LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE
Composée comme suit :M. le Juge Adolphus G. Karibi-Whyte, Président
Mme le Juge Elizabeth Odio Benito
M. le Juge Saad Saood Jan
Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Décision rendue le : 19 janvier 1998
LE PROCUREUR
C/
ZEJNIL DELALIC
ZDRAVKO MUCIC alias "PAVO"
HAZIM DELIC
ESAD LANDZO alias "ZENGA"
___________________________________________
DÉCISION RELATIVE AUX REQUÊTES ORALES DE LACCUSATION
AUX FINS DADMISSION DE LA PIÈCE 155 AU DOSSIER DES ÉLÉMENTS DE PREUVE ET AUX FINS
DE CONTRAINDRE LACCUSÉ ZDRAVKO MUCIC A PRODUIRE UN ÉCHANTILLON DÉCRITURE
___________________________________________
Le Bureau du Procureur :
M. Grant Niemann
Mme Teresa McHenry
M. Giuliano Turone
Le Conseil de la Défense :
Mme Edina Residovic, M. Ekrem Galijatovic, M. Eugene OSullivan, pour Zejnil
Delalic
M. Zeljko Olujic, M. Michael Greaves, pour Zdravko Mucic
M. Salih Karabdic, M. Thomas Moran, pour Hazim Delic
M. John Ackerman, Mme Cynthia McMurrey, pour Esad Landzo
I. INTRODUCTION ET CONTEXTE PROCÉDURAL
1. Le 8 juillet 1997, la présente Chambre de première instance du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de lex-Yougoslavie depuis 1991 ("le Tribunal international") a demandé, aussi bien au Bureau du Procureur ("lAccusation"), quau Conseil de laccusé Zdravko Mucic ("Mucic" ou "laccusé"), (ci-dessous dénommés collectivement "les parties"), de soumettre des mémoires écrits suite aux deux requêtes de lAccusation. Cette demande de la Chambre de première instance a été précédée des événements suivants :
2. Lors de laudience du 8 juillet 1997, Mme Teresa McHenry a conduit, au nom de lAccusation, linterrogatoire principal dun témoin désigné sous le pseudonyme "P" (" témoin "P" "). Lors de cet interrogatoire, le témoin "P" a déclaré quune femme, dont lidentité reste inconnue, lui a remis une lettre (ci-dessous désignée par son numéro didentification, "Pièce 155", ou dénommée "la lettre"), que laccusé lui aurait écrite un mois environ avant sa déposition.
3. Mme McHenry a alors formulé la première requête de lAccusation : elle a demandé le versement au dossier de la Pièce 155. Le Conseil de Mucic, M. Michael Greaves, sy est immédiatement opposé, au motif quaucun élément prouvant que cette lettre avait été écrite par son client navait été présenté. M. Greaves a ajouté que Mucic navouait ni ne niait quil ait écrit et envoyé la Pièce 155 au témoin "P".
4. En réponse Mme McHenry a affirmé que la pièce 155 devrait être admise en faisant valoir à lappui de sa requête que la lettre avait été écrite par Mucic car elle était signée "Pavo", le surnom par lequel il est bien connu. Elle a en outre affirmé que la lettre faisait allusion à des informations qui nétaient pas connues du public mais seulement du témoin "P" et de Mucic, comme ladresse de ce dernier au quartier pénitentiaire ou des informations relatives à son rôle au camp de Celebici.
5. Par ailleurs, lAccusation fait état dun autre document, un article de journal auquel fait référence la Pièce 155. Elle a demandé que ladmission au dossier de la Pièce 155 entraîne celle de cet article, en tant que Pièce 156.
6. Mme McHenry a ensuite formulé la seconde requête de lAccusation. Elle a demandé que si ces présomptions ne paraissaient pas suffisantes pour établir, à des fins de recevabilité, un lien entre laccusé et la lettre, la Chambre de première instance, dans lexercice des pouvoirs que lui confèrent les articles 39 iv) et 54 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international ("le Règlement"), exige de Mucic quil produise un échantillon de son écriture, à des fins danalyse et didentification. Mme McHenry a ajouté que si laccusé nobtempérait pas, la Chambre de première instance serait fondée à retenir ce refus contre lui et à en tirer les conclusions qui simposent.
7. Après avoir délibéré, la Chambre de première instance a annoncé que, compte tenu de limportance des deux requêtes de lAccusation, elle préférait repousser toute décision définitive jusquà ce que les parties aient présenté leurs conclusions par écrit. Sur ce, elle a pris la décision mentionnée au paragraphe 1 ci-dessus.
8. Le 16 juillet 1997, lAccusation a déposé son "Mémoire relatif aux normes dadministration de la preuve au procès et à la production déchantillons graphologiques" (Répertoire général du Greffe Page ("RG") D 4010 - D 4021). Le 29 juillet 1997, le Conseil de laccusé ("la Défense") a déposé sa "Réponse à la requête orale de lAccusation du 8 juillet 1997" (RG D 4055- D 4112). Ces mémoires traitent, de façon très détaillée, des règles de recevabilité des éléments de preuve et notamment de la lettre, ainsi que de lexercice par la Chambre de première instance du pouvoir de contraindre un accusé, aux termes des articles 39 iv) et 54, à produire un échantillon de son écriture à des fins danalyse.
9. Le 11 septembre 1997, la Chambre de première instance a entendu les exposés des parties. Lors de laudience du 6 novembre 1997, la Chambre de première instance a, par une décision orale, admis la Pièce 155 au dossier des éléments de preuve. Elle a cependant refusé, comme le demandait par ailleurs lAccusation, de rendre une ordonnance obligeant laccusé à produire un échantillon décriture. Le même jour, elle a reporté à une date ultérieure la parution de la décision écrite.
LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE, après examen des conclusions écrites des parties et audition de leurs exposés,
REND LA PRÉSENTE DÉCISION.
II. DISCUSSION
A. Dispositions applicables
10. Il importe, avant de discuter des arguments des parties, de présenter les principales dispositions du Statut du Tribunal international ("Statut") et du Règlement sur lesquelles la Chambre de première instance se fonde pour trancher en lespèce. Il sagit des dispositions suivantes.
Article 15 du Statut
Règlement du Tribunal
Les juges du Tribunal international adopteront un règlement qui régira la phase préalable à laudience, laudience et les recours, la recevabilité des preuves, la protection des victimes et des témoins et dautres questions appropriées.
Article 20 du Statut
Ouverture et conduite du procès
1. La Chambre de première instance veille à ce que le procès soit équitable et rapide et à ce que linstance se déroule conformément aux règles de procédure et de preuve, les droits de laccusé étant pleinement respectés et la protection des victimes et des témoins dûment assurée.
2. Toute personne contre laquelle un acte daccusation a été confirmé est, conformément à une ordonnance ou un mandat darrêt décerné par le Tribunal international, placée en état darrestation, immédiatement informée des chefs daccusation portés contre elle et déferrée au Tribunal international.
3. La Chambre de première instance donne lecture de lacte daccusation, sassure que les droits de laccusé sont respectés, confirme que laccusé a compris le contenu de lacte daccusation et lui ordonne de plaider coupable ou non coupable. La Chambre de première instance fixe alors la date du procès.
4. Les audiences sont publiques à moins que la Chambre de première instance décide de les tenir à huis clos conformément à ses règles de procédure et de preuve.
Article 21 du Statut
Les droits de laccusé
. . . .
3. Toute personne accusée est présumée innocente jusquà ce que sa culpabilité ait été établie conformément aux dispositions du présent Statut.
4. Toute personne contre laquelle une accusation est portée en vertu du présent Statut a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes :
. . . .
g) À ne pas être forcée de témoigner contre elle-même ou de savouer coupable.
Article 39 du Règlement
Déroulement des enquêtes
Aux fins de ses enquêtes, le Procureur est habilité à :
. . . .
iv) solliciter dune Chambre de première instance ou dun juge le prononcé de toute ordonnance nécessaire.
Article 41 du Règlement
Conservation des informations
Le Procureur est responsable de la conservation, la garde et la sécurité des informations et des éléments de preuve matériels recueillis au cours des enquêtes.
Article 54 du Règlement
Disposition générale
À la demande dune des parties ou doffice un juge ou une Chambre de première instance peut délivrer les ordonnances, citations à comparaître, ordonnances de production ou de comparution forcées, mandats et ordres de transfert nécessaires aux fins de lenquête, de la préparation ou de la conduite du procès.
Article 63 du Règlement
Interrogatoire de laccusé
. . . .
B) Linterrogatoire ainsi que la renonciation à lassistance dun conseil sont enregistrés sur bande magnétique ou sur cassette vidéo conformément à la procédure prévue à larticle 43. Préalablement à linterrogatoire, le Procureur informe laccusé de ses droits conformément à larticle 42 A) iii).
Article 87 du Règlement
Délibéré
A) Après les plaidoiries des parties, le Président de la Chambre déclare clos les débats et la Chambre se retire pour délibérer à huis clos. Laccusé nest déclaré coupable que lorsque la majorité de la Chambre de première instance considère que la culpabilité de laccusé a été prouvée au delà de tout doute raisonnable.
B) La Chambre de première instance vote séparément sur chaque chef visé dans lacte daccusation. Si deux ou plusieurs accusés sont jugés ensemble, en application de larticle 48 ci-dessus, la Chambre statue séparément sur le cas de chacun deux.
Article 89 du Règlement
Dispositions générales
A) En matière de preuve, les règles énoncées dans la présente section sappliquent à toute procédure devant les Chambres. La Chambre saisie nest pas liée par les règles de droit interne régissant ladministration de la preuve.
B) Da ns les cas où le Règlement est muet, la Chambre applique les règles dadministration de la preuve propres à parvenir, dans lesprit du Statut et des principes généraux du droit, à un règlement équitable de la cause.
C) La Chambre peut recevoir tout élément de preuve pertinent quelle estime avoir valeur probante.
D) La Chambre peut exclure tout élément de preuve dont la valeur probante est largement inférieure à lexigence dun procès équitable.
E) La Chambre peut demander à vérifier lauthenticité de tout élément de preuve obtenu hors audience.
Article 95 du Règlement
Éléments de preuve obtenus par des moyens contraires
aux droits de la personne internationalement protégés
Nest recevable aucun moyen de preuve obtenu par des moyens qui entament fortement sa fiabilité ou si son admission irait à lencontre dune bonne administration de la justice et lui porterait gravement atteinte.
B. Arguments
1. LAccusation
11. LAccusation a présenté ses arguments, oralement et par écrit, traitant dabord de la recevabilité de la Pièce 155 et ensuite le pouvoir de la Chambre de première instance de contraindre Mucic à produire un échantillon décriture.
i) La recevabilité de la Pièce 155
12. À lappui de sa demande de versement au dossier de la Pièce 155, lAccusation soutient que la lettre est un élément de preuve pertinent qui a valeur probante, au sens de larticle 89 C) du Règlement. La lettre satisfait donc aux deux conditions essentielles de la recevabilité des éléments de preuve. De plus, lAccusation précise que la lettre contient des indices plus que suffisants de sa propre fiabilité pour satisfaire au critère établi par une majorité de la Chambre de première instance II (Juge McDonald, Président et Juge Vohrah) dans laffaire Le Procureur c/ Dusko Tadic, critère qui veut quun élément de preuve pertinent et doté dune valeur probante jouisse également dun certain degré de fiabilité (Décision concernant la requête de la Défense sur les éléments de preuve indirects, IT-94-1-T, Chambre de première instance II, 5 août 1996), (ci-après "Décision relative à la preuve indirecte").
13. LAccusation note quaux termes de larticle 89 A) du Règlement, la Chambre de première instance nest pas liée par les règles de droit interne régissant ladministration de la preuve. Elle examine cependant dans son mémoire un certain nombre de systèmes internes, aussi bien de la tradition du droit romain que de la tradition de la common law, pour conclure que les normes de recevabilité des éléments de preuves devant les instances pénales diffèrent grandement dun système à lautre. LAccusation affirme que les tribunaux des pays de tradition du droit romain appliquent une norme extrêmement large. Par exemple, en Italie, les preuves documentaires sont admises sans que soient réellement prises en compte leur pertinence ou leur valeur probante, car, comme aux Pays-Bas, ces deux critères nentrent en ligne de compte que pour le poids qui sera accordé aux éléments de preuve et non pour leur recevabilité. Au stade de la recevabilité, cest le critère de la fiabilité qui prime. Au Portugal, en Allemagne, en Finlande et dans lex-République socialiste fédérale de Yougoslavie, tous les éléments de preuve sont recevables à moins quils aient été obtenus par la torture ou sous la contrainte et, en Belgique, les instances pénales admettent que les faits soient établis par tous les moyens possibles. Sagissant des systèmes de common law, lAccusation affirme que ladmission des éléments de preuve y est régie des normes qui, bien que dinspiration libérale, sont plus strictes que dans les systèmes de tradition du droit romain. Ces normes sont diverses : prépondérance de lélément de preuve comme aux États-Unis, cest-à-dire un élément qui a une très forte probabilité dêtre fiable et authentique ; pertinence et fiabilité en Nouvelle-Zélande ; pertinence à lexclusion de toute autre condition au Canada et en Australie. LAccusation concède cependant quen Angleterre et au Pays de Galles, une norme extrêmement stricte fondée sur labsence de tout doute raisonnable est appliquée pour lauthentification des documents avant leur admission au dossier des éléments de preuve. Elle affirme, en conclusion, quafin de créer une méthode efficace et équitable pour traiter les affaires devant la Chambre de première instance, il parait nécessaire, en matière dadministration de la preuve, de combiner, en un mélange spécifique au Tribunal, les diverses normes du système de common law et du système du droit romain.
14. LAccusation soutient que la meilleure démarche pour la Chambre de première instance consiste à vérifier que la partie qui propose ladmission de lélément de preuve a prouvé que ledit élément est bien ce quelle a préalablement prétendu quil était. Selon le Procureur, la Chambre de première instance devrait pour ce faire adopter une norme reposant, comme lexigeait la Décision relative à la preuve indirecte, sur "un certain degré de fiabilité", cest-à-dire une norme libérale en accord avec les articles 89 B) et C) du Règlement. Afin den apprécier la fiabilité, la Chambre de première instance devrait examiner les circonstances entourant lapparition de lélément de preuve ainsi que son contexte et en tirer toutes les conclusions raisonnables.
15. Selon lAccusation, la lettre est pertinente parce quelle permet de répondre à plusieurs questions importantes relatives à linnocence ou à la culpabilité de Mucic. Elle aurait également valeur probante du fait des affirmations quelle contient, comme la déclaration que laccusé était responsable du camp de Celebici au début daoût 1992, ainsi que des informations sur ses activités au camp au début du mois de juin de la même année. La lettre contient également un certain nombre de faits dont lAccusation soutient quils nétaient connus que du seul Mucic. Parmi ces faits, figurent les dates de transfert, de "lÉcole du trois mars" au camp de Celebici, de personnes malades et blessées, des références à des documents précis liés au transfert de prisonniers, le choix du meilleur emplacement pour une infirmerie au camp de Celebici, la date approximative de libération du témoin "P", celle dautres prisonniers, lexistence de plusieurs documents portant libération signés par Mucic et ladresse actuelle de laccusé. Tous ces faits, auxquels sajoutent la remise de cette lettre en mains propres au témoin "P" sur son lieu de travail et la signature "Pavo", un nom sous lequel, daprès lAccusation, Mucic est bien connu, confèrent à la lettre la fiabilité et lauthenticité nécessaires.
16. Jugeant de la fiabilité du document au travers de son contenu, lAccusation soutient que celui-ci montre que la lettre est bien ce quelle prétend quelle est, cest-à-dire une lettre écrite au témoin "P" par Mucic, alors quil était en détention. Ainsi, la Pièce 155 satisfait amplement à la condition de fiabilité qui entre dans la norme minimale de recevabilité préconisée par la Décision relative à la preuve indirecte. Cest pourquoi lAccusation demande instamment à la Chambre de première instance dadmettre la lettre au dossier des éléments de preuve.
ii) Lordonnance aux fins de production dun échantillon décriture
17. LAccusation demande quen application des articles 39 iv) et 54 du Règlement, la Chambre de première instance rende une ordonnance exigeant de Mucic quil produise un échantillon décriture, à des fins uniquement didentification et danalyse. Elle fait valoir quun tel échantillon de son écriture permettra, après analyse, détablir formellement quil a écrit la lettre.
18. Le Procureur soutient quune ordonnance de la Chambre de première instance aux fins de production dun échantillon décriture ne viole pas les droits que le Statut reconnaît à laccusé. LAccusation affirme quen produisant cet échantillon, Mucic ne témoignerait pas contre lui-même parce quil ne fournirait pas une déclaration par laquelle il admettrait sa culpabilité ou de laquelle on pourrait déduire des circonstances précises. La requête de lAccusation aux fins dune ordonnance est pleinement conforme aux normes juridiques internationales et des jurisprudences nationales.
19. Sagissant des normes internationales le droit de laccusé "à ne pas être forcée de témoigner contre elle-même ou de savouer coupable" consacré par larticle 21 4) g) du Statut trouverait, selon lAccusation, sa source dans les dispositions de larticle 14 3) g) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ("PIDCP"), de larticle 8 2) g) de la Convention américaine relative aux droits de lhomme ("CADH") et, implicitement, dans celles de larticle 6 de la Convention européenne relative aux droits de lhomme ("CEDH"). Concédant que ces instruments mettent clairement les personnes accusées à labri de toute extorsion daveux, lAccusation soutient que léchantillon décriture quelle juge inoffensif et dont la teneur est sans rapport avec les questions de fond dans lespèce, ne constitue pas une déclaration assimilable à un aveu de culpabilité et ne viole donc les dispositions daucun des instruments susmentionnés ni celles de larticle 21 4) g). LAccusation considère quun échantillon décriture nest quun élément dinformation équivoque, qui peut conforter ou non un autre élément de preuve et, qui na pas valeur daveu.
20. Ayant examiné les juridictions de la common law et celles suivant la tradition du droit romain, lAccusation arrive à la conclusion que les tribunaux nationaux ne considèrent pas que le droit de laccusé de ne pas témoigner contre lui-même est violé lorsquils exigent la production non pas déléments de preuve matériels ou testimoniaux mais déléments de preuve permettant détablir une identité contestée. Elle prétend que le fait dobliger laccusé à produire un échantillon décriture à la seule fin de connaître les caractéristiques physiques de son écriture ne constitue pas une violation du droit de laccusé de ne pas témoigner contre lui-même. Dans les pays où, en labsence dune autorisation de la loi, une ordonnance obligeant à produire un échantillon décriture violerait un droit constitutionnel, il existe un mécanisme général dexamen pour mettre en balance la nécessité de léchantillon pour les besoins de lAccusation et les conséquences qui peuvent en résulter pour laccusé. En lespèce, léchantillon décriture nest demandé que pour établir que laccusé est lauteur de la lettre en question et non pas quil est ou non coupable des faits qui lui sont reprochés. Cest pourquoi lordonnance aux fins de contraindre Mucic à produire un échantillon décriture nest en aucun cas liée à la question ultime posée à la Cour. Présentant oralement ses conclusions, lAccusation a affirmé que sa position resterait la même, même si léchantillon devait être utilisé comme un élément de preuve.
21. Si laccusé refusait de se conformer à linjonction qui lui serait faite de remettre un échantillon décriture, lAccusation prie la Chambre de première instance den tirer les conclusions qui simposent quant à lauteur de cette lettre. Elle cite larrêt de la Cour européenne des droits de lhomme Murray v. U.K. déniant à laccusé un droit absolu à garder le silence, pour soutenir quil ny a pas violation de ses droits lorsque les juges du fait sont des magistrats expérimentés et quils tirent à son encontre des conclusions de bon sens du silence quil a observé lors de ses interrogatoires par la police et/ou durant le procès.
