ultérieurement le désir de bénéficier de l’assistance d’un conseil, l’interrogatoire est immédiatement suspendu et ne reprendra qu’en présence du conseil.

(B)...

 

Article 89 du Règlement

Dispositions générales

(A) En matière de preuve, les règles énoncées dans la présente section s’appliquent à toute procédure devant les Chambres. La Chambre saisie n’est pas liée par les règles de droit interne régissant l’administration de la preuve.

(B) Dans les cas où le Règlement est muet, la Chambre applique les règles d’administration de la preuve propres à parvenir, dans l’esprit du Statut et des principes généraux du droit, à un règlement équitable de la cause.

(C) La Chambre peut recevoir tout élément de preuve pertinent qu’elle estime avoir valeur probante.

(D) La Chambre peut exclure tout élément de preuve dont la valeur probante est largement inférieure à l’exigence d’un procès équitable.

(E) La Chambre peut demander à vérifier l’authenticité de tout élément de preuve obtenu hors audience.

Article 95 du Règlement

Éléments de preuve obtenus par des moyens contraires aux droits de la personne internationalement protégée

N’est recevable aucun moyen de preuve obtenu par des moyens qui entament fortement sa fiabilité ou si son admission irait à l’encontre d’une bonne administration de la justice et lui porterait gravement atteinte.

2. Est également pertinent à cette demande l’article 6 3) de la Convention européenne des droits de l’homme :

 

Article 6

...

3. Tout accusé a droit notamment à :

c. se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;

 

B. Contexte

3. Avant que l’Accusation ne demande que les Déclarations soient versées au dossier, le Conseil de la défense s’est opposé à leur recevabilité pour des raisons diverses et a soutenu que les Déclarations devraient être déclarées irrecevables. Les motifs exposés sont brièvement énumérés ci-dessous :

A. Avant l’interrogatoire à 19h30, le 18 mars 1996, on n’a pas proposé à Zdravko Mucic ("l’accusé") l’assistance d’un conseil et on ne l’a informé ni de ce droit ni des autres droits d’un suspect.

B. Il ressort de l’analyse des droits accordés à l’accusé par la police autrichienne qu’ils étaient inéquitables et enfreignaient ses droits.

C. Les différences entre les droits accordés au suspect par la police autrichienne et par l’Accusation ont été pour lui source de confusion.

D. L’Accusation connaissait les différences culturelles et se devait donc d’expliquer plus clairement ses droits à l’accusé au lieu de se contenter de lui en faire lecture.

E. L’Accusation a exercé des pressions sur l’accusé.

4. Dans sa Réponse, l’Accusation à démenti l’ensemble des allégations. Elle déclare que le motif de présomption de pressions sur lequel se fonde la dérogation autorisant la Requête est injuste envers l’Accusation et les autres accusés. Elle a soutenu l’argument suivant :

Il est injuste pour les autres accusés qui, en raison du moindre degré de gravité de leurs allégations se sont vu refuser (comme il se doit) l’autorisation de contester la recevabilité de leurs déclarations. Le fait qu’un accusé puisse soulever n’importe quelle question, simplement parce qu’il a évoqué un problème majeur, encouragerait les autres accusés dans cette affaire et dans les affaires ultérieures à présenter des allégations graves et sans fondement. (Réponse, § 23).

5. A la contestation de la renonciation de l’Accusé à son droit à l’assistance d’un conseil, l’Accusation oppose que celle-ci était volontaire et que l’accusé a persévéré dans cette attitude durant tout l’interrogatoire de l’Accusation. Elle dément l’accusation d’exercice de pressions sur l’Accusé et avance que ni promesses ni menaces n’ont poussé celui-ci à renoncer à son droit. On ne peut qualifier d’exercice de pressions la possibilité "d’une distinction favorisant la confusion" entre l’optique autrichienne et celle de l’Accusation et il n’est pas opportun de l’évoquer maintenant. Les représentants de l’Accusation ont tout fait pour s’assurer que l’accusé comprenait ses droits et que tous les droits qui lui sont conférés par le Règlement lui étaient accordés. Elle a répondu en détail à l’accusation que la procédure autrichienne contrevenait aux droits de la personne humaine de l’accusé.

6. Le 12 juin 1997, quand le Substitut du Procureur a demandé à verser les déclarations de l’accusé au dossier, le Conseil de la défense a contesté la recevabilité des déclarations en s’appuyant sur tous les motifs soulevés dans l’exception et en les approfondissant dans son exposé. En bref, les objections se fondaient essentiellement sur la violation des droits de l’homme du suspect, et notamment sur les articles 42 et 43 du Règlement.

C. Arguments

I. La Défense

7. M. Greaves, pour la Défense, considère que les interrogatoires du 18 mars 1996 menés par la police autrichienne et ceux des 19, 20 et 21 mars 1996 conduits par les enquêteurs de l’Accusation à Vienne ne font qu’un. Le Conseil soutient qu’on ne peut ni séparer, ni donner un statut différent aux deux interrogatoires, en isolant chacun du fait que sa validité et sa légalité reposent sur une procédure différente. Ces interrogatoires doivent simplement être considérés comme les éléments d’un processus continu qui s’est déroulé sur une période de quatre jours environ. Selon le conseil, les déclarations sont irrecevables parce qu’elles contreviennent à l’article 95 du Règlement.

