LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :M. le Juge Adolphus G. Karibi-Whyte, Président

Mme le Juge Elizabeth Odio Benito

M. le Juge Saad Saood Jan

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 19 janvier 1998

 

LE PROCUREUR

C/

ZEJNIL DELALIC
ZDRAVKO MUCIC alias "PAVO"
HAZIM DELIC
ESAD LANDZO alias "ZENGA"

___________________________________________

DÉCISION RELATIVE AUX REQUÊTES ORALES DE L’ACCUSATION
AUX FINS D’ADMISSION DE LA PIÈCE 155 AU DOSSIER DES ÉLÉMENTS DE PREUVE ET AUX FINS DE CONTRAINDRE L’ACCUSÉ ZDRAVKO MUCIC A PRODUIRE UN ÉCHANTILLON D’ÉCRITURE

___________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Grant Niemann
Mme Teresa McHenry
M. Giuliano Turone

Le Conseil de la Défense :

Mme Edina Residovic, M. Ekrem Galijatovic, M. Eugene O’Sullivan, pour Zejnil Delalic
M. Zeljko Olujic, M. Michael Greaves, pour Zdravko Mucic
M. Salih Karabdic, M. Thomas Moran, pour Hazim Delic
M. John Ackerman, Mme Cynthia McMurrey, pour Esad Landzo

 

I. INTRODUCTION ET CONTEXTE PROCÉDURAL

1. Le 8 juillet 1997, la présente Chambre de première instance du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 ("le Tribunal international") a demandé, aussi bien au Bureau du Procureur ("l’Accusation"), qu’au Conseil de l’accusé Zdravko Mucic ("Mucic" ou "l’accusé"), (ci-dessous dénommés collectivement "les parties"), de soumettre des mémoires écrits suite aux deux requêtes de l’Accusation. Cette demande de la Chambre de première instance a été précédée des événements suivants :

2. Lors de l’audience du 8 juillet 1997, Mme Teresa McHenry a conduit, au nom de l’Accusation, l’interrogatoire principal d’un témoin désigné sous le pseudonyme "P" (" témoin "P" "). Lors de cet interrogatoire, le témoin "P" a déclaré qu’une femme, dont l’identité reste inconnue, lui a remis une lettre (ci-dessous désignée par son numéro d’identification, "Pièce 155", ou dénommée "la lettre"), que l’accusé lui aurait écrite un mois environ avant sa déposition.

3. Mme McHenry a alors formulé la première requête de l’Accusation : elle a demandé le versement au dossier de la Pièce 155. Le Conseil de Mucic, M. Michael Greaves, s’y est immédiatement opposé, au motif qu’aucun élément prouvant que cette lettre avait été écrite par son client n’avait été présenté. M. Greaves a ajouté que Mucic n’avouait ni ne niait qu’il ait écrit et envoyé la Pièce 155 au témoin "P".

4. En réponse Mme McHenry a affirmé que la pièce 155 devrait être admise en faisant valoir à l’appui de sa requête que la lettre avait été écrite par Mucic car elle était signée "Pavo", le surnom par lequel il est bien connu. Elle a en outre affirmé que la lettre faisait allusion à des informations qui n’étaient pas connues du public mais seulement du témoin "P" et de Mucic, comme l’adresse de ce dernier au quartier pénitentiaire ou des informations relatives à son rôle au camp de Celebici.

5. Par ailleurs, l’Accusation fait état d’un autre document, un article de journal auquel fait référence la Pièce 155. Elle a demandé que l’admission au dossier de la Pièce 155 entraîne celle de cet article, en tant que Pièce 156.

6. Mme McHenry a ensuite formulé la seconde requête de l’Accusation. Elle a demandé que si ces présomptions ne paraissaient pas suffisantes pour établir, à des fins de recevabilité, un lien entre l’accusé et la lettre, la Chambre de première instance, dans l’exercice des pouvoirs que lui confèrent les articles 39 iv) et 54 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international ("le Règlement"), exige de Mucic qu’il produise un échantillon de son écriture, à des fins d’analyse et d’identification. Mme McHenry a ajouté que si l’accusé n’obtempérait pas, la Chambre de première instance serait fondée à retenir ce refus contre lui et à en tirer les conclusions qui s’imposent.

7. Après avoir délibéré, la Chambre de première instance a annoncé que, compte tenu de l’importance des deux requêtes de l’Accusation, elle préférait repousser toute décision définitive jusqu’à ce que les parties aient présenté leurs conclusions par écrit. Sur ce, elle a pris la décision mentionnée au paragraphe 1 ci-dessus.

8. Le 16 juillet 1997, l’Accusation a déposé son "Mémoire relatif aux normes d’administration de la preuve au procès et à la production d’échantillons graphologiques" (Répertoire général du Greffe Page ("RG") D 4010 - D 4021). Le 29 juillet 1997, le Conseil de l’accusé ("la Défense") a déposé sa "Réponse à la requête orale de l’Accusation du 8 juillet 1997" (RG D 4055- D 4112). Ces mémoires traitent, de façon très détaillée, des règles de recevabilité des éléments de preuve et notamment de la lettre, ainsi que de l’exercice par la Chambre de première instance du pouvoir de contraindre un accusé, aux termes des articles 39 iv) et 54, à produire un échantillon de son écriture à des fins d’analyse.

9. Le 11 septembre 1997, la Chambre de première instance a entendu les exposés des parties. Lors de l’audience du 6 novembre 1997, la Chambre de première instance a, par une décision orale, admis la Pièce 155 au dossier des éléments de preuve. Elle a cependant refusé, comme le demandait par ailleurs l’Accusation, de rendre une ordonnance obligeant l’accusé à produire un échantillon d’écriture. Le même jour, elle a reporté à une date ultérieure la parution de la décision écrite.

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE, après examen des conclusions écrites des parties et audition de leurs exposés,

REND LA PRÉSENTE DÉCISION.

II. DISCUSSION

A. Dispositions applicables

10. Il importe, avant de discuter des arguments des parties, de présenter les principales dispositions du Statut du Tribunal international ("Statut") et du Règlement sur lesquelles la Chambre de première instance se fonde pour trancher en l’espèce. Il s’agit des dispositions suivantes.

Article 15 du Statut

Règlement du Tribunal

Les juges du Tribunal international adopteront un règlement qui régira la phase préalable à l’audience, l’audience et les recours, la recevabilité des preuves, la protection des victimes et des témoins et d’autres questions appropriées.

Article 20 du Statut

Ouverture et conduite du procès

1. La Chambre de première instance veille à ce que le procès soit équitable et rapide et à ce que l’instance se déroule conformément aux règles de procédure et de preuve, les droits de l’accusé étant pleinement respectés et la protection des victimes et des témoins dûment assurée.

2. Toute personne contre laquelle un acte d’accusation a été confirmé est, conformément à une ordonnance ou un mandat d’arrêt décerné par le Tribunal international, placée en état d’arrestation, immédiatement informée des chefs d’accusation portés contre elle et déferrée au Tribunal international.

