LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II
Composée comme suit : M. le Juge Adolphus G. Karibi-Whyte, Président
Mme le Juge Elizabeth Odio Benito
M. le Juge Saad Saood Jan
Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Décision rendue le : 2 septembre 1997
LE PROCUREUR
C/
ZEJNIL DELALIC
ZDRAVKO MUCIC alias "PAVO"
HAZIM DELIC
ESAD LANDZO alias "ZENGA"
________________________________________________________________________________
DÉCISION RELATIVE À LEXCEPTION PRÉJUDICIELLE DE LACCUSÉ
ZDRAVKO
MUCIC AUX FINS DE LIRRECEVABILITÉ DE MOYENS DE PREUVE
________________________________________________________________________________
Le Bureau du Procureur :
M. Grant Niemann
Mme Teresa McHenry
M. Giulano Turone
Le Conseil de la Défense :
Mme Edina Residovic, MM. Ekrem Galijatovic et Eugene OSullivan, représentant Zejnil Delalic
MM. Zeljko Olujic et Michael Greaves, représentant Zdravko Mucic
MM. Salih Karabdic et Thomas Moran, représentant Hazim Delic
M. John Ackerman et Mme Cynthia McMurrey, représentant Esad Landzo
I. CONTEXTE PROCÉDURAL ET FACTUEL
La Chambre de première instance II du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de lex-Yougoslavie depuis 1991 ("Tribunal international") a été saisie de deux requêtes connexes déposées le 8 mai 1997 par la Défense de laccusé Zdravko Mucic ("la Défense"), en application de larticle 73 du Règlement de procédure et de preuve ("Règlement"). La première demandait lautorisation de déposer une exception préjudicielle hors délais aux fins dirrecevabilité des procès-verbaux dinterrogatoires antérieurs au procès de Zdravko Mucic, menés par les Forces de police autrichienne, le 18 mars 1996, et par les représentants de lAccusation les 19, 20 et 21 mars 1996 ("Déclarations") (Registre général du Greffe, pages D 3956 -D 3958). La seconde, qui est une Exception au fond aux fins dirrecevabilité des Déclarations ("Exception"), fait lobjet de la présente Décision (RP D 3587 - D 3595).
Le même jour, la Chambre de première instance a entendu les exposés de la Défense et du Bureau du Procureur ("Accusation") relatifs à la première requête. Elle a statué en faveur de la Défense, lautorisant à soulever une exception. La Chambre de première instance a cependant renvoyé laudience des exposés relatifs à lException après laudition des témoins de lAccusation durant laquelle celle-ci demandera à verser les Déclarations au dossier. Peu après, lAccusation a déposé une réponse non datée à lException ("Réponse") (RG D 3766-D 3790).
Le 12 juin 1997, la Chambre de première instance a entendu linterrogatoire des témoins par lAccusation au sujet des Déclarations et les exposés des deux parties relatifs à lexception. Elle a ensuite statué oralement, faisant partiellement droit à lexception et en rejetant certains aspects. Elle a mis sa décision écrite en délibéré.
LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE STATUE COMME SUIT.
II. EXAMEN
A. Dispositions applicables
1. Les dispositions suivantes du Statut du Tribunal international et du Règlement sappliquent à la décision relative à la requête examinée.
Article 18
Information et établissement de lacte daccusation
1. Le Procureur ouvre une information doffice ou sur la foi des renseignements obtenus de toutes sources, notamment des gouvernements, des organes de lOrganisation des Nations Unies, des organisations intergouvernementales et non gouvernementales. Il évalue les renseignements reçus ou obtenus et se prononce sur lopportunité ou non dengager des poursuites.
2. Le Procureur est habilité à interroger les suspects, les victimes et les témoins, à réunir des preuves et à procéder sur place à des mesures dinstruction. Dans lexécution de ces tâches, le Procureur peut, selon le besoin, solliciter le concours des autorités de lÉtat concerné.
3. Tout suspect interrogé a le droit dêtre assisté dun conseil de son choix, y compris celui de se voir attribuer doffice un défenseur, sans frais, sil na pas les moyens de le rémunérer et de bénéficier, si nécessaire, de services de traduction dans une langue quil parle et comprend et à partir de cette langue.
4. Sil décide quau vu des présomptions, il y a lieu dengager des poursuites, le Procureur établit un acte daccusation dans lequel il expose succinctement les faits et le crime ou les crimes qui sont reprochés à laccusé en vertu du Statut. Lacte daccusation est transmis à un juge de la Chambre de première instance.
Article 19
Examen de lacte daccusation
1. Le juge de la Chambre de première instance saisi de lacte daccusation examine celui-ci. Sil estime que le Procureur a établi quau vu des présomptions, il y lieu dengager des poursuites, il confirme lacte daccusation. A défaut, il le rejette.
2. Sil confirme lacte daccusation, le juge saisi, sur réquisition du Procureur, décerne les ordonnances et mandats darrêt, de détention, damener ou de remise de personnes et toutes autres ordonnances nécessaires pour la conduite du procès.
Article 20
Ouverture et conduite du procès
1. La Chambre de première instance veille à ce que le procès soit équitable et rapide et à ce que linstance se déroule conformément aux règles de procédure et de preuve, les droits de laccusé étant pleinement respectés et la protection des victimes et témoins dûment assurée.
2. Toute personne contre laquelle un acte daccusation a été confirmé est, conformément à une ordonnance ou un mandat darrêt décerné par le Tribunal international, placée en état darrestation, immédiatement informée des chefs daccusation portés contre elle et déférée au Tribunal international.
3. La Chambre de première instance donne lecture de lacte daccusation, sassure que les droits de laccusé sont respectés, confirme que laccusé a compris le contenu de lacte daccusation et lui ordonne de plaider coupable ou non coupable. La Chambre de première instance fixe alors la date du procès.
4. Les audiences sont publiques à moins que la Chambre de première instance décide de les tenir à huis clos conformément à ses règles de procédures et de preuve.
Article 21
Les droits de laccusé
...
4 Toute personne contre laquelle une accusation est portée en vertu du présent statut a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes :
(a) A être informée, dans le plus court délai, dans une langue quelle comprend et de façon détaillée, de la nature et des motifs de laccusation portée contre elle ;
(b) A disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et à communiquer avec les conseils de son choix ;
(c) A être jugée sans retard excessif ;
(d) A être présente au procès et à se défendre elle-même ou à avoir lassistance dun défenseur de son choix ; si elle na pas de défenseur, à être informée de son droit den avoir un, et, chaque fois que lintérêt de la justice lexige, à se voir attribuer doffice un défenseur, sans frais, si elle na pas les moyens de le rémunérer ;
(e) A interroger ou faire interroger les témoins à charge et à obtenir la comparution et linterrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;
(f) A se faire assister gratuitement dun interprète si elle ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à laudience ;
(g) A ne pas être forcée de témoigner contre elle-même ou de savouer coupable.
Article 5 du Règlement
Effet dune violation du Règlement
Toute exception soulevée par une partie à légard dun acte dune autre partie et fondée sur une violation du Règlement ou des règlements internes, doit lêtre dès que possible ; elle nest accueillie et lacte déclaré nul que si ce dernier est incompatible avec les principes fondamentaux de léquité et a entraîné effectivement un mauvais fonctionnement de la justice.
Article 42 du Règlement
Droits du suspect pendant lenquête
(A) Avant dêtre interrogé par le Procureur, le suspect est informé de ses droits dans une langue quil parle et comprend, à savoir :
(i) son droit à lassistance dun conseil de son choix ou sil est indigent à la commission doffice dun conseil à titre gratuit ;
(ii) son droit à lassistance gratuite dun interprète sil ne comprend pas ou ne parle pas la langue utilisée lors de linterrogatoire et ;
(iii) son droit de garder le silence et dêtre averti que chacune de ses déclarations sera enregistrée et pourra être utilisée comme moyen de preuve.
(B) Linterrogatoire dun suspect ne peut avoir lieu quen présence de son conseil, à moins que le suspect nait renoncé à son droit à lassistance dun conseil. Linterrogatoire doit néanmoins cesser si un suspect qui a initialement renoncé à son droit à lassistance dun conseil, sen prévaut ultérieurement ; linterrogatoire ne doit reprendre que lorsque le suspect a obtenu de son chef ou doffice lassistance dun conseil.
Article 63 du Règlement
Interrogatoire de laccusé
(A) Linterrogatoire de laccusé par le Procureur, y compris après la comparution initiale, ne peut avoir lieu quen présence de son conseil, à moins que laccusé nait volontairement et expressément renoncé à la présence de celui-ci. Si laccusé exprime ultérieurement le désir de bénéficier de lassistance dun conseil, linterrogatoire est immédiatement suspendu et ne reprendra quen présence du conseil.
(B)...
Article 89 du Règlement
Dispositions générales
(A) En matière de preuve, les règles énoncées dans la présente section sappliquent à toute procédure devant les Chambres. La Chambre saisie nest pas liée par les règles de droit interne régissant ladministration de la preuve.
(B) Dans les cas où le Règlement est muet, la Chambre applique les règles dadministration de la preuve propres à parvenir, dans lesprit du Statut et des principes généraux du droit, à un règlement équitable de la cause.
(C) La Chambre peut recevoir tout élément de preuve pertinent quelle estime avoir valeur probante.
(D) La Chambre peut exclure tout élément de preuve dont la valeur probante est largement inférieure à lexigence dun procès équitable.
(E) La Chambre peut demander à vérifier lauthenticité de tout élément de preuve obtenu hors audience.
Article 95 du Règlement
Éléments de preuve obtenus par des moyens contraires aux droits de la personne internationalement protégée
Nest recevable aucun moyen de preuve obtenu par des moyens qui entament fortement sa fiabilité ou si son admission irait à lencontre dune bonne administration de la justice et lui porterait gravement atteinte.
2. Est également pertinent à cette demande larticle 6 3) de la Convention européenne des droits de lhomme :
Article 6
...
3. Tout accusé a droit notamment à :
c. se défendre lui-même ou avoir lassistance dun défenseur de son choix et, sil na pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat doffice, lorsque les intérêts de la justice lexigent ;
B. Contexte
3. Avant que lAccusation ne demande que les Déclarations soient versées au dossier, le Conseil de la défense sest opposé à leur recevabilité pour des raisons diverses et a soutenu que les Déclarations devraient être déclarées irrecevables. Les motifs exposés sont brièvement énumérés ci-dessous :
A. Avant linterrogatoire à 19h30, le 18 mars 1996, on na pas proposé à Zdravko Mucic ("laccusé") lassistance dun conseil et on ne la informé ni de ce droit ni des autres droits dun suspect.
B. Il ressort de lanalyse des droits accordés à laccusé par la police autrichienne quils étaient inéquitables et enfreignaient ses droits.
C. Les différences entre les droits accordés au suspect par la police autrichienne et par lAccusation ont été pour lui source de confusion.
D. LAccusation connaissait les différences culturelles et se devait donc dexpliquer plus clairement ses droits à laccusé au lieu de se contenter de lui en faire lecture.
E. LAccusation a exercé des pressions sur laccusé.
4. Dans sa Réponse, lAccusation à démenti lensemble des allégations. Elle déclare que le motif de présomption de pressions sur lequel se fonde la dérogation autorisant la Requête est injuste envers lAccusation et les autres accusés. Elle a soutenu largument suivant :
Il est injuste pour les autres accusés qui, en raison du moindre degré de gravité de leurs allégations se sont vu refuser (comme il se doit) lautorisation de contester la recevabilité de leurs déclarations. Le fait quun accusé puisse soulever nimporte quelle question, simplement parce quil a évoqué un problème majeur, encouragerait les autres accusés dans cette affaire et dans les affaires ultérieures à présenter des allégations graves et sans fondement. (Réponse, § 23).
5. A la contestation de la renonciation de lAccusé à son droit à lassistance dun conseil, lAccusation oppose que celle-ci était volontaire et que laccusé a persévéré dans cette attitude durant tout linterrogatoire de lAccusation. Elle dément laccusation dexercice de pressions sur lAccusé et avance que ni promesses ni menaces nont poussé celui-ci à renoncer à son droit. On ne peut qualifier dexercice de pressions la possibilité "dune distinction favorisant la confusion" entre loptique autrichienne et celle de lAccusation et il nest pas opportun de lévoquer maintenant. Les représentants de lAccusation ont tout fait pour sassurer que laccusé comprenait ses droits et que tous les droits qui lui sont conférés par le Règlement lui étaient accordés. Elle a répondu en détail à laccusation que la procédure autrichienne contrevenait aux droits de la personne humaine de laccusé.
6. Le 12 juin 1997, quand le Substitut du Procureur a demandé à verser les déclarations de laccusé au dossier, le Conseil de la défense a contesté la recevabilité des déclarations en sappuyant sur tous les motifs soulevés dans lexception et en les approfondissant dans son exposé. En bref, les objections se fondaient essentiellement sur la violation des droits de lhomme du suspect, et notamment sur les articles 42 et 43 du Règlement.
C. Arguments
I. La Défense
7. M. Greaves, pour la Défense, considère que les interrogatoires du 18 mars 1996 menés par la police autrichienne et ceux des 19, 20 et 21 mars 1996 conduits par les enquêteurs de lAccusation à Vienne ne font quun. Le Conseil soutient quon ne peut ni séparer, ni donner un statut différent aux deux interrogatoires, en isolant chacun du fait que sa validité et sa légalité reposent sur une procédure différente. Ces interrogatoires doivent simplement être considérés comme les éléments dun processus continu qui sest déroulé sur une période de quatre jours environ. Selon le conseil, les déclarations sont irrecevables parce quelles contreviennent à larticle 95 du Règlement.
8. Dans sa critique de linterrogatoire autrichien, le Conseil affirme que laccusé sest vu refuser le droit à lassistance dun conseil, celui de garder le silence et quil a été incité à faire des aveux. Il avance en outre que linterrogatoire, qui a duré 4 heures trois-quarts en tout et qui a été conduit par cinq officiers différents, a soumis laccusé à des pressions.
Droits de laccusé
Droit au conseil
9. Le Conseil de la Défense a fait référence au paragraphe 4 du formulaire pour les personnes en état darrestation notifié à laccusé qui déclare que "si vous souhaitez que votre conseiller juridique vienne vous voir dès que possible, faites-le savoir. Votre conseil ne peut être présent lors de votre interrogatoire pour infraction pénale." La Défense soutient que, dans la procédure autrichienne, une personne accusée nest autorisée à communiquer avec son avocat quaprès avoir été interrogée et sil a été décidé quelle serait transférée à la prison de la Cour et quil reste suffisamment de temps jusque là. Dans la procédure autrichienne, la consultation dun avocat est subordonnée à labsence de possibilité de porter préjudice au cours de la justice.
10. Comparé au droit à lassistance dun conseil prévu à larticle 42 du Règlement, qui confère à celui-ci le droit sans réserve de conseiller son client durant linterrogatoire, le droit autrichien à lassistance est conditionnel, sous réserve que linterrogatoire ait déjà eu lieu, que laccusé soit transféré à la prison de la Cour et quil reste suffisamment de temps. La consultation dun avocat nest permise que si elle ne risque pas de porter préjudice au cours de la justice.
11. La Défense argue que la réglementation autrichienne enfreint larticle 42 du Règlement. Tout système qui ne permet à laccusé de voir son conseil quavec lapprobation de la police sapparente à un État policier.
Droit de garder le silence
12. Daprès la réglementation autrichienne, lexercice du droit de garder le silence élimine effectivement lexercice du droit de se défendre. Ceci, argue la Défense, est contraire à lesprit du Règlement du Tribunal. Laccusé est encouragé à parler du fait que ses déclarations peuvent permettre de rectifier une erreur. Il nest pas tenu de parler de laffaire. Lexercice du droit de garder le silence prive le suspect de la possibilité de relater les faits de son point de vue et daider à rectifier les erreurs.
Aveux
13. La police autrichienne a conseillé à laccusé de faire des aveux ou de contribuer à létablissement de la vérité au motif que cela serait considéré comme circonstance atténuante en cas de condamnation. Le conseil affirme quil sagit là dune incitation à faire des aveux. Il se réfère à la Section 76 de la loi britannique de 1984 relative à ladministration de la preuve en matière criminelle et à la Police, qui traite des aveux. Le conseil a fait remarquer que la section 76 2) de cette loi vise à empêcher les autorités (officiers de police, des douanes) dessayer dobtenir des aveux par des moyens abusifs.
14. Il a argué que verser linterrogatoire de la police autrichienne au dossier contreviendrait aux articles 89 D) et 95 du Règlement de procédure et de preuve.
Exercice de pressions lors des interrogatoires
15. Le deuxième volet de lopposition à la recevabilité de la déclaration faite à la police autrichienne est que linterrogatoire na pas fait lobjet denregistrement audio ou vidéo comme le prévoit larticle 43 du Règlement et quil a été conduit, aux dires de M. Moerbauer, par une personne extrêmement fatiguée. Le conseil sest référé au témoignage de M. Moerbauer, qui a lui-même participé à linterrogatoire et qui a affirmé avoir été très fatigué à la fin de celui-ci. Le Conseil en a déduit que lhomme soumis à linterrogatoire pendant plus de quatre heures trois-quarts, par cinq officiers différents qui se relayaient dans la pièce devait être lui-même épuisé. Il a donc été avancé que la durée même de linterrogatoire constituait une pression.
Droit à lassistance dun conseil et renonciation à ce droit : les facteurs culturels
16. Dans ses conclusions relatives à la renonciation de laccusé à son droit à lassistance dun conseil, la Défense a soutenu que les différences culturelles de procédure devraient être prises en compte. Le conseil a mentionné le fait que laccusé, citoyen de lex-Yougoslavie qui a vécu en Autriche pendant quelque temps, connaît probablement, dans une certaine mesure, la procédure autrichienne. Cependant, durant ces quatre jours, il a été soumis à deux approches culturelles divergentes qui prévoient des droits civils différents et des obligations opposées.
17. En loccurrence, le noeud du problème est de savoir pourquoi laccusé a soudainement changé davis et renoncé à son droit à lassistance dun conseil, quil avait auparavant revendiqué avec insistance. M. Greaves fait remonter ce changement davis à une conversation de une à deux minutes avec M. Régis Abribat, le chef du groupe denquêteurs de lAccusation, le 18 mars 1996. Il doute quil soit possible, comme la prétendu M. Abribat, de lire et de traduire à lAccusé le Règlement de procédure et de preuve en un laps de temps si court. Il qualifie même cette déclaration de ridicule.