8. Dans sa critique de l’interrogatoire autrichien, le Conseil affirme que l’accusé s’est vu refuser le droit à l’assistance d’un conseil, celui de garder le silence et qu’il a été incité à faire des aveux. Il avance en outre que l’interrogatoire, qui a duré 4 heures trois-quarts en tout et qui a été conduit par cinq officiers différents, a soumis l’accusé à des pressions.

Droits de l’accusé

Droit au conseil

9. Le Conseil de la Défense a fait référence au paragraphe 4 du formulaire pour les personnes en état d’arrestation notifié à l’accusé qui déclare que "si vous souhaitez que votre conseiller juridique vienne vous voir dès que possible, faites-le savoir. Votre conseil ne peut être présent lors de votre interrogatoire pour infraction pénale." La Défense soutient que, dans la procédure autrichienne, une personne accusée n’est autorisée à communiquer avec son avocat qu’après avoir été interrogée et s’il a été décidé qu’elle serait transférée à la prison de la Cour et qu’il reste suffisamment de temps jusque là. Dans la procédure autrichienne, la consultation d’un avocat est subordonnée à l’absence de possibilité de porter préjudice au cours de la justice.

10. Comparé au droit à l’assistance d’un conseil prévu à l’article 42 du Règlement, qui confère à celui-ci le droit sans réserve de conseiller son client durant l’interrogatoire, le droit autrichien à l’assistance est conditionnel, sous réserve que l’interrogatoire ait déjà eu lieu, que l’accusé soit transféré à la prison de la Cour et qu’il reste suffisamment de temps. La consultation d’un avocat n’est permise que si elle ne risque pas de porter préjudice au cours de la justice.

11. La Défense argue que la réglementation autrichienne enfreint l’article 42 du Règlement. Tout système qui ne permet à l’accusé de voir son conseil qu’avec l’approbation de la police s’apparente à un État policier.

Droit de garder le silence

12. D’après la réglementation autrichienne, l’exercice du droit de garder le silence élimine effectivement l’exercice du droit de se défendre. Ceci, argue la Défense, est contraire à l’esprit du Règlement du Tribunal. L’accusé est encouragé à parler du fait que ses déclarations peuvent permettre de rectifier une erreur. Il n’est pas tenu de parler de l’affaire. L’exercice du droit de garder le silence prive le suspect de la possibilité de relater les faits de son point de vue et d’aider à rectifier les erreurs.

Aveux

13. La police autrichienne a conseillé à l’accusé de faire des aveux ou de contribuer à l’établissement de la vérité au motif que cela serait considéré comme circonstance atténuante en cas de condamnation. Le conseil affirme qu’il s’agit là d’une incitation à faire des aveux. Il se réfère à la Section 76 de la loi britannique de 1984 relative à l’administration de la preuve en matière criminelle et à la Police, qui traite des aveux. Le conseil a fait remarquer que la section 76 2) de cette loi vise à empêcher les autorités (officiers de police, des douanes) d’essayer d’obtenir des aveux par des moyens abusifs.

14. Il a argué que verser l’interrogatoire de la police autrichienne au dossier contreviendrait aux articles 89 D) et 95 du Règlement de procédure et de preuve.

Exercice de pressions lors des interrogatoires

15. Le deuxième volet de l’opposition à la recevabilité de la déclaration faite à la police autrichienne est que l’interrogatoire n’a pas fait l’objet d’enregistrement audio ou vidéo comme le prévoit l’article 43 du Règlement et qu’il a été conduit, aux dires de M. Moerbauer, par une personne extrêmement fatiguée. Le conseil s’est référé au témoignage de M. Moerbauer, qui a lui-même participé à l’interrogatoire et qui a affirmé avoir été très fatigué à la fin de celui-ci. Le Conseil en a déduit que l’homme soumis à l’interrogatoire pendant plus de quatre heures trois-quarts, par cinq officiers différents qui se relayaient dans la pièce devait être lui-même épuisé. Il a donc été avancé que la durée même de l’interrogatoire constituait une pression.

 

Droit à l’assistance d’un conseil et renonciation à ce droit : les facteurs culturels

16. Dans ses conclusions relatives à la renonciation de l’accusé à son droit à l’assistance d’un conseil, la Défense a soutenu que les différences culturelles de procédure devraient être prises en compte. Le conseil a mentionné le fait que l’accusé, citoyen de l’ex-Yougoslavie qui a vécu en Autriche pendant quelque temps, connaît probablement, dans une certaine mesure, la procédure autrichienne. Cependant, durant ces quatre jours, il a été soumis à deux approches culturelles divergentes qui prévoient des droits civils différents et des obligations opposées.

17. En l’occurrence, le noeud du problème est de savoir pourquoi l’accusé a soudainement changé d’avis et renoncé à son droit à l’assistance d’un conseil, qu’il avait auparavant revendiqué avec insistance. M. Greaves fait remonter ce changement d’avis à une conversation de une à deux minutes avec M. Régis Abribat, le chef du groupe d’enquêteurs de l’Accusation, le 18 mars 1996. Il doute qu’il soit possible, comme l’a prétendu M. Abribat, de lire et de traduire à l’Accusé le Règlement de procédure et de preuve en un laps de temps si court. Il qualifie même cette déclaration de ridicule.

18. Après avoir critiqué la procédure adoptée par les enquêteurs durant l’interrogatoire du suspect, M. Greaves a tiré ses conclusions et avancé que M. Abribat savait que l’Accusé ne voulait pas de conseil parce qu’il avait eu une conversation avec lui à ce sujet durant les vingt minutes entre son audience avec le juge Seda et le début de l’interrogatoire. C’est pourquoi il ne lui est pas venu à l’esprit de demander à l’Accusé s’il désirait la présence d’un conseil. Le Conseil de la défense considère qu’il s’agit là d’un élément de preuve crucial et exhorte la Chambre de première instance à rejeter les éléments présentés par l’Accusation sur les événements qui se sont déroulés durant les vingt minutes précédant le début de l’interrogatoire.

19. La Défense estime que M. Abribat aurait dû s’informer correctement et entièrement de ce qui avait été dit par le juge et s’assurer, avant l’interrogatoire, d’une part, qu’il était vraiment au courant de ce qui avait été dit au suspect et, d’autre part, qu’il savait si l’accusé désirait la présence d’un avocat.

20. Enfin, selon la Défense, l’Accusation n’a pas prouvé au-delà de tout doute raisonnable que l’interrogatoire de la police autrichienne était équitable et dépourvu de contrainte, auquel cas le seul remède possible consiste à exclure les éléments de preuve pour violation des articles 89 D) et 95 du Règlement.

II. L’Accusation

21. L’Accusation a répondu aux conclusions de la Défense par une Réponse écrite. Elle conteste l’affirmation de la Défense que, en l’espèce, l’Accusation doit établir la preuve au-delà de doute raisonnable. L’accusation fonde son argument sur le Règlement du Tribunal et sur certaines décisions dans l’affaire Le Procureur c/ Dusko Tadic (IT-94-1-T). Il affirme que, même s’il s’agit bien de la norme requise, le Procureur s’y est conformé.

22. S’agissant de la recevabilité de l’interrogatoire, le Conseil nie que l’article 42 du Règlement est le critère du caractère licite des interrogatoires menés par des personnes extérieures au Tribunal, plus précisément ne relevant pas du Bureau du Procureur, et qu’il ne s’agit pas de la norme correcte pour évaluer les déclarations obtenues d’autres systèmes. L’article 95 est la norme appropriée. Il a avancé que certains éléments de preuve, dont les déclarations de l’accusé, peuvent ne pas répondre aux critères de l’article 42, tout en restant fondamentalement équitables.

23. Puisque, dans de nombreuses affaires entendues par le Tribunal international, les accusés sont arrêtés dans des endroits où s’appliquent différents régimes juridiques, l’Accusation a soutenu que le critère requis devant le Tribunal international est une équité fondamentale en conformité à l’article 95 du Règlement, tout en reconnaissant que les Articles 42 et 43 s’appliquent à tous les interrogatoires conduits par l’Accusation.

24. Selon l’Accusation l’interrogatoire mené par la police autrichienne n’aurait présenté rien d’offensant. L’accusé a été informé qu’il pouvait consulter un avocat, avant même de décider s’il ferait ou non une déclaration. La législation autrichienne prévoit, comme l’accusé en a été informé, qu’il a le droit de consulter un avocat et il a choisi de ne pas le faire. Comme l’accusé en a également été informé, elle ne prévoit pas le droit à l’assistance d’un conseil durant l’interrogatoire. Il s’agit de la position retenue par de nombreux pays, dont certains pays européens. Elle ne déroge ni aux droits imprescriptibles de la personne ni à la Convention européenne des droits de l’homme.

25. Le droit de garder le silence tel que l’entend la directive autrichienne, ne constitue pas une infraction au droit de l’accusé.

26. L’Accusation avance que la mise en garde relative aux aveux est tout à fait équitable à l’égard de l’Accusé. Elle se borne à l’informer qu’un aveu peut constituer une circonstance atténuante dans l’établissement de la peine en cas de condamnation. Ce conseil n’est pas inapproprié et il ne s’agit pas d’une incitation à faire des aveux.

Exercice de pressions lors des interrogatoires

27. L’Accusation concède que les éléments de preuve étayent l’affirmation de l’accusé selon laquelle il était fatigué à la fin de l’interrogatoire. Elle refuse cependant de considérer comme inappropriée la poursuite de celui-ci. L’accusé était libre d’y mettre un terme quand il le souhaitait. La question est de savoir si l’accusé était capable de prendre des décisions réfléchies ou s’il était incapable de penser. Rien ne prouve que c’était le cas. Un examen de sa déclaration montre qu’il était à tout moment en possession de tous ses moyens. Si la Chambre de première instance conclu que l’accusé était fatigué, ce fait concerne plutôt la valeur de la déclaration que sa recevabilité.

Interrogatoire par le Bureau du Procureur

28. Cet interrogatoire est indépendant de celui conduit par la police autrichienne. Les deux interrogatoires ont été traités séparément et l’accusé l’a compris. La police autrichienne n’était pas présente durant l’interrogatoire de l’Accusation. De même, les enquêteurs du Bureau du Procureur n’ont pas assisté aux interrogatoires menés par la police autrichienne. Les procédures suivies différaient. Il s’agissait de personnes, de lieux et de dates différentes. Chacune des deux procédures a été clairement expliquée à l’accusé.

29. L’accusé a été informé à six reprises, chacune enregistrée sur cassette audio, de ses droits en application des dispositions du Règlement. L’Accusation pense que l’accusé a manifestement compris que les deux procédures étaient différentes. Elle estime que l’accusé n’a pas manifesté de confusion du fait qu’il y ait eu deux interrogatoires différents. Il avait clairement compris l’exposé de ses droits.

 

Infractions alléguées de M. Abribat

30. Le 18 mars 1996, M. Abribat, le chef du groupe d’enquêteurs du Bureau du Procureur, a rencontré quelques minutes l’accusé pour faire sa connaissance, lui donner une idée générale des dispositions du Règlement concernant les interrogatoires et pour savoir s’il désirait faire une déclaration. Cette procédure était raisonnable dans les circonstances.

31. M. Gschwendt, qui assistait à l’interrogatoire, a témoigné de l’absence d’action inappropriée ou de pression. Les deux témoins ont expliqué les faits de manière convaincante. Aucun élément de preuve ne soutient l’allégation de la Défense, faite plus d’un an plus tard et sans pertinence.

32. M. Abribat et M. d’Hooge ont témoigné que l’accusé avait été emmené par les gardes durant vingt minutes pour se reposer pendant qu’ils installaient l’équipement dans une autre salle en son absence. Lors du retour de l’accusé environ vingt minutes plus tard, on lui a demandé s’il acceptait que l’interrogatoire soit enregistré. Il a accepté. Il est manifeste que l’accusé a reçu un traitement équitable, dans le respect de ses droits. Le représentant de l’Accusation fait valoir que durant les trois jours d’interrogatoire, les séances ont été au moins à six reprises ponctuées par des questions à l’accusé lui demandant s’il souhaitait continuer sans conseil et l’informant qu’il n’y était pas obligé s’il ne le souhaitait pas. Chaque fois, l’accusé a signifié son désir de continuer. Il avait toute possibilité de demander des éclaircissements sur les sujets qu’il ne comprenait pas clairement.

33. Il a été avancé que l’accusé était indécis sur son désir d’avoir un avocat, mais qu’au fond il en voulait un. Cet argument ne tient plus à partir du moment où, après une discussion privée avec le Dr Manfred Anedter, avocat assigné pour le conseiller durant l’interrogatoire, l’accusé l’a refusé. Il se peut qu’il ait souhaité et il a effectivement demandé un avocat concernant les procédures d’extradition. Il ne souhaitait pas en avoir pour l’interrogatoire de l’Accusation comme le montrent les éléments de preuve. On soutient que, aux termes des articles 42 et 89 du Règlement, cette cour reçoit les éléments de preuve pertinents à moins que ceux-ci ne soient considérablement moins importants que la nécessité de mener un procès équitable et, aux termes de l’article 95, il est manifeste que cet interrogatoire de l’Accusation doit être reçu par la Cour.

 

C. Conclusions

Introduction

34. Pour l’administration de la preuve, la Chambre de première instance s’appuie sur les articles 89 à 98 du Règlement de procédure et de preuve. Sont particulièrement pertinentes à cet égard les dispositions des articles 89 et 95. Le paragraphe A) de l’article 89 énonce expressément les règles d’administration de la preuve gouvernant la procédure suivie par les Chambres de première instance et le fait que les Chambres ne sont pas liées par les règles du droit interne en cette matière. Par contre, le paragraphe B) de l’article 89 sous-entend l’application des règles nationales d’administration de la preuve par la Chambre de première instance en autorisant l’application de toute règle propre à parvenir, dans l’esprit du Statut et des principes généraux du droit, à un règlement équitable de la cause.

35. La règle générale est que la Chambre de première instance peut recevoir tout élément de preuve pertinent qu’elle estime avoir valeur probante, art. 89 C). Toutefois, lorsque la valeur probante d’un élément de preuve est largement inférieure à l’exigence d’un procès équitable, il doit être exclu, art. 89 D). Doit également être déclaré irrecevable en application de l’article 95, tout élément de preuve obtenu par des moyens contraires aux dispositions des droits de la personne internationalement protégés.

36. L’article 18 3) du Statut donne à l’accusé le droit d’être assisté d’un conseil de son choix, y compris celui de se voir attribuer d’office un défenseur, sans frais, s’il n’a pas les moyens de le rémunérer et de bénéficier, si nécessaire, de services de traduction dans une langue qu’il parle et comprend et à partir de cette langue. Ce droit a été précisé dans l’article 42 du Règlement qui forme une condition qu’il est nécessaire de respecter avant et durant l’interrogatoire du suspect.

37. Il est important de garder à l’esprit les dispositions de l’article 5 du Statut exposées dans la section Dispositions applicables à cette décision.

 

Analyse

38. Les arguments de la Défense dans l’exception aux fins d’irrecevabilité des déclarations recueillies alors que l’accusé avait encore le statut de suspect, peuvent être rassemblés sous le titre général de violation des droits du suspect, visés aux articles 18 du Statut et 42 du Règlement.

39. La Chambre de première instance estime qu’il convient de statuer sur la question fondamentale soulevée par la Défense et contestée par l’Accusation selon laquelle la police autrichienne et l’Accusation ont conduit un seul interrogatoire couvrant toute la période. Selon la Défense, les interrogatoires ne peuvent être séparés comme s’ils étaient indépendants l’un de l’autre. L’Accusation affirme pour sa part qu’il y a bien eu deux interrogatoires indépendants et que l’accusé l’a compris ainsi. Elle fait remarquer qu’aucun des interrogatoires n’a été mené conjointement. La police autrichienne n’était pas présente à l’interrogatoire de l’Accusation, et inversement. Les procédures, les personnes, les lieux et les dates étaient différents.

40. Les éléments de preuve soumis à la Chambre de première instance montrent clairement qu’il y a eu deux interrogatoires du suspect : celui conduit par les membres de la police autrichienne le 18 mars et celui mené du 19 au 21 mars par le Bureau du Procureur. Il appert que la police autrichienne a conduit son enquête et informé le suspect de ses droits en application du droit autrichien. L’interrogatoire de l’Accusation a été mené en conformité aux dispositions du Règlement. Il est indéniable, comme l’a fait remarquer l’Accusation, que des équipes différentes ont mené chacun des interrogatoires. Nous acceptons donc l’argument de l’Accusation qu’il y a eu deux interrogatoires. La contiguïté temporelle et les circonstances ne doivent pas dissimuler le fait qu’il s’agissait de deux interrogatoires indépendants et séparés du suspect. L’interrogatoire mené par l’Accusation ne peut être considéré comme une continuation de celui de la police autrichienne qui avait pour but l’extradition de l’accusé. Celui de l’Accusation cherchait à établir les crimes importants ressortissant de la compétence du Tribunal international. Leurs objectifs étaient distincts et différents.

41. La Chambre de première instance se penche maintenant sur la question de la charge de la preuve requise en ce qui concerne la recevabilité des preuves que l’on cherche à exclure aux motifs du caractère volontaire ou non des déclarations et sur la question connexe de leur légalité. Le Règlement insiste sur le fait que tout élément de preuve crédible et ayant valeur probante est recevable. Pour être crédible, un élément de preuve doit concerner le sujet du débat, avoir été obtenu dans des circonstances qui ne portent pas atteinte à sa nature ou à son caractère et n’enfreindre aucun des droits fondamentaux de l’accusé. Ces conditions sont remplies si les éléments de preuve sont obtenus en conformité à l’article 95 du Règlement, par des méthodes qui ne s’opposent pas et ne portent pas gravement préjudice à l’intégrité de la procédure. Il est incontestable que les déclarations de suspects qui ne sont pas volontaires ou qui semblent volontaires mais sont le fruit de pressions, ne satisfont pas les critères visés à l’article 95 du Règlement.

42. La charge de la preuve du caractère volontaire de la déclaration et l’absence de pressions en vue de son obtention incombe à l’accusation. Puisqu’il s’agit là d’éléments de preuve essentiels pour juger de la recevabilité d’une déclaration, la Chambre de première instance estime qu’il est nécessaire d’appliquer les critères les plus stricts de recevabilité correspondant à l’allégation. Ainsi, l’Accusation qui affirme que l’accusé/le suspect fait des déclarations volontairement et qu’il n’a été soumis à aucune pression, est tenue d’en faire la preuve de manière convaincante et au-delà de tout doute raisonnable. Nous convenons avec la Défense qu’il s’agit là de la norme requise.

43. L’Accusation a contesté l’argument de la Défense selon lequel l’article 42 du Règlement énonce les critères de recevabilité des éléments de preuve recueillis par des personnes autres que les enquêteurs du Bureau du Procureur et que ce ne sont pas les critères applicables à l’évaluation de déclarations faites dans le cadre d’autres systèmes. Les critères applicables sont visés à l’article 95 du Règlement. La Chambre de première instance n’est pas convaincue de l’exactitude de cette analyse des dispositions et n’accepte pas le point de vue de l’Accusation. L’article 42 énonce les dispositions essentielles du droit à un interrogatoire équitable comme prévu à l’article 6 3) c) de la Convention européenne des droits de l’homme. Ces droits fondamentaux reconnus par la communauté internationale accordent à l’individu le droit d’être entendu équitablement durant le procès. Il nous paraît extrêmement difficile qu’une déclaration recueillie en infraction à l’article 42 du Règlement satisfasse les dispositions de l’article 95, qui vise à protéger l’intégrité de la procédure en frappant d’irrecevabilité les éléments de preuve recueillis par des méthodes qui jettent des doutes graves sur leur crédibilité.

44. La Chambre de première instance estime que la meilleure manière de protéger l’intégrité de la procédure est d’interpréter conjointement les articles 42 et 95. Le dernier résume les dispositions du Règlement qui permettent de déclarer irrecevables les éléments de preuve qui iraient à l’encontre d’une bonne administration de la justice et lui porterait gravement atteinte et donc de protéger l’intégrité de l’action. Nous considérons qu’il s’agit d’une disposition supplétive relative à l’irrecevabilité.

45. La Chambre de première instance examine maintenant l’exception en différenciant les deux interrogatoires et en commençant par l’interrogatoire autrichien.

L’interrogatoire de la police autrichienne

46. Dans son argumentation, M. Greaves, pour la Défense, a critiqué les droits accordés aux accusés par la législation autrichienne. Il a avancé que les droits de l’accusé, notamment celui de garder le silence prévu à l’article 42 du Règlement, ont été enfreints. En outre, on a incité l’accusé à faire des aveux. L’Accusation a soutenu qu’il n’y a rien d’offensant dans les dispositions contestées de la législation autrichienne. L’accusé a été prévenu qu’il pouvait consulter un avocat mais il a volontairement renoncé à son droit. La législation autrichienne ne prévoit pas le droit à la présence d’un avocat durant les interrogatoires, ce qui n’a rien de surprenant et n’enfreint ni les droits de l’homme fondamentaux ni la Convention européenne des droits de l’homme.

47. La Chambre de première instance retient l’argument du Procureur que tout élément de preuve qui rempli les critères de l’équité fondamentale est recevable et sera reçu par la Chambre puisqu’il remplit les conditions de l’article 95. Le test décisif en matière de droits du suspect est clairement énoncé à l’article 18 du Statut et détaillé dans l’article 42 du Règlement. Toutefois, en cas de non-respect de ces dispositions le document est frappé de nullité en vertu de l’article 5 du Règlement.

48. La Chambre de première instance est régie par son Règlement de procédure et de preuve. En conséquence, pour être recevable devant elle, tout élément de preuve doit en respecter les dispositions. Le Tribunal a vocation à juger des infractions pénales les plus graves. Les normes les plus rigoureuses sont donc requises en matière de preuve. Le fait que la charge de la preuve incombe à l’Accusation est universellement accepté. La norme qu’elle est tenue de respecter est que la preuve soit établie au-delà de tout doute raisonnable.

49. La Chambre de première instance n’est pas liée par les règles internes régissant l’administration de la preuve - art. 89 A). Cependant quand l’intérêt de la justice le commande et que l’affaire entendue peut être mieux jugée en appliquant ces règles internes, la Chambre de première instance peut le faire. Pour décider de la recevabilité des règles autrichiennes régissant les droits du suspect, il faut les confronter aux articles 42 et 95 du Règlement.

50. Les règles de procédure autrichiennes ne reconnaissent pas au suspect le droit à l’assistance d’un conseil durant l’interrogatoire. Les dispositions du paragraphe 4 l’excluent expressément. Elles disposent que "si vous souhaitez que votre conseiller juridique vienne vous voir dès que possible faites-le-savoir. Votre conseil ne peut être présent lors de votre interrogatoire pour infraction pénale. Cette disposition contredit explicitement celles de l’article 18 du Statut et de l’article 42 du Règlement de procédure et de preuve qui prévoient la présence du conseil avant l’interrogatoire. En effet, la Cour européenne des droits de l’homme (la "Cour") a décidé dans l’arrêt Imbrioscia c/ Suisse (1993) 17 EHRR 441 que l’article 6 3) c), qui équivaut à l’article 18 du Statut, s’applique à la procédure de mise en accusation. Dans cette affaire, durant la mise en accusation, la Commission européenne des droits de l’homme a conclu que

L’article 6 3) c) donne à l’accusé le droit de recevoir l’assistance et le soutien d’un avocat tout au long de la procédure. Les restrictions apportées à ce droit durant l’enquête peuvent influencer la position au fond de la Défense au procès et donc le résultat de l’action. (Voir Opinion de la Cour, paragraphe 60.)

51. A la majorité, la Cour a cité et s’est fondée sur l’arrêt Artico c/ Italie (1980) 3 EHRR 1. Elle a déclaré qu’"en l’absence de toute disposition explicite, on ne peut affirmer que les droits accordés par l’article 6 3) c) de la Convention européenne ne sont pas sujets à restriction" (voir l’opinion de la Cour, paragraphe 61). Ce qui importe est que, durant toute la procédure, la personne accusée soit effectivement assistée d’un conseil comme le prévoit l’article 6 3) c) de la Convention. Toutefois, dans Campbell et Fell c/ Royaume-Uni (1984) 7 EHRR 163, la Commission a jugé que le manquement du Prison Board of Visitors du Royaume-Uni à accorder des conseils juridiques et une assistance à l’accusé/demandeur, M. Campbell, avant le procès ou une représentation juridique durant la procédure du Board à l’audience devant la Cour, enfreignaient les conditions de l’article 6 3) c). Même en concédant que la disposition autrichienne restreignant le droit à l’assistance d’un conseil reste dans le champ de cette interprétation de l’article 6 3) c) de la Convention, il ne fait pas de doute qu’il contredit le droit absolu à l’assistance d’un conseil prévu aux articles 18 3) du Statut et 42 A) i) du Règlement.

52. Il importe également de préciser que les autres conditions de la disposition autrichienne, à savoir, le droit de parler à un avocat seulement après l’interrogatoire, s’il a été décidé que l’accusé serait transféré à la prison de la Cour et s’il reste suffisamment de temps, décision prise par quelque autre autorité ou personne, sont des entraves à l’exercice du droit à l’assistance d’un conseil qui ne figurent pas aux articles 18 du Statut et 42 du Règlement. La Chambre de première instance estime qu’en droit autrichien les droits du suspect sont fondamentalement si différents de ceux prévus par le Statut et le Règlement du Tribunal international, que la déclaration faite en vertu de ceux-ci est irrecevable.

53. Les règles autrichiennes encouragent le suspect à parler plutôt qu’à garder le silence. Elles disent que l’exercice du droit de garder le silence prive l’accusé de la possibilité de relater les faits et de contribuer à la rectification des erreurs. La Défense a avancé que cela contredit les droits de l’accusé. La Chambre de première instance convient avec le Procureur qu’aucun droit de l’accusé n’a été violé en lui offrant un autre choix que celui de garder le silence. L’accusé reste libre de ce choix.

54. La nature du conseil concernant les aveux, aussi indésirable soit-elle et qui semble, aux yeux de la Chambre, suggérer à l’accusé de faire des aveux, n’est pas d’une gravité telle qu’on puisse la qualifier d’incitation. En effet, dire à un suspect que des aveux pourraient constituer une circonstance atténuante au moment de la détermination de la peine n’est pas de force à l’inciter aux aveux. L’accusé n’a fait l’objet ni de menaces ni de promesses de faveurs, sauf dans la mesure où l’on peut inférer la possibilité d’une condamnation en l’absence d’aveux.

55. Reste à savoir si cet interrogatoire satisfait les critères des articles 18 du Statut et 42 du Règlement. Les allégations de la Défense concernant l’incitation aux aveux se limitaient à la lecture des règles de procédure de la police autrichienne au suspect. Cela aurait été le seul acte offensant et la Chambre de première instance estime qu’il ne s’agit pas là d’une raison suffisante en soi. En effet, bien que les règles concernant le droit de garder le silence et de faire des aveux contredisent les dispositions pertinentes de l’article 42, elles ne dérogent pas au principe de l’équité fondamentale, ne vont pas à l’encontre d’une bonne administration de la justice et ne lui portent pas gravement atteinte. Toutefois, en elle-même, la violation des articles 42 A) i) et 42 B) du Règlement suffit, en application de l’article 5 du Règlement, à rendre les déclarations faites à la police autrichienne nulles et irrecevables devant nous.

56. La Chambre de première instance examine maintenant la recevabilité de l’interrogatoire mené par les enquêteurs du Bureau du Procureur.

Interrogatoire mené par les enquêteurs de l’Accusation

57. L’analyse des arguments pour et contre l’exclusion de l’interrogatoire mené par les enquêteurs de l’Accusation montre que la Défense s’est fondée sur les suivants :

a. Compréhension imparfaite par le suspect du sens et de la portée de ses droits tels qu’ils lui ont été lus en raison de différences culturelles entre systèmes juridiques.

b. La Défense a également vigoureusement contesté la renonciation de l’accusé à son droit à l’assistance d’un conseil durant l’interrogatoire en mettant à jour un chaînon manquant dans les éléments de preuve.

c. Enfin, la Défense affirme que ce qu’elle qualifie de pressions exercées lors de l’interrogatoire suffit à frapper la déclaration d’irrecevabilité.

58. La Défense s’est fondée sur les racines culturelles du suspect pour soutenir qu’il n’était pas en mesure d’apprécier la portée et la signification de son droit à l’assistance d’un conseil au moment de la lecture de ses droits. Elle a avancé que les enquêteurs étaient tenus d’expliquer au suspect ce qu’impliquait ce droit et la renonciation à celui-ci. Les enquêteurs, qui se sont contentés de lui lire ses droits, enfreignaient l’article 42 du Règlement. Le suspect, profondément yougoslave, n’était pas familiarisé avec l’arrière plan de l’article 42 du Règlement. Il était quelque peu au fait de la culture autrichienne, puisqu’il a vécu en Autriche plusieurs années. Mais en quatre jours il a été soumis à deux systèmes différents qui s’opposent sur les droits qu’ils accordent. La Chambre de première instance n’accepte pas l’argument selon lequel les enquêteurs étaient tenus d’expliciter les dispositions de l’article 42. Nous estimons que leur obligation consiste seulement à traduire le règlement au suspect dans une langue qu’il comprend.

59. La Chambre de première instance estime qu’il est difficile de fonder l’examen de l’application des dispositions des droits de l’homme sur l’argument culturel. Le suspect a bénéficié de la lecture des droits de l’accusé dans une langue qu’il comprend. Dès lors, qu’il ait été familiarisé ou non avec d’autres systèmes ne touche pas les nouveaux droits qui lui ont été lus. Accepter l’argument culturel reviendrait à accepter que chaque personne interprète les droits qui lui sont lus en fonction de son environnement ou de sa culture. La disposition doit être comprise de manière objective.

60. L’article 42 est une adaptation mutatis mutandis de l’article 6 3) de la Convention européenne des droits de l’homme et de l’article 14 3) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (le "Pacte"). Ces conventions supranationales s’appuient sur les dispositions les plus élémentaires et les plus essentielles pour la protection des droits de l’homme. L’ex-Yougoslavie était signataire du Pacte et il serait anormal de faire valoir des différences culturelles pour les interpréter.

61. L’argument de la Défense concernant la confusion due à l’application cumulative de deux systèmes juridiques n’a pas de valeur au fond. En pratique, les différences entre les dispositions autrichiennes et l’article 42 du Règlement sont si claires au plan de leur application qu’elles facilitent grandement l’exercice du choix. La disposition autrichienne rejette le droit à conseil durant l’interrogatoire alors que l’article 42 le prévoit avant l’interrogatoire. La disposition autrichienne explique pourquoi le suspect ne devrait pas garder le silence mais parler à l’Accusation. L’article 42 se borne à dire que le suspect n’est pas tenu de parler. La disposition autrichienne encourage les aveux en anticipation d’une peine plus légère en cas de condamnation. L’article 42 ne parle pas d’aveux sauf si le suspect désire en faire. Dans cette situation, rien à nos yeux ne peut être source de confusion pour le suspect.

62. La contestation par la Défense de la renonciation au droit à l’assistance d’un conseil se fonde sur une spéculation concernant les échanges entre M. Abribat et l’accusé durant une partie non enregistrée de l’interrogatoire. Le Conseil de la défense ne précise pas ce qui se serait dit mais suppose que l’exercice du droit à l’assistance d’un conseil doit avoir été évoqué durant la rencontre. Il se fonde pour cela sur l’expression "comme nous l’avons dit dans notre conversation précédente", le premier jour de l’interrogatoire. L’Accusation nie avoir eu une telle conversation. M. Abribat qui, selon les allégations, aurait eu cette conversation non enregistrée, le dément. Il témoigne avoir simplement demandé au suspect, par l’intermédiaire d’un interprète, s’il acceptait que l’interrogatoire fasse l’objet d’un enregistrement à la fois sonore et vidéo. La Chambre de première instance n’accepte pas le fait qu’il ait pu le faire dans l’intervalle d’une ou deux minutes comme il le prétend. Mais cela n’apporte pas pour autant de l’eau au moulin de la Défense. L’interrogatoire a débuté à 15h30. L’enregistrement montre qu’à plusieurs reprises durant l’interrogatoire, on a demandé au suspect s’il était prêt à poursuivre sans conseil et, chaque fois, il a, sans ambiguïté, répondu par l’affirmative. Même quand le conseil M. Manfred Anedter, qui lui avait été assigné est arrivé pour l’assister, l’accusé a indiqué qu’il n’avait pas besoin de son assistance et le conseil est reparti.

63. Il ne fait aucun doute que l’accusé avait compris qu’il avait droit à l’assistance d’un conseil durant l’interrogatoire. Il est également manifeste qu’il était au fait de son droit à renoncer à l’assistance d’un conseil. Il nous semble évident que le suspect a volontairement renoncé à l’exercice de ce droit. La Défense n’a pas convaincu la Chambre de première instance que la partie non enregistrée de l’interrogatoire est à l’origine de l’exercice par le suspect de son droit à renoncer à l’assistance d’un conseil. Il serait dangereux d’agir sur la foi des différentes spéculations ingénieuses de la Défense quant à ce qui pourrait avoir été dit.

64. La Chambre de première instance examine maintenant la demande de rejet de l’interrogatoire au motif qu’il a soumis le suspect à des pressions. Cet argument se fonde sur le fait que l’interrogatoire a duré plus que quatre heures trois-quarts et a été mené par cinq enquêteurs qui se relayaient. Le Conseil de la défense s’appuie sur le témoignage de M. Moerbauer, l’un des enquêteurs, qui a reconnu être très fatigué à la fin de l’interrogatoire.

65. L’"exercice de pressions" est l’addition la plus récente à la loi anglaise d’administration de la preuve, qui permet d’exclure des déclarations au motif qu’elles pourraient ne pas être crédibles. Le motif traditionnel d’irrecevabilité se fonde sur les aveux involontaires.

66. De même qu’un aveu involontaire, les déclarations arrachées par la coercition, la force ou la fraude ou par l’exercice de pressions qui minent la concentration et sapent le libre-arbitre du suspect par divers moyens et qui affaiblissent sa résistance en le rendant incapable de penser, relèvent clairement de l’exercice de pressions et la déclaration qui en résulte n’est pas crédible. Ceci, toutefois, est une question de faits. Dans chaque affaire, de nombreux facteurs, impossibles à énumérer tous contribuent à la qualification d’exercice de pressions.

67. Certains des facteurs à prendre en compte peuvent relever de la personnalité de l’auteur de la déclaration, de la durée de l’interrogatoire et de la manière dont il est conduit. L’offre de rafraîchissements ou de périodes de repos entre les séances d’interrogatoire est une considération importante. Ce que l’on peut considérer comme l’exercice de pressions sur un enfant, une personne âgée, un invalide, ou une personne qui ignore tout des moyens d’administration de la justice peut ne pas l’être sur une personne mûre, familiarisée avec la police et la procédure judiciaire. L’effet est donc relatif.

68. Dans l’affaire R. C/ Prager (1972) 56 Cr. App. R. 151, la Cour d’appel anglaise a fait sienne et appliqué la définition de Lord MacDermott, qui déclare :

L’exercice de pressions s’entend d’un interrogatoire qui, par sa nature, sa durée ou autres circonstances concomitantes (dont la détention) suscite des espoirs (espoir de libération, par exemple) ou des peurs, ou affecte l’esprit du sujet au point que sa volonté faiblit et qu’il parle alors qu’en d’autres circonstances il aurait gardé le silence.

69. La Chambre de première instance accepte l’argument de l’Accusation qui affirme que même la fatigue de l’accusé à la fin de l’interrogatoire, ne justifie pas la qualification d’exercice de pressions lors d’un interrogatoire, puisque elle ne l’a pas privé de sa capacité à prendre des décisions réfléchies. Il appert donc qu’en dépit de la durée excessive de l’interrogatoire, il n’y a pas eu exercice de pressions. On a donné des rafraîchissement à l’accusé durant l’interrogatoire et il a eu la possibilité de se reposer à intervalles. Rien ne permet d’affirmer que la durée de l’interrogatoire ait provoqué chez lui des espoirs de libération ou des craintes qui aient affaibli sa volonté, l’incitant ainsi à faire des déclarations qu’il n’aurait pas fait dans d’autres circonstances. En fonction de quoi il semble évident que l’accusé était en pleine possession de ses moyens et qu’il maîtrisait la situation.

70. La Chambre de première instance estime qu’au vu de son état de santé physique et mental, de son âge, de son expérience, de son comportement et des circonstances concomitantes, rien ne prouve que des pressions ont été exercées sur l’Accusé au cours de l’interrogatoire.

III. DISPOSITIF

PAR CES MOTIFS,

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE saisie des requêtes déposées par la Défense,

VU l’article 73 du Règlement,

1. DÉCLARE IRRECEVABLES les déclarations faites le 18 mars 1996 par l’accusé aux officiers des Forces de police autrichiennes à Vienne.

2. ADMET au dossier les déclarations faites les 19, 20 et 21 mars 1996 par l’accusé aux enquêteurs de l’Accusation à Vienne.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

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Le Président de la Chambre

Adolphus Godwin Karibi-Whyte

Fait le deux septembre 1997

La Haye (Pays-Bas)

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