3. La Chambre de première instance donne lecture de l’acte d’accusation, s’assure que les droits de l’accusé sont respectés, confirme que l’accusé a compris le contenu de l’acte d’accusation et lui ordonne de plaider coupable ou non coupable. La Chambre de première instance fixe alors la date du procès.

4. Les audiences sont publiques à moins que la Chambre de première instance décide de les tenir à huis clos conformément à ses règles de procédure et de preuve.

Article 21 du Statut

Les droits de l’accusé

. . . .

3. Toute personne accusée est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été établie conformément aux dispositions du présent Statut.

4. Toute personne contre laquelle une accusation est portée en vertu du présent Statut a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes :

. . . .

g) À ne pas être forcée de témoigner contre elle-même ou de s’avouer coupable.

Article 39 du Règlement

Déroulement des enquêtes

Aux fins de ses enquêtes, le Procureur est habilité à :

. . . .

iv) solliciter d’une Chambre de première instance ou d’un juge le prononcé de toute ordonnance nécessaire.

Article 41 du Règlement

Conservation des informations

Le Procureur est responsable de la conservation, la garde et la sécurité des informations et des éléments de preuve matériels recueillis au cours des enquêtes.

Article 54 du Règlement

Disposition générale

À la demande d’une des parties ou d’office un juge ou une Chambre de première instance peut délivrer les ordonnances, citations à comparaître, ordonnances de production ou de comparution forcées, mandats et ordres de transfert nécessaires aux fins de l’enquête, de la préparation ou de la conduite du procès.

Article 63 du Règlement

Interrogatoire de l’accusé

. . . .

B) L’interrogatoire ainsi que la renonciation à l’assistance d’un conseil sont enregistrés sur bande magnétique ou sur cassette vidéo conformément à la procédure prévue à l’article 43. Préalablement à l’interrogatoire, le Procureur informe l’accusé de ses droits conformément à l’article 42 A) iii).

Article 87 du Règlement

Délibéré

A) Après les plaidoiries des parties, le Président de la Chambre déclare clos les débats et la Chambre se retire pour délibérer à huis clos. L’accusé n’est déclaré coupable que lorsque la majorité de la Chambre de première instance considère que la culpabilité de l’accusé a été prouvée au delà de tout doute raisonnable.

B) La Chambre de première instance vote séparément sur chaque chef visé dans l’acte d’accusation. Si deux ou plusieurs accusés sont jugés ensemble, en application de l’article 48 ci-dessus, la Chambre statue séparément sur le cas de chacun d’eux.

Article 89 du Règlement

Dispositions générales

A) En matière de preuve, les règles énoncées dans la présente section s’appliquent à toute procédure devant les Chambres. La Chambre saisie n’est pas liée par les règles de droit interne régissant l’administration de la preuve.

B) Da ns les cas où le Règlement est muet, la Chambre applique les règles d’administration de la preuve propres à parvenir, dans l’esprit du Statut et des principes généraux du droit, à un règlement équitable de la cause.

C) La Chambre peut recevoir tout élément de preuve pertinent qu’elle estime avoir valeur probante.

D) La Chambre peut exclure tout élément de preuve dont la valeur probante est largement inférieure à l’exigence d’un procès équitable.

E) La Chambre peut demander à vérifier l’authenticité de tout élément de preuve obtenu hors audience.

Article 95 du Règlement

Éléments de preuve obtenus par des moyens contraires

aux droits de la personne internationalement protégés

N’est recevable aucun moyen de preuve obtenu par des moyens qui entament fortement sa fiabilité ou si son admission irait à l’encontre d’une bonne administration de la justice et lui porterait gravement atteinte.

B. Arguments

1. L’Accusation

11. L’Accusation a présenté ses arguments, oralement et par écrit, traitant d’abord de la recevabilité de la Pièce 155 et ensuite le pouvoir de la Chambre de première instance de contraindre Mucic à produire un échantillon d’écriture.

i) La recevabilité de la Pièce 155

12. À l’appui de sa demande de versement au dossier de la Pièce 155, l’Accusation soutient que la lettre est un élément de preuve pertinent qui a valeur probante, au sens de l’article 89 C) du Règlement. La lettre satisfait donc aux deux conditions essentielles de la recevabilité des éléments de preuve. De plus, l’Accusation précise que la lettre contient des indices plus que suffisants de sa propre fiabilité pour satisfaire au critère établi par une majorité de la Chambre de première instance II (Juge McDonald, Président et Juge Vohrah) dans l’affaire Le Procureur c/ Dusko Tadic, critère qui veut qu’un élément de preuve pertinent et doté d’une valeur probante jouisse également d’un certain degré de fiabilité (Décision concernant la requête de la Défense sur les éléments de preuve indirects, IT-94-1-T, Chambre de première instance II, 5 août 1996), (ci-après "Décision relative à la preuve indirecte").

13. L’Accusation note qu’aux termes de l’article 89 A) du Règlement, la Chambre de première instance n’est pas liée par les règles de droit interne régissant l’administration de la preuve. Elle examine cependant dans son mémoire un certain nombre de systèmes internes, aussi bien de la tradition du droit romain que de la tradition de la common law, pour conclure que les normes de recevabilité des éléments de preuves devant les instances pénales diffèrent grandement d’un système à l’autre. L’Accusation affirme que les tribunaux des pays de tradition du droit romain appliquent une norme extrêmement large. Par exemple, en Italie, les preuves documentaires sont admises sans que soient réellement prises en compte leur pertinence ou leur valeur probante, car, comme aux Pays-Bas, ces deux critères n’entrent en ligne de compte que pour le poids qui sera accordé aux éléments de preuve et non pour leur recevabilité. Au stade de la recevabilité, c’est le critère de la fiabilité qui prime. Au Portugal, en Allemagne, en Finlande et dans l’ex-République socialiste fédérale de Yougoslavie, tous les éléments de preuve sont recevables à moins qu’ils aient été obtenus par la torture ou sous la contrainte et, en Belgique, les instances pénales admettent que les faits soient établis par tous les moyens possibles. S’agissant des systèmes de common law, l’Accusation affirme que l’admission des éléments de preuve y est régie des normes qui, bien que d’inspiration libérale, sont plus strictes que dans les systèmes de tradition du droit romain. Ces normes sont diverses : prépondérance de l’élément de preuve comme aux États-Unis, c’est-à-dire un élément qui a une très forte probabilité d’être fiable et authentique ; pertinence et fiabilité en Nouvelle-Zélande ; pertinence à l’exclusion de toute autre condition au Canada et en Australie. L’Accusation concède cependant qu’en Angleterre et au Pays de Galles, une norme extrêmement stricte fondée sur l’absence de tout doute raisonnable est appliquée pour l’authentification des documents avant leur admission au dossier des éléments de preuve. Elle affirme, en conclusion, qu’afin de créer une méthode efficace et équitable pour traiter les affaires devant la Chambre de première instance, il parait nécessaire, en matière d’administration de la preuve, de combiner, en un mélange spécifique au Tribunal, les diverses normes du système de common law et du système du droit romain.

14. L’Accusation soutient que la meilleure démarche pour la Chambre de première instance consiste à vérifier que la partie qui propose l’admission de l’élément de preuve a prouvé que ledit élément est bien ce qu’elle a préalablement prétendu qu’il était. Selon le Procureur, la Chambre de première instance devrait pour ce faire adopter une norme reposant, comme l’exigeait la Décision relative à la preuve indirecte, sur "un certain degré de fiabilité", c’est-à-dire une norme libérale en accord avec les articles 89 B) et C) du Règlement. Afin d’en apprécier la fiabilité, la Chambre de première instance devrait examiner les circonstances entourant l’apparition de l’élément de preuve ainsi que son contexte et en tirer toutes les conclusions raisonnables.

15. Selon l’Accusation, la lettre est pertinente parce qu’elle permet de répondre à plusieurs questions importantes relatives à l’innocence ou à la culpabilité de Mucic. Elle aurait également valeur probante du fait des affirmations qu’elle contient, comme la déclaration que l’accusé était responsable du camp de Celebici au début d’août 1992, ainsi que des informations sur ses activités au camp au début du mois de juin de la même année. La lettre contient également un certain nombre de faits dont l’Accusation soutient qu’ils n’étaient connus que du seul Mucic. Parmi ces faits, figurent les dates de transfert, de "l’École du trois mars" au camp de Celebici, de personnes malades et blessées, des références à des documents précis liés au transfert de prisonniers, le choix du meilleur emplacement pour une infirmerie au camp de Celebici, la date approximative de libération du témoin "P", celle d’autres prisonniers, l’existence de plusieurs documents portant libération signés par Mucic et l’adresse actuelle de l’accusé. Tous ces faits, auxquels s’ajoutent la remise de cette lettre en mains propres au témoin "P" sur son lieu de travail et la signature "Pavo", un nom sous lequel, d’après l’Accusation, Mucic est bien connu, confèrent à la lettre la fiabilité et l’authenticité nécessaires.

16. Jugeant de la fiabilité du document au travers de son contenu, l’Accusation soutient que celui-ci montre que la lettre est bien ce qu’elle prétend qu’elle est, c’est-à-dire une lettre écrite au témoin "P" par Mucic, alors qu’il était en détention. Ainsi, la Pièce 155 satisfait amplement à la condition de fiabilité qui entre dans la norme minimale de recevabilité préconisée par la Décision relative à la preuve indirecte. C’est pourquoi l’Accusation demande instamment à la Chambre de première instance d’admettre la lettre au dossier des éléments de preuve.

ii) L’ordonnance aux fins de production d’un échantillon d’écriture

17. L’Accusation demande qu’en application des articles 39 iv) et 54 du Règlement, la Chambre de première instance rende une ordonnance exigeant de Mucic qu’il produise un échantillon d’écriture, à des fins uniquement d’identification et d’analyse. Elle fait valoir qu’un tel échantillon de son écriture permettra, après analyse, d’établir formellement qu’il a écrit la lettre.

18. Le Procureur soutient qu’une ordonnance de la Chambre de première instance aux fins de production d’un échantillon d’écriture ne viole pas les droits que le Statut reconnaît à l’accusé. L’Accusation affirme qu’en produisant cet échantillon, Mucic ne témoignerait pas contre lui-même parce qu’il ne fournirait pas une déclaration par laquelle il admettrait sa culpabilité ou de laquelle on pourrait déduire des circonstances précises. La requête de l’Accusation aux fins d’une ordonnance est pleinement conforme aux normes juridiques internationales et des jurisprudences nationales.

19. S’agissant des normes internationales le droit de l’accusé "à ne pas être forcée de témoigner contre elle-même ou de s’avouer coupable" consacré par l’article 21 4) g) du Statut trouverait, selon l’Accusation, sa source dans les dispositions de l’article 14 3) g) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ("PIDCP"), de l’article 8 2) g) de la Convention américaine relative aux droits de l’homme ("CADH") et, implicitement, dans celles de l’article 6 de la Convention européenne relative aux droits de l’homme ("CEDH"). Concédant que ces instruments mettent clairement les personnes accusées à l’abri de toute extorsion d’aveux, l’Accusation soutient que l’échantillon d’écriture qu’elle juge inoffensif et dont la teneur est sans rapport avec les questions de fond dans l’espèce, ne constitue pas une déclaration assimilable à un aveu de culpabilité et ne viole donc les dispositions d’aucun des instruments susmentionnés ni celles de l’article 21 4) g). L’Accusation considère qu’un échantillon d’écriture n’est qu’un élément d’information équivoque, qui peut conforter ou non un autre élément de preuve et, qui n’a pas valeur d’aveu.

20. Ayant examiné les juridictions de la common law et celles suivant la tradition du droit romain, l’Accusation arrive à la conclusion que les tribunaux nationaux ne considèrent pas que le droit de l’accusé de ne pas témoigner contre lui-même est violé lorsqu’ils exigent la production non pas d’éléments de preuve matériels ou testimoniaux mais d’éléments de preuve permettant d’établir une identité contestée. Elle prétend que le fait d’obliger l’accusé à produire un échantillon d’écriture à la seule fin de connaître les caractéristiques physiques de son écriture ne constitue pas une violation du droit de l’accusé de ne pas témoigner contre lui-même. Dans les pays où, en l’absence d’une autorisation de la loi, une ordonnance obligeant à produire un échantillon d’écriture violerait un droit constitutionnel, il existe un mécanisme général d’examen pour mettre en balance la nécessité de l’échantillon pour les besoins de l’Accusation et les conséquences qui peuvent en résulter pour l’accusé. En l’espèce, l’échantillon d’écriture n’est demandé que pour établir que l’accusé est l’auteur de la lettre en question et non pas qu’il est ou non coupable des faits qui lui sont reprochés. C’est pourquoi l’ordonnance aux fins de contraindre Mucic à produire un échantillon d’écriture n’est en aucun cas liée à la question ultime posée à la Cour. Présentant oralement ses conclusions, l’Accusation a affirmé que sa position resterait la même, même si l’échantillon devait être utilisé comme un élément de preuve.

21. Si l’accusé refusait de se conformer à l’injonction qui lui serait faite de remettre un échantillon d’écriture, l’Accusation prie la Chambre de première instance d’en tirer les conclusions qui s’imposent quant à l’auteur de cette lettre. Elle cite l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme Murray v. U.K. déniant à l’accusé un droit absolu à garder le silence, pour soutenir qu’il n’y a pas violation de ses droits lorsque les juges du fait sont des magistrats expérimentés et qu’ils tirent à son encontre des conclusions de bon sens du silence qu’il a observé lors de ses interrogatoires par la police et/ou durant le procès.

2. La Défense

i) La recevabilité de la pièce 155

22. La Défense demande à la Chambre de première instance de s’en tenir au Règlement de procédure et de preuve, qu’elle décrit comme étant la quintessence de toutes les expériences des différents systèmes judiciaires du monde entier. Elle soutient que l’article 89 contient l’ensemble des règles de preuve. M. Greaves a néanmoins, à l’appui de ses propos, abondamment cité la Décision relative à la preuve indirecte, qui, selon lui, ne devrait pas être considérée comme un simple exposé des règles applicables à la preuve indirecte, comme son titre pourrait le laisser croire. D’après lui, les conclusions qui y sont exposées sont valables pour tous les éléments de preuve. Toujours en se basant sur cette décision, la Défense avance que dans les procès portés devant le Tribunal international, l’admission d’un élément de preuve suppose le passage par quatre phases successives. Il faut d’abord en vérifier la fiabilité, dont la Défense soutient qu’elle est le fil d’Ariane que l’on retrouve à chacun des différents stades. Deuxièmement, l’élément de preuve doit être pertinent. Troisièmement, il doit avoir une valeur probante et quatrièmement, il doit être impossible de l’exclure pour un motif quelconque. Il s’agit là, d’après la Défense, des conditions essentielles de recevabilité. Ce n’est qu’une fois qu’un élément de preuve est admis au dossier qu’il convient d’en apprécier l’importance. M. Greaves a soutenu que, d’après la Décision relative à la preuve indirecte, la fiabilité figure implicitement au nombre des conditions nécessaires à la recevabilité des preuves.

23. La Défense évoque ensuite la thèse de l’Accusation selon laquelle le contenu de la pièce 155 établit le lien entre cette Pièce et Mucic, parce que les faits mentionnés ne sont connus que de ce dernier et du témoin "P". Elle demande à la Chambre de première instance de rejeter cet argument, en faisant valoir qu’au contraire, ces éléments d’information sont connus d’un grand nombre de personnes. Il serait donc dangereux de s’appuyer sur de tels éléments pour démontrer que la lettre a été écrite par l’accusé. Dans ces circonstances, la Défense prie la Chambre de première instance de ne pas admettre cette lettre au dossier des éléments de preuve.

ii) L’ordonnance aux fins de production d’un échantillon d’écriture

24. La Défense s’oppose à la demande d’ordonnance de l’Accusation en vue d’obliger Mucic à produire un échantillon de son écriture. Elle soutient que si la Chambre de première instance rend une telle ordonnance en l’absence d’une disposition du Statut ou du Règlement qui le lui permette, elle violera les droits que l’article 21 4) g) du Statut reconnaît à l’accusé. Exiger de Mucic qu’il produise un échantillon de son écriture, afin de déterminer s’il est l’auteur de la lettre, reviendrait à l’obliger à témoigner contre lui-même, ce qui serait une violation des garanties dont il bénéficie en ce domaine, élément essentiel d’un procès équitable.

25. La Défense avance qu’une ordonnance assortie de la menace de retenir le refus d’obtempérer de l’accusé contre lui équivaudrait à renverser la charge de la preuve, qui revient à l’Accusation. Ce n’est clairement pas à l’accusé de prouver qu’il n’a pas écrit un document, comme ce n’est pas à lui de prouver aucun des faits de l’espèce. D’après la Défense, retenir à l’encontre de l’accusé les conséquences de son refus ferait peser sur lui une présomption de motivation coupables qu’il appartiendra à la Défense de réfuter.

26. La lettre ayant été donnée à l’Accusation par la Section des victimes et témoins, qui l’avait elle-même reçue du témoin "P", la Défense soutient que son admission au dossier irait à l’encontre de l’intérêt général car cela mettrait en cause l’impartialité de cette Section.

C. Conclusions

27. La Chambre de première instance examinera séparément les deux questions distinctes dont elle est saisie, à savoir i) la Pièce 155 est-elle recevable ? et ii) la Chambre de première instance peut-elle rendre, en vertu des articles 39 iv) et 54 du Règlement, une ordonnance aux fins de production d’un échantillon d’écriture ?

i) La recevabilité de la Pièce 155

28. Devant la Chambre de première instance, la recevabilité des éléments de preuve est régie essentiellement par les articles 89, 95, et 96 iv). Disposition d’ordre général, l’article 89 dessine le cadre dans lequel s’appliquent les autres règles d’administration de la preuve énoncées dans la section 3 du Règlement. Ces règles nous semblent parfaitement adaptées. Les articles 89 D) , 95 et 96 traitent de l’exclusion d’éléments de preuve et l’article 89 E) de l’authentification des éléments de preuve obtenus hors prétoire, cependant qu’une disposition subsidiaire, l’article 89 B), permet à une Chambre de première instance d’appliquer, dans le silence du Règlement, toute règle d’administration de la preuve qui est conforme au Statut et aux principes généraux de droit.

29. La Chambre de première instance se penchera sur l’article 89 C) car il est d’un intérêt particulier pour la présente discussion. Comme l’article 89 C) est clair et dépourvu d’ambiguïté, la Chambre de première instance s’en tiendra à une interprétation littérale qui ne contredit pas le Statut ni ne conduit pas à une injustice manifeste. La Chambre de première instance est d’avis que le texte de l’article 89 C) subordonne la recevabilité des éléments de preuve à deux éléments essentiels, la pertinence et la valeur probante. Une interprétation littérale de cette disposition montre que le mot "pertinent" et l’expression "valeur probante" sont les éléments dominants de la phrase. Qu’est-ce donc qu’un élément de preuve pertinent et quel genre d’élément de preuve peut-il être considéré comme ayant une valeur probante ? Dans les systèmes de common law, a valeur probante "l’élément de preuve qui tend à établir un point litigieux". Dans l’extrait suivant, Stephen précise la signification du mot "pertinent" :

Deux faits sont dits pertinents l’un par rapport à l’autre si la relation entre les deux est telle que dans le cours normal des événements, l’un des deux, pris séparément ou en relation avec d’autres faits, prouve ou rend probable l’existence passée, présente ou future de l’autre, ou encore sa non-existence.

Digest of the Law of Evidence ((12th ed. Art. 1), quoted in Cross & Tapper on Evidence (8th ed. p. 56). [ Traduction non officielle]

Dans l’affaire R v Cloutier (2 S.C.R. 709, 731), la Cour suprême du Canada, citant Sir Rupert Cross, affirmait, s’agissant de faits pertinents :

Pour qu’un fait soit pertinent par rapport à un autre, il doit exister entre eux une connexion ou un lien qui permette d’inférer l’existence de l’un de celle de l’autre. Un fait n’est pas pertinent vis-à-vis d’un autre s’il n’a pas de valeur probante réelle vis-à-vis de ce dernier.

Il semble donc que "valeur probante" est un attribut de la "pertinence". Il est cependant évident que ces concepts de "pertinence" et de "valeur probante" ne se prêtent pas à une définition simple et claire. Dans son Opinion individuelle jointe à la Décision relative à la preuve indirecte, le Juge Stephen est également d’avis que la valeur probante d’un élément de preuve ne sera pas toujours facile à déterminer car c’"est une caractéristique nécessairement très variable, en sorte que le contexte et la nature de l’élément de preuve considéré joueront un rôle significatif". Sir Rupert Cross ne pensait sans doute pas autrement lorsqu’il affirmait que "la pertinence est un concept intuitif et empirique dont l’applicabilité peut être testée par voie de déduction à partir d’un syllogisme".

30. Dans la common law, la règle générale est qu’est recevable tout élément de preuve suffisamment pertinent compte tenu du point litigieux dont est saisie la Cour et est irrecevable tout élément non pertinent ou insuffisamment pertinent. Le Nigerian Evidence Act simplifie le concept de pertinence en disposant succinctement qu’un fait est dit pertinent par rapport à un autre quand il lui est lié de l’une quelconque des manières visées dans les dispositions relatives à la pertinence des faits. L’examen des juridictions de tradition du droit romain révèle une très faible disparité des critères requis pour la recevabilité des éléments de preuve. Les conditions de recevabilité sont la pertinence de l’élément de preuve par rapport au point litigieux et sa valeur probante. L’importance accordée à ces critères et leur prise en compte peuvent varier. Par exemple, les tribunaux italiens et néerlandais prennent en compte la pertinence et la valeur probante pour décider non pas de la recevabilité mais du poids à accorder à l’élément de preuve. Au Portugal, tous les éléments de preuve sont recevables à l’exception de ceux obtenus par la torture. L’Allemagne et la Finlande admettent tous les éléments de preuve pertinents dont la valeur probante a été établie. Le principe de base est, comme dans la common law, que tous les éléments de preuve ayant valeur probante sont recevables, à moins qu’ils ne soient entachés d’un vice qui en justifierait l’exclusion.

31. Lors de l’exposé de leurs arguments, les parties se sont abondamment référées à la Décision relative à la preuve indirecte, en en tirant cependant des conclusions différentes. L’Accusation a soutenu que pour qu’un élément de preuve soit recevable en vertu de l’article 89 C), un certain degré de fiabilité devait conforter sa valeur probante. Quant à la Défense, elle a avancé qu’avant qu’une preuve documentaire soit recevable, l’Accusation devait prouver, au delà de tout doute raisonnable, qu’elle était fiable, ce qui, en l’espèce, impliquait qu’il soit établi que l’accusé était bien l’auteur de la lettre. Les deux parties ont donc considéré que la fiabilité était l’une des conditions de la recevabilité aux termes de l’article 89 C).

32. La Chambre de première instance sait que, dans la Décision relative à la preuve indirecte, la fiabilité de l’élément de preuve apparaît comme une condition implicite de la recevabilité. En outre, elle souscrit à l’idée selon laquelle la fiabilité est un élément inhérent et implicite de chacune des composantes de la recevabilité. Il est clair que pour qu’un élément de preuve soit pertinent et ait un lien avec l’objet du litige, il doit être fiable. Il en va de même pour un élément de preuve réputé avoir valeur probante. Ainsi, la fiabilité est le fil d’Ariane invisible que l’on retrouve dans toutes les composantes de la recevabilité. L’une des règles d’or en droit est qu’il n’y a pas lieu d’interpréter lorsque les mots sont clairs et sans aucune ambiguïté. C’est le cas de l’article 89 C). Il n’est donc ni nécessaire ni souhaitable d’ajouter aux dispositions de l’article 89 C) une condition de recevabilité qui n’y est pas inscrite.

33. Il semble établi que le témoin P a reçu cette lettre en mains propres et l’a remise à l’Accusation. L’Accusation prétend que Mucic est l’auteur de la lettre mais la Chambre de première instance en attend la démonstration. L’Accusation n’a pas démontré que Mucic signe généralement ses lettres du nom de "Pavo" et Mucic a gardé le silence, comme l’y autorisent les articles 21 3), 21 4) g) du Statut et l’article 63 du Règlement. Les informations qui, dans la lettre, se rapportent à lui, comme son adresse actuelle, ne sont pas connues exclusivement de Mucic et du témoin P mais sont des faits de notoriété publique. Par conséquent, la Chambre de première instance n’est pas convaincue que ces éléments établissent un lien incontestable entre Mucic et la lettre. Donc à ce stade, tout ce que l’on peut affirmer avec quelque certitude, c’est qu’il a été établi de façon suffisamment fiable que la lettre est un document reçu par le témoin "P" d’une tierce personne inconnue.

34. La lettre fait allusion à Mucic et à son rôle au camp de Celebici et, par elle-même, est assez pertinente et a une valeur probante suffisante pour être recevable. Cependant, l’Accusation doit encore démontrer que, par son contenu, la lettre tend à accréditer certains éléments de l’acte d’accusation, du simple fait qu’elle aurait été écrite par Mucic. C’est un point fondamental et l’importance que la Chambre de première instance accordera à cet élément de preuve en dépendra.

35. L’Accusation cherche à faire admettre au dossier la Pièce 156 en même temps que la pièce 155. Ces deux pièces sont étroitement liées et la Pièce 156 n’a fait l’objet d’aucune objection. Pertinente et ayant valeur probante, elle est par conséquent admise au dossier des éléments de preuve.

36. Enfin, la Défense, arguant d’un problème d’intérêt général concernant le rôle de la Section des victimes et témoins, prétend qu’en tout état de cause, la lettre ne devrait pas être admise au dossier des éléments de preuve. Pour la Chambre de première instance, cet argument défendu avec passion par la Défense n’est pas fondé. La Section est reconnue par le Statut et l’article 34 du Règlement donne au Greffier le pouvoir de l’établir. La Section travaille dans l’intérêt des deux parties à la solution des problèmes de tous les témoins. Il s’agit d’une section neutre qui est au service de l’administration de la justice.

37. Un témoin qui reçoit ce qu’il pense être une lettre de menace et qui la transmet à la Section le fait dans le cadre normal des relations qu’il entretient avec cette dernière et des obligations qu’elle a envers lui. Il est donc tout à fait naturel et légitime que la Section, dont la fonction première est d’assurer la protection des victimes et des témoins, en informe la Chambre de première instance concernée ou l’Accusation. Il ne s’agit en aucun cas d’un parti pris de la Section en faveur de l’Accusation dans l’exercice de ses fonctions. La Chambre de première instance est convaincue que les droits de l’accusé ne sont pas nécessairement violés et qu’aucune question d’intérêt général n’est soulevée par cette conduite, qui n’oblige donc pas la Chambre à rejeter la lettre au motif qu’elle a été transmise par la Section.

ii) L’ordonnance aux fins de production d’un échantillon d’écriture

38. L’Accusation considère qu’un échantillon de l’écriture de l’accusé est essentiel à l’évaluation de la Pièce 155. Elle est d’avis que l’échantillon d’écriture ne devrait servir qu’à l’identification de l’auteur de la lettre alors que la Défense soutient qu’une ordonnance en ce sens forcerait l’accusé à témoigner contre lui-même. De surcroît, la Défense avance que faute d’une disposition statutaire adéquate, la Chambre de première instance n’a pas compétence pour décerner une telle ordonnance. En revanche, pour l’Accusation, les dispositions des articles 39 iv) et 54 du Règlement donnent à la Chambre de première instance le pouvoir d’ordonner la production d’un échantillon d’écriture. Il convient donc de définir le champ d’application de ses dispositions. L’article 54 dispose qu’"[ à] la demande d’une des parties ou d’office un juge ou une Chambre de première instance peut délivrer les ordonnances, citations à comparaître, ordonnances de production ou de comparution forcées, mandats et ordres de transfert nécessaires aux fins de l’enquête, de la préparation ou de la conduite du procès". Quant à l’article 39 iv), il dispose qu’"[ a] ux fins de ses enquêtes, le Procureur est habilité à solliciter d’une Chambre de première instance ou d’un juge le prononcé de toute ordonnance nécessaire". Ces dispositions du Règlement semblent indiquer clairement que l’Accusation est tenue de démontrer que l’ordonnance dont elle sollicite la délivrance est nécessaire à la conduite d’une enquête ou, aux termes de l’article 54, à la préparation ou la conduite du procès. La Chambre de première instance est convaincue que la présente requête ne repose ni sur les besoins d’une enquête ni sur ceux de la préparation d’un procès qui a déjà commencé. Mais indéniablement cette ordonnance pourrait être nécessaire pour la conduite du procès et l’Accusation doit le démontrer à la Chambre de première instance.

39. Le but de la requête est d’amener Mucic à fournir un échantillon de son écriture. Selon l’Accusation, l’analyse d’un tel échantillon lui permettrait de démontrer que Mucic est l’auteur de la pièce 155. S’appuyant essentiellement sur certaines décisions américaines et sur la jurisprudence qui en a découlé, l’Accusation soutient qu’une ordonnance visant à obtenir des éléments d’identification ne viole pas les droits de l’accusé, à la différence d’une ordonnance visant à obtenir des preuves matérielles ou testimoniales.

40. Il convient de se reporter aux dispositions statutaires et réglementaires qui protègent les droits de l’accusé devant le Tribunal international. L’article 20 du Statut enjoint la Chambre de première instance de veiller à ce que l’accusé bénéficie d’un procès équitable et rapide et à ce que l’instance se déroule conformément aux règles de procédure et de preuve, les droits de l’accusé étant pleinement respectés. L’article 21 3) du Statut accorde à l’accusé le bénéfice d’une présomption d’innocence jusqu’à ce que sa culpabilité ait été établie conformément aux dispositions du Statut. Aux termes de l’article 21 4) g) du Statut, la personne accusée est assurée de "ne pas être forcée de témoigner contre elle-même ou de s’avouer coupable". Enfin, les articles 42 A), 42 B) et 63 garantissent à l’accusé le droit de garder le silence.

41. L’article 14 3) g) du PIDCP est le pendant de l’article 21 4 g) du Statut. Il existe une disposition similaire dans la CADH, l’article 8 2) g). L’idée est de mettre la personne accusée à l’abri de toute pression qui pourrait l’amener à témoigner contre ses propres intérêts ou de s’avouer coupable. C’est également la substance de l’article 20 1) du Statut. La Chambre de première instance doit, en exerçant des pouvoirs que lui confère l’article 54 du Règlement, respecter les droits de l’accusé garantis par le Statut. La raison en est que, si la Chambre de première instance a, aux termes de l’article 54 du Règlement, certains pouvoirs, c’est parce que les Juges étaient habilités aux termes de l’article 15 du Statut à élaborer le Règlement. L’exercice de ces pouvoirs ne doit donc en aucun cas aller à l’encontre des dispositions du Statut. En matière d’interprétation des lois, une règle bien établie qui n’appelle aucune citation de jurisprudence veut que lorsqu’un règlement est contraire à la loi en application de laquelle il a été pris, il est réputé entièrement nul ou seulement dans la mesure où il contredit le statut. C’est pourquoi la validité de l’exercice, par la Chambre de première instance, des pouvoirs que lui confère l’article 54 du Règlement dépend de l’interprétation qui est donnée des faits de l’espèce.

42. Selon l’Accusation, la demande d’un échantillon d’écriture ne porte pas atteinte aux droits de Mucic. Elle soutient qu’elle ne demande l’échantillon qu’à des fins d’identification pour les besoins d’une enquête. Cet échantillon d’écriture n’est pas un moyen d’obtenir une déclaration contenant des aveux ou permettant de tirer des conclusions quant à des faits précis. En le fournissant, l’accusé ne témoigne pas contre lui-même. L’Ordonnance ne constitue donc pas une violation des droits de l’accusé et est totalement conforme au Statut, aux conventions internationales et aux jurisprudences nationales.

43. La position de la Défense est diamétralement opposée. L’ordonnance, de l’aveu même de l’Accusation, a pour but d’obliger le défendeur à contribuer à sa propre mise en cause en fournissant la preuve qu’il est l’auteur de la Pièce 155 et d’établir les charges de l’acte d’accusation qui seront retenues contre lui. La Défense y voit une violation des articles 20 et 21 du Statut et des articles 42 A) iii); 63 B) et 89 B) du Règlement. Elle fonde son argumentation sur la décision de la Cour européenne des droits de l’homme Funke v France. Elle avance enfin que ce pouvoir ne peut être exercé en l’absence d’une disposition qui l’autorise expressément.

44. Examinant les thèses en présence, la Chambre de première instance se penchera sur les décisions invoquées par les parties à l’appui de leur interprétation des droits garantis par les articles 21 3) et 21 4) g).

45. Il est significatif que même en l’absence de dispositions expresses dans la CEDH, l’article 6 1), qui garantit le droit de l’accusé à un procès équitable, ait été interprété de façon à inclure le droit de ne pas témoigner contre soi-même. L’idée est que c’est un élément inhérent à tout procès équitable. La Défense s’est appuyée sur la Décision Funke v France, affaire dans laquelle le défendeur s’était vu condamner pour avoir refusé de produire, comme les services de douane le lui demandaient, des relevés de ses comptes bancaires à l’étranger, qui auraient pu permettre de le poursuivre pour fraude. En d’autres termes, les pièces qu’on lui demandait de produire auraient été des éléments à charge.