2. La Défense
i) La recevabilité de la pièce 155
22. La Défense demande à la Chambre de première instance de sen tenir au Règlement de procédure et de preuve, quelle décrit comme étant la quintessence de toutes les expériences des différents systèmes judiciaires du monde entier. Elle soutient que larticle 89 contient lensemble des règles de preuve. M. Greaves a néanmoins, à lappui de ses propos, abondamment cité la Décision relative à la preuve indirecte, qui, selon lui, ne devrait pas être considérée comme un simple exposé des règles applicables à la preuve indirecte, comme son titre pourrait le laisser croire. Daprès lui, les conclusions qui y sont exposées sont valables pour tous les éléments de preuve. Toujours en se basant sur cette décision, la Défense avance que dans les procès portés devant le Tribunal international, ladmission dun élément de preuve suppose le passage par quatre phases successives. Il faut dabord en vérifier la fiabilité, dont la Défense soutient quelle est le fil dAriane que lon retrouve à chacun des différents stades. Deuxièmement, lélément de preuve doit être pertinent. Troisièmement, il doit avoir une valeur probante et quatrièmement, il doit être impossible de lexclure pour un motif quelconque. Il sagit là, daprès la Défense, des conditions essentielles de recevabilité. Ce nest quune fois quun élément de preuve est admis au dossier quil convient den apprécier limportance. M. Greaves a soutenu que, daprès la Décision relative à la preuve indirecte, la fiabilité figure implicitement au nombre des conditions nécessaires à la recevabilité des preuves.
23. La Défense évoque ensuite la thèse de lAccusation selon laquelle le contenu de la pièce 155 établit le lien entre cette Pièce et Mucic, parce que les faits mentionnés ne sont connus que de ce dernier et du témoin "P". Elle demande à la Chambre de première instance de rejeter cet argument, en faisant valoir quau contraire, ces éléments dinformation sont connus dun grand nombre de personnes. Il serait donc dangereux de sappuyer sur de tels éléments pour démontrer que la lettre a été écrite par laccusé. Dans ces circonstances, la Défense prie la Chambre de première instance de ne pas admettre cette lettre au dossier des éléments de preuve.
ii) Lordonnance aux fins de production dun échantillon décriture
24. La Défense soppose à la demande dordonnance de lAccusation en vue dobliger Mucic à produire un échantillon de son écriture. Elle soutient que si la Chambre de première instance rend une telle ordonnance en labsence dune disposition du Statut ou du Règlement qui le lui permette, elle violera les droits que larticle 21 4) g) du Statut reconnaît à laccusé. Exiger de Mucic quil produise un échantillon de son écriture, afin de déterminer sil est lauteur de la lettre, reviendrait à lobliger à témoigner contre lui-même, ce qui serait une violation des garanties dont il bénéficie en ce domaine, élément essentiel dun procès équitable.
25. La Défense avance quune ordonnance assortie de la menace de retenir le refus dobtempérer de laccusé contre lui équivaudrait à renverser la charge de la preuve, qui revient à lAccusation. Ce nest clairement pas à laccusé de prouver quil na pas écrit un document, comme ce nest pas à lui de prouver aucun des faits de lespèce. Daprès la Défense, retenir à lencontre de laccusé les conséquences de son refus ferait peser sur lui une présomption de motivation coupables quil appartiendra à la Défense de réfuter.
26. La lettre ayant été donnée à lAccusation par la Section des victimes et témoins, qui lavait elle-même reçue du témoin "P", la Défense soutient que son admission au dossier irait à lencontre de lintérêt général car cela mettrait en cause limpartialité de cette Section.
C. Conclusions
27. La Chambre de première instance examinera séparément les deux questions distinctes dont elle est saisie, à savoir i) la Pièce 155 est-elle recevable ? et ii) la Chambre de première instance peut-elle rendre, en vertu des articles 39 iv) et 54 du Règlement, une ordonnance aux fins de production dun échantillon décriture ?
i) La recevabilité de la Pièce 155
28. Devant la Chambre de première instance, la recevabilité des éléments de preuve est régie essentiellement par les articles 89, 95, et 96 iv). Disposition dordre général, larticle 89 dessine le cadre dans lequel sappliquent les autres règles dadministration de la preuve énoncées dans la section 3 du Règlement. Ces règles nous semblent parfaitement adaptées. Les articles 89 D) , 95 et 96 traitent de lexclusion déléments de preuve et larticle 89 E) de lauthentification des éléments de preuve obtenus hors prétoire, cependant quune disposition subsidiaire, larticle 89 B), permet à une Chambre de première instance dappliquer, dans le silence du Règlement, toute règle dadministration de la preuve qui est conforme au Statut et aux principes généraux de droit.
29. La Chambre de première instance se penchera sur larticle 89 C) car il est dun intérêt particulier pour la présente discussion. Comme larticle 89 C) est clair et dépourvu dambiguïté, la Chambre de première instance sen tiendra à une interprétation littérale qui ne contredit pas le Statut ni ne conduit pas à une injustice manifeste. La Chambre de première instance est davis que le texte de larticle 89 C) subordonne la recevabilité des éléments de preuve à deux éléments essentiels, la pertinence et la valeur probante. Une interprétation littérale de cette disposition montre que le mot "pertinent" et lexpression "valeur probante" sont les éléments dominants de la phrase. Quest-ce donc quun élément de preuve pertinent et quel genre délément de preuve peut-il être considéré comme ayant une valeur probante ? Dans les systèmes de common law, a valeur probante "lélément de preuve qui tend à établir un point litigieux". Dans lextrait suivant, Stephen précise la signification du mot "pertinent" :
Deux faits sont dits pertinents lun par rapport à lautre si la relation entre les deux est telle que dans le cours normal des événements, lun des deux, pris séparément ou en relation avec dautres faits, prouve ou rend probable lexistence passée, présente ou future de lautre, ou encore sa non-existence.
Digest of the Law of Evidence ((12th ed. Art. 1), quoted in Cross & Tapper on Evidence (8th ed. p. 56). [ Traduction non officielle]
Dans laffaire R v Cloutier (2 S.C.R. 709, 731), la Cour suprême du Canada, citant Sir Rupert Cross, affirmait, sagissant de faits pertinents :
Pour quun fait soit pertinent par rapport à un autre, il doit exister entre eux une connexion ou un lien qui permette dinférer lexistence de lun de celle de lautre. Un fait nest pas pertinent vis-à-vis dun autre sil na pas de valeur probante réelle vis-à-vis de ce dernier.
Il semble donc que "valeur probante" est un attribut de la "pertinence". Il est cependant évident que ces concepts de "pertinence" et de "valeur probante" ne se prêtent pas à une définition simple et claire. Dans son Opinion individuelle jointe à la Décision relative à la preuve indirecte, le Juge Stephen est également davis que la valeur probante dun élément de preuve ne sera pas toujours facile à déterminer car c"est une caractéristique nécessairement très variable, en sorte que le contexte et la nature de lélément de preuve considéré joueront un rôle significatif". Sir Rupert Cross ne pensait sans doute pas autrement lorsquil affirmait que "la pertinence est un concept intuitif et empirique dont lapplicabilité peut être testée par voie de déduction à partir dun syllogisme".
30. Dans la common law, la règle générale est quest recevable tout élément de preuve suffisamment pertinent compte tenu du point litigieux dont est saisie la Cour et est irrecevable tout élément non pertinent ou insuffisamment pertinent. Le Nigerian Evidence Act simplifie le concept de pertinence en disposant succinctement quun fait est dit pertinent par rapport à un autre quand il lui est lié de lune quelconque des manières visées dans les dispositions relatives à la pertinence des faits. Lexamen des juridictions de tradition du droit romain révèle une très faible disparité des critères requis pour la recevabilité des éléments de preuve. Les conditions de recevabilité sont la pertinence de lélément de preuve par rapport au point litigieux et sa valeur probante. Limportance accordée à ces critères et leur prise en compte peuvent varier. Par exemple, les tribunaux italiens et néerlandais prennent en compte la pertinence et la valeur probante pour décider non pas de la recevabilité mais du poids à accorder à lélément de preuve. Au Portugal, tous les éléments de preuve sont recevables à lexception de ceux obtenus par la torture. LAllemagne et la Finlande admettent tous les éléments de preuve pertinents dont la valeur probante a été établie. Le principe de base est, comme dans la common law, que tous les éléments de preuve ayant valeur probante sont recevables, à moins quils ne soient entachés dun vice qui en justifierait lexclusion.
31. Lors de lexposé de leurs arguments, les parties se sont abondamment référées à la Décision relative à la preuve indirecte, en en tirant cependant des conclusions différentes. LAccusation a soutenu que pour quun élément de preuve soit recevable en vertu de larticle 89 C), un certain degré de fiabilité devait conforter sa valeur probante. Quant à la Défense, elle a avancé quavant quune preuve documentaire soit recevable, lAccusation devait prouver, au delà de tout doute raisonnable, quelle était fiable, ce qui, en lespèce, impliquait quil soit établi que laccusé était bien lauteur de la lettre. Les deux parties ont donc considéré que la fiabilité était lune des conditions de la recevabilité aux termes de larticle 89 C).
32. La Chambre de première instance sait que, dans la Décision relative à la preuve indirecte, la fiabilité de lélément de preuve apparaît comme une condition implicite de la recevabilité. En outre, elle souscrit à lidée selon laquelle la fiabilité est un élément inhérent et implicite de chacune des composantes de la recevabilité. Il est clair que pour quun élément de preuve soit pertinent et ait un lien avec lobjet du litige, il doit être fiable. Il en va de même pour un élément de preuve réputé avoir valeur probante. Ainsi, la fiabilité est le fil dAriane invisible que lon retrouve dans toutes les composantes de la recevabilité. Lune des règles dor en droit est quil ny a pas lieu dinterpréter lorsque les mots sont clairs et sans aucune ambiguïté. Cest le cas de larticle 89 C). Il nest donc ni nécessaire ni souhaitable dajouter aux dispositions de larticle 89 C) une condition de recevabilité qui ny est pas inscrite.
33. Il semble établi que le témoin P a reçu cette lettre en mains propres et la remise à lAccusation. LAccusation prétend que Mucic est lauteur de la lettre mais la Chambre de première instance en attend la démonstration. LAccusation na pas démontré que Mucic signe généralement ses lettres du nom de "Pavo" et Mucic a gardé le silence, comme ly autorisent les articles 21 3), 21 4) g) du Statut et larticle 63 du Règlement. Les informations qui, dans la lettre, se rapportent à lui, comme son adresse actuelle, ne sont pas connues exclusivement de Mucic et du témoin P mais sont des faits de notoriété publique. Par conséquent, la Chambre de première instance nest pas convaincue que ces éléments établissent un lien incontestable entre Mucic et la lettre. Donc à ce stade, tout ce que lon peut affirmer avec quelque certitude, cest quil a été établi de façon suffisamment fiable que la lettre est un document reçu par le témoin "P" dune tierce personne inconnue.
34. La lettre fait allusion à Mucic et à son rôle au camp de Celebici et, par elle-même, est assez pertinente et a une valeur probante suffisante pour être recevable. Cependant, lAccusation doit encore démontrer que, par son contenu, la lettre tend à accréditer certains éléments de lacte daccusation, du simple fait quelle aurait été écrite par Mucic. Cest un point fondamental et limportance que la Chambre de première instance accordera à cet élément de preuve en dépendra.
35. LAccusation cherche à faire admettre au dossier la Pièce 156 en même temps que la pièce 155. Ces deux pièces sont étroitement liées et la Pièce 156 na fait lobjet daucune objection. Pertinente et ayant valeur probante, elle est par conséquent admise au dossier des éléments de preuve.
36. Enfin, la Défense, arguant dun problème dintérêt général concernant le rôle de la Section des victimes et témoins, prétend quen tout état de cause, la lettre ne devrait pas être admise au dossier des éléments de preuve. Pour la Chambre de première instance, cet argument défendu avec passion par la Défense nest pas fondé. La Section est reconnue par le Statut et larticle 34 du Règlement donne au Greffier le pouvoir de létablir. La Section travaille dans lintérêt des deux parties à la solution des problèmes de tous les témoins. Il sagit dune section neutre qui est au service de ladministration de la justice.
37. Un témoin qui reçoit ce quil pense être une lettre de menace et qui la transmet à la Section le fait dans le cadre normal des relations quil entretient avec cette dernière et des obligations quelle a envers lui. Il est donc tout à fait naturel et légitime que la Section, dont la fonction première est dassurer la protection des victimes et des témoins, en informe la Chambre de première instance concernée ou lAccusation. Il ne sagit en aucun cas dun parti pris de la Section en faveur de lAccusation dans lexercice de ses fonctions. La Chambre de première instance est convaincue que les droits de laccusé ne sont pas nécessairement violés et quaucune question dintérêt général nest soulevée par cette conduite, qui noblige donc pas la Chambre à rejeter la lettre au motif quelle a été transmise par la Section.
ii) Lordonnance aux fins de production dun échantillon décriture
38. LAccusation considère quun échantillon de lécriture de laccusé est essentiel à lévaluation de la Pièce 155. Elle est davis que léchantillon décriture ne devrait servir quà lidentification de lauteur de la lettre alors que la Défense soutient quune ordonnance en ce sens forcerait laccusé à témoigner contre lui-même. De surcroît, la Défense avance que faute dune disposition statutaire adéquate, la Chambre de première instance na pas compétence pour décerner une telle ordonnance. En revanche, pour lAccusation, les dispositions des articles 39 iv) et 54 du Règlement donnent à la Chambre de première instance le pouvoir dordonner la production dun échantillon décriture. Il convient donc de définir le champ dapplication de ses dispositions. Larticle 54 dispose qu"[ à] la demande dune des parties ou doffice un juge ou une Chambre de première instance peut délivrer les ordonnances, citations à comparaître, ordonnances de production ou de comparution forcées, mandats et ordres de transfert nécessaires aux fins de lenquête, de la préparation ou de la conduite du procès". Quant à larticle 39 iv), il dispose qu"[ a] ux fins de ses enquêtes, le Procureur est habilité à solliciter dune Chambre de première instance ou dun juge le prononcé de toute ordonnance nécessaire". Ces dispositions du Règlement semblent indiquer clairement que lAccusation est tenue de démontrer que lordonnance dont elle sollicite la délivrance est nécessaire à la conduite dune enquête ou, aux termes de larticle 54, à la préparation ou la conduite du procès. La Chambre de première instance est convaincue que la présente requête ne repose ni sur les besoins dune enquête ni sur ceux de la préparation dun procès qui a déjà commencé. Mais indéniablement cette ordonnance pourrait être nécessaire pour la conduite du procès et lAccusation doit le démontrer à la Chambre de première instance.
39. Le but de la requête est damener Mucic à fournir un échantillon de son écriture. Selon lAccusation, lanalyse dun tel échantillon lui permettrait de démontrer que Mucic est lauteur de la pièce 155. Sappuyant essentiellement sur certaines décisions américaines et sur la jurisprudence qui en a découlé, lAccusation soutient quune ordonnance visant à obtenir des éléments didentification ne viole pas les droits de laccusé, à la différence dune ordonnance visant à obtenir des preuves matérielles ou testimoniales.
40. Il convient de se reporter aux dispositions statutaires et réglementaires qui protègent les droits de laccusé devant le Tribunal international. Larticle 20 du Statut enjoint la Chambre de première instance de veiller à ce que laccusé bénéficie dun procès équitable et rapide et à ce que linstance se déroule conformément aux règles de procédure et de preuve, les droits de laccusé étant pleinement respectés. Larticle 21 3) du Statut accorde à laccusé le bénéfice dune présomption dinnocence jusquà ce que sa culpabilité ait été établie conformément aux dispositions du Statut. Aux termes de larticle 21 4) g) du Statut, la personne accusée est assurée de "ne pas être forcée de témoigner contre elle-même ou de savouer coupable". Enfin, les articles 42 A), 42 B) et 63 garantissent à laccusé le droit de garder le silence.
41. Larticle 14 3) g) du PIDCP est le pendant de larticle 21 4 g) du Statut. Il existe une disposition similaire dans la CADH, larticle 8 2) g). Lidée est de mettre la personne accusée à labri de toute pression qui pourrait lamener à témoigner contre ses propres intérêts ou de savouer coupable. Cest également la substance de larticle 20 1) du Statut. La Chambre de première instance doit, en exerçant des pouvoirs que lui confère larticle 54 du Règlement, respecter les droits de laccusé garantis par le Statut. La raison en est que, si la Chambre de première instance a, aux termes de larticle 54 du Règlement, certains pouvoirs, cest parce que les Juges étaient habilités aux termes de larticle 15 du Statut à élaborer le Règlement. Lexercice de ces pouvoirs ne doit donc en aucun cas aller à lencontre des dispositions du Statut. En matière dinterprétation des lois, une règle bien établie qui nappelle aucune citation de jurisprudence veut que lorsquun règlement est contraire à la loi en application de laquelle il a été pris, il est réputé entièrement nul ou seulement dans la mesure où il contredit le statut. Cest pourquoi la validité de lexercice, par la Chambre de première instance, des pouvoirs que lui confère larticle 54 du Règlement dépend de linterprétation qui est donnée des faits de lespèce.
42. Selon lAccusation, la demande dun échantillon décriture ne porte pas atteinte aux droits de Mucic. Elle soutient quelle ne demande léchantillon quà des fins didentification pour les besoins dune enquête. Cet échantillon décriture nest pas un moyen dobtenir une déclaration contenant des aveux ou permettant de tirer des conclusions quant à des faits précis. En le fournissant, laccusé ne témoigne pas contre lui-même. LOrdonnance ne constitue donc pas une violation des droits de laccusé et est totalement conforme au Statut, aux conventions internationales et aux jurisprudences nationales.
43. La position de la Défense est diamétralement opposée. Lordonnance, de laveu même de lAccusation, a pour but dobliger le défendeur à contribuer à sa propre mise en cause en fournissant la preuve quil est lauteur de la Pièce 155 et détablir les charges de lacte daccusation qui seront retenues contre lui. La Défense y voit une violation des articles 20 et 21 du Statut et des articles 42 A) iii); 63 B) et 89 B) du Règlement. Elle fonde son argumentation sur la décision de la Cour européenne des droits de lhomme Funke v France. Elle avance enfin que ce pouvoir ne peut être exercé en labsence dune disposition qui lautorise expressément.
44. Examinant les thèses en présence, la Chambre de première instance se penchera sur les décisions invoquées par les parties à lappui de leur interprétation des droits garantis par les articles 21 3) et 21 4) g).
45. Il est significatif que même en labsence de dispositions expresses dans la CEDH, larticle 6 1), qui garantit le droit de laccusé à un procès équitable, ait été interprété de façon à inclure le droit de ne pas témoigner contre soi-même. Lidée est que cest un élément inhérent à tout procès équitable. La Défense sest appuyée sur la Décision Funke v France, affaire dans laquelle le défendeur sétait vu condamner pour avoir refusé de produire, comme les services de douane le lui demandaient, des relevés de ses comptes bancaires à létranger, qui auraient pu permettre de le poursuivre pour fraude. En dautres termes, les pièces quon lui demandait de produire auraient été des éléments à charge.
46. Dans laffaire Murray v U.K, sur laquelle sappuie lAccusation, la même Cour a conclu que le droit de ne pas être obligé de témoigner contre soi-même nétait pas un droit absolu et quune juridiction nationale était fondée, lorsque tous les éléments de preuve portaient à croire à la culpabilité dun accusé, à retenir son silence contre lui. En loccurrence, une juridiction dIrlande du nord, agissant en vertu des articles 4 et 6 du Prevention of Terrorism (Temporary Provisions) Act de 1989, avait retenu contre laccusé le fait davoir refusé de témoigner. Il est clair que le Statut ne prévoit pas le pouvoir de tirer des conclusions défavorables dont a usé cette juridiction du Royaume-Uni dans laffaire Murray et qua confirmé ensuite la Cour européenne des droits de lhomme. En fait, le droit au silence napparaît pas dans larticle 21 4 g) du Statut mais cette lacune a été comblée par les articles 42 A) iii) et 63 du Règlement. Cest pourquoi la décision Murray ne peut constituer un précédent valable en lespèce. De surcroît, le Tribunal international nest pas lié par les règles internes dadministration de la preuve.
47. La Chambre de première instance nest pas convaincue quun échantillon de lécriture de laccusé peut, en soi, constituer une preuve matérielle à charge. Nous considérons que la Chambre de première instance ne peut obliger laccusé à fournir un échantillon décriture lorsque celui-ci est lélément de preuve à charge manquant pour établir sa culpabilité. Une telle ordonnance irait à lencontre des dispositions de larticle 21 4) g) du Statut qui met laccusé à labri de toute pression qui pourrait lamener à témoigner contre lui-même. Il nen va pas de même lorsque laccusé obtempère volontairement, sans y être contraint.
48. Il a été avancé quen lespèce, lordonnance aux fins de production dun échantillon décriture nest pas pertinente par rapport à laffaire dont est saisie la Chambre de première instance. La Chambre nest pas de cet avis. Il semble admis que léchantillon décriture a été demandé pour identifier formellement lauteur de la Pièce 155. Si elle était authentifiée, la lettre pourrait être considérée comme suffisamment convaincante pour être retenue contre laccusé. Le corollaire évident serait que lordonnance de la Chambre de première instance aurait contraint laccusé à aider lAccusation dans son enquête et probablement à lui fournir lélément de preuve qui le met en cause. Le fait que léchantillon décriture soit un élément de preuve neutre en soi nest pas la question. En revanche, si cet échantillon, ajouté aux autres éléments de preuve apportait la preuve matérielle de la culpabilité de laccusé, lordonnance de la Chambre de première instance aurait contraint ce dernier à produire des éléments de preuve à charge.
49. Rien, ni dans la loi, ni dans la morale, ne peut obliger un accusé à remédier aux carences de la procédure dinstruction engagée par lAccusation. Linstinct de conservation est le premier principe de vie. Une des règles élémentaires dadministration de la preuve est que celui qui formule une allégation est tenu den apporter la preuve. Puisque lAccusation prétend connaître lauteur de la Pièce 155, elle doit, sans laide la Défense, en rapporter la preuve. Dans larrêt Miranda v Arizona, la Cour suprême des États-Unis dAmérique a, parlant de la nature du privilège de ne pas témoigner contre soi-même, déclaré :
[
Son] fondement constitutionnel . . . est le respect que lÉtat - fédéral ou fédéré - doit accorder à la dignité et à lintégrité de ses citoyens. Pour maintenir un "équilibre équitable entre les droits de lÉtat et ceux de lindividu" et faire en sorte que lÉtat "ait lentière responsabilité" de linviolabilité de la personnalité humaine, notre système accusatoire de justice pénale exige quun État souhaitant punir un individu recueille les éléments de preuve à charge par lui-même et sans recourir au cruel et simple expédient des aveux extorqués.[
Citations omises]50. La Chambre de première instance souscrit à cette idée et considère que le Statut et le Règlement ne sont pas moins exigeants. Sagissant du silence opposé par Mucic à lallégation quil avait écrit la Pièce 155 et lavait envoyée au témoin "P", la Chambre de première instance considère quil constitue lexercice légitime du droit que lui reconnaissent implicitement larticle 21 4) g) du Statut et expressément larticle 63 du Règlement. Ce droit de garder le silence veut précisément dire que laccusé peut se taire et ne pas réagir aux allégations. Cest généralement la réaction légitime à lavertissement qui est donné quant au droit de garder le silence. Cest également une réponse et une réaction à lexercice du droit de ne pas être obligé à témoigner contre soi-même.
51. La Chambre de première instance va maintenant se pencher sur la validité de la distinction faite par certaines décisions américaines invoquées par lAccusation entre la preuve testimoniale protégée et la preuve non testimoniale, ou matérielle, qui nest pas protégée. Laccusation soutient que léchantillon décriture entre en lespèce dans la catégorie des preuves non testimoniales qui ne sont pas protégées. Il convient de souligner que fondamentalement, les dispositions du Cinquième amendement de la Constitution des États-Unis dAmérique ne diffèrent pas de celles de larticle 21 4) g) du Statut. Même si ces dispositions ne sont pas formulées de la même manière, elles protègent les mêmes droits.
52. Dans la décision Gilbert v California, qui porte sur le droit de ne pas être obligé de témoigner contre soi-même garanti par le Cinquième amendement à la Constitution des États-Unis dAmérique, la Cour suprême a considéré que :
La voix et lécriture dune personne sont, bien sûr, des moyens de communication. Cependant, il ne sensuit en aucun cas que chaque fois quun accusé est contraint de parler ou décrire, on obtient par la contrainte une communication couverte par le privilège. Un simple échantillon décriture, par opposition à la teneur de lécrit, constitue, à linstar de la voix ou du corps dans son ensemble, une caractéristique physique permettant lidentification et échappant à la protection . . . Personne na prétendu que la teneur des échantillons décriture était un élément testimonial ou de communication.
[
Citations omises]Cette décision reposait sur linterprétation du mot "témoin" dans le Cinquième amendement. Ce dernier dispose que "[ n] ulle personne . . . ne peut être forcée dêtre témoin contre elle-même dans une affaire pénale . . . ." [ Traduction non officielle] . La Cour suprême a interprété lexpression être témoin comme équivalant à déposer. Il sensuit que la protection contre le fait de témoigner contre soi-même ne sétend quaux preuves de nature testimoniale. Suivant ce raisonnement, ne sont pas protégés les échantillons décriture, les tests dhaleine, les prélèvements sanguins et les empreintes digitales, qui ne sont que des éléments de preuve matériels.
53. Cette limitation du droit à la protection contre le fait de témoigner contre soi-même, qui a fait suite à une interprétation du Cinquième amendement à la Constitution des États-Unis, trouve son origine dans lopinion exprimée par le Juge Holmes à loccasion de laffaire Holt v United States. Il avait affirmé en lespèce qu"[ i] nterdire dobliger un homme à témoigner contre lui-même devant une juridiction pénale cest interdire lusage de la contrainte physique ou morale destinée à lui extorquer une communication mais ce nest pas exclure son corps comme élément de preuve, si ce dernier peut savérer déterminant". À nos yeux, cette remarque peut être considérée comme incidente.
54. Lassertion du Juge Holmes dans laffaire Holt v United States a acquis une portée constitutionnelle lorsquelle a été reprise à titre dargument principal dans larrêt Schmerber v U.S. En loccurrence, le prélèvement sanguin effectué contre la volonté de laccusé na pas été considéré comme contraire au Cinquième amendement. Il a été jugé que lélément de preuve qui résultait de lanalyse du sang "nétait ni un témoignage [ de lindividu] , ni un élément de preuve en rapport avec un quelconque acte de communication . . . .". Il semble que la Cour suprême ait admis que depuis larrêt Holt, le "privilège conféré par le Cinquième amendement" couvre les "dépositions" ou les "communications" mais pas les "éléments de preuve matériels ou tangibles".
55. Cette même distinction a été retenue dans les arrêts U.S. v Wade et Gilbert v U.S. Dans laffaire Wade, la Cour suprême a indiqué "quobliger Wade à sadresser aux témoins de suffisamment près pour quils lentendent, même pour prononcer les mots qui auraient été dits par le voleur, revenait au même quobliger Schmerber à fournir un échantillon de son sang ou Holt à mettre la blouse". Dans laffaire Gilbert, la Cour a conclu qu"un simple échantillon décriture, par opposition à la teneur de lécrit, constitue, à linstar de la voix ou du corps dans son ensemble, une caractéristique physique permettant lidentification et échappant à la protection [ conférée par le privilège] ."
56. Avant que larrêt Holt ne remette en question la protection que le Cinquième amendement procure contre le fait de témoigner contre soi-même, la majorité des juridictions saisies de la question avaient jusqualors été davis que ce droit était indivisible. Pour elles, le droit de ne pas témoigner, de ne pas être un témoin ou de ne pas déposer comprenait celui de refuser de collaborer activement ou passivement avec laccusation. Ainsi, dans laffaire State v Sirmay, la Cour avait conclu que cétait une erreur dobliger un accusé à se soumettre à une comparaison dempreintes de pas et, dans laffaire Blackwell v State, une autre Cour avait considéré que cétait une erreur dobliger le défendeur à montrer sa jambe. Le principe qui sous-tend linterprétation retenue dans ces décisions est que le droit de ne pas témoigner contre soi-même interdit à lÉtat dobliger un défendeur au pénal à "témoigner", à "être un témoin", à "déposer" ou à "fournir des éléments de preuve contre lui-même." Lidée est quon ne peut obliger un accusé à faire ou à dire quelque chose qui pourrait tendre à le mettre en cause et que son refus dobtempérer ne peut pas être retenu contre lui.
57. Larrêt Holt et lopinion du Juge Holmes sont à lorigine dune nouvelle conception du droit de ne pas témoigner contre soi-même. Cette interprétation ne fait pas lunanimité ; des voix discordantes se font entendre, notamment dans les milieux judiciaires et universitaires. La Chambre de première instance se préoccupe de linterprétation à donner aux articles 20, 21 3) et 21 4) g) du Statut et aux articles 42 A) iii), 54 et 63 du Règlement. Létendue du droit de laccusé ne peut être déduite que de linterprétation des dispositions pertinentes.
58. Pour interpréter les dispositions de larticle 21 4) g), il vaut mieux, puisquils sont clairs et dépourvus dambiguïté, sen tenir aux mots employés dans larticle. Les mots "témoigner contre soi-même" sont clairs et dépourvus dambiguïté et ils nexigent ni modification ni limitation. Rien dans le texte ne restreint le droit de ne pas témoigner contre soi-même ou ne le limite à la preuve testimoniale. Y voir, à linstar de lAccusation, une telle limitation, cest aller au delà des mots, un cas de figure que le législateur na pas envisagé. Une telle interprétation dénature le but de la protection, en introduisant une limitation qui va à lencontre de son véritable fondement. La Chambre de première instance ne peut, en interprétant les mots dune disposition qui ne contient aucune limitation expresse, priver laccusé de ses droits garantis. Le véritable fondement de la protection contre lobligation de témoigner contre soi-même est la volonté de protéger linnocent, en le mettant à labri des effets de la contrainte que pourraient exercer les autorités de police. Un autre objectif est la protection de la société, par la condamnation du coupable. En outre, ce droit encourage les témoins qui craindraient de témoigner contre eux-mêmes à déposer volontairement. Dans lensemble, il cherche à protéger aussi bien linnocent que le coupable.
59. Du fait de la mise en oeuvre de conventions internationales et régionales qui protègent le droit à un procès équitable, la communauté internationale a largement dépassé le stade des violations grossières et flagrantes de la dignité et de la personnalité des individus impliqués dans des procédures judiciaires. Cest le devoir sacré et solennel de toute institution judiciaire de respecter les dispositions garantissant de tels droits et den donner une interprétation bienveillante plutôt que restrictive.
60. La Chambre de première instance, doit, en application de son Statut, veiller à ce que laccusé ait un procès équitable mené conformément au Règlement, et en respectant ses droits. La Chambre de première instance est convaincue que linterprétation de larticle 21 4) g) adoptée dans la présente Décision est fidèle à lesprit et à la lettre de cette disposition et conforme à la protection des droits garantis à laccusé. La Chambre de première instance na, en lespèce, pas compétence pour rendre lordonnance souhaitée par lAccusation. Mucic ne peut être obligé de fournir un échantillon décriture car ce serait le forcer a témoigner contre lui-même.
61. Lexercice du pouvoir de rendre une ordonnance en application de larticle 54 ayant été exclu, la question des conclusions défavorables à laccusé que son refus dobtempérer pourrait entraîner ne se pose évidemment plus.
III. DISPOSITIF
Par ces motifs, LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE, saisie des requêtes de lAccusation,
Ayant examiné chacune des règles et des dispositions statutaires susmentionnées,
EN APPLICATION DE LARTICLE 54,
1. ADMET les Pièces 155 et 156 au dossier des éléments de preuve ;
2. REJETTE la requête de laccusation aux fins de contraindre Zdravko Mucic à produire un échantillon décriture.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Le Président de la Chambre de première instance
(signé)
Adolphus Godwin Karibi-Whyte
Fait le dix-neuf janvier 1998
La Haye (Pays-Bas)
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Sceau du Tribunal]