18. Après avoir critiqué la procédure adoptée par les enquêteurs durant linterrogatoire du suspect, M. Greaves a tiré ses conclusions et avancé que M. Abribat savait que lAccusé ne voulait pas de conseil parce quil avait eu une conversation avec lui à ce sujet durant les vingt minutes entre son audience avec le juge Seda et le début de linterrogatoire. Cest pourquoi il ne lui est pas venu à lesprit de demander à lAccusé sil désirait la présence dun conseil. Le Conseil de la défense considère quil sagit là dun élément de preuve crucial et exhorte la Chambre de première instance à rejeter les éléments présentés par lAccusation sur les événements qui se sont déroulés durant les vingt minutes précédant le début de linterrogatoire.
19. La Défense estime que M. Abribat aurait dû sinformer correctement et entièrement de ce qui avait été dit par le juge et sassurer, avant linterrogatoire, dune part, quil était vraiment au courant de ce qui avait été dit au suspect et, dautre part, quil savait si laccusé désirait la présence dun avocat.
20. Enfin, selon la Défense, lAccusation na pas prouvé au-delà de tout doute raisonnable que linterrogatoire de la police autrichienne était équitable et dépourvu de contrainte, auquel cas le seul remède possible consiste à exclure les éléments de preuve pour violation des articles 89 D) et 95 du Règlement.
II. LAccusation
21. LAccusation a répondu aux conclusions de la Défense par une Réponse écrite. Elle conteste laffirmation de la Défense que, en lespèce, lAccusation doit établir la preuve au-delà de doute raisonnable. Laccusation fonde son argument sur le Règlement du Tribunal et sur certaines décisions dans laffaire Le Procureur c/ Dusko Tadic (IT-94-1-T). Il affirme que, même sil sagit bien de la norme requise, le Procureur sy est conformé.
22. Sagissant de la recevabilité de linterrogatoire, le Conseil nie que larticle 42 du Règlement est le critère du caractère licite des interrogatoires menés par des personnes extérieures au Tribunal, plus précisément ne relevant pas du Bureau du Procureur, et quil ne sagit pas de la norme correcte pour évaluer les déclarations obtenues dautres systèmes. Larticle 95 est la norme appropriée. Il a avancé que certains éléments de preuve, dont les déclarations de laccusé, peuvent ne pas répondre aux critères de larticle 42, tout en restant fondamentalement équitables.
23. Puisque, dans de nombreuses affaires entendues par le Tribunal international, les accusés sont arrêtés dans des endroits où sappliquent différents régimes juridiques, lAccusation a soutenu que le critère requis devant le Tribunal international est une équité fondamentale en conformité à larticle 95 du Règlement, tout en reconnaissant que les Articles 42 et 43 sappliquent à tous les interrogatoires conduits par lAccusation.
24. Selon lAccusation linterrogatoire mené par la police autrichienne naurait présenté rien doffensant. Laccusé a été informé quil pouvait consulter un avocat, avant même de décider sil ferait ou non une déclaration. La législation autrichienne prévoit, comme laccusé en a été informé, quil a le droit de consulter un avocat et il a choisi de ne pas le faire. Comme laccusé en a également été informé, elle ne prévoit pas le droit à lassistance dun conseil durant linterrogatoire. Il sagit de la position retenue par de nombreux pays, dont certains pays européens. Elle ne déroge ni aux droits imprescriptibles de la personne ni à la Convention européenne des droits de lhomme.
25. Le droit de garder le silence tel que lentend la directive autrichienne, ne constitue pas une infraction au droit de laccusé.
26. LAccusation avance que la mise en garde relative aux aveux est tout à fait équitable à légard de lAccusé. Elle se borne à linformer quun aveu peut constituer une circonstance atténuante dans létablissement de la peine en cas de condamnation. Ce conseil nest pas inapproprié et il ne sagit pas dune incitation à faire des aveux.
Exercice de pressions lors des interrogatoires
27. LAccusation concède que les éléments de preuve étayent laffirmation de laccusé selon laquelle il était fatigué à la fin de linterrogatoire. Elle refuse cependant de considérer comme inappropriée la poursuite de celui-ci. Laccusé était libre dy mettre un terme quand il le souhaitait. La question est de savoir si laccusé était capable de prendre des décisions réfléchies ou sil était incapable de penser. Rien ne prouve que cétait le cas. Un examen de sa déclaration montre quil était à tout moment en possession de tous ses moyens. Si la Chambre de première instance conclu que laccusé était fatigué, ce fait concerne plutôt la valeur de la déclaration que sa recevabilité.
Interrogatoire par le Bureau du Procureur
28. Cet interrogatoire est indépendant de celui conduit par la police autrichienne. Les deux interrogatoires ont été traités séparément et laccusé la compris. La police autrichienne nétait pas présente durant linterrogatoire de lAccusation. De même, les enquêteurs du Bureau du Procureur nont pas assisté aux interrogatoires menés par la police autrichienne. Les procédures suivies différaient. Il sagissait de personnes, de lieux et de dates différentes. Chacune des deux procédures a été clairement expliquée à laccusé.
29. Laccusé a été informé à six reprises, chacune enregistrée sur cassette audio, de ses droits en application des dispositions du Règlement. LAccusation pense que laccusé a manifestement compris que les deux procédures étaient différentes. Elle estime que laccusé na pas manifesté de confusion du fait quil y ait eu deux interrogatoires différents. Il avait clairement compris lexposé de ses droits.
Infractions alléguées de M. Abribat
30. Le 18 mars 1996, M. Abribat, le chef du groupe denquêteurs du Bureau du Procureur, a rencontré quelques minutes laccusé pour faire sa connaissance, lui donner une idée générale des dispositions du Règlement concernant les interrogatoires et pour savoir sil désirait faire une déclaration. Cette procédure était raisonnable dans les circonstances.
31. M. Gschwendt, qui assistait à linterrogatoire, a témoigné de labsence daction inappropriée ou de pression. Les deux témoins ont expliqué les faits de manière convaincante. Aucun élément de preuve ne soutient lallégation de la Défense, faite plus dun an plus tard et sans pertinence.
32. M. Abribat et M. dHooge ont témoigné que laccusé avait été emmené par les gardes durant vingt minutes pour se reposer pendant quils installaient léquipement dans une autre salle en son absence. Lors du retour de laccusé environ vingt minutes plus tard, on lui a demandé sil acceptait que linterrogatoire soit enregistré. Il a accepté. Il est manifeste que laccusé a reçu un traitement équitable, dans le respect de ses droits. Le représentant de lAccusation fait valoir que durant les trois jours dinterrogatoire, les séances ont été au moins à six reprises ponctuées par des questions à laccusé lui demandant sil souhaitait continuer sans conseil et linformant quil ny était pas obligé sil ne le souhaitait pas. Chaque fois, laccusé a signifié son désir de continuer. Il avait toute possibilité de demander des éclaircissements sur les sujets quil ne comprenait pas clairement.
33. Il a été avancé que laccusé était indécis sur son désir davoir un avocat, mais quau fond il en voulait un. Cet argument ne tient plus à partir du moment où, après une discussion privée avec le Dr Manfred Anedter, avocat assigné pour le conseiller durant linterrogatoire, laccusé la refusé. Il se peut quil ait souhaité et il a effectivement demandé un avocat concernant les procédures dextradition. Il ne souhaitait pas en avoir pour linterrogatoire de lAccusation comme le montrent les éléments de preuve. On soutient que, aux termes des articles 42 et 89 du Règlement, cette cour reçoit les éléments de preuve pertinents à moins que ceux-ci ne soient considérablement moins importants que la nécessité de mener un procès équitable et, aux termes de larticle 95, il est manifeste que cet interrogatoire de lAccusation doit être reçu par la Cour.
C. Conclusions
Introduction
34. Pour ladministration de la preuve, la Chambre de première instance sappuie sur les articles 89 à 98 du Règlement de procédure et de preuve. Sont particulièrement pertinentes à cet égard les dispositions des articles 89 et 95. Le paragraphe A) de larticle 89 énonce expressément les règles dadministration de la preuve gouvernant la procédure suivie par les Chambres de première instance et le fait que les Chambres ne sont pas liées par les règles du droit interne en cette matière. Par contre, le paragraphe B) de larticle 89 sous-entend lapplication des règles nationales dadministration de la preuve par la Chambre de première instance en autorisant lapplication de toute règle propre à parvenir, dans lesprit du Statut et des principes généraux du droit, à un règlement équitable de la cause.
35. La règle générale est que la Chambre de première instance peut recevoir tout élément de preuve pertinent quelle estime avoir valeur probante, art. 89 C). Toutefois, lorsque la valeur probante dun élément de preuve est largement inférieure à lexigence dun procès équitable, il doit être exclu, art. 89 D). Doit également être déclaré irrecevable en application de larticle 95, tout élément de preuve obtenu par des moyens contraires aux dispositions des droits de la personne internationalement protégés.
36. Larticle 18 3) du Statut donne à laccusé le droit dêtre assisté dun conseil de son choix, y compris celui de se voir attribuer doffice un défenseur, sans frais, sil na pas les moyens de le rémunérer et de bénéficier, si nécessaire, de services de traduction dans une langue quil parle et comprend et à partir de cette langue. Ce droit a été précisé dans larticle 42 du Règlement qui forme une condition quil est nécessaire de respecter avant et durant linterrogatoire du suspect.
37. Il est important de garder à lesprit les dispositions de larticle 5 du Statut exposées dans la section Dispositions applicables à cette décision.
Analyse
38. Les arguments de la Défense dans lexception aux fins dirrecevabilité des déclarations recueillies alors que laccusé avait encore le statut de suspect, peuvent être rassemblés sous le titre général de violation des droits du suspect, visés aux articles 18 du Statut et 42 du Règlement.
39. La Chambre de première instance estime quil convient de statuer sur la question fondamentale soulevée par la Défense et contestée par lAccusation selon laquelle la police autrichienne et lAccusation ont conduit un seul interrogatoire couvrant toute la période. Selon la Défense, les interrogatoires ne peuvent être séparés comme sils étaient indépendants lun de lautre. LAccusation affirme pour sa part quil y a bien eu deux interrogatoires indépendants et que laccusé la compris ainsi. Elle fait remarquer quaucun des interrogatoires na été mené conjointement. La police autrichienne nétait pas présente à linterrogatoire de lAccusation, et inversement. Les procédures, les personnes, les lieux et les dates étaient différents.
40. Les éléments de preuve soumis à la Chambre de première instance montrent clairement quil y a eu deux interrogatoires du suspect : celui conduit par les membres de la police autrichienne le 18 mars et celui mené du 19 au 21 mars par le Bureau du Procureur. Il appert que la police autrichienne a conduit son enquête et informé le suspect de ses droits en application du droit autrichien. Linterrogatoire de lAccusation a été mené en conformité aux dispositions du Règlement. Il est indéniable, comme la fait remarquer lAccusation, que des équipes différentes ont mené chacun des interrogatoires. Nous acceptons donc largument de lAccusation quil y a eu deux interrogatoires. La contiguïté temporelle et les circonstances ne doivent pas dissimuler le fait quil sagissait de deux interrogatoires indépendants et séparés du suspect. Linterrogatoire mené par lAccusation ne peut être considéré comme une continuation de celui de la police autrichienne qui avait pour but lextradition de laccusé. Celui de lAccusation cherchait à établir les crimes importants ressortissant de la compétence du Tribunal international. Leurs objectifs étaient distincts et différents.
41. La Chambre de première instance se penche maintenant sur la question de la charge de la preuve requise en ce qui concerne la recevabilité des preuves que lon cherche à exclure aux motifs du caractère volontaire ou non des déclarations et sur la question connexe de leur légalité. Le Règlement insiste sur le fait que tout élément de preuve crédible et ayant valeur probante est recevable. Pour être crédible, un élément de preuve doit concerner le sujet du débat, avoir été obtenu dans des circonstances qui ne portent pas atteinte à sa nature ou à son caractère et nenfreindre aucun des droits fondamentaux de laccusé. Ces conditions sont remplies si les éléments de preuve sont obtenus en conformité à larticle 95 du Règlement, par des méthodes qui ne sopposent pas et ne portent pas gravement préjudice à lintégrité de la procédure. Il est incontestable que les déclarations de suspects qui ne sont pas volontaires ou qui semblent volontaires mais sont le fruit de pressions, ne satisfont pas les critères visés à larticle 95 du Règlement.
42. La charge de la preuve du caractère volontaire de la déclaration et labsence de pressions en vue de son obtention incombe à laccusation. Puisquil sagit là déléments de preuve essentiels pour juger de la recevabilité dune déclaration, la Chambre de première instance estime quil est nécessaire dappliquer les critères les plus stricts de recevabilité correspondant à lallégation. Ainsi, lAccusation qui affirme que laccusé/le suspect fait des déclarations volontairement et quil na été soumis à aucune pression, est tenue den faire la preuve de manière convaincante et au-delà de tout doute raisonnable. Nous convenons avec la Défense quil sagit là de la norme requise.
43. LAccusation a contesté largument de la Défense selon lequel larticle 42 du Règlement énonce les critères de recevabilité des éléments de preuve recueillis par des personnes autres que les enquêteurs du Bureau du Procureur et que ce ne sont pas les critères applicables à lévaluation de déclarations faites dans le cadre dautres systèmes. Les critères applicables sont visés à larticle 95 du Règlement. La Chambre de première instance nest pas convaincue de lexactitude de cette analyse des dispositions et naccepte pas le point de vue de lAccusation. Larticle 42 énonce les dispositions essentielles du droit à un interrogatoire équitable comme prévu à larticle 6 3) c) de la Convention européenne des droits de lhomme. Ces droits fondamentaux reconnus par la communauté internationale accordent à lindividu le droit dêtre entendu équitablement durant le procès. Il nous paraît extrêmement difficile quune déclaration recueillie en infraction à larticle 42 du Règlement satisfasse les dispositions de larticle 95, qui vise à protéger lintégrité de la procédure en frappant dirrecevabilité les éléments de preuve recueillis par des méthodes qui jettent des doutes graves sur leur crédibilité.
44. La Chambre de première instance estime que la meilleure manière de protéger lintégrité de la procédure est dinterpréter conjointement les articles 42 et 95. Le dernier résume les dispositions du Règlement qui permettent de déclarer irrecevables les éléments de preuve qui iraient à lencontre dune bonne administration de la justice et lui porterait gravement atteinte et donc de protéger lintégrité de laction. Nous considérons quil sagit dune disposition supplétive relative à lirrecevabilité.
45. La Chambre de première instance examine maintenant lexception en différenciant les deux interrogatoires et en commençant par linterrogatoire autrichien.
Linterrogatoire de la police autrichienne
46. Dans son argumentation, M. Greaves, pour la Défense, a critiqué les droits accordés aux accusés par la législation autrichienne. Il a avancé que les droits de laccusé, notamment celui de garder le silence prévu à larticle 42 du Règlement, ont été enfreints. En outre, on a incité laccusé à faire des aveux. LAccusation a soutenu quil ny a rien doffensant dans les dispositions contestées de la législation autrichienne. Laccusé a été prévenu quil pouvait consulter un avocat mais il a volontairement renoncé à son droit. La législation autrichienne ne prévoit pas le droit à la présence dun avocat durant les interrogatoires, ce qui na rien de surprenant et nenfreint ni les droits de lhomme fondamentaux ni la Convention européenne des droits de lhomme.
47. La Chambre de première instance retient largument du Procureur que tout élément de preuve qui rempli les critères de léquité fondamentale est recevable et sera reçu par la Chambre puisquil remplit les conditions de larticle 95. Le test décisif en matière de droits du suspect est clairement énoncé à larticle 18 du Statut et détaillé dans larticle 42 du Règlement. Toutefois, en cas de non-respect de ces dispositions le document est frappé de nullité en vertu de larticle 5 du Règlement.
48. La Chambre de première instance est régie par son Règlement de procédure et de preuve. En conséquence, pour être recevable devant elle, tout élément de preuve doit en respecter les dispositions. Le Tribunal a vocation à juger des infractions pénales les plus graves. Les normes les plus rigoureuses sont donc requises en matière de preuve. Le fait que la charge de la preuve incombe à lAccusation est universellement accepté. La norme quelle est tenue de respecter est que la preuve soit établie au-delà de tout doute raisonnable.
49. La Chambre de première instance nest pas liée par les règles internes régissant ladministration de la preuve - art. 89 A). Cependant quand lintérêt de la justice le commande et que laffaire entendue peut être mieux jugée en appliquant ces règles internes, la Chambre de première instance peut le faire. Pour décider de la recevabilité des règles autrichiennes régissant les droits du suspect, il faut les confronter aux articles 42 et 95 du Règlement.
50. Les règles de procédure autrichiennes ne reconnaissent pas au suspect le droit à lassistance dun conseil durant linterrogatoire. Les dispositions du paragraphe 4 lexcluent expressément. Elles disposent que "si vous souhaitez que votre conseiller juridique vienne vous voir dès que possible faites-le-savoir. Votre conseil ne peut être présent lors de votre interrogatoire pour infraction pénale. Cette disposition contredit explicitement celles de larticle 18 du Statut et de larticle 42 du Règlement de procédure et de preuve qui prévoient la présence du conseil avant linterrogatoire. En effet, la Cour européenne des droits de lhomme (la "Cour") a décidé dans larrêt Imbrioscia c/ Suisse (1993) 17 EHRR 441 que larticle 6 3) c), qui équivaut à larticle 18 du Statut, sapplique à la procédure de mise en accusation. Dans cette affaire, durant la mise en accusation, la Commission européenne des droits de lhomme a conclu que
Larticle 6 3) c) donne à laccusé le droit de recevoir lassistance et le soutien dun avocat tout au long de la procédure. Les restrictions apportées à ce droit durant lenquête peuvent influencer la position au fond de la Défense au procès et donc le résultat de laction. (Voir Opinion de la Cour, paragraphe 60.)
51. A la majorité, la Cour a cité et sest fondée sur larrêt Artico c/ Italie (1980) 3 EHRR 1. Elle a déclaré qu"en labsence de toute disposition explicite, on ne peut affirmer que les droits accordés par larticle 6 3) c) de la Convention européenne ne sont pas sujets à restriction" (voir lopinion de la Cour, paragraphe 61). Ce qui importe est que, durant toute la procédure, la personne accusée soit effectivement assistée dun conseil comme le prévoit larticle 6 3) c) de la Convention. Toutefois, dans Campbell et Fell c/ Royaume-Uni (1984) 7 EHRR 163, la Commission a jugé que le manquement du Prison Board of Visitors du Royaume-Uni à accorder des conseils juridiques et une assistance à laccusé/demandeur, M. Campbell, avant le procès ou une représentation juridique durant la procédure du Board à laudience devant la Cour, enfreignaient les conditions de larticle 6 3) c). Même en concédant que la disposition autrichienne restreignant le droit à lassistance dun conseil reste dans le champ de cette interprétation de larticle 6 3) c) de la Convention, il ne fait pas de doute quil contredit le droit absolu à lassistance dun conseil prévu aux articles 18 3) du Statut et 42 A) i) du Règlement.
52. Il importe également de préciser que les autres conditions de la disposition autrichienne, à savoir, le droit de parler à un avocat seulement après linterrogatoire, sil a été décidé que laccusé serait transféré à la prison de la Cour et sil reste suffisamment de temps, décision prise par quelque autre autorité ou personne, sont des entraves à lexercice du droit à lassistance dun conseil qui ne figurent pas aux articles 18 du Statut et 42 du Règlement. La Chambre de première instance estime quen droit autrichien les droits du suspect sont fondamentalement si différents de ceux prévus par le Statut et le Règlement du Tribunal international, que la déclaration faite en vertu de ceux-ci est irrecevable.
53. Les règles autrichiennes encouragent le suspect à parler plutôt quà garder le silence. Elles disent que lexercice du droit de garder le silence prive laccusé de la possibilité de relater les faits et de contribuer à la rectification des erreurs. La Défense a avancé que cela contredit les droits de laccusé. La Chambre de première instance convient avec le Procureur quaucun droit de laccusé na été violé en lui offrant un autre choix que celui de garder le silence. Laccusé reste libre de ce choix.
54. La nature du conseil concernant les aveux, aussi indésirable soit-elle et qui semble, aux yeux de la Chambre, suggérer à laccusé de faire des aveux, nest pas dune gravité telle quon puisse la qualifier dincitation. En effet, dire à un suspect que des aveux pourraient constituer une circonstance atténuante au moment de la détermination de la peine nest pas de force à linciter aux aveux. Laccusé na fait lobjet ni de menaces ni de promesses de faveurs, sauf dans la mesure où lon peut inférer la possibilité dune condamnation en labsence daveux.
55. Reste à savoir si cet interrogatoire satisfait les critères des articles 18 du Statut et 42 du Règlement. Les allégations de la Défense concernant lincitation aux aveux se limitaient à la lecture des règles de procédure de la police autrichienne au suspect. Cela aurait été le seul acte offensant et la Chambre de première instance estime quil ne sagit pas là dune raison suffisante en soi. En effet, bien que les règles concernant le droit de garder le silence et de faire des aveux contredisent les dispositions pertinentes de larticle 42, elles ne dérogent pas au principe de léquité fondamentale, ne vont pas à lencontre dune bonne administration de la justice et ne lui portent pas gravement atteinte. Toutefois, en elle-même, la violation des articles 42 A) i) et 42 B) du Règlement suffit, en application de larticle 5 du Règlement, à rendre les déclarations faites à la police autrichienne nulles et irrecevables devant nous.
56. La Chambre de première instance examine maintenant la recevabilité de linterrogatoire mené par les enquêteurs du Bureau du Procureur.
Interrogatoire mené par les enquêteurs de lAccusation
57. Lanalyse des arguments pour et contre lexclusion de linterrogatoire mené par les enquêteurs de lAccusation montre que la Défense sest fondée sur les suivants :
a. Compréhension imparfaite par le suspect du sens et de la portée de ses droits tels quils lui ont été lus en raison de différences culturelles entre systèmes juridiques.
b. La Défense a également vigoureusement contesté la renonciation de laccusé à son droit à lassistance dun conseil durant linterrogatoire en mettant à jour un chaînon manquant dans les éléments de preuve.
c. Enfin, la Défense affirme que ce quelle qualifie de pressions exercées lors de linterrogatoire suffit à frapper la déclaration dirrecevabilité.
58. La Défense sest fondée sur les racines culturelles du suspect pour soutenir quil nétait pas en mesure dapprécier la portée et la signification de son droit à lassistance dun conseil au moment de la lecture de ses droits. Elle a avancé que les enquêteurs étaient tenus dexpliquer au suspect ce quimpliquait ce droit et la renonciation à celui-ci. Les enquêteurs, qui se sont contentés de lui lire ses droits, enfreignaient larticle 42 du Règlement. Le suspect, profondément yougoslave, nétait pas familiarisé avec larrière plan de larticle 42 du Règlement. Il était quelque peu au fait de la culture autrichienne, puisquil a vécu en Autriche plusieurs années. Mais en quatre jours il a été soumis à deux systèmes différents qui sopposent sur les droits quils accordent. La Chambre de première instance naccepte pas largument selon lequel les enquêteurs étaient tenus dexpliciter les dispositions de larticle 42. Nous estimons que leur obligation consiste seulement à traduire le règlement au suspect dans une langue quil comprend.
59. La Chambre de première instance estime quil est difficile de fonder lexamen de lapplication des dispositions des droits de lhomme sur largument culturel. Le suspect a bénéficié de la lecture des droits de laccusé dans une langue quil comprend. Dès lors, quil ait été familiarisé ou non avec dautres systèmes ne touche pas les nouveaux droits qui lui ont été lus. Accepter largument culturel reviendrait à accepter que chaque personne interprète les droits qui lui sont lus en fonction de son environnement ou de sa culture. La disposition doit être comprise de manière objective.
60. Larticle 42 est une adaptation mutatis mutandis de larticle 6 3) de la Convention européenne des droits de lhomme et de larticle 14 3) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (le "Pacte"). Ces conventions supranationales sappuient sur les dispositions les plus élémentaires et les plus essentielles pour la protection des droits de lhomme. Lex-Yougoslavie était signataire du Pacte et il serait anormal de faire valoir des différences culturelles pour les interpréter.
61. Largument de la Défense concernant la confusion due à lapplication cumulative de deux systèmes juridiques na pas de valeur au fond. En pratique, les différences entre les dispositions autrichiennes et larticle 42 du Règlement sont si claires au plan de leur application quelles facilitent grandement lexercice du choix. La disposition autrichienne rejette le droit à conseil durant linterrogatoire alors que larticle 42 le prévoit avant linterrogatoire. La disposition autrichienne explique pourquoi le suspect ne devrait pas garder le silence mais parler à lAccusation. Larticle 42 se borne à dire que le suspect nest pas tenu de parler. La disposition autrichienne encourage les aveux en anticipation dune peine plus légère en cas de condamnation. Larticle 42 ne parle pas daveux sauf si le suspect désire en faire. Dans cette situation, rien à nos yeux ne peut être source de confusion pour le suspect.
62. La contestation par la Défense de la renonciation au droit à lassistance dun conseil se fonde sur une spéculation concernant les échanges entre M. Abribat et laccusé durant une partie non enregistrée de linterrogatoire. Le Conseil de la défense ne précise pas ce qui se serait dit mais suppose que lexercice du droit à lassistance dun conseil doit avoir été évoqué durant la rencontre. Il se fonde pour cela sur lexpression "comme nous lavons dit dans notre conversation précédente", le premier jour de linterrogatoire. LAccusation nie avoir eu une telle conversation. M. Abribat qui, selon les allégations, aurait eu cette conversation non enregistrée, le dément. Il témoigne avoir simplement demandé au suspect, par lintermédiaire dun interprète, sil acceptait que linterrogatoire fasse lobjet dun enregistrement à la fois sonore et vidéo. La Chambre de première instance naccepte pas le fait quil ait pu le faire dans lintervalle dune ou deux minutes comme il le prétend. Mais cela napporte pas pour autant de leau au moulin de la Défense. Linterrogatoire a débuté à 15h30. Lenregistrement montre quà plusieurs reprises durant linterrogatoire, on a demandé au suspect sil était prêt à poursuivre sans conseil et, chaque fois, il a, sans ambiguïté, répondu par laffirmative. Même quand le conseil M. Manfred Anedter, qui lui avait été assigné est arrivé pour lassister, laccusé a indiqué quil navait pas besoin de son assistance et le conseil est reparti.
63. Il ne fait aucun doute que laccusé avait compris quil avait droit à lassistance dun conseil durant linterrogatoire. Il est également manifeste quil était au fait de son droit à renoncer à lassistance dun conseil. Il nous semble évident que le suspect a volontairement renoncé à lexercice de ce droit. La Défense na pas convaincu la Chambre de première instance que la partie non enregistrée de linterrogatoire est à lorigine de lexercice par le suspect de son droit à renoncer à lassistance dun conseil. Il serait dangereux dagir sur la foi des différentes spéculations ingénieuses de la Défense quant à ce qui pourrait avoir été dit.
64. La Chambre de première instance examine maintenant la demande de rejet de linterrogatoire au motif quil a soumis le suspect à des pressions. Cet argument se fonde sur le fait que linterrogatoire a duré plus que quatre heures trois-quarts et a été mené par cinq enquêteurs qui se relayaient. Le Conseil de la défense sappuie sur le témoignage de M. Moerbauer, lun des enquêteurs, qui a reconnu être très fatigué à la fin de linterrogatoire.
65. L"exercice de pressions" est laddition la plus récente à la loi anglaise dadministration de la preuve, qui permet dexclure des déclarations au motif quelles pourraient ne pas être crédibles. Le motif traditionnel dirrecevabilité se fonde sur les aveux involontaires.
66. De même quun aveu involontaire, les déclarations arrachées par la coercition, la force ou la fraude ou par lexercice de pressions qui minent la concentration et sapent le libre-arbitre du suspect par divers moyens et qui affaiblissent sa résistance en le rendant incapable de penser, relèvent clairement de lexercice de pressions et la déclaration qui en résulte nest pas crédible. Ceci, toutefois, est une question de faits. Dans chaque affaire, de nombreux facteurs, impossibles à énumérer tous contribuent à la qualification dexercice de pressions.
67. Certains des facteurs à prendre en compte peuvent relever de la personnalité de lauteur de la déclaration, de la durée de linterrogatoire et de la manière dont il est conduit. Loffre de rafraîchissements ou de périodes de repos entre les séances dinterrogatoire est une considération importante. Ce que lon peut considérer comme lexercice de pressions sur un enfant, une personne âgée, un invalide, ou une personne qui ignore tout des moyens dadministration de la justice peut ne pas lêtre sur une personne mûre, familiarisée avec la police et la procédure judiciaire. Leffet est donc relatif.
68. Dans laffaire R. C/ Prager (1972) 56 Cr. App. R. 151, la Cour dappel anglaise a fait sienne et appliqué la définition de Lord MacDermott, qui déclare :
Lexercice de pressions sentend dun interrogatoire qui, par sa nature, sa durée ou autres circonstances concomitantes (dont la détention) suscite des espoirs (espoir de libération, par exemple) ou des peurs, ou affecte lesprit du sujet au point que sa volonté faiblit et quil parle alors quen dautres circonstances il aurait gardé le silence.
69. La Chambre de première instance accepte largument de lAccusation qui affirme que même la fatigue de laccusé à la fin de linterrogatoire, ne justifie pas la qualification dexercice de pressions lors dun interrogatoire, puisque elle ne la pas privé de sa capacité à prendre des décisions réfléchies. Il appert donc quen dépit de la durée excessive de linterrogatoire, il ny a pas eu exercice de pressions. On a donné des rafraîchissement à laccusé durant linterrogatoire et il a eu la possibilité de se reposer à intervalles. Rien ne permet daffirmer que la durée de linterrogatoire ait provoqué chez lui des espoirs de libération ou des craintes qui aient affaibli sa volonté, lincitant ainsi à faire des déclarations quil naurait pas fait dans dautres circonstances. En fonction de quoi il semble évident que laccusé était en pleine possession de ses moyens et quil maîtrisait la situation.
70. La Chambre de première instance estime quau vu de son état de santé physique et mental, de son âge, de son expérience, de son comportement et des circonstances concomitantes, rien ne prouve que des pressions ont été exercées sur lAccusé au cours de linterrogatoire.
III. DISPOSITIF
PAR CES MOTIFS,
LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE saisie des requêtes déposées par la Défense,
VU larticle 73 du Règlement,
1. DÉCLARE IRRECEVABLES les déclarations faites le 18 mars 1996 par laccusé aux officiers des Forces de police autrichiennes à Vienne.
2. ADMET au dossier les déclarations faites les 19, 20 et 21 mars 1996 par laccusé aux enquêteurs de lAccusation à Vienne.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
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Le Président de la Chambre
Adolphus Godwin Karibi-Whyte
Fait le deux septembre 1997
La Haye (Pays-Bas)
[ Sceau du Tribunal]