46. Dans l’affaire Murray v U.K, sur laquelle s’appuie l’Accusation, la même Cour a conclu que le droit de ne pas être obligé de témoigner contre soi-même n’était pas un droit absolu et qu’une juridiction nationale était fondée, lorsque tous les éléments de preuve portaient à croire à la culpabilité d’un accusé, à retenir son silence contre lui. En l’occurrence, une juridiction d’Irlande du nord, agissant en vertu des articles 4 et 6 du Prevention of Terrorism (Temporary Provisions) Act de 1989, avait retenu contre l’accusé le fait d’avoir refusé de témoigner. Il est clair que le Statut ne prévoit pas le pouvoir de tirer des conclusions défavorables dont a usé cette juridiction du Royaume-Uni dans l’affaire Murray et qu’a confirmé ensuite la Cour européenne des droits de l’homme. En fait, le droit au silence n’apparaît pas dans l’article 21 4 g) du Statut mais cette lacune a été comblée par les articles 42 A) iii) et 63 du Règlement. C’est pourquoi la décision Murray ne peut constituer un précédent valable en l’espèce. De surcroît, le Tribunal international n’est pas lié par les règles internes d’administration de la preuve.

47. La Chambre de première instance n’est pas convaincue qu’un échantillon de l’écriture de l’accusé peut, en soi, constituer une preuve matérielle à charge. Nous considérons que la Chambre de première instance ne peut obliger l’accusé à fournir un échantillon d’écriture lorsque celui-ci est l’élément de preuve à charge manquant pour établir sa culpabilité. Une telle ordonnance irait à l’encontre des dispositions de l’article 21 4) g) du Statut qui met l’accusé à l’abri de toute pression qui pourrait l’amener à témoigner contre lui-même. Il n’en va pas de même lorsque l’accusé obtempère volontairement, sans y être contraint.

48. Il a été avancé qu’en l’espèce, l’ordonnance aux fins de production d’un échantillon d’écriture n’est pas pertinente par rapport à l’affaire dont est saisie la Chambre de première instance. La Chambre n’est pas de cet avis. Il semble admis que l’échantillon d’écriture a été demandé pour identifier formellement l’auteur de la Pièce 155. Si elle était authentifiée, la lettre pourrait être considérée comme suffisamment convaincante pour être retenue contre l’accusé. Le corollaire évident serait que l’ordonnance de la Chambre de première instance aurait contraint l’accusé à aider l’Accusation dans son enquête et probablement à lui fournir l’élément de preuve qui le met en cause. Le fait que l’échantillon d’écriture soit un élément de preuve neutre en soi n’est pas la question. En revanche, si cet échantillon, ajouté aux autres éléments de preuve apportait la preuve matérielle de la culpabilité de l’accusé, l’ordonnance de la Chambre de première instance aurait contraint ce dernier à produire des éléments de preuve à charge.

49. Rien, ni dans la loi, ni dans la morale, ne peut obliger un accusé à remédier aux carences de la procédure d’instruction engagée par l’Accusation. L’instinct de conservation est le premier principe de vie. Une des règles élémentaires d’administration de la preuve est que celui qui formule une allégation est tenu d’en apporter la preuve. Puisque l’Accusation prétend connaître l’auteur de la Pièce 155, elle doit, sans l’aide la Défense, en rapporter la preuve. Dans l’arrêt Miranda v Arizona, la Cour suprême des États-Unis d’Amérique a, parlant de la nature du privilège de ne pas témoigner contre soi-même, déclaré :

[ Son] fondement constitutionnel . . . est le respect que l’État - fédéral ou fédéré - doit accorder à la dignité et à l’intégrité de ses citoyens. Pour maintenir un "équilibre équitable entre les droits de l’État et ceux de l’individu" et faire en sorte que l’État "ait l’entière responsabilité" de l’inviolabilité de la personnalité humaine, notre système accusatoire de justice pénale exige qu’un État souhaitant punir un individu recueille les éléments de preuve à charge par lui-même et sans recourir au cruel et simple expédient des aveux extorqués.

[ Citations omises]

50. La Chambre de première instance souscrit à cette idée et considère que le Statut et le Règlement ne sont pas moins exigeants. S’agissant du silence opposé par Mucic à l’allégation qu’il avait écrit la Pièce 155 et l’avait envoyée au témoin "P", la Chambre de première instance considère qu’il constitue l’exercice légitime du droit que lui reconnaissent implicitement l’article 21 4) g) du Statut et expressément l’article 63 du Règlement. Ce droit de garder le silence veut précisément dire que l’accusé peut se taire et ne pas réagir aux allégations. C’est généralement la réaction légitime à l’avertissement qui est donné quant au droit de garder le silence. C’est également une réponse et une réaction à l’exercice du droit de ne pas être obligé à témoigner contre soi-même.

51. La Chambre de première instance va maintenant se pencher sur la validité de la distinction faite par certaines décisions américaines invoquées par l’Accusation entre la preuve testimoniale protégée et la preuve non testimoniale, ou matérielle, qui n’est pas protégée. L’accusation soutient que l’échantillon d’écriture entre en l’espèce dans la catégorie des preuves non testimoniales qui ne sont pas protégées. Il convient de souligner que fondamentalement, les dispositions du Cinquième amendement de la Constitution des États-Unis d’Amérique ne diffèrent pas de celles de l’article 21 4) g) du Statut. Même si ces dispositions ne sont pas formulées de la même manière, elles protègent les mêmes droits.

52. Dans la décision Gilbert v California, qui porte sur le droit de ne pas être obligé de témoigner contre soi-même garanti par le Cinquième amendement à la Constitution des États-Unis d’Amérique, la Cour suprême a considéré que :

La voix et l’écriture d’une personne sont, bien sûr, des moyens de communication. Cependant, il ne s’ensuit en aucun cas que chaque fois qu’un accusé est contraint de parler ou d’écrire, on obtient par la contrainte une communication couverte par le privilège. Un simple échantillon d’écriture, par opposition à la teneur de l’écrit, constitue, à l’instar de la voix ou du corps dans son ensemble, une caractéristique physique permettant l’identification et échappant à la protection . . . Personne n’a prétendu que la teneur des échantillons d’écriture était un élément testimonial ou de communication.

[ Citations omises]

Cette décision reposait sur l’interprétation du mot "témoin" dans le Cinquième amendement. Ce dernier dispose que "[ n] ulle personne . . . ne peut être forcée d’être témoin contre elle-même dans une affaire pénale . . . ." [ Traduction non officielle] . La Cour suprême a interprété l’expression être témoin comme équivalant à déposer. Il s’ensuit que la protection contre le fait de témoigner contre soi-même ne s’étend qu’aux preuves de nature testimoniale. Suivant ce raisonnement, ne sont pas protégés les échantillons d’écriture, les tests d’haleine, les prélèvements sanguins et les empreintes digitales, qui ne sont que des éléments de preuve matériels.

53. Cette limitation du droit à la protection contre le fait de témoigner contre soi-même, qui a fait suite à une interprétation du Cinquième amendement à la Constitution des États-Unis, trouve son origine dans l’opinion exprimée par le Juge Holmes à l’occasion de l’affaire Holt v United States. Il avait affirmé en l’espèce qu’"[ i] nterdire d’obliger un homme à témoigner contre lui-même devant une juridiction pénale c’est interdire l’usage de la contrainte physique ou morale destinée à lui extorquer une communication mais ce n’est pas exclure son corps comme élément de preuve, si ce dernier peut s’avérer déterminant". À nos yeux, cette remarque peut être considérée comme incidente.

54. L’assertion du Juge Holmes dans l’affaire Holt v United States a acquis une portée constitutionnelle lorsqu’elle a été reprise à titre d’argument principal dans l’arrêt Schmerber v U.S. En l’occurrence, le prélèvement sanguin effectué contre la volonté de l’accusé n’a pas été considéré comme contraire au Cinquième amendement. Il a été jugé que l’élément de preuve qui résultait de l’analyse du sang "n’était ni un témoignage [ de l’individu] , ni un élément de preuve en rapport avec un quelconque acte de communication . . . .". Il semble que la Cour suprême ait admis que depuis l’arrêt Holt, le "privilège conféré par le Cinquième amendement" couvre les "dépositions" ou les "communications" mais pas les "éléments de preuve matériels ou tangibles".

55. Cette même distinction a été retenue dans les arrêts U.S. v Wade et Gilbert v U.S. Dans l’affaire Wade, la Cour suprême a indiqué "qu’obliger Wade à s’adresser aux témoins de suffisamment près pour qu’ils l’entendent, même pour prononcer les mots qui auraient été dits par le voleur, revenait au même qu’obliger Schmerber à fournir un échantillon de son sang ou Holt à mettre la blouse". Dans l’affaire Gilbert, la Cour a conclu qu’"un simple échantillon d’écriture, par opposition à la teneur de l’écrit, constitue, à l’instar de la voix ou du corps dans son ensemble, une caractéristique physique permettant l’identification et échappant à la protection [ conférée par le privilège] ."

56. Avant que l’arrêt Holt ne remette en question la protection que le Cinquième amendement procure contre le fait de témoigner contre soi-même, la majorité des juridictions saisies de la question avaient jusqu’alors été d’avis que ce droit était indivisible. Pour elles, le droit de ne pas témoigner, de ne pas être un témoin ou de ne pas déposer comprenait celui de refuser de collaborer activement ou passivement avec l’accusation. Ainsi, dans l’affaire State v Sirmay, la Cour avait conclu que c’était une erreur d’obliger un accusé à se soumettre à une comparaison d’empreintes de pas et, dans l’affaire Blackwell v State, une autre Cour avait considéré que c’était une erreur d’obliger le défendeur à montrer sa jambe. Le principe qui sous-tend l’interprétation retenue dans ces décisions est que le droit de ne pas témoigner contre soi-même interdit à l’État d’obliger un défendeur au pénal à "témoigner", à "être un témoin", à "déposer" ou à "fournir des éléments de preuve contre lui-même." L’idée est qu’on ne peut obliger un accusé à faire ou à dire quelque chose qui pourrait tendre à le mettre en cause et que son refus d’obtempérer ne peut pas être retenu contre lui.

57. L’arrêt Holt et l’opinion du Juge Holmes sont à l’origine d’une nouvelle conception du droit de ne pas témoigner contre soi-même. Cette interprétation ne fait pas l’unanimité ; des voix discordantes se font entendre, notamment dans les milieux judiciaires et universitaires. La Chambre de première instance se préoccupe de l’interprétation à donner aux articles 20, 21 3) et 21 4) g) du Statut et aux articles 42 A) iii), 54 et 63 du Règlement. L’étendue du droit de l’accusé ne peut être déduite que de l’interprétation des dispositions pertinentes.

58. Pour interpréter les dispositions de l’article 21 4) g), il vaut mieux, puisqu’ils sont clairs et dépourvus d’ambiguïté, s’en tenir aux mots employés dans l’article. Les mots "témoigner contre soi-même" sont clairs et dépourvus d’ambiguïté et ils n’exigent ni modification ni limitation. Rien dans le texte ne restreint le droit de ne pas témoigner contre soi-même ou ne le limite à la preuve testimoniale. Y voir, à l’instar de l’Accusation, une telle limitation, c’est aller au delà des mots, un cas de figure que le législateur n’a pas envisagé. Une telle interprétation dénature le but de la protection, en introduisant une limitation qui va à l’encontre de son véritable fondement. La Chambre de première instance ne peut, en interprétant les mots d’une disposition qui ne contient aucune limitation expresse, priver l’accusé de ses droits garantis. Le véritable fondement de la protection contre l’obligation de témoigner contre soi-même est la volonté de protéger l’innocent, en le mettant à l’abri des effets de la contrainte que pourraient exercer les autorités de police. Un autre objectif est la protection de la société, par la condamnation du coupable. En outre, ce droit encourage les témoins qui craindraient de témoigner contre eux-mêmes à déposer volontairement. Dans l’ensemble, il cherche à protéger aussi bien l’innocent que le coupable.

59. Du fait de la mise en oeuvre de conventions internationales et régionales qui protègent le droit à un procès équitable, la communauté internationale a largement dépassé le stade des violations grossières et flagrantes de la dignité et de la personnalité des individus impliqués dans des procédures judiciaires. C’est le devoir sacré et solennel de toute institution judiciaire de respecter les dispositions garantissant de tels droits et d’en donner une interprétation bienveillante plutôt que restrictive.

60. La Chambre de première instance, doit, en application de son Statut, veiller à ce que l’accusé ait un procès équitable mené conformément au Règlement, et en respectant ses droits. La Chambre de première instance est convaincue que l’interprétation de l’article 21 4) g) adoptée dans la présente Décision est fidèle à l’esprit et à la lettre de cette disposition et conforme à la protection des droits garantis à l’accusé. La Chambre de première instance n’a, en l’espèce, pas compétence pour rendre l’ordonnance souhaitée par l’Accusation. Mucic ne peut être obligé de fournir un échantillon d’écriture car ce serait le forcer a témoigner contre lui-même.

61. L’exercice du pouvoir de rendre une ordonnance en application de l’article 54 ayant été exclu, la question des conclusions défavorables à l’accusé que son refus d’obtempérer pourrait entraîner ne se pose évidemment plus.

III. DISPOSITIF

Par ces motifs, LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE, saisie des requêtes de l’Accusation,

Ayant examiné chacune des règles et des dispositions statutaires susmentionnées,

EN APPLICATION DE L’ARTICLE 54,

1. ADMET les Pièces 155 et 156 au dossier des éléments de preuve ;

2. REJETTE la requête de l’accusation aux fins de contraindre Zdravko Mucic à produire un échantillon d’écriture.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

 

Le Président de la Chambre de première instance

(signé)

Adolphus Godwin Karibi-Whyte

Fait le dix-neuf janvier 1998

La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]