A. Principes généraux dinterprétation
158. La question de linterprétation des dispositions du Statut et du Règlement sest posée à de multiples reprises durant cette instance. La Chambre de première instance nignore pas que le terme "interprétation" appliqué aux textes juridiques, y compris au Statut du Tribunal, peut être pris au sens large ou au sens étroit. Au sens large, linterprétation désigne ce travail de création par lequel un juge étend, restreint ou modifie une règle de droit qui se présente sous la forme d'un texte juridique. Au sens étroit, linterprétation sentend du travail dexplication des termes ou expressions utilisés dans un texte de loi auquel se livre le juge. Sagissant des dispositions du Règlement, la signification du terme "interprétation" est dune particulière complexité. Celle-ci tient à lapproche adoptée dans la formulation de ces dispositions, qui tient compte des principes du droit des grands systèmes juridiques du monde.
159. Le Statut et le Règlement du Tribunal réalisent une synthèse des deux grandes traditions juridiques, à savoir, la common law, dune part, qui a influencé les pays anglophones, et la tradition civiliste, dautre part, qui caractérise lEurope continentale et la plupart des pays recourant au code. Il est donc devenu nécessaire, et non plus uniquement opportun, de tenir compte des différentes approches adoptées dans le cadre de ces traditions juridiques pour interpréter leurs dispositions. On admet que lapproche choisie par un système juridique donné pour interpréter un texte de loi est, pour lessentiel, le produit de son histoire et de ses traditions. Cependant, puisque lobjet fondamental de linterprétation est de découvrir le but et lintention véritables du texte juridique en question, le travail de recherche auquel se livre le juge qui interprète une disposition est nécessairement le même, quel que soit le système. Il est bon, dès lors, dexaminer demblée certaines des règles qui pourraient être utiles dans linterprétation de nos textes dhabilitation.
1. Moyens généraux dinterprétation
160. Nul ne peut contester que l'idée maîtresse de la théorie et de la pratique de linterprétation des lois est de garantir l'exactitude de linterprétation des termes utilisés dans un texte juridique, en tenant compte de lintention du législateur. Dans tous les systèmes juridiques, la juridiction ou le juge qui a à interpréter une disposition doit dabord sassurer de son sens.
161. Dans tout système juridique, quil soit de la common law ou de tradition civiliste, lorsque la signification des termes dun texte législatif est clairement définie, le juge doit donner aux mots ce sens et les appliquer rigoureusement. Telle est la règle dinterprétation littérale207. Si, sans équivoque aucune, il nest possible de donner quune seule interprétation à des termes clairs, évidents et dépourvus dambiguïté, ces termes doivent être interprétés de cette façon. En cas dambiguïté, tous les systèmes juridiques ont des méthodes pour déterminer la façon dont il faut donner effet à lintention du législateur.
162. Lorsque lutilisation dun terme ou dune expression est à lorigine dincohérences ou de contradictions, les juridictions, tant de la common law que de tradition civiliste, ne tiendront aucun compte de leur sens littéral ou grammatical. En vertu de la règle dinterprétation par la logique, les juridictions de la common law, tout comme celles de tradition civiliste, modifieront le sens grammatical du terme pour éviter une injustice, une incohérence, une incompatibilité ou une contradiction que de, toute évidence, le législateur nentendait pas introduire dans le texte208. Lorsquune disposition est grammaticalement équivoque et peut avoir plusieurs sens, le texte de la disposition doit être interprété en faisant appel à la logique, comme le veut la doctrine issue du droit romain aussi bien que les auteurs de la common law. Si le sens littéral de la disposition ne permet pas de la comprendre, les juridictions de tradition civiliste peuvent raisonner par analogie pour en saisir la signification.
163. L"approche téléologique", également dénommée approche "évolutive" ou "extensive" de la doctrine de tradition civiliste, soppose à lapproche historique. Lapproche téléologique joue le même rôle que la règle dinterprétation téléologique (mischief rule) dans la doctrine de la common law. Cette approche permet dinterpréter le contenu du texte législatif dans le contexte actuel. Lidée est dadapter la loi à des conditions nouvelles, quelles soient particulières, économiques ou technologiques, et de considérer que ces changements ont été voulus par le législateur.
164. La règle dinterprétation téléologique (également connue sous le nom de règle de la finalité) trouverait son origine dans laffaire Heydon (Heydons Case)209, tranchée en 1584 par lancien Tribunal anglais de lÉchiquier (English Court of Exchequer). Dans laffaire Heydon, quatre questions ont été posées pour découvrir lintention du législateur : a) quen était-il de la common law avant ladoption de la loi ; b) quels étaient le préjudice et le vice que la common law ne prévoyait pas ; c) comment le Parlement a-t-il choisi d'y remédier ; et d) quelle était véritablement la raison qui a poussé le Parlement à y remédier. Selon lapproche adoptée, la juridiction est tenue de réparer le préjudice. Il est donc nécessaire de rechercher dans les textes lorigine du "préjudice" qui peut ne pas ressortir clairement de la loi. Les juridictions continentales européennes et américaines ont largement recours à cette méthode dinterprétation. Dans laffaire importante de lAG v. Prince Ernest Augustus of Hanover210, le vicomte Simonds a énoncé ce quil entendait par contexte sagissant de linterprétation des textes législatifs :
a) les autres dispositions habilitantes du même texte de loi ;
b) son préambule ;
c) létat actuel du droit ;
d) les autres textes de loi semblables ou connexes (in pari materia) ;
e) le préjudice que le texte législatif entendait réparer.
En outre, lobjet dun texte législatif ou dun traité doit être pris en considération pour parvenir au sens ordinaire des dispositions.211
165. La méthode qui consiste pour le juge à combler les lacunes, et qui peut être adoptée en vertu de linterprétation téléologique de la doctrine civiliste, susciterait deux attitudes dans le système de la common law. La première est la suivante : le principe de la séparation des pouvoirs exigeant que les fonctions judiciaires soient laissées au pouvoir judiciaire, celui-ci ne peut légiférer, sans commettre un abus de pouvoir212. La deuxième attitude est que les juridictions sont créées pour établir et mettre à exécution lintention du législateur213. Combler les lacunes éventuelles est aussi un moyen datteindre cet objectif. Dans la common law, les deux attitudes ont été rejetées214 bien que daucuns aient tenté de faire valoir quil est dans les attributions du pouvoir judiciaire qui interprète la loi de combler les lacunes. Nul na toutefois jamais contesté le pouvoir dinterprétation des Juges.
2. Autres règles dinterprétation
166. La Chambre de première instance va à présent évoquer certaines autres règles dinterprétation des textes juridiques. Les cinq règles les plus courantes sont :
a) lire le texte dans son intégralité ;
b) donner aux termes techniques leur sens technique ;
c) lire les termes dans leur contexte (noscitur a sociis) ;
d) respecter la règle de la similitude de genre, despèce ou de nature (ejusdem generis rule) et la règle du rang ;
e) respecter la règle selon laquelle la mention explicite dun élément exclut tout autre élément (expressio unius est exclusio alterius rule).
167. Outre les éléments susmentionnés, les présomptions et la jurisprudence sont une aide précieuse pour le juge qui interprète un texte. La valeur des affaires jugées, en tant que décisions judiciaires faisant jurisprudence et aides à linterprétation, est encore incertaine. La question est de savoir si, quand ils interprètent les termes dune loi, les Juges sont liés par les décisions prises par dautres Juges quant à linterprétation de ces mêmes termes dans un autre texte. En règle générale, la réponse est négative. La raison en est que le motif dune décision (ratio decidendi) ne vaut que pour une affaire donnée et le texte de loi qui a été examiné. Le raisonnement suivi dans linterprétation des termes dun texte législatif sappliquera aux affaires jugées en vertu du même texte. Il nest pas nécessairement applicable à un autre texte législatif. Il pourrait donc sembler que les décisions prises par la Chambre dappel du Tribunal concernant les dispositions du Statut simposent aux Chambres de première instance, celles-ci constituant le fondement de la procédure dappel. Cependant, des décisions rendues par la même juridiction ou par dautres juridictions qui ne concernaient pas les dispositions visées dans laffaire examinée nont quune valeur "persuasive".
3. Différences entre les systèmes dans linterprétation des lois
168. En dépit des similitudes existant entre les systèmes, il faut relever certaines différences importantes dans lattitude du pouvoir judiciaire vis-à-vis de lutilisation de la jurisprudence comme aide à linterprétation des textes législatifs. Il sagit de différences concernant :
i) les pièces utilisées dans largumentaire ;
ii) le recours aux travaux préparatoires ;
iii) le style des opinions et avis judiciaires ;
iv) le style des motivations ;
v) le degré dabstraction ;
vi) le mode de raisonnement.
Parmi les pièces utilisées dans largumentaire, certaines font autorité et dautres non parce que les unes ont force obligatoire et les autres pas. Parmi les textes faisant autorité qui ont force obligatoire, il faut citer le texte de loi lui-même, les instruments connexes et les principes généraux du droit ou le droit coutumier, alors que les dictionnaires, les lexiques techniques et les autres facteurs sociaux qui peuvent avoir contribué à ladoption du texte de loi ne font pas autorité.
169. La Chambre de première instance estime que, pour interpréter les dispositions du Statut du Tribunal international qui pourraient paraître ambiguës, il est nécessaire de tenir compte des travaux préparatoires, des avis émis par les membres du Conseil de sécurité lors de ladoption des résolutions y afférentes ainsi que du point de vue exprimé par le Secrétaire général des Nations Unies dans son Rapport, sur linterprétation des articles du Statut. La grande majorité des membres de la communauté internationale se fonde sur ces sources pour interpréter le droit international.
170. Le Tribunal international est une juridiction internationale ad hoc, dotée dune compétence précise et limitée. Il sagit dune juridiction sui generis, ayant sa propre chambre dappel. Linterprétation des dispositions du Statut et du Règlement doit, dès lors, tenir compte des objectifs du Statut ainsi que des considérations sociales et politiques qui ont présidé à la création du Tribunal international. Les violations graves du droit international humanitaire qui ont justifié sa mise en place continuent à se produire dans dautres régions du monde, sous des formes nouvelles et changeantes. La communauté internationale ne peut sattaquer à lhydre insaisissable du comportement humain que par une interprétation raisonnable des dispositions existantes du droit international coutumier, qui prend en compte les finalités de celui-ci. Le recours aux règles dinterprétation littérale, dinterprétation par la logique et dinterprétation téléologique savère donc payant.
171. Cela posé, la Chambre de première instance va à présent se pencher sur les dispositions du Statut du Tribunal international qui sont applicables en lespèce.
B. Dispositions applicables du Statut
172. On trouvera ci-après les articles du Statut du Tribunal international sur lesquels la Chambre de première instance doit se baser pour rendre son jugement en lespèce. Nous passerons en revue dans la suite chacun de ces articles.
Article premier
Compétence du Tribunal internationalLe Tribunal international est habilité à juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de lex-Yougoslavie depuis 1991, conformément aux dispositions du présent statut.
Article 2
Infractions graves aux Conventions de Genève de 1949Le Tribunal international est habilité à poursuivre les personnes qui commettent ou donnent lordre de commettre des infractions graves aux Conventions de Genève du 12 août 1949, à savoir les actes suivants dirigés contre des personnes ou des biens protégés aux termes des dispositions de la Convention de Genève pertinente :
(a) Lhomicide intentionnel ;
(b) La torture ou les traitements inhumains, y compris les expériences biologiques ;
(c) Le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à lintégrité physique ou à la santé ;
(d) La destruction et lappropriation de biens non justifiées par des nécessités militaires et exécutées sur une grande échelle de façon illicite et arbitraire ;
(e) Le fait de contraindre un prisonnier de guerre ou un civil à servir dans les forces armées de la puissance ennemie ;
(f) Le fait de priver un prisonnier de guerre ou un civil de son droit dêtre jugé régulièrement et impartialement ;
(g) Lexpulsion ou le transfert illégal dun civil ou sa détention illégale ;
(h) La prise de civils en otages.Article 3
Violations des lois ou coutumes de la guerreLe Tribunal international est compétent pour poursuivre les personnes qui commettent des violations des lois ou coutumes de la guerre. Ces violations comprennent, sans y être limitées :
(a) Lemploi darmes toxiques ou dautres armes conçues pour causer des souffrances inutiles ;
(b) La destruction sans motif des villes et des villages ou la dévastation que ne justifient pas les exigences militaires ;
(c) Lattaque ou le bombardement, par quelque moyen que ce soit, de villes, villages, habitations ou bâtiments non défendus ;
(d) La saisie, la destruction ou lendommagement délibéré dédifices consacrés à la religion, à la bienfaisance et à lenseignement, aux arts et aux sciences, à des monuments historiques, à des oeuvres dart et à des oeuvres de caractère scientifique ;
(e) Le pillage de biens publics ou privés.Article 7
Responsabilité pénale individuelle1. Quiconque a planifié, incité à commettre, ordonné, commis ou de toute autre manière aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter un crime visé aux articles 2 à 5 du présent statut est individuellement responsable dudit crime.
2. La qualité officielle dun accusé, soit comme chef dÉtat ou de gouvernement, soit comme haut fonctionnaire, ne lexonère pas de sa responsabilité pénale et nest pas un motif de diminution de la peine.
3. Le fait que lun quelconque des actes visés aux articles 2 à 5 du présent statut a été commis par un subordonné ne dégage pas son supérieur de sa responsabilité pénale sil savait ou avait des raisons de savoir que le subordonné sapprêtait à commettre cet acte ou lavait fait et que le supérieur na pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher que ledit acte ne soit commis ou en punir les auteurs.
4. Le fait quun accusé a agi en exécution dun ordre dun gouvernement ou dun supérieur ne lexonère pas de sa responsabilité pénale mais peut être considéré comme un motif de diminution de la peine si le Tribunal international lestime conforme à la justice.
C. Conditions générales dapplication des articles 2 et 3 du Statut
1. Dispositions de larticle premier
173. Les termes de larticle premier fournissent le point de départ de toute discussion sur la compétence du Tribunal international et sont à la base des articles plus détaillés qui suivent. Aux termes de cet article, le Tribunal ne peut connaître que des "violations graves du droit international humanitaire", commises en un lieu précis et durant une période déterminée. Cest dans ce cadre de référence que la Chambre de première instance doit examiner les crimes énumérés dans lActe daccusation et la question de lapplicabilité des articles 2 et 3 du Statut.
174. Il ne fait aucun doute que les conditions temporelles et géographiques fixées par larticle premier sont remplies en lespèce. Cependant, dans leurs mémoires en clôture, tous les accusés, à lexception de Mucic, ont contesté la compétence du Tribunal au motif que les crimes retenus dans lActe daccusation ne pouvaient être considérés comme des violations "graves" du droit international humanitaire215. La Défense a pour la première fois mis en avant cet argument dans sa Demande de rejet, mais il ne ressort pas clairement de ce document si tous les accusés le reprennent à leur compte (à lexclusion de Mucic qui a déposé une requête séparée) ou sil sagit seulement de lopinion de la Défense de Landzo.
175. La Défense216 soutient que le Tribunal international a été établi par le Conseil de sécurité de lOrganisation des Nations Unies ("ONU") dans le but de ne poursuivre et de ne punir que les responsables des violations les plus graves du droit international humanitaire, cest-à-dire les personnes qui, investies d'un pouvoir politique ou militaire, se sont rendues coupables des pires atrocités. La Défense affirme que le Tribunal international ne devrait pas "senliser dans la poursuite de responsables mineurs de violations mineures"217, les juridictions internes étant mieux placées pour les poursuivre. De plus, la Défense de Landzo soutient quil nest que lun des milliers dindividus susceptibles dêtre poursuivis pour des infractions similaires commises en ex-Yougoslavie, ce qui, comble de l'injustice, fait de lui en quelque sorte le représentant de tous ces autres individus, qui eux ne sont pas traduits devant le Tribunal international.
176. Les dispositions des articles 2, 3, 4 et 5 du Statut exposent en détail les infractions pour lesquelles le Tribunal international a compétence et il apparaît clairement que le Conseil de sécurité a considéré que tous ces crimes constituaient des "violations graves du droit international humanitaire". Par ailleurs, larticle 7 établit la responsabilité pénale individuelle de quiconque a planifié, incité à commettre, ordonné, commis ou de toute autre manière aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter lun de ces crimes, ainsi que celle de ses supérieurs, dans certaines circonstances. Il ressort clairement de ce dernier article que le Tribunal na pas été crée pour poursuivre exclusivement les personnes investies d'un pouvoir politique ou militaire. La Chambre de première instance I saisie de laffaire Le Procureur c/ Drazen Erdemovic la, du reste, précédemment affirmé dans son "Jugement portant condamnation" : "[ l] a Chambre estime que la responsabilité à titre individuel de laccusé se fonde sur les articles premier et 7 1) du Statut, qui donnent pleinement compétence à ce Tribunal pour juger non seulement - ainsi que le soutient le Conseil de laccusé - de "grands criminels" comme à Nuremberg, mais encore des exécutants"218.
177. Larticle 9 du Statut pose en principe que le Tribunal international est, au même titre que les juridictions nationales, compétent pour juger les auteurs des crimes qui sont de son ressort. Cet article précise également que le Tribunal international a la primauté sur ces juridictions nationales ; aussi plusieurs articles du Règlement traitent-ils de la question de leur dessaisissement à son profit. Les États sont effectivement tenus de déférer aux demandes officielles de dessaisissement en faveur du Tribunal international et, en conséquence, il ne fait aucun doute que la question de la juridiction de jugement est de celles qui ne peuvent être tranchées que par le Procureur en premier lieu et par les Juges du Tribunal international ensuite219.
178. Un coup doeil, même rapide, à lActe daccusation en question laisse une impression de catalogue d'horreurs assorties de qualifications diverses (homicide intentionnel, torture, actes inhumains, traitements cruels et pillage). Prétendre quil ne sagit pas de crimes de la plus haute gravité dépasse les limites du vraisemblable220. Le fait quil nest pas allégué que ces actes ont été commis en lespèce de façon systématique ou à grande échelle aurait pu être important sils avaient été qualifiés de crimes contre lhumanité au sens de larticle 5 du Statut, mais les articles 2 et 3, qui nous intéressent ici, ne posent pas pareille condition.
179. Est également dénué de tout fondement le dernier argument soulevé par Landzo, à savoir le fait quil est en quelque sorte présenté comme un représentant des innombrables autres personnes qui ne sont pas détenues par le Tribunal ou visées par un acte daccusation. Premièrement, cette affirmation est tout simplement erronée. À ce jour, le Procureur a lancé 20 actes daccusation publics contre 58 personnes ayant des grades et des postes divers et plusieurs dentre elles ont été jugées, le sont actuellement ou vont bientôt lêtre. De multiples raisons différentes expliquent pourquoi les autres personnes visées par des actes daccusation ne sont pas détenues par le Tribunal et ne sont donc pas également soumises à notre processus judiciaire, mais il ne sagit pas de considérations qui intéressent cette Chambre de première instance dans le contexte actuel.
180. De surcroît, il est ridicule daffirmer quil ne saurait être question de juger une personne qui a été mise en accusation et traduite en justice, à moins que ne le soient aussi toutes les personnes susceptibles de l'être. Du reste, seul le Procureur peut prendre la décision de mettre quelquun en accusation et une fois lacte daccusation confirmé, c'est aux Chambres de première instance de remplir leur fonction judiciaire lorsque les accusés sont traduits devant elles.
181. En bref, linterprétation que fait la Défense de larticle premier ne résiste pas à un examen minutieux et est donc rejetée. En conséquence, la Chambre de première instance va maintenant examiner au fond les articles 2 et 3 et leurs conditions dapplication.
2. Existence dun conflit armé
182. Afin de pouvoir appliquer le corpus juridique désigné par le terme "droit international humanitaire" à une situation particulière, il convient en premier lieu de déterminer sil y avait, dans les faits, un "conflit armé", quil soit de nature interne ou internationale. Si elle na pas dabord conclu à lexistence dun tel conflit armé, la Chambre de première instance ne peut aller plus loin et discuter de la nature de ce conflit et de ses conséquences quant à l'application des articles 2 et 3.
183. À cette fin, la Chambre de première instance reprend le critère formulé par la Chambre dappel dans son "Arrêt relatif à lappel de la Défense concernant lexception préjudicielle dincompétence", dans laffaire Le Procureur c/ Dusko Tadic ( "Arrêt Tadic sur la compétence")221. Daprès la Chambre dappel,
un conflit armé existe chaque fois quil y a recours à la force armée entre États ou un conflit armé prolongé entre les autorités gouvernementales et des groupes armés organisés ou entre de tels groupes au sein dun État222.
La Chambre dappel ajoute :
[ l] e droit international humanitaire sapplique dès louverture de ces conflits et sétend au-delà de la cessation des hostilités jusquà la conclusion générale de la paix ; ou, dans le cas de conflits internes, jusquà ce quun règlement pacifique soit atteint. Jusqualors, le droit international humanitaire continue de sappliquer sur lensemble du territoire des États belligérants ou, dans le cas de conflits internes, sur lensemble du territoire sous le contrôle dune Partie, que des combats effectifs sy déroulent ou non.223
184. Il est donc clair que ce critère sapplique tant aux conflits qui sont considérés comme internationaux quaux conflits internes à un État. Dans le premier cas, le recours à la force armée entre États suffit en soi à déclencher lapplication du droit international humanitaire. Dans le second cas, laccent est mis sur lusage prolongé de la force armée et le degré dorganisation des parties en présence, afin de bien marquer la différence avec les troubles civils ou le terrorisme. À ce stade, la Chambre de première instance ne cherche cependant pas à savoir sil existait un conflit armé international ou interne pour rendre son jugement en lespèce, puisque cette question sera examinée dans la Section D ci-dessous.
185. De surcroît, que lon considère le conflit comme international ou interne, il nest pas nécessaire que des combats se déroulent effectivement en un lieu particulier pour que les normes du droit international humanitaire soient applicables. En conséquence, la Chambre de première instance nest pas tenue de rechercher si la municipalité de Konjic a été elle-même le théâtre d'un ''conflit armé'', il lui suffit de déterminer quil en existait un dans une zone qui englobait cette municipalité.
186. La situation militaire et politique dans les États de lex-RSFY jusquen 1992 a été présentée de manière assez détaillée dans le chapitre précédent consacré à la situation générale. Une attention particulière a été prêtée à lÉtat de Bosnie-Herzégovine et il nest pas nécessaire de revenir ici sur les faits pertinents. Il suffit de dire que la Bosnie-Herzégovine, toute entière, n'a cessé d'être en proie à des affrontements armés, au moins de la date de sa déclaration dindépendance - le 6 mars 1992 - jusquà la signature de lAccord de paix de Dayton en novembre 1995. La JNA, lArmée bosniaque (composée de la TO et du MUP), le HVO et la VRS ont sans aucun doute pris part à ces affrontements armés et leur rôle est donc à prendre en considération dans la présente affaire.
187. Armée officielle de la RSFY, la JNA a été placée sous lautorité de la RFY au jour de sa création et le restera jusquà sa division (la RFY soutenant quelle était le seul État successeur légitime de la RSFY). Cependant, en mai 1992, les autorités de ce qu'il était convenu d'appeler RSBH ont également annoncé la création de leur propre armée - la VRSBH (ultérieurement appelée VRS) -, qui était composée dunités de lex-JNA stationnées en Bosnie-Herzégovine. Le reste de la JNA est devenu la VJ, armée de la RFY. La VRS était contrôlée de Pale, par les dirigeants de ladministration des Serbes de Bosnie, qui avaient à leur tête Radovan Karadzic. Pendant lannée 1992 et après, elle a occupé des parties importantes du territoire de la Bosnie-Herzégovine. Le HVO était dans une situation comparable à celle de la VRS, dans la mesure où il avait été créé en tant quarmée de l"État" autoproclamé des Croates de Bosnie et où il opérait à partir du territoire contrôlé par cet "État". Les autres parties en présence, à savoir la TO et le MUP bosniaques, agissaient clairement pour le compte des autorités de Bosnie-Herzégovine.
188. Comme il en a été question longuement au chapitre II ci-dessus, la municipalité de Konjic a été elle-même dans les faits le théâtre dimportants affrontements armés en 1992. En avril de cette même année, la TO municipale a été mobilisée et une Présidence de guerre a été formée. La JNA, qui avait occupé divers sites militaires et autres dans l'ensemble de la municipalité, a entrepris, de concert avec le SDS local, de mobiliser les volontaires serbes et leur a distribué des armes. Il apparaît également quau moins jusquen mai 1992, la JNA elle-même a participé à certaines opérations militaires224.
189. La Chambre de première instance a reçu un volume appréciable de preuves relatives aux attaques militaires et aux bombardements, par ces forces serbes, de la ville de Konjic elle-même et de nombreux villages de la municipalité, dont Borci, Ljubina, Dzajici et Gakici. Par ailleurs, personne ne conteste le fait que les villages de Donje Selo, Bradina, Bijelovcina, Cerici et Brðani, entre autres, ont été la cible dopérations militaires montées par les forces des autorités municipales, dont la TO, le MUP et, pendant la période de commandement conjoint, le HVO. Cest à la suite de ces opérations que des personnes ont été emprisonnées au camp de détention de Celebici.
190. Les combats en Bosnie-Herzégovine en général, et à Konjic en particulier, étaient acharnés, ce qui a inquiété le Conseil de sécurité et lAssemblée générale des Nations Unies, ainsi que dautres organisations internationales. Agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, le Conseil de sécurité a adopté de nombreuses résolutions relatives au conflit et a constamment invité tous les bélligérants à mettre un terme à leurs opérations militaires225.
191. À Konjic, la TO et le MUP ont obtenu pendant un court laps de temps le renfort du HVO, en tant que partie dun Commandement conjoint créé et organisé pour combattre les forces serbes. À tout le moins, ces forces représentant les "autorités étatiques" ont donc été engagées face aux forces des Serbes de Bosnie - la JNA et la VRS, rejointes par des volontaires et des milices locales - qui constituaient elles-mêmes des "autorités étatiques" ou des "groupes armés organisés". Ce constat nexclut en rien la possibilité que ce conflit puisse en fait avoir été international et qu'il y ait eu parmi les parties en présence des États et leurs représentants.
192. La Chambre de première instance conclut donc quil y avait un "conflit armé" en Bosnie-Herzégovine pendant la période visée par lacte daccusation et note que la municipalité de Konjic était concernée par ce conflit, quil ait été interne ou international. En conséquence, et sous réserve que soit démontré un lien suffisant entre les actes présumés des accusés et ce conflit armé, nous considérons comme remplie la première condition préalable nécessaire à lapplication à la présente espèce du droit international humanitaire et, notamment, des normes juridiques énoncées aux articles 2 et 3 du Statut.
3. Lien entre les actes des accusés et le conflit armé
193. Il est évident que tous les crimes graves commis pendant le conflit en Bosnie-Herzégovine ne peuvent être qualifiés de violations graves du droit international humanitaire. Il faut pour cela un lien manifeste entre lacte criminel et le conflit armé. Il est clair que si, par exemple, un crime a été commis dans le cadre de combats ou daffrontements pour la prise dune ville lors dun conflit armé, il pourra être qualifié de violation du droit international humanitaire. Un lien aussi direct avec des hostilités effectives nest cependant pas systématiquement requis dans tous les cas de figure. Là encore, la Chambre dappel a donné son avis sur la nature de ce lien entre les actes des accusés et le conflit armé. Daprès elle,
[i]l suffit que les crimes présumés aient été étroitement liés aux hostilités se déroulant dans dautres parties des territoires contrôlés par les parties au conflit226.
194. Ce point de vue étaye celui exprimé plus haut, selon lequel il nest nul besoin que des combats se soient effectivement déroulés dans la municipalité de Konjic pour que les normes du droit international humanitaire sappliquent. Il nest pas non plus nécessaire que des combats aient eu lieu au moment précis où les crimes allégués dans lActe daccusation ont été commis.
195. Cette Chambre de première instance partage lavis exprimé par la Chambre de première instance II dans le Jugement Tadic, lorsquelle affirmait quil nest pas nécessaire quun crime "fasse partie dune politique ou dune pratique officiellement avalisée ou tolérée par lun des belligérants, ou que lacte serve en fait une politique liée à la conduite de la guerre, ou quil soit dans lintérêt effectif dune partie au conflit"227. Poser une telle condition reviendrait, dans les faits, à affaiblir le concept de responsabilité pénale individuelle.
196. En lespèce, tous les faits reprochés aux accusés se sont produits à l'intérieur du camp de détention de Celebici, un centre d'internement de la municipalité de Konjic administré par les forces des autorités de l'État bosniaque. Les prisonniers détenus à Celebici ont été incarcérés suite à des opérations militaires conduites pour le compte de l'État bosniaque, dans le cadre dun conflit armé auquel il était partie. Il est reproché à chacun des accusés davoir, à un titre ou à un autre, participé à l'administration du camp et d'avoir, dans lexercice de leurs fonctions officielles en tant que membres des forces bosniaques, trempé dans les crimes dont ils sont accusés.
197. La Chambre de première instance est, en conséquence, tout à fait convaincue quil existe manifestement un lien entre le conflit armé en Bosnie-Herzégovine, et notamment les opérations militaires à Konjic, et les actes reprochés en lespèce aux quatre accusés dans lActe daccusation.
198. Ayant vérifié que les conditions générales nécessaires à lapplication du droit international humanitaire sont satisfaites, la Chambre de première instance peut maintenant se pencher sur les conditions particulières posées par les articles 2 et 3 du Statut.
199. Larticle 2 du Statut traite des "infractions graves aux Conventions de Genève de 1949" et énumère huit catégories de comportements criminels qui ressortissent à la compétence du Tribunal international, lorsquils ont pris pour cible des personnes ou des biens protégés par les dispositions de la Convention de Genève y afférente. La Chambre de première instance doit donc déterminer si les infractions reprochées aux chefs daccusation 1, 3, 5, 7, 11, 13, 15, 18, 21, 24, 27, 30, 33, 36, 38, 42, 44, 46, et 48 satisfont aux conditions dapplication de l'article 2.
200. Les quatre Conventions de Genève de 1949228 ("Conventions de Genève" ou "Conventions") constituent le fondement du droit international conventionnel et d'une grande partie du droit international coutumier pour la protection des victimes de conflits armés. Leurs dispositions visent à garantir les droits fondamentaux de lhomme, tels le droit à la vie, à la dignité et à un traitement humain de ceux qui ne participent pas activement aux conflits armés. C'est l'action pénale qui en assure le respect. Le système de compétence universelle obligatoire pour les crimes qualifiés d"infractions graves" aux Conventions impose à tous les États de punir ou dextrader les personnes responsables de violations présumées des Conventions. En conséquence, il y a conflit de compétence entre les juridictions internes et le Tribunal international qui tient son pouvoir de l'article 2 du Statut.
201. Il semble que lAccusation et la Défense saccordent plus ou moins pour dire que lapplication de larticle 2 est subordonnée à deux conditions. Premièrement, il faut que les crimes présumés aient été commis dans le cadre dun conflit armé international et, deuxièmement, il faut que les victimes présumées aient été des "personnes protégées" par les Conventions de Genève. Dans son réquisitoire, M. Niemann a avancé que larticle 2 pouvait également être appliqué dans le cas dun conflit armé interne, bien que lAccusation ait constamment exhorté la Chambre de première instance à considérer le conflit en Bosnie-Herzégovine comme un conflit de nature internationale229.
202. Alors quau départ, la Chambre de première instance II saisie de laffaire Tadic ne retenait pas la nature du conflit armé comme un élément à prendre en compte dans lapplication de larticle 2 du Statut230, la majorité des Juges de la Chambre dappel a conclu, dans lArrêt Tadic sur la compétence, que les infractions graves aux Conventions de Genève ne pouvaient être commises que dans le cadre dun conflit armé international et que cette condition était une composante intrinsèque de larticle 2 du Statut231. Cependant, dans son opinion individuelle, le Juge Abi-Saab a affirmé qu"un solide argument [ pouvait] être avancé en faveur de l'application de l'article 2, alors même que l'acte incriminé intervient dans un conflit interne"232. La majorité des Juges de la Chambre dappel a effectivement concédé quen droit coutumier, la portée du régime des "infractions graves" pouvait évoluer en ce sens. La présente Chambre de première instance est également davis quon devrait reconnaître qu'en droit coutumier, le système des "infractions graves" a pu, depuis 1949, être élargi aux conflits armés internes.
203. La Chambre de première instance considère néanmoins quil convient, pour trancher la présente espèce, de déterminer la nature du conflit armé dans le cadre duquel se sont produits les faits rapportés dans lActe daccusation. La Défense a plusieurs fois affirmé que le conflit devait être considéré comme interne et elle a soutenu plus vigoureusement encore que les victimes présumées ne pouvaient être tenues pour des "personnes protégées". LAccusation est, pour sa part, davis que le conflit était clairement international et que les victimes étaient des personnes protégées par la IIIe Convention de Genève (relative aux prisonniers de guerre) ou par la IVe Convention de Genève (relative aux civils). Nous examinerons successivement chacune de ces deux thèses.
204. Dans son Mémoire préalable au procès, lAccusation soutient que le conflit en Bosnie-Herzégovine doit être vu comme un conflit international, du jour de son accession à lindépendance en mars 1992 jusquà la fin de cette même année au moins233. LAccusation cite le Commentaire de la IVe Convention de Genève par le Comité international de la Croix-Rouge234("Commentaire")235, selon lequel la Convention sapplique dès quil y a des hostilités de facto. De plus "[ t] out différend surgissant entre deux États et provoquant lintervention de membres des forces armées, est un conflit armé au sens de larticle 2 [ des Conventions de Genève] , même si lune des Parties conteste létat de belligérance."236 Selon lAccusation, la Bosnie-Herzégovine et ses forces armées étaient lune des parties à ce conflit international, les autres parties étant dabord la RSFY et son armée, la JNA, et ensuite la RFY et son armée, la VJ, ainsi que la RSBH (qui est devenue la RS) et son armée, la VRSBH (qui est devenue la VRS, sigle utilisée dans la suite). LAccusation est davis que l'intervention militaire de la RSFY et de la RFY en Bosnie-Herzégovine et lexistence dhostilités de facto entre, dune part, lÉtat de Bosnie-Herzégovine et, dautre part, la RFSY, la RFY et la RSBH/RS quelles contrôlaient, suffisaient donc à faire de ce conflit un conflit armé international. Des affrontements armés de même nature ont eu lieu dans la municipalité de Konjic, dans le cadre de ce conflit armé international.
205. Dans sa Demande de rejet, la Défense237 soutient que lAccusation ne devrait pas être autorisée à postuler lexistence dun conflit armé international, puisquil sagit dune question déjà tranchée par la Chambre de première instance II dans le Jugement Tadic, affaire dans laquelle lAccusation était bien évidemment lune des parties. Dans ce Jugement, la Chambre de première instance II avait conclu que les conditions nécessaires à lapplication de larticle 2 nétaient pas satisfaites. La Défense avance que la raison en est en partie que la Chambre avait jugé quil ny avait pas de conflit armé international pendant la période considérée - qui se trouve être la même quen lespèce. La Défense est donc davis quil sagit là dune chose jugée qui ne peut être contestée par lAccusation. Par ailleurs, la Défense voit dans l'allusion faite par la Chambre dappel dans lArrêt Tadic sur la compétence, à un accord passé en mai 1992 entre les parties au conflit en Bosnie-Herzegovine, la preuve qu'elles considéraient elles-mêmes le conflit comme interne et elle conclut que la Chambre dappel a tranché la question de la nature du conflit en un sens qui va à l'encontre de la position adoptée par lAccusation. De surcroît, la Défense soutient que les éléments de preuve soumis à la Chambre de première instance ne révèlent pas un degré de contrôle suffisant de la RFY sur les actions de la VRS pour justifier une conclusion différente de celle adoptée par la Chambre de première instance II dans le Jugement Tadic.
206. Dans sa Réponse à la demande de rejet, lAccusation réaffirme que les éléments de preuve produits démontrent lexistence, en 1992, dun conflit armé international entre, dune part, la Bosnie-Herzégovine et, dautre part, la RSFY, la RFY et la RSBH/RS. Elle soutient que la JNA et la VJ étaient clairement et directement engagées dans le conflit et qu'il y avait entre ces forces et celles de la RSBH/RS un lien suffisant pour que l'on puisse considérer que ces dernières étaient une composante dune partie à un conflit armé international. Dans sa Réplique, la Défense invoque larrêt rendu par la Cour internationale de justice dans lAffaire Nicaragua238 à lappui de sa thèse selon laquelle la RFY nexerçait pas un degré de commandement et de contrôle suffisant sur la RSBH/RS et ses forces pour que ces dernières soient assimilées à une composante des forces de la RFY.
207. Dans son mémoire en clôture, lAccusation reprend son argumentation antérieure et insiste sur le fait que le conflit à Konjic ne peut être dissocié de celui dont la Bosnie-Herzégovine dans son ensemble était le théâtre. Selon elle, si ce dernier était un conflit armé international, peu importe que la JNA ou la VJ aient été présentes dans la municipalité de Konjic elle-même ou quil y ait eu effectivement des combats dans la municipalité pendant toute la période visée par lActe daccusation. LAccusation conteste également le critère du "contrôle effectif" adopté dans lAffaire Nicaragua et retenu par la majorité des Juges de la Chambre de première instance dans le Jugement Tadic, afin de déterminer si la VRS agissait en qualité dagent de la RFY ; elle demande à la présente Chambre de première instance dadopter une norme différente. Elle répète quelle a produit des éléments de preuve plus que suffisants pour démontrer que la VRS et les milices des Serbes de Bosnie étaient effectivement liées à la RFY et à la VJ et quelle a en fait aussi satisfait à la norme plus stricte de "contrôle effectif" prônée par la Défense en la matière. Les mémoires en clôture des accusés se contentent de reprendre leurs anciens arguments sur la question.241
208. Pour déterminer la nature du conflit armé en lespèce, la Chambre de première instance sinspire du Commentaire de la IVe Convention de Genève, qui considère que "[ t] out différend surgissant entre deux États et provoquant lintervention de membres des forces armées" est un conflit armé international et que "[ n] i la durée du conflit, ni le caractère plus ou moins meurtrier de ses effets ne jouent de rôle".242
209. Avant d'aller plus loin, la Chambre de première instance estime nécessaire de faire une mise au point pour prévenir toute confusion quant aux paramètres de ce concept de "conflit armé international". Pour déterminer si le conflit était international ou interne, nous ne nous arrêterons pas au cas de la municipalité de Konjic et des forces particulières engagées dans les combats dont elle a été le théâtre. En fait, si le conflit en Bosnie-Herzégovine était considéré comme international, les règles du droit international humanitaire sappliqueraient sur tout son territoire jusquà la cessation générale des hostilités, à moins quon puisse prouver que dans certaines régions, les conflits étaient des conflits internes distincts, sans rapport avec le conflit international armé plus large. Si, par contre, on considérait tout le conflit en Bosnie-Herzégovine comme un conflit interne, les dispositions du droit international humanitaire applicables à pareil conflit seraient valables dans l'ensemble des territoires contrôlés par les parties belligérantes, jusquà ce quintervienne un règlement pacifique.
210. En lespèce, la Chambre de première instance ne sattachera quaux IIIe et IVe Conventions de Genève, puisque lAccusation soutient que les victimes des actes présumés étaient toutes soit des civils protégés soit des prisonniers de guerre. Larticle 6 de la IVe Convention de Genève prévoit son application immédiate dès le début de tout conflit armé entre deux ou plusieurs "Hautes Parties contractantes" à la Convention, et jusquà la fin générale des opérations militaires. Larticle 5 de la IIIe Convention de Genève prévoit son application à tous les prisonniers de guerre à partir du moment où ils tombent au pouvoir de lennemi et jusquà leur libération et leur rapatriement définitifs - quils interviennent avant ou après la fin du conflit lui-même. Il importe, cependant, de remarquer que la question de la nature internationale du conflit est tout à fait distincte de celle de savoir si les victimes des actes criminels présumés sont des personnes protégées, même si, comme nous en discuterons plus tard, les deux questions sont à l'évidence étroitement liées.
211. La question pertinente que la Chambre de première instance doit trancher est donc celle-ci : y avait-il, en mai 1992, un conflit armé international en Bosnie-Herzégovine et ce conflit sest-il prolongé tout le reste de lannée, période pendant laquelle les crimes allégués dans lActe daccusation sont présumés avoir été commis ?
212. Il ne fait aucun doute que la JNA a renforcé sa présence en Bosnie-Herzégovine à partir de la seconde moitié de lannée 1991 et jusquen 1992 et que, par conséquent, une partie importante de ses effectifs était sur le terrain, le 6 mars 1992, lorsque le gouvernement a proclamé lindépendance de lÉtat. Des témoins, à charge comme à décharge, ont déclaré que lobjectif initial de la JNA était dempêcher la Bosnie-Herzégovine de se séparer de la RSFY et que, au moment de la déclaration dindépendance de la Bosnie-Herzégovine, la JNA était largement dominée par la Serbie, la plupart de ses officiers étant Serbes. De surcroît, la JNA avait, à partir de 1991, fourni des armes et du matériel à la population serbe de Bosnie-Herzégovine, qui, pour sa part, sorganisait en diverses unités et milices, en vue des combats. La population croate de Bosnie était, elle, pareillement soutenue par l'État croate et ses forces armées.
213. Comme il a été noté au Chapitre II (supra), de nombreux éléments de preuve démontrent que la JNA, avec, à ses côtés, divers groupes paramilitaires, était ouvertement engagée dans des activités de combat en Bosnie-Herzégovine, du début de mars jusquen avril et mai 1992. Cette offensive se doublait dune campagne destinée à chasser les non-Serbes des territoires convoités, une pratique maintenant connue sous lappellation de "nettoyage ethnique"243. En conséquence, le gouvernement de lÉtat nouvellement indépendant de Bosnie-Herzégovine a vu son autorité se limiter à une région centrale, entourée de zones contrôlées par des forces serbes hostiles. Le Conseil de sécurité de lONU et la Communauté européenne ont reconnu lengagement dans le conflit de ces forces et celui dautres forces extérieures, lorsquils ont appelé les gouvernements de la Croatie et de la Serbie à "exercer leur influence indéniable" et quils ont exigé la fin de toute intervention extérieure. En tout état de cause, au début de mai 1992, les autorités de la RFY, affirmant clairement leur contrôle sur la JNA, ont annoncé que tous les membres de cette dernière qui nétaient pas ressortissants de la Bosnie-Herzégovine se retireraient au plus tard le 19 mai244.
214. La Chambre de première instance peut conclure, sur la base de ce seul élément de preuve, quil existait un conflit armé international en Bosnie-Herzégovine, le 6 avril 1992, à la date de sa reconnaissance en tant quÉtat indépendant. Rien nindique que les hostilités dont la municipalité de Konjic a été à l'époque le théâtre constituaient un conflit armé distinct et, de fait, certains éléments prouvent même l'engagement de la JNA dans ces combats.
215. Il est évident quil ny a pas eu de cessation générale des hostilités en Bosnie-Herzégovine jusquà la signature de lAccord de paix de Dayton, en novembre 1995. La Chambre de première instance doit cependant envisager la possibilité dun cas de figure particulier : le changement de nature du conflit armé du fait du retrait des forces extérieures engagées jusque là dans les combats, et la fin des hostilités qui s'en est suivie et le début dun autre conflit interne distinct et autonome, opposant l'État bosniaque à des groupes organisés au sein de cet État.
216. Le 15 mai 1992, le Conseil de sécurité de lONU a adopté sa résolution 752 qui prenait acte de la décision des autorités de Belgrade de retirer de Bosnie-Herzégovine les personnels de la JNA et exigeait une fois encore la fin immédiate de toute ingérence extérieure, notamment de la part des unités de la JNA et des éléments de lArmée croate. La résolution exigeait que les unités de la JNA et de lArmée croate encore présentes en Bosnie-Herzégovine se retirent, se soumettent à lautorité de l'État bosniaque, ou soient dissoutes et désarmées. Cet appel faisait écho aux demandes formulées le 11 mai par la Communauté européenne dans sa Déclaration relative à la Bosnie-Herzégovine245 et également par le Comité des hauts fonctionnaires de la CSCE, dans sa Déclaration du 12 mai relative à la Bosnie-Herzégovine, qui prenait acte de lagression contre lÉtat bosniaque et désignait la JNA comme lun des agresseurs246 Le Gouvernement de la RFY a répondu à ces deux Déclarations en soulignant que le retrait de Bosnie-Herzégovine des personnels de la JNA était en cours et en sétonnant du manque d'objectivité dont faisait preuve la Communauté européenne lorsqu'elle évoquait la crise en Bosnie.247
217. Comme il a été noté plus haut, la RSBH avait annoncé, le 13 mai 1992, sa décision de constituer sa propre armée à partir dunités de lex-JNA stationnées en Bosnie-Herzégovine. Cette nouvelle armée (la VRS) était commandée par le Général Ratko Mladic, de la JNA, et elle était placée sous le contrôle des autorités de la RSBH/RS, à Pale. Les autres unités de la JNA ont formé larmée de la RFY, nommée VJ.
218. Le projet de scinder la JNA en deux composantes, à savoir la VRS et la VJ, pour mieux dissimuler sa présence en Bosnie-Herzégovine une fois que cette dernière serait devenue un État indépendant, avait été conçu plusieurs mois auparavant, à Belgrade. Le 5 décembre 1991, le Président serbe, Slobodan Milosevic, a rencontré Borislav Jovic, le Représentant de la Serbie au sein de la Présidence de la RSFY, et a discuté avec lui de la question du conflit à venir en Bosnie-Herzégovine. Voici ce quon lit dans le journal de Jovic à cette date :
Une fois que la Bosnie-Herzégovine aura été reconnue internationalement, la JNA sera déclarée armée étrangère et son retrait exigé, ce qui est inévitable. Dans ce cas, la population serbe de Bosnie-Herzégovine, qui na pas formé ses propres unités paramilitaires, sera sans défense et menacée.
Sloba pense que nous devons retirer à temps de Bosnie-Herzégovine tous les membres de la JNA qui sont des ressortissants serbes ou monténégrins et transférer les ressortissants bosniaques dans les unités de la JNA stationnées là-bas, de manière à éviter un chaos militaire général lors de la reconnaissance internationale, chaos qui serait provoqué par le déplacement des militaires dune partie du pays à lautre. Cela permettra également aux dirigeants des Serbes en Bosnie-Herzégovine de prendre le commandement de la partie serbe de la JNA [ ...]248
219. Il est clair que ce projet avait été lancé largement à lavance et que la JNA a été utilisée pour renforcer les forces serbes locales en prévision du conflit. Le Général de brigade Vejzagic, témoin expert militaire pour la Défense, a déclaré à la Chambre de première instance :
La JNA, à linstar du parti du SDS, a été associée à la formation, lorganisation, lentraînement et à l'armement des troupes ; ils ont travaillé main dans la main pour créer les forces serbes, qui, une fois que la JNA se serait retirée, seraient en mesure de constituer un nouveau pouvoir militaire, une nouvelle force militaire de la République serbe249.
220. De plus, le Général Veljko Kadijevic, ex-Ministre fédéral de la défense de la RSFY, a déclaré :
Nous devions nous orienter vers une coopération concrète avec les représentants des Serbes et avec la Nation serbe en tant que telle. Cela nous avait permis, pendant la guerre en Croatie, d'organiser des manoeuvres et de déplacer des unités de la JNA en passant par la Bosnie-Herzégovine, ce qui a été dune importance vitale pour la JNA. ... Cela a également assuré le succès de la mobilisation des parties serbes de la Bosnie-Herzégovine.
Supputant le cours des événements, nous avons pensé quaprès avoir quitté la Croatie, nous devrions disposer dune forte présence de la JNA en Bosnie-Herzégovine. [ ...]
[ ...] Les unités et les quartiers généraux de la JNA formaient lossature de larmée de la République serbe, avec son armement et son matériel. Cette armée, pleinement soutenue par le peuple serbe, ce qui est une condition sine qua non dans la guerre moderne, protégeait le peuple serbe et créait les conditions militaires nécessaires pour arriver à une solution politique satisfaisante, c'est-à-dire conforme à ses intérêts et objectifs nationaux, dans la mesure, bien sûr, où la situation internationale actuelle le permettrait.250
221. Malgré les efforts de dissimulation des autorités de la RFY, leur insistance sur le fait que tous les membres non bosniaques de la JNA avaient quitté la Bosnie-Herzégovine au 19 mai et que, par conséquent, elles ne prenaient plus aucune décision susceptible daffecter le conflit qui sy déroulait251, le Conseil de sécurité de lONU a reconnu que Belgrade continuait dexercer son influence et son contrôle sur les forces serbes en Bosnie-Herzégovine. Dans sa résolution 757 du 30 mai 1992, le Conseil de sécurité a déploré que l'appel qu'il avait lancé dans sa résolution 752 au retrait de Bosnie-Herzégovine des forces armées extérieures, et notamment des unités de la JNA, n'ait pas été suivi d'effets. Il a condamné les autorités de la RFY pour navoir pas pris des mesures effectives pour mettre en application la résolution 752 et a également exigé que tous les éléments de lArmée croate encore présents en Bosnie-Herzégovine se conforment à cette résolution. Il est allé plus loin et a décidé d'imposer à la RFY un embargo total aussi longtemps que cette dernière n'aurait prises des mesures effectives pour satisfaire aux exigences formulées dans la résolution 752.
222. LAssemblée générale des Nations Unies a également adopté en août 1992 une résolution dans laquelle elle exigeait le retrait des dernières unités de la JNA et de lArmée croate - ce qui indique clairement quelle aussi pensait que ces forces étaient encore parties prenantes au conflit252. Par la suite, dans un Rapport daté du 3 décembre 1992, le Secrétaire général de lONU a souligné que cette résolution était restée sans effets. Il a déclaré que la force des Nations Unies (FORPRONU) en Bosnie-Herzégovine avait reçu "des rapports dignes de foi faisant état dun important engagement de forces de larmée croate en Bosnie-Herzégovine". Il a ajouté que "[ l] es forces serbes bosniaques continueraient à recevoir des approvisionnements et un appui déléments de la République fédérative de Yougoslavie (Serbie et Monténégro)". En outre, "[ b] ien que l'Armée nationale yougoslave se soit complètement retirée de la Bosnie-Herzégovine, danciens membres de cette armée, des Serbes dorigine bosniaque, sont restés sur place avec leur équipement, constituant l'Armée de la "République serbe"253.
223. Il semble, de plus, que les forces de lex-JNA qui ont constitué la VJ ont continué de jouer un rôle actif dans le conflit bosniaque. M. Gow, témoin expert pour lAccusation, a déclaré quaprès le 19 mai 1992, la VJ a contribué, en fournissant des hommes et du matériel, à la réalisation du projet de "nouvel État serbe" en Bosnie-Herzégovine. Elle apportait son soutien à la VRS, chaque fois quil fallait un appui supplémentaire ou des forces spéciales et elle a continué à agir comme si elle faisait un avec la VRS, même si une large marge dautonomie opérationnelle était laissée au Général Mladic, Commandant pour la Bosnie-Herzégovine, dont l'objectif était de mener à bien la campagne armée sans faire transparaître le rôle de Belgrade. Des troupes de la VJ ont également été précisément identifiées dans un certain nombre de lieux tout au long du conflit, par exemple, pendant les opérations aériennes de 1994 et dans la région de la Posavina. M Gow a de plus déclaré qualors que les autorités serbes de Belgrade prétendaient ne plus jouer aucun rôle actif dans le conflit, leur service de sécurité avait non seulement conçu le projet d'agrandir les territoires contrôlés par les Serbes et de participer, par l'entremise de la VRS et de la VJ, à lexécution de ce projet, mais organisait aussi des groupes paramilitaires serbes en Bosnie-Herzégovine. L'engagement durable des éléments de la JNA qui ont constitué la VJ est également démontré par les appels au retrait complet de toutes les forces extérieures lancés, entre autres, par le Conseil de sécurité et lAssemblée générale des Nations Unies.
224. En octobre 1991, lAssemblée du peuple serbe en Bosnie-Herzégovine avait déjà pris la décision de rester au sein de "lÉtat commun de Yougoslavie".254 Elle a, par la suite, décidé que diverses portions de la Bosnie-Herzégovine devaient continuer à faire partie de cet État255. En mars 1992, elle a rendu publique la Constitution de la RSBH, qui réaffirmait ce principe256. Ainsi, le conflit dans lequel ont été engagées les forces de cette ''République'' a trouvé pour l'essentiel son origine dans la volonté de réaliser cet objectif et d'agrandir les territoires qui feraient partie de la République. Cela ne démontre pas lexistence, à partir du 19 mai 1992, dun conflit armé distinct, ayant des buts et des objectifs différents de celui dans lequel sétaient engagées la RFY et la JNA. Cela témoigne plutôt de la persistance de celui-ci, puisque malgré le prétendu retrait de ses troupes, la RFY a, à tout le moins, continué à soutenir les Serbes de Bosnie et leur armée et exercé une influence importante sur leurs opérations.
225. Il ne fait aucun doute que, pour sa part, l'État de Bosnie-Herzégovine se considérait comme engagé dans un conflit armé du fait de la guerre dagression menée contre lui par la Serbie et le Monténégro, lArmée yougoslave et le SDS257. Le 20 juin 1992, il a proclamé létat de guerre et désigné ces parties comme les agresseurs, bien que la RFY ait insisté sur le fait quelle nétait plus engagée dans le conflit. De plus, il apparaît clairement quil considérait que les forces des Serbes de Bosnie organisées par le SDS étaient parties à ce même conflit armé258.
226. Il est évident que la "nouvelle" armée des Serbes de Bosnie était en fait constituée d'unités de la JNA stationnées en Bosnie-Herzégovine qui avaient été rebaptisées. Le Général de brigade Vejzagic, témoin expert, a expliqué que,
[le] retrait de la JNA de la B-H s'est fait de telle manière que des formations de lex-JNA comptant au total 60 à 80 mille hommes ont été transformées en Armée de la "République serbe de B-H" autoproclamée. La JNA a laissé toutes ses armes à lArmée des Serbes de Bosnie, ainsi que des munitions et autres équipements militaires nécessaires259.
227. Malgré le changement officiel de statut, la structure de commandement de la nouvelle Armée des Serbes de Bosnie est restée largement similaire à celle de la JNA, qui, à linstar des cellules locales du SDS, fournissait les Serbes de Bosnie en armes et équipements.
228. Il ne fait aucun doute que la question de la nature du conflit nest pas res judicata en lespèce260. Le principe de la chose jugée ne sapplique quinter partes dans une affaire où une question a déjà été tranchée en lespèce même par les Juges. Comme cest le cas dans les systèmes pénaux internes qui font intervenir, sous une forme ou une autre, un ministère public, lAccusation est toujours partie aux affaires portées devant le Tribunal international. Au pénal, la doctrine de la chose jugée se ramène à la question de savoir si tel problème a déjà été complètement réglé, lorsqu'un même individu passe pour la deuxième fois en jugement. Dans les systèmes internes où le ministère public intervient dans toutes les affaires pénales, la doctrine est évidemment appliquée de manière à permettre au procureur de débattre dune question quil a déjà soulevée à loccasion dune affaire précédente et différente. De surcroît, la présente Chambre de première instance nest certainement pas liée par les décisions rendues par les autres Chambres de première instance dans des affaires antérieures et elle doit parvenir à ses propres conclusions au vu des preuves quelle a reçues et sur la base de sa propre interprétation du droit applicable à lespèce. Les circonstances de chaque espèce sont très variables, comme le sont du reste les moyens de preuve à charge. Même si lAccusation présentait des éléments de preuve largement similaires à ceux produits dans une affaire précédente, le jugement que la Chambre de première instance porterait sur eux pourrait aboutir des résultats totalement différents.
229. Il est, de plus, faux de prétendre que la Chambre dappel a déjà tranché la question de la nature du conflit en Bosnie-Herzégovine. Dans lArrêt Tadic sur la compétence, la Chambre a jugé que "les conflits dans lex-Yougoslavie revêtent les caractères de conflits à la fois internes et internationaux"261 et a délibérément laissé aux Chambres de première instance le soin de décider de la nature des conflits particuliers. Loin de démontrer que le conflit ne pouvait être qu'interne, son allusion à l'accord signé en mai 1992 par les représentants de la Bosnie-Herzégovine, des Serbes de Bosnie et des Croates de Bosnie montre simplement que les parties au conflit en Bosnie-Herzégovine, dont certaines ont pu souhaiter quil soit considéré comme un conflit interne262, ont invoqué certaines des normes applicables aux conflits armés internationaux. De fait, la proclamation ultérieure de létat de guerre par le gouvernement bosniaque tendrait à montrer que cette partie au moins considérait que le conflit était international.
230. Une discussion approfondie de lAffaire Nicaragua nest pas non plus de mise dans notre contexte. Bien que cet arrêt de la Cour internationale de justice ( "CIJ") constitue une importante source de jurisprudence pour diverses questions de droit international, il est toujours important de signaler le danger qu'il y a à se prévaloir des raisonnements et des conclusions dun organe judiciaire extrêmement différent, qui s'occupe daffaires très différentes de la nôtre. Le Tribunal international est un organe judiciaire pénal, créé pour poursuivre et punir les responsables de violations du droit international humanitaire, et non pour déterminer les responsabilités dun État dans des actes dagression ou dans des interventions illégales. Par conséquent, il serait malvenu de transposer intégralement dans ce contexte un critère dégagé par la CIJ pour établir les responsabilités des États-Unis dAmérique dans les actions des contras au Nicaragua263.
231. Compte tenu de ce qui précède, nous pouvons opérer une distinction très importante entre laffaire Nicaragua et celle qui nous intéresse ici. Dans l'affaire Nicaragua, la CIJ était chargée de déterminer si les États-Unis avaient usé de la force contre le Nicaragua en violation du droit international coutumier et de larticle 2 4) de la Charte des Nations Unies et sils étaient intervenus illégalement dans les affaires internes du Nicaragua. Cette question se fonde sur la conception classique, dominante, de la notion de l'État, entité dotée de frontières précises et d'un pouvoir souverain qui ne souffre aucune remise en cause ou ingérence. Plus précisément, ce qui était en cause, c'était l'invasion d'un tel État par un autre et le fait que des agents du second opéraient à lintérieur des frontières du premier. Par contre, dans laffaire qui nous intéresse, la situation se caractérise par une redéfinition des frontières anciennes, remplacées par des nouvelles. En conséquence, la question qui se pose est celle de la continuité du contrôle sur des forces particulières. Tout un chacun s'accorde à reconnaître que le 19 mai 1992, date du retrait apparent de la JNA de la Bosnie-Herzégovine, marque de ce point de vue, un tournant.
232. La Chambre de première instance doit se souvenir que les forces constituant la VRS avaient auparavant une identité : elles constituaient en fait un organe de la SFRY, la JNA. Lorsque la RFY a pris le contrôle de cet organe et a ensuite officiellement coupé tout lien avec lui en créant la VJ et la VRS, il y a, jusqu'à preuve du contraire, présomption d'un maintien de ses liens avec ces forces264.
233. La Chambre de première instance est tout à fait daccord avec lavis formulé par le Juge McDonald dans son "Opinion individuelle et dissidente relative à lapplicabilité de larticle 2 du Statut", jointe au Jugement rendu par la majorité des Juges dans laffaire Tadic. Le Juge McDonald a conclu que :
[l]es éléments de preuve établissent que la création de la VRS était une fiction juridique. Les seuls changements intervenus après la résolution du Conseil de sécurité en date du 15 mai 1992 ont été le transfert de troupes, létablissement dun état-major général de la VRS, un changement de dénomination de lorganisation militaire et des diverses unités ainsi quun changement dinsignes. Restaient les mêmes armes, le même matériel, les mêmes officiers, les mêmes commandants, en grande partie les mêmes troupes, les mêmes centres de logistique, les mêmes fournisseurs, la même infrastructure, la même source de paiements, les mêmes buts et missions, les mêmes tactiques et les mêmes opérations.265
[ ...]
... [i]l serait peut-être naïf de ne pas reconnaître que la création de la VRS, qui a coïncidé avec le retrait annoncé de la JNA, nétait en fait rien de plus quune ruse."266
234. À la lumière de ce qui précède, la Chambre de première instance ne doute absolument pas que le conflit armé international qui sest déroulé en Bosnie-Herzégovine, au moins à partir davril 1992, ait perduré tout le long de lannée et nait fondamentalement pas changé de nature. Le retrait des effectifs de la JNA qui nétaient pas de nationalité bosniaque et la création de la VRS et de la VJ constituaient une tentative délibérée de dissimuler lengagement continu de la RFY dans le conflit, tandis que son gouvernement restait en fait la force qui contrôlait les Serbes de Bosnie. Que l'on considère la stratégie, les hommes ou la logistique, la continuité avec la JNA est manifeste : seul le nom a changé. Il serait donc totalement artificiel d'opérer une césure à la date du 19 mai 1992 lorsqu'on s'interroge sur la nature du conflit et qu'on applique le droit international humanitaire267.
235. Tirant cette conclusion, la Chambre de première instance ne se prononce pas sur la question de savoir si larticle 2 du Statut sapplique seulement dans le cadre dun conflit armé international ou si cette disposition est également applicable dans les conflits armés internes. La question qui reste à trancher est simplement de savoir si les victimes des actes énumérés dans lActe daccusation étaient des "personnes protégées" par les Conventions de Genève.
2. Statut des victimes en tant que "personnes protégées"
236. Dans son Mémoire préalable, lAccusation soutient que toutes les victimes des infractions énumérées dans lActe daccusation étaient, pendant toute la période considérée, des "personnes protégées" soit par la IIIe Convention de Genève, relative aux prisonniers de guerre, soit par la IVe Convention de Genève, relative aux civils. Larticle 4 de la IVe Convention de Genève dispose ce qui suit :
Sont protégées par la Convention les personnes qui, à un moment quelconque et de quelque manière que ce soit, se trouvent, en cas de conflit ou doccupation, au pouvoir dune Partie au conflit ou dune Puissance occupante dont elles ne sont pas ressortissantes.
Les ressortissants dun État qui nest pas lié par la Convention ne sont pas protégés par elle. Les ressortissants dun État neutre se trouvant sur le territoire dun État belligérant et les ressortissants dun État cobelligérant ne seront pas considérés comme des personnes protégées aussi longtemps que lÉtat dont ils sont ressortissants aura une représentation diplomatique normale auprès de lÉtat au pouvoir duquel ils se trouvent.
237. Les dispositions du deuxième paragraphe de larticle 4 ont toutefois un champ dapplication plus étendu, défini à larticle 13 :
Les personnes protégées par la Convention de Genève pour lamélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne du 12 août 1949, ou par celle de Genève pour lamélioration du sort des blessés, des malades et des naufragés des forces armées sur mer du 12 août 1949, ou par celle de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre du 12 août 1949 ne seront pas considérées comme personnes protégées au sens de la présente Convention.
238. Larticle 4 A) de la IIIe Convention de Genève définit comme suit ceux qui bénéficient de sa protection :
Sont prisonniers de guerre, au sens de la présente Convention, les personnes qui, appartenant à lune des catégories suivantes, sont tombées au pouvoir de lennemi :
1) Les membres des forces armées dune Partie au conflit, de même que les membres des milices et des corps de volontaires faisant partie de ces forces armées ;
2) Les membres des autres milices et les membres des autres corps de volontaires, y compris ceux des mouvements de résistance organisés, appartenant à une Partie au conflit et agissant en dehors ou à lintérieur de leur propre territoire, même si ce territoire est occupé, pourvu que ces milices ou corps de volontaires, y compris ces mouvements de résistance organisés, remplissent les conditions suivantes :
a) Davoir à leur tête une personne responsable pour ses subordonnés ;
b) Davoir un signe distinctif fixe et reconnaissable à distance ;
c) De porter ouvertement les armes ;
d) De se conformer, dans leurs opérations, aux lois et coutumes de la guerre.3) Les membres des forces armées régulières qui se réclament dun gouvernement ou dune autorité non reconnus par la Puissance détentrice ;
4) Les personnes qui suivent les forces armées sans en faire directement partie, telles que les membres civils déquipages davions militaires, correspondants de guerre, fournisseurs, membres dunités de travail ou de services chargés du bien-être des forces armées, à condition quelles en aient reçu lautorisation des forces armées quelles accompagnent, celles-ci étant tenues de leur délivrer à cet effet une carte didentité semblable au modèle annexé ;
5) Les membres des équipages, y compris les commandants, pilotes et apprentis, de la marine marchande et les équipages de laviation civile des Parties au conflit qui ne bénéficient pas dun traitement plus favorable en vertu dautres dispositions du droit international ;
6) La population dun territoire non occupé qui, à lapproche de lennemi, prend spontanément les armes pour combattre les troupes dinvasion sans avoir eu le temps de se constituer en forces armées régulières, si elle porte ouvertement les armes et si elle respecte les lois et coutumes de la guerre.
239. Ainsi, lAccusation soutient que les victimes des crimes énumérés dans lActe daccusation étaient soit des non-combattants liés à une partie à un conflit armé international et tombés au pouvoir de lautre partie à ce conflit, soit des prisonniers de guerre ressortissants dune partie au conflit et détenus par lautre partie. Compte tenu de la nature des crimes reprochés aux accusés, lAccusation considère que peu importe laquelle des deux Conventions est appliquée, sauf en ce qui concerne la détention illégale de civils268.
240. Dans leurs mémoires préalables, la Défense de Landzo et celle de Delic répondent que les prétendues victimes ne remplissent pas les conditions fixées par larticle 4 A) de la IIIe Convention de Genève ou par larticle 4 de la IVe Convention de Genève et quen conséquence, elles ne peuvent pas être des "personnes protégées". Selon elles, la définition de la notion de "prisonnier de guerre" est stricte et les détenus du camp de Celebici n'entraient dans aucune des catégories énumérées à larticle 4 A). De plus, tous les détenus ayant la nationalité bosniaque, cest-à-dire la même que celle de la partie au conflit qui les détenait, ils se situent en dehors du cadre tracé par larticle 4 de la IVe Convention de Genève.
241. LAccusation rétorque quen lespèce, les victimes étaient toutes des Serbes de Bosnie et, quen tant que telles, elles ne sauraient être considérées comme des ressortissants de la Bosnie-Herzégovine. Lors de lexposé des moyens à charge, elle a cité à comparaître un témoin expert spécialiste de la question de la nationalité, le Professeur Constantine Economides, qui a discuté de la nécessité dun "lien effectif" entre un État et ses ressortissants, ainsi que du droit des individus dopter pour la nationalité de leur choix et de son évolution. Dans sa Demande de rejet, la Défense est restée sur ses positions et a considéré que le témoignage du Professeur Economides confirmait sa thèse plutôt qu'il ne linfirmait.269
242. Dans sa Réponse à la demande de rejet, lAccusation soutient quil nest pas nécessaire de rechercher si certaines des victimes étaient des prisonniers de guerre, à moins qu'on estime que du fait de leur nationalité, elles ne remplissent pas les conditions pour être considérées comme des civils protégés. Elle persiste à penser que certains des détenus étaient des civils alors que dautres auraient pu être des prisonniers de guerre et que, sagissant de cette deuxième catégorie, sil subsistait le moindre doute quant à leur statut, larticle 5 de la IIIe Convention de Genève exigeait que ces personnes bénéficient quand même de la protection de cette Convention en attendant que leur statut ait été déterminé par un "tribunal compétent". LAccusation considère qu'en tout état de cause, peu importe qu'on puisse se demander si certaines personnes étaient des civils ou des prisonniers de guerre, dans la mesure où il ny a pas de hiatus entre les Conventions et où leurs dispositions relatives aux "infractions graves" sont les mêmes pour ce qui est des crimes énumérés dans lActe daccusation. Sagissant des individus qui ont pu effectivement être mêlés à des "activités hostiles à la sécurité de lÉtat", ils pouvaient être légalement placés en détention sans cesser d'être sous la protection de larticle 5 de la IVe Convention de Genève, qui exige quils reçoivent un traitement humain.
243. Dans leurs mémoires en clôture, lAccusation et la Défense reprennent ces thèmes et discutent les éléments de preuve produits concernant le statut des prisonniers du camp de détention de Celebici. La Défense de Delalic, Mucic et Delic insiste particulièrement sur le fait quil ne faisait aucun doute que les personnes en question nétaient pas membres des forces armées dune partie au conflit, ni dune milice irrégulière ou dun mouvement de résistance répondant aux conditions énumérées à larticle 4 A) 2) de la IIIe Convention de Genève, ni des participants à une levée en masse du type envisagé à larticle 4 A) 6). LAccusation se concentre sur la IVe Convention de Genève et demande à la Chambre de première instance dadopter une approche qui étendrait, en toute égalité et équité, la protection des Conventions de Genève à toutes les victimes, quelle que soit la partie au conflit à laquelle elles appartiennent.
244. Il est logique de passer en revue les dispositions des deux Conventions de Genève qui nous intéressent en lespèce. Dans un souci de clarté, la Chambre de première instance juge préférable de traiter dabord la question de la protection accordée par la IVe Convention de Genève avant de passer aux conditions posées par la IIIe Convention de Genève.
245. Les dispositions de larticle 4 de la IVe Convention de Genève applicables en lespèce sont de toute évidence celles du premier paragraphe et en particulier la phrase précisant que sont considérées comme "protégées" les personnes qui se trouvent "au pouvoir dune Partie au conflit ou dune Puissance occupante dont elles ne sont pas ressortissantes". Cest cette disposition qui a donné lieu à de vifs échanges entre les parties sur la question de la nationalité dans la présente espèce tout comme dans dautres affaires et dans des publications récentes traitant de ce domaine du droit international humanitaire. Cette disposition permet également détablir un lien avec la question de la nature du conflit armé ; en effet, dès lors que lon prouve que des personnes sont "au pouvoir" dune partie de nationalité étrangère, on conclut généralement que le conflit est de nature internationale. À linverse, si lon estime que des individus ne sont pas protégés par la IVe Convention de Genève au motif quils sont de la même nationalité que les personnes au pouvoir desquelles ils se trouvent, le conflit en cause est probablement - mais pas nécessairement - de nature interne270.
246. Il convient de faire observer que lexpression "au pouvoir de" est utilisée à larticle 4 dans son sens général. Elle ne doit pas être comprise uniquement au sens physique dêtre détenu mais elle indique que le civil en question se trouve sur un territoire placé sous le contrôle de la partie adverse271. De toute évidence, cette question ne se pose pas en lespèce puisque nul ne conteste que les victimes des crimes allégués étaient, pendant toute la période considérée, emprisonnées dans un camp de détention relevant des autorités bosniaques, partie au conflit. La Chambre de première instance peut donc passer directement à lexamen de la question de la nationalité.
247. Traditionnellement, les auteurs spécialistes du droit international soutenaient que les États étaient les seuls véritables sujets du droit international. Dès lors, le droit international ne sintéressait aux individus quen tant que sujets dun État auquel ils étaient liés par leur nationalité272. En conséquence, il appartient à lÉtat de déterminer qui doit être considéré comme son ressortissant. Jennings et Watts formulent donc ce point de vue de la façon suivante :
En principe, et sous réserve dobligations internationales particulières, il ne revient pas au droit international mais au droit interne de chaque état de déterminer qui doit et qui ne doit pas être considéré comme son ressortissant273.
248. Cependant, le droit international a un rôle à jouer : il doit fixer des limites à l'exercice du pouvoir discrétionnaire quont les États daccorder la nationalité. Jennings et Watts reconnaissent que :
bien quil revienne à chaque État de décider lui-même doctroyer sa nationalité, en conformité avec sa propre législation, les conséquences vis-à-vis des autres États de cet acte unilatéral se font sentir à léchelon international et doivent être régies par le droit international.
... les décisions prises par chaque État en matière doctroi de sa propre nationalité ne sont pas nécessairement acceptées internationalement sans aucune contestation274.
249. La Convention de La Haye de 1930 concernant certaines questions relatives aux conflits de lois sur la nationalité reflète également ce point de vue. Son article premier dispose que, sil appartient à chaque État de déterminer, en vertu de sa propre législation, quels sont ses nationaux, cette législation doit être admise par les autres États, "pourvu quelle soit en accord avec les conventions internationales, la coutume internationale et les principes de droit généralement reconnus en matière de nationalité"275.
250. En accord avec cette vision traditionnelle du rôle du droit international, larticle 4 de la IVe Convention de Genève a été formulé à la négative afin que soient exclues de sa protection les personnes considérées comme les "ressortissants" de lÉtat au pouvoir duquel elles se trouvent. Ainsi quil est noté dans le Commentaire, "la Convention reste fidèle à la notion classique du droit international : elle ne simmisce pas dans les rapports entre un État et ses propres ressortissants"276. Le Commentaire résume ainsi la signification de la première partie de lArticle 4 :
il y a deux catégories principales de personnes protégées : dune part, les ressortissants ennemis sur le territoire national de chacune des Parties au conflit et, dautre part, lensemble de la population (à lexception toutefois des nationaux de la Puissance occupante) dans les territoires occupés277.
251. Une analyse des lois pertinentes sur la nationalité en Bosnie-Herzégovine en 1992 ne permet toutefois pas de se faire une idée claire de la situation. À cette époque, ainsi que nous lavons dit, cet État luttait pour son indépendance et toutes les anciennes structures de la RSFY étaient en déliquescence. De plus, un conflit armé international déchirait la Bosnie-Herzégovine et les affrontements trouvaient leur source dans le désir de certaines fractions de sa population de faire sécession pour se joindre à un autre État.
252. Aux termes de la Constitution de 1974 de la RSFY, tout citoyen de lune de ses républiques constitutives était en même temps citoyen de la RSFY. Par conséquent, tous les citoyens de Bosnie-Herzégovine étaient également considérés comme des citoyens de la RSFY ; ils ont gardé ce statut jusquà sa dissolution. Bien que la Bosnie-Herzégovine ait proclamé son indépendance en mars 1992, elle a attendu le mois doctobre pour adopter un texte sur la nationalité, un décret qui sera complété ultérieurement par dautres décrets278. Ce texte stipulait que toutes les personnes ayant la nationalité bosniaque aux termes des textes antérieurs devaient être considérés comme des nationaux ; il prévoyait également la possibilité dune double nationalité. Aux termes dun autre décret, daté du 23 avril 1993, toutes les personnes qui avaient la nationalité de la RSFY le 6 avril 1992 et qui étaient domiciliées en Bosnie-Herzégovine devaient être considérées comme des nationaux bosniaques279.
253. Cependant, les Serbes de Bosnie affirmaient, dans la "'Constitution"' de la RSBH, que les ressortissants de la République serbe étaient des nationaux yougoslaves280. Ce principe a, par la suite, été confirmé dans une "Loi sur la nationalité serbe" adoptée par lAssemblée nationale de la Republika Srpska le 18 décembre 1992281. Cependant, la Constitution du 27 avril 1992 de la RFY ne semble pas reconnaître la nationalité yougoslave à dautres quaux Serbes et aux Monténégrins282.
254. Vu ces dispositions, lAccusation a demandé instamment à la Chambre de première instance de tenir compte de deux principes pour déterminer si les Serbes de Bosnie victimes des crimes mentionnés dans lActe daccusation peuvent être considérés comme des "personnes protégées" face aux autorités publiques de Bosnie qui les détenaient. Ces deux principes sont les suivants : la doctrine, toute récente, du droit à la nationalité de son choix, aux termes du droit international, et lexigence dun lien effectif entre un État et ses ressortissants pour que loctroi de la nationalité soit reconnu internationalement. Ces principes sont examinés brièvement ci-après.
255. Examinant le droit international sur la nationalité applicable en lespèce, la Chambre de première instance prend note du témoignage du professeur Economides au sujet des travaux de la Commission du droit international ( "C.D.I.") sur les questions de nationalité dans les cas de succession dÉtats. De plus, le professeur Economides a déposé au sujet de la Déclaration relative aux incidences de la succession dÉtats en matière de nationalité des personnes sur les conséquences de la succession dÉtats pour la nationalité des personnes physiques, rédigée par la Commission européenne pour la démocratie par le droit ("Commission de Venise"). Il a indiqué que ces deux instances avaient conclu à lexistence de certains principes fondamentaux, à savoir : toute personne impliquée dans une succession dÉtats a droit à une nationalité ; les États doivent sefforcer déviter les cas dapatridie ; et la volonté des personnes concernées doit être respectée par lÉtat octroyant sa nationalité. Le professeur Economides a également indiqué que, selon une règle du droit international coutumier, un État successeur doit accorder sa nationalité à tous les ressortissants de lÉtat prédécesseur domiciliés habituellement sur son territoire. Selon lui, la volonté des personnes impliquées dans une succession dÉtats est de plus en plus considérée comme le critère déterminant loctroi de la nationalité ; de plus, si un État peut automatiquement conférer sa nationalité à une personne après la succession, il doit lui permettre, après un certain temps, dopter pour une autre nationalité.
256. Toutefois, il nest pas tout à fait évident quil y ait, en droit international, une règle bien établie qui veuille que les États soient tenus de laisser un droit doption. On ne peut probablement pas encore dire que le Projet darticles sur la nationalité des personnes physiques en relation avec la succession dÉtats, préparé par la C.D.I.283, et la Déclaration de la Commission de Venise, qui reconnaissent ce droit, consacrent une règle contraignante du droit international coutumier, basée sur la pratique des États et la croyance du droit (opinio juris)284. En tout état de cause, alors que la Commission darbitrage mise en place par la Communauté européenne (Commission Badinter) avait jugé que les États successeurs de la RSFY devaient conférer aux minorités et aux groupes ethniques, tels que la population serbe en Bosnie-Herzégovine, le droit de choisir leur nationalité285, il est clair que la Bosnie-Herzégovine na pris officiellement aucune mesure pour donner une réalité à ce droit. Par conséquent, la Chambre de première instance peut difficilement conclure que le principe dun droit doption est, en lui-même, déterminant pour considérer que les Serbes de Bosnie ne sont pas des ressortissants bosniaques.
257. Le professeur Economides a également indiqué que la doctrine du "lien effectif" a un rôle à jouer dans les cas de conflits armés, lorsque la nationalité des différents groupes impliqués est incertaine. Cette doctrine sest imposée après lAffaire Nottebohm, tranchée par la C.I.J. en 1955286. Dans cette affaire, la C.I.J. a indiqué que,
la nationalité est un lien juridique ayant à sa base un fait social de rattachement, une solidarité effective dexistence, dintérêts, de sentiments, jointes à une réciprocité de droits et de devoirs. Elle est, peut-on dire, lexpression juridique du fait que lindividu auquel elle est conférée ... est, en fait, plus étroitement rattaché à la population de lÉtat qui la lui confère quà celle de tout autre État. Conférée par un État, elle ne lui donne titre à lexercice de la protection vis-à-vis dun autre État que si elle est la traduction en termes juridiques de lattachement de lindividu considéré à lÉtat qui en a fait son national287.
Dès lors, la Cour a estimé que M. Nottebohm ne pouvait pas être considéré comme un ressortissant du Liechtenstein aux fins dune plainte contre le Guatemala, État avec lequel il avait, en fait, un lien plus étroit.
258. La littérature consacrée à lAffaire Nottebohm, ainsi quà ses implications et à ses limitations, est extrêmement abondante. Cependant, bien que le principe du lien effectif ait traditionnellement été reconnu dans le cadre de la double nationalité, "le contexte particulier de lorigine ne masque pas son rôle en tant que principe général susceptible de diverses applications" [Traduction non officielle]288. Étant une juridiction internationale, le Tribunal peut donc choisir de refuser de reconnaître (ou de donner effet à) loctroi par un État de sa nationalité à des individus aux fins dappliquer le droit international289.
259. À supposer que la Bosnie-Herzégovine ait octroyé sa nationalité aux Serbes, aux Croates et aux Musulmans de Bosnie en 1992, il se peut que le lien entre les Serbes de Bosnie et cet État soit insuffisant pour que la Chambre de première instance puisse dans cette affaire considérer ces derniers comme des ressortissants bosniaques. Loctroi de la nationalité sinscrit dans le cadre de la dissolution dun État et du conflit armé qui en a résulté. De plus, les Serbes de Bosnie avaient clairement fait connaître leur souhait de ne pas être des ressortissants bosniaques en adoptant une Constitution en vertu de laquelle ils faisaient partie de la Yougoslavie et en sengageant dans un conflit armé destiné à atteindre ce but. Une telle conclusion se limiterait naturellement à la question de lapplication du droit international humanitaire et naurait aucun objectif plus large. Elle serait conforme également à lesprit de ce droit puisquelle lui assurerait lapplication la plus large possible.
260. Il convient également dévoquer le concept dagent, analysé par la Chambre de première instance II dans le Jugement Tadic. Dans le cadre de cette approche de la question de la protection au sens de la IVe Convention de Genève, se pose la question de savoir si les Serbes de Bosnie devraient être considérés comme des agents de la RFY du fait du contrôle que cette dernière exerçait sur eux. Les personnes "au pouvoir" des forces des Serbes de Bosnie sont donc implicitement "au pouvoir" de la RFY, qui est partie au conflit mais étrangère. Dans lArrêt Tadic sur la compétence, la Chambre dappel a envisagé cette possibilité et a conclu que si lon appliquait le concept dagent, les civils serbes de Bosnie au pouvoir des forces de lÉtat bosniaque ne seraient plus protégés par la IVe Convention de Genève, tandis que les civils musulmans et croates de Bosnie au pouvoir des forces serbes de Bosnie seraient des personnes protégées. La Chambre dappel a qualifié cette situation d"absurde" et a donc rejeté largument avancé par lAccusation dans cette affaire, selon lequel le Conseil de sécurité avait conclu que le conflit était de nature internationale lorsquil avait adopté le Statut290.
261. Cependant, la Chambre estime en lespèce quune telle situation nest pas la conséquence inévitable de lapplication de la doctrine. Ainsi que nous lavons examiné, les civils serbes de Bosnie ne doivent pas nécessairement être considérés comme des ressortissants bosniaques quand il sagit dappliquer le régime des infractions graves à la IVe Convention de Genève. Dès lors, les civils serbes de Bosnie pourraient être considérés comme protégés lorsquils étaient détenus par les forces de lÉtat bosniaque291.
262. Compte tenu du raisonnement exposé plus haut dans la partie touchant à la nature internationale du conflit en Bosnie-Herzégovine en 1992, la Chambre de première instance ne partage pas lopinion de la majorité des Juges de la Chambre ayant rendu le Jugement Tadic. La présente Chambre de première instance est arrivée à la conclusion que le retrait prétendu de la JNA et la fin de lintervention de la RFY dans le conflit après le 19 mai 1992 nétaient quun leurre et que lon ne peut douter que la RFY ait continué à exercer son influence. La RFY et les Serbes de Bosnie avaient un objectif commun tout à fait clair : mettre à exécution un projet conçu à Belgrade - le projet de la Grande Serbie. Il est, par conséquent, possible de considérer que les Serbes de Bosnie agissaient au nom de la RFY lorsquils poursuivaient leur combat contre les autorités de Bosnie-Herzégovine.
263. En tenant compte du bien-fondé relatif des approches basées sur les notions de "lien effectif" et d"agent", la présente Chambre de première instance souhaite insister sur la nécessité denvisager de façon plus souple les conditions posées par larticle 4 de la IVe Convention de Genève. En cas de succession dÉtats violente, le droit interne de la nationalité ne peut décider si les personnes happées dans des conflits découlant de tels événements sont protégées ou non292. Le Commentaire de la IVe Convention de Genève nous impose de garder à lesprit que "les Conventions sont faites avant tout pour protéger des individus et non pas pour servir les intérêts des États" 293; la présente Chambre de première instance est donc davis que les Conventions devraient couvrir le plus grand nombre de personnes possible. Il serait en effet contraire à lintention du Conseil de sécurité, dont le souci était de faire face effectivement à une situation qui, estimait-il, constituait une menace pour la paix et la sécurité internationales, et de mettre un terme aux souffrances de toutes les personnes prises dans le conflit, que le Tribunal international refuse à un groupe de personnes le bénéfice de la IVe Convention de Genève uniquement sur la base du droit interne de la nationalité.
264. Le droit doit être appliqué à la situation qui nous occupe, telle quelle était véritablement ; répétons donc que les faits pertinents sont les suivants :
- à la suite de la dissolution de la RSFY, un conflit armé international a éclaté
entre, au moins, la RFY et ses forces, dune part, et les autorités de lÉtat
indépendant de Bosnie-Herzégovine, dautre part ;
- une fraction de la population de Bosnie-Herzégovine, les Serbes de Bosnie, a proclamé
son indépendance et a prétendu créer sa propre République qui ferait partie de la
RFY ;
- la RFY a armé et équipé la population serbe de Bosnie et a mis en place son armée,
la VRS ;
- au cours des opérations militaires menées dans la municipalité de Konjic,
sinscrivant dans le cadre de ce conflit armé international, les forces de
lÉtat bosniaque ont détenu des hommes et des femmes serbes dans le camp de
détention de Celebici.
265. Sans quil soit besoin daborder ici la question de la légalité de leur détention, il est clair que les victimes des crimes allégués dans lActe daccusation ont été arrêtées et détenues principalement parce quelles étaient serbes. À ce titre, et dans la mesure où elles nétaient pas protégées par une autre Convention de Genève, elles doivent être considérées comme ayant été des "personnes protégées" au sens de la IVe Convention de Genève, puisquelles étaient de toute évidence détenues par les autorités bosniaques du fait quelles appartenaient à la partie ennemie au cours dun conflit armé et du fait et quelles représentaient une menace pour lÉtat bosniaque.
266. Cette interprétation de la Convention va tout à fait dans le sens de lévolution de la doctrine du droit humanitaire qui a pris une importance croissante au cours de ces cinquante dernières années. Il serait contraire au concept même de droits de lhomme, qui protège les individus des abus de leur propre État, dappliquer de façon rigide la condition de la nationalité posée par larticle 4, condition apparemment insérée pour empêcher toute immixtion dans les rapports entre un État et ses propres ressortissants. De surcroît, la nature du conflit armé international en Bosnie-Herzégovine reflète la complexité de nombreux conflits modernes et probablement pas le paradigme envisagé en 1949. Afin de préserver la pertinence et lefficacité des normes des Conventions de Genève, il est nécessaire dadopter lapproche choisie ici. Ainsi que Meron la récemment déclaré,
[e]n interprétant le droit, notre objectif devrait être déviter autant que possible de paralyser la procédure judiciaire et, dans le cas des conventions humanitaires, de leur permettre de remplir leur objectif visant à assurer une protection295.
267. Larticle 4 A) de la IIIe Convention de Genève pose des conditions assez strictes pour pouvoir bénéficier du statut de prisonnier de guerre. Une fois encore, cette disposition a été rédigée à la lumière des enseignements tirés de la Deuxième Guerre mondiale et elle reflète la conception que lon avait à lépoque dun conflit armé international. Dès lors, les différentes catégories de personnes qui peuvent être considérées comme des prisonniers de guerre sont définies de façon étroite.
268. Dans la présente espèce, nul ne semble soutenir que les victimes des actes allégués étaient membres des forces armées régulières de lune des parties au conflit, tels que définis par la section 1 de larticle. Les paragraphes 3, 4, et 5 ne sont clairement pas non plus applicables. Il convient dès lors de porter son attention sur la question de savoir si elles étaient membres de milices ou de corps volontaires appartenant à une partie, qui a) étaient placés sous le commandement dune personne responsable de ses subordonnés, b) présentaient un signe distinctif déterminé, reconnaissable à distance, c) portaient des armes au vu et au su de tous, et d) menaient leurs opérations conformément aux lois et coutumes de la guerre. À défaut, ces victimes auraient pu former une levée en masse, cest-à-dire que, habitant un territoire non occupé, elles avaient, à lapproche de lennemi, pris spontanément les armes pour résister à lenvahisseur, sans avoir eu le temps de se constituer en unités armées régulières et, à tout moment, elles portaient des armes au vu et au su de tous et respectaient les lois et coutumes de la guerre.
269. LAccusation cherche à invoquer les dispositions du Protocole additionnel296 I pour interpréter et clarifier celles de larticle 4 A) 2) ; de plus, elle souhaite interpréter dans un esprit douverture les stipulations détaillées de ce sous-alinéa. Même si lAccusation devait être suivie sur ce point et quoi que nous ayons pu dire sur la nécessité de faire preuve de souplesse dans linterprétation des Conventions de Genève, il apparaît difficile à la Chambre de première instance, sur la base des éléments de preuve qui lui ont été présentés, de conclure que les victimes des crimes allégués dans lActe daccusation remplissent ces conditions. Sil semble que certaines des personnes détenues au camp de détention de Celebici possédaient des armes et que lon peut considérer quelles ont participé dans une certaine mesure aux "hostilités", cela ne suffit pas à leur conférer le statut de prisonnier de guerre. De toute évidence, une Commission denquête militaire avait été mise en place à Konjic et elle était chargée de faire le tri entre les détenus de Celebici, ce qui, toutefois, nest pas sans rapport, semble-t-il, avec à la question de savoir quelles étaient exactement les activités exercées par chaque détenu avant son arrestation et sils représentaient une menace particulière pour la sécurité des autorités bosniaques. Cela posé, il nest même pas nécessaire dexaminer la question de savoir si les Serbes de Bosnie détenus à Celebici "appartenaient" aux forces de lune des parties au conflit.
270. De même, la Chambre de première instance nest pas convaincue que les détenus serbes de Bosnie constituaient une levée en masse. Cette notion fait référence à une situation où un territoire na pas encore été occupé mais est envahi pas une force extérieure et où les habitants des régions situées sur la ligne dinvasion prennent les armes pour résister et défendre leurs foyers. Il est difficile de conclure que les circonstances de la présente espèce, telles que décrites au Chapitre II ci-dessus, répondent à cette définition. Les autorités de la municipalité de Konjic ne constituaient clairement pas une force dinvasion à laquelle les habitants de certains villes et villages étaient contraints de résister et contre laquelle ils devaient se défendre. De surcroît, les éléments de preuve présentés à la Chambre de première instance nindiquent nullement que les Serbes de Bosnie qui étaient détenus portaient, en tant que groupe, leurs armes à tout moment au vu et au su de tous et observaient les lois et coutumes de la guerre. Il est incontestable que larticle 4 A) 6) impose aux populations locales de se conduire comme des soldats professionnels ; la Chambre de première instance estime dès lors que, en lespèce, il est préférable de considérer toutes ces personnes comme des civils.
271. Il est toutefois important de faire observer que cette conclusion se fonde sur lidée quil nexiste pas de hiatus entre la IIIe et la IVe Convention de Genève. Si une personne na pas droit, en qualité de prisonnier de guerre, à la protection offerte par la IIIe Convention de Genève (ou par les Ire ou IIe Conventions), elle est nécessairement couverte par la IVe Convention, pour autant quelle satisfasse aux critères énoncés à larticle 4. Le Commentaire de la IVe Convention de Genève dispose que :
[s]e trouvant aux mains de lennemi, un individu doit avoir un statut selon le droit international : il est soit un prisonnier de guerre couvert par la IIIe Convention, soit une personne civile couverte par la IVe Convention, soit encore un membre du personnel sanitaire des forces armées couvert par la Ire Convention. Il ny a pas de statut intermédiaire ; aucune personne se trouvant aux mains de lennemi ne peut être en dehors du droit et cest là, nous semble-t-il, une solution satisfaisante, non seulement pour lesprit, mais aussi et surtout du point de vue humanitaire297.
272. Ce point de vue est confirmé par larticle 50 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève, aux termes duquel est considérée comme civile toute personne qui nest pas un combattant tel que défini par larticle 4 A), 1), 2), 3) et 6) de la IIIe Convention de Genève et par larticle 43 du Protocole lui même.
273. LAccusation a, en outre, soutenu que larticle 5 de la IIIe Convention de Genève exige que, si un doute subsiste quant au statut des personnes détenues à Celebici, elles devraient pouvoir bénéficier de la protection de la Convention en attendant que leur statut ait été déterminé par un tribunal compétent298. Sur cette base, ces détenus étaient des "personnes protégées", couvertes par les dispositions de la IIIe Convention relatives aux infractions graves. Alors que cet article a pu faire peser, sur les forces de Bosnie contrôlant le camp de détention de Celebici, lobligation de traiter certains des détenus comme des personnes protégées par la IIIe Convention de Genève en attendant que leur statut ait été dûment déterminé, et donc de les traiter avec toute lhumanité voulue, la Chambre de première instance a conclu que, dans les faits, ces détenus nétaient pas des prisonniers de guerre. Ils étaient tous des civils protégés par la IVe Convention de Genève ; la Chambre de première instance sappuie donc sur cette dernière Convention pour se prononcer sur la question de lexistence d"infractions graves aux Conventions de Genève".
274. De ce qui précède, la Chambre de première instance conclut que toutes les victimes des crimes allégués dans lActe daccusation étaient des "personnes protégées" par la IVe Convention de Genève de 1949. Aux fins dapplication de larticle 2 du Statut, ces victimes doivent être considérées comme ayant été aux mains dune partie au conflit dont elles nétaient pas ressortissantes, puisquil sagissait de Serbes de Bosnie détenus, au cours dun conflit armé international, par une partie à ce conflit, lÉtat de Bosnie-Herzégovine.
275. Cette conclusion se trouve confortée par la conviction fondamentale de la Chambre de première instance quen ne cessant de condamner les violations généralisées du droit international humanitaire commises pendant tout le conflit en Bosnie-Herzégovine et en créant le Tribunal international pour poursuivre et sanctionner les auteurs de ces violations, le Conseil de sécurité na pas estimé que la protection offerte par lensemble du droit international humanitaire pouvait être refusée à des catégories particulières de personnes sur la base du droit interne de la nationalité. Le Tribunal international doit, par conséquent, adopter une approche globale et réglée par des principes, sagissant de lapplication des normes fondamentales du droit international humanitaire, normes qui ont été énoncées dans les quatre Conventions de Genève. En particulier, toutes les personnes qui nont pas participé activement aux hostilités et qui ont cependant été aspirées dans lhorreur et la violence de la guerre ne devraient pas se voir refuser la protection offerte par la IVe Convention de Genève, qui constitue la base même du droit dont elles peuvent se prévaloir.
276. Dans le contexte qui nous occupe, la Chambre de première instance estime quil nest pas nécessaire dexaminer en détail lévolution du droit contenu dans la IIIe Convention de Genève relative aux prisonniers de guerre ; en effet, même si aucune des victimes ne peut être considérée comme prisonnier de guerre, il nexiste pas de hiatus entre les différentes Conventions de Genève. Ces victimes doivent dès lors être considérées comme des civils protégés, tout comme les autres détenus. Cette conclusion ne préjuge en rien des résultats de lanalyse à laquelle nous nous livrerons ultérieurement afin de déterminer si les autorités de Bosnie-Herzégovine étaient légitimement habilitées à détenir tous ces civils.
277. Ayant jugé que larticle 2 du Statut est applicable aux faits de la présente espèce, la Chambre de première instance porte à présent son attention sur lapplication de larticle 3 sagissant de violations des lois ou coutumes de la guerre.
278. Outre les accusations dinfractions graves aux Conventions de Genève, lActe daccusation contient également 26 chefs faisant état de violations des lois ou coutumes de la guerre, sanctionnées par larticle 3 du Statut299. Dans lArrêt Tadic sur la compétence, la Chambre de première instance a estimé que larticle 3 traite dune large catégorie de crimes, à savoir toutes les "violations des lois ou coutumes de la guerre", et que la liste qui en est donnée à larticle 3 lui-même nest pas exhaustive mais a valeur d'exemple300. En particulier, larticle 3 ne se limite pas aux crimes reconnus par le "droit de La Haye", cest-à-dire le droit régissant la conduite des hostilités, qui trouve principalement son expression dans la Convention de La Haye de 1907 (IV) concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre ("Convention de La Haye (IV)") et le Règlement annexe, mais il inclut certaines infractions aux Conventions de Genève301.
279. Examinant larticle 3 du Statut, la Chambre d'appel a énoncé quatre conditions qui doivent être remplies pour que lon puisse considérer quun crime entre dans le champ dapplication de cet article. Ces conditions sont les suivantes :
i) la violation doit constituer une infraction à une règle du droit international humanitaire ;
ii) la règle doit être de caractère coutumier ou, si elle relève du droit conventionnel, les conditions requises doivent être remplies (...) ;
iii) la violation doit être grave, cest-à-dire quelle doit constituer une infraction aux règles protégeant des valeurs importantes et cette infraction doit emporter de graves conséquences pour la victime. (...) ;
iv) la violation de la règle doit engager, aux termes du droit international coutumier ou conventionnel, la responsabilité pénale individuelle de son auteur302.
280. La présente Chambre de première instance ne voit aucune raison de sécarter de la position adoptée par la Chambre dappel sur ce point et estime quayant analysé ci-avant les conditions générales dapplication des articles 2 et 3 du Statut, elle a examiné les deuxième et troisième conditions303.
281. À lexception du chef daccusation 49 (pillage), lActe daccusation indique que les crimes reprochés aux accusés en tant que violations des lois ou coutumes de la guerre sont "reconnus par" larticle 3 commun aux quatre Conventions de Genève, qui dispose :
En cas de conflit armé ne présentant pas un caractère international et surgissant sur le territoire de lune des Hautes Parties contractantes, chacune des Parties au conflit sera tenue dappliquer au moins les dispositions suivantes :
1) Les personnes qui ne participent pas directement aux hostilités, y compris les membres de forces armées qui ont déposé les armes et les personnes qui ont été mises hors de combat par maladie, blessure, détention, ou pour tout autre cause, seront, en toutes circonstances, traitées avec humanité, sans aucune distinction de caractère défavorable basée sur la race, la couleur, la religion ou la croyance, le sexe, la naissance ou la fortune, ou tout autre critère analogue.
À cet effet, sont et demeurent prohibées, en tout temps et en tout lieu, à légard des personnes mentionnées ci-dessus :
a) les atteintes portées à la vie et à lintégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices ;
b) les prises dotage ;
c) les atteintes à la dignité des personnes, notamment les traitements humiliants et dégradants ;
d) les condamnations prononcées et les exécutions effectuées sans un jugement préalable, rendu par un tribunal régulièrement constitué, assorti des garanties judiciaires reconnues comme indispensables par les peuples civilisés.2) Les blessés et les malades seront recueillis et soignés.
Un organisme humanitaire impartial, tel que le Comité international de la Croix-Rouge, pourra offrir ses services aux Parties au conflit.
Les Parties au conflit sefforceront, dautre part, de mettre en vigueur par voie daccords spéciaux tout ou partie des autres dispositions de la présente Convention.
Lapplication des dispositions qui précèdent naura pas deffet sur le statut juridique des Parties au conflit.
282. Discutant de lapplicabilité de larticle 3 du Statut à la présente espèce, la Chambre de première instance doit dès lors nécessairement examiner larticle 3 commun aux Conventions de Genève. La Défense a contesté la nature de cette disposition et le fait quelle sintègre dans larticle 3 du Statut, au motif quelle ne fait pas partie du droit international coutumier et que sa violation nengage nullement la responsabilité pénale individuelle des contrevenants.
283. Sagissant de laccusation de pillage figurant au chef 49 de lActe daccusation, la Chambre de première instance fait observer que larticle 3 e) du Statut fait expressément mention de ce crime comme dune violation des lois ou coutumes de la guerre qui relève du Tribunal international. Néanmoins, il convient détablir que linterdiction du pillage est une norme du droit international coutumier dont la violation engage la responsabilité pénale individuelle des contrevenants.
284. Afin daller plus avant dans lanalyse des conditions dapplication de larticle 3, la Chambre de première instance juge nécessaire dans un souci de clarté dexposer brièvement les arguments des parties concernant ces questions.
285. Dans lArrêt Tadic sur la compétence, la Chambre dappel a conclu que le Tribunal international est compétent pour connaître des crimes sanctionnés par larticle 3 du Statut, quils aient été commis dans le cadre dun conflit armé interne ou international304. Ce faisant, elle a examiné la nature coutumière de larticle 3 commun aux Conventions de Genève, de même que dautres normes régissant les conflits armés internes, et elle a jugé que leur violation engage la responsabilité pénale individuelle des contrevenants. LAccusation soutient que les conclusions de la Chambre dappel sur ce point devraient être suivies en lespèce. Partant, lAccusation estime que, pour que la Chambre de première instance applique larticle 3 du Statut dans la présente affaire, il lui suffit de prouver quil y a bel et bien eu un conflit armé et que les violations alléguées étaient liées à ce conflit.
286. Sagissant des violations des interdictions fondamentales énoncées par larticle 3 commun aux Conventions de Genève, lAccusation fait valoir que ces dispositions font clairement partie du droit international coutumier et quelle doit simplement démontrer que les victimes des crimes allégués remplissent les conditions énoncées au paragraphe 1) (à savoir, navoir pris aucune part aux hostilités). En somme, elle est davis que larticle 3 commun aux Conventions de Genève peut être appliqué par le Tribunal international lorsque quatre conditions sont remplies, cest-à-dire dès lors que :
1) les actes illégaux ont été commis dans le cadre dun conflit armé ;
2) lauteur était lié à lune des parties impliquées dans le conflit armé ;
3) les victimes étaient des personnes nayant pas pris une part active aux hostilités, ce qui inclut les civils, les membres des forces armées ayant déposé leurs armes et ceux mis hors de combat par maladie, blessure, détention, ou pour toute autre cause ; et
4) lun des actes énumérés à larticle 3 commun aux Conventions de Genève a été commis305.
287. En outre, lAccusation avance que les violations de larticle 75 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève, qui reflète le droit international humanitaire coutumier, sont couvertes par larticle 3 du Statut. Elle affirme que les crimes qui, dans lActe daccusation, sont retenus contre les accusés en vertu de larticle 3, constituent aussi de toute évidence des violations de cette disposition.306
288. LAccusation fait enfin valoir que linterdiction du pillage est un principe bien établi en droit international, reconnu par la Convention de La Haye de 1907 (IV) et le Règlement annexe, de même que par la IVe Convention de Genève.
289. La Défense reconnaît que son interprétation de larticle 3 du Statut, à savoir quil ne peut intégrer les dispositions de larticle 3 commun aux Conventions de Genève, est contraire au point de vue adopté par la Chambre dappel dans lArrêt Tadic sur la compétence307. Toutefois, elle avance que cest à tort que la Chambre dappel a jugé que larticle 3 commun aux Conventions de Genève est inclus dans larticle 3 du Statut.
290. Le premier argument invoqué par la Défense à lappui de son interprétation est que le Conseil de sécurité, en créant le Tribunal international, na jamais eu lintention de lui donner compétence pour connaître des violations de larticle 3 commun. De l'examen des dispositions du statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda ("TPIR"), la Défense déduit quil est exclu, en labsence de toute référence explicite à larticle 3 commun dans le Statut, référence qui figure dans le statut du TPIR, que le Conseil de sécurité ait pu avoir lintention de linclure dans le domaine de compétence du Tribunal international.
291. La Défense fait en outre valoir que les crimes énumérés à larticle 3 du Statut sont représentatifs des crimes visés par le "droit de La Haye" - cest-à-dire par les règles énoncées dans la Convention de La Haye de 1907 (IV) et le Règlement annexe - qui a trait à la conduite des hostilités et non à la protection des victimes ne prenant pas une part active aux combats. À ses yeux, si le Conseil de sécurité avait eu lintention dinclure certaines dispositions du "droit de Genève" - telles que larticle 3 commun - dans larticle 3 du Statut, il laurait fait de façon explicite.
292. En réponse aux arguments de lAccusation, la Défense examine les déclarations faites par certains représentants des États au Conseil de sécurité lors de ladoption du Statut du Tribunal. La Défense conteste linterprétation que donne le Procureur de ces déclarations et maintient quelles ne peuvent être considérées comme avalisant lincorporation dans larticle 3 du Statut de larticle 3 commun aux Conventions de Genève.
293. La Défense soutient pour lessentiel, sur la base de la pratique des États et de lopinio juris, que les dispositions de larticle 3 commun aux Conventions de Genève ne font pas partie du droit international coutumier établi. Le Rapport du Secrétaire général, adopté par le Conseil de sécurité et contenant le Statut, indique clairement que le Tribunal est tenu dappliquer les "règles du droit international humanitaire qui font partie sans aucun doute possible du droit coutumier" 308; la Défense estime que larticle 3 commun ne satisfait pas à cette condition.
294. Le deuxième argument mis en avant par la Défense est que, même si les interdictions fondamentales énoncées par larticle 3 commun étaient considérées comme faisant partie du droit international coutumier, leur violation nengagerait pas nécessairement la responsabilité pénale individuelle de contrevenants. À lappui de cette thèse, elle analyse lévolution dans le temps du droit international et conclut que la notion de responsabilité pénale individuelle na fait son apparition que récemment dans cette branche du droit. Elle fait observer que, en 1949, les États ayant adopté les quatre Conventions de Genève nont pas inclus larticle 3 commun dans le régime des "infractions graves" mis en place pour appliquer les interdictions contenues dans les Conventions. Elle soutient ensuite que lévolution du droit international coutumier depuis lors ne permet pas daffirmer que les violations de larticle 3 commun engagent la responsabilité pénale individuelle de leur auteur.
295. Tout en gardant à lesprit les conclusions tirées à la section C ci-dessus quant au lien pertinent existant entre les actes allégués des accusés et le conflit armé, à la situation des victimes supposées, en tant que détenus au camp de détention de Celebici, et des accusés dans le camp de détention, la Chambre de première instance va sattacher à examiner la question de la nature coutumière des interdictions énoncées par larticle 3 commun aux Conventions de Genève et de leur incorporation dans larticle 3 du Statut.
296. La Chambre de première instance est guidée, dans son analyse de larticle 3, par les idées exprimées par la Chambre dappel dans lArrêt Tadic sur la compétence. Dans cet Arrêt, la Chambre dappel se livre à une longue analyse de la nature de larticle 3 et de lincorporation dans ledit article de larticle 3 commun aux Conventions de Genève, analyse que la Chambre de première instance estime ne pas devoir reproduire dans sa totalité.
297. En substance, la Chambre dappel décrit de la façon suivante larticulation des articles 2 et 3 du Statut :
Larticle 3 doit être considéré comme couvrant toutes les violations du droit international humanitaire autres que les "infractions graves" aux quatre Conventions de Genève relevant de larticle 2 (ou, de fait, les violations visées par les articles 4 et 5 dans la mesure où les articles 3, 4 et 5 se recouvrent)309.
En outre,
larticle 3 opère comme une clause supplétive visant à garantir quaucune violation grave du droit international humanitaire néchappe à la compétence du Tribunal international. Larticle 3 vise à rendre cette compétence inattaquable et incontournable310.
298. La Chambre de première instance fait observer que la conclusion de la Chambre dappel sur le champ dapplication de larticle 2 du Statut, excluant les conflits armés internes de la compétence du Tribunal touchant les "infractions graves" aux Conventions de Genève, est telle que son approche de larticle 3 doit être plutôt large, afin de rendre la compétence du Tribunal "inattaquable". Dès lors, les violations de larticle 3 commun aux Conventions de Genève trouvent leur place dans larticle 3 du Statut.
299. Dans le même esprit, la présente Chambre de première instance ne doute pas un seul instant que lintention du Conseil de sécurité ait été de garantir que toutes les violations graves du droit international humanitaire, commises dans un cadre spatio-temporel défini, ressortissent à la compétence du Tribunal international. Dès lors, si des violations de larticle 3 commun aux Conventions de Genève ne doivent pas être considérées comme ayant été incorporées dans le régime des "infractions graves" et, partant, comme tombant sous le coup de larticle 2 du Statut, il faut les regarder comme faisant partie des dispositions plus générales de larticle 3 du Statut.
300. Il convient de noter que, discutant de la question de lexistence de règles coutumières du droit international humanitaire en matière de conflits armés internes, la Chambre dappel formule la réserve suivante : toutes les règles applicables aux conflits armés internationaux nont pas été étendues aux conflits armés internes et cest lessence de ces règles qui importe et non leurs dispositions particulières311. Cependant, les interdictions énoncées par le paragraphe premier de larticle 3 commun aux Conventions de Genève expriment "le fondement même des quatre Conventions de Genève" - le principe du traitement humain312. Les auteurs de violations de cet article pendant un conflit interne ne peuvent, quelle que soit la façon dont on aborde la question, être traités avec plus de clémence que les personnes qui commettent les mêmes infractions au cours dun conflit international. Il semblerait donc que les interdictions énoncées par larticle 3 commun sont dune nature telle quelles devraient sappliquer tant lors de conflits armés internes que lors de conflits armés internationaux.
301. Si, en 1949, linsertion dans les Conventions de Genève dune disposition relative aux conflits armés internes a pu paraître audacieuse, nul ne peut douter que les protections et les interdictions énoncées dans cette disposition font désormais partie du droit international coutumier. Ainsi que la Chambre dappel la examiné en détail, un ensemble de règles traitant de la réglementation des hostilités et de la protection des victimes au cours des conflits armés internes est à présent largement reconnu313. Ce progrès illustre bien la nature évolutive du droit international coutumier, qui est dailleurs sa force. Depuis au moins la moitié de ce siècle, la prédominance des conflits armés éclatant à lintérieur des frontières dun État ou à la suite de la remise en cause des anciennes frontières de lÉtat est évidente et, en labsence des conditions indispensables à la conclusion dun traité multilatéral donnant naissance à un nouveau corpus juridique complet, le concept plus fluide et adaptable du droit international coutumier simpose.
302. Lexistence dun tel droit coutumier - pratique des États et opinio juris - peut, dans certaines situations, être extrêmement difficile à établir, en particulier lorsquil existe un traité multilatéral antérieur qui a été adopté par la grande majorité des États. La preuve de la pratique des États en marge de ce traité, démontrant la présence de normes coutumières distinctes ou la transposition de normes conventionnelles dans le domaine de la coutume, devient de plus en plus difficile à rapporter car il semblerait que seule la pratique des États non parties au traité puisse être considérée comme pertinente314. Telle est la situation des quatre Conventions de Genève auxquelles la plupart des États sont devenus parties par voie de ratification ou dadhésion.
303. Malgré ces difficultés, les tribunaux internationaux concluent, de temps à autre, que la coutume existe à côté du droit conventionnel, leur contenu étant fondamentalement identique. Il en a été ainsi dans laffaire Nicaragua315, s'agissant de linterdiction de lusage de la force énoncée par la Charte des Nations Unies. En outre, dans cette affaire, l'analyse faite par la C.I.J. des Conventions de Genève, en particulier de leurs articles 1er et 3, indique quelle considérait que ces dispositions faisaient aussi partie du droit international coutumier316. De surcroît, la C.I.J. a conclu que larticle 3 commun ne devait pas simplement sappliquer aux conflits armés internes, mais que,
[i]l ne fait pas de doute que ces règles constituent aussi, en cas de conflits armés internationaux, un minimum indépendamment de celles, plus élaborées, qui viennent sy ajouter pour de tels conflits ; il sagit de règles qui, de lavis de la Cour, correspondent à ce quelle a appelé des "considérations élémentaires dhumanité" (Détroit de Corfou, fond, C.I.J. Recueil 1949, p. 22 ; paragraphe 215 ci-dessus)317.
304. En outre, dans un récent jugement, le TPIR a également discuté la nature coutumière de larticle 3 à propos de lapplication des dispositions de son statut318. La Chambre saisie de cette affaire a déclaré que,
[i]l est clair aujourdhui que larticle 3 commun a acquis le statut de règle du droit coutumier en ce sens que la plupart des États répriment dans leur code pénal des actes qui, sils étaient commis à loccasion dun conflit armé interne, constitueraient des violations de larticle 3 commun319.
305. Il convient de faire observer quen chargeant le Tribunal international dappliquer les règles coutumières du droit international humanitaire, le Secrétaire général a précisé que certaines conventions faisaient partie de la coutume. Il a notamment fait mention des quatre Conventions de Genève de 1949 sans exclure certaines de leurs dispositions comme larticle 3 commun320. Le fait que larticle 3 commun a été considéré comme faisant partie du droit devant être appliqué par le Tribunal est corroboré par la déclaration du représentant des États-Unis dAmérique lors de ladoption de la Résolution 827 du Conseil de sécurité, qui na été contredit par aucun autre représentant ; le représentant américain avait alors déclaré que :
il est entendu que les "lois ou coutumes de la guerre" visées à larticle 3 du Statut incluent toutes les obligations découlant des accords en matière de droit humanitaire en vigueur sur le territoire de lex-Yougoslavie à lépoque où les actes ont été commis, y compris larticle 3 commun aux Conventions de Genève de 1949 et les Protocoles additionnels à ces Conventions321.
306. Compte tenu de ce qui précède, la Chambre de première instance est certaine que les interdictions énoncées par larticle 3 commun aux Conventions de Genève sont des interdictions reconnues par le droit international coutumier qui peuvent être considérées comme étant du ressort du Tribunal international aux termes de larticle 3 du Statut.
307. La Chambre de première instance en arrive donc au deuxième argument invoqué par la Défense selon lequel, même si du fait des interdictions quil édicte, larticle 3 faisait partie de la coutume, il nexiste en droit coutumier aucune règle qui donne à penser que toute violation de larticle 3 commun engage la responsabilité pénale individuelle de son auteur. Une fois encore, ce point a été traité par la Chambre dappel dans lArrêt Tadic sur la compétence et la Chambre de première instance ne voit aucune raison de ne pas suivre ses conclusions322. Dans son Arrêt, la Chambre dappel examine les différents droits internes, de même que la pratique, pour montrer quil existe de nombreux exemples de dispositions pénales relatives aux violations du droit applicable en cas de conflit armé interne323. À partir de ces sources, la Chambre dappel extrapole pour conclure que rien ne s'oppose à ce qu'une violation de larticle 3 commun aux Conventions de Genève engage la responsabilité pénale individuelle de son auteur et que, de fait, une telle violation emporte cette responsabilité.
308. Le fait que les Conventions de Genève elles-mêmes nindiquent pas explicitement que toute violation de larticle 3 commun engage la responsabilité pénale de son auteur nexclut pas en soi quune telle responsabilité puisse naître dune telle infraction. En outre, le fait de qualifier la violation de certaines dispositions des Conventions d"infractions graves" entrant dans le cadre de la juridiction obligatoire universelle, ne peut certainement pas être interprété comme privant toutes les autres dispositions des Conventions de toute sanction pénale. Alors que les auteurs des "infractions graves" doivent être poursuivis et punis par tous les États, les auteurs des "autres" infractions aux Conventions de Genève peuvent lêtre. Dès lors, une juridiction internationale telle que le Tribunal international doit aussi être habilitée à poursuivre et à punir les auteurs de ces violations.
309. Cette conclusion est étayée par le Projet de Code de crimes contre la paix et la sécurité de lhumanité, rédigé par la C.D.I. ("Projet de Code de la C.D.I.")324. Larticle 20 du Projet de Code de la C.D.I., intitulé "Crimes de guerre", comprend des violations du droit international humanitaire applicables dans le cas de conflits armés non internationaux, de même que des violations qui constituent des infractions graves aux Conventions de Genève. Les crimes énumérés dans cet article renvoient aux dispositions de larticle 3 commun aux Conventions de Genève, de même que celles de larticle 4 du Protocole additionnel II ("Protocole additionnel II")325. En outre, le Statut définitif de la Cour pénale internationale, adopté à Rome le 17 juillet 1998, reprend explicitement les violations graves de larticle 3 des Conventions de Genève comme crimes de guerre aux termes de son article 8326. Un autre instrument récent, le statut du TPIR, reprend aussi les violations de larticle 3 commun en tant que crimes relevant de la compétence de ce tribunal. Bien que ces instruments aient tous été rédigés après les crimes évoqués dans lActe daccusation, ils indiquent que, de façon générale, on estime que les dispositions de larticle 3 commun ne sont pas incompatibles avec la notion de responsabilité pénale individuelle.
310. Le statut du TPIR et le Rapport du Secrétaire général concernant ce statut ne peuvent sinterpréter de façon à restreindre le champ dapplication de notre Statut. Si larticle 4 du statut du TPIR fait explicitement référence à larticle 3 commun aux Conventions de Genève et au Protocole additionnel II, labsence dune telle référence explicite dans le Statut du Tribunal international nexclut pas en soi lapplication de ces dispositions. La Défense cite, à lappui de sa thèse, le rapport du Secrétaire général au sujet du TPIR, qui dispose que larticle 4 de son statut "pour la première fois, érige en crimes les violations de larticle 3 commun aux quatre Conventions de Genève"327. La Chambre de première instance fait cependant remarquer que les Nations Unies ne peuvent pas "ériger en crimes" la violation de lune quelconque des règles du droit international humanitaire par le simple fait de conférer une compétence ratione materiae à un tribunal international. Le Tribunal international ne fait quidentifier et appliquer le droit international coutumier existant ; peu importe, comme nous lavons indiqué plus haut, que le contenu de cette coutume ait été ou non reconnu explicitement dans le Statut, encore quil puisse y être fait référence explicitement, comme dans le statut du TPIR.
311. La Défense se montre extrêmement soucieuse dattirer lattention des Juges sur le principe nullem crimen sine lege (pas de crime sans texte de loi) et, partant de là, elle conclut quaucun des accusés ne peut être reconnu coupable de crimes sanctionnés par larticle 3 commun aux Conventions de Genève. Elle maintient que, si le Tribunal concluait que toute violation de larticle 3 commun engage la responsabilité pénale individuelle de son auteur, il créerait un droit a posteriori. Une telle pratique est contraire aux droits de lhomme fondamentaux, ainsi quil est précisé, entre autres, dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ("Pacte international"), lequel dispose, dans son article 15 :
1. Nul ne sera condamné pour des actions ou des omissions qui ne constituaient pas un acte délictueux daprès le droit national ou international au moment où elles ont été commises. [...]
2. Rien dans le présent article ne soppose au jugement ou à la condamnation de tout individu en raison dactes ou omissions qui, au moment où ils ont été commis, étaient tenus pour criminels, daprès les principes généraux de droit reconnus par lensemble des nations.
312. Outre ce qui a été dit plus haut de la nature coutumière des interdictions énoncées par larticle 3 commun aux Conventions de Genève et de la responsabilité pénale individuelle que leur violation engage, la Chambre de première instance souhaite accorder une importance particulière aux dispositions du Code pénal de la RSFY, qui ont été adoptées par la Bosnie-Herzégovine en avril 1992328. Ce code donne compétence aux juridictions bosniaques pour juger les crimes de guerre commis "en temps de guerre, de conflit armé ou doccupation", quils sinscrivent dans le cadre de conflits armés internationaux ou de conflits armés internes. De ce fait, tous les accusés dans la présente espèce auraient pu être déclarés individuellement pénalement responsables aux termes de la loi bosniaque relative aux crimes retenus dans lActe daccusation. Dès lors, sur la base de ce fait également, on peut dire que largument selon lequel on ne saurait appliquer les dispositions de larticle 3 commun aux Conventions de Genève en vertu de larticle 3 sans violer le principe nullem crimen sine lege est sans fondement.
313. De surcroît, il convient également de prendre note du second paragraphe de larticle 15 du Pacte international, compte tenu de la nature des crimes allégués dans lActe daccusation. Il apparaît que cette disposition a été insérée lors de la rédaction du Pacte international afin déviter la situation dans laquelle sétaient trouvés les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo après la Deuxième Guerre mondiale. Ces tribunaux ont appliqué les normes énoncées dans les Conventions de Genève de 1929 et dans les Conventions de La Haye de 1907, entre autres, bien que ces instruments ne prévoient pas la possibilité de sanctionner pénalement leur violation. Il est indéniable que des actes tels que le meurtre, la torture, le viol et le traitement inhumain sont criminels au regard des "principes généraux de droit" reconnus par tous les systèmes juridiques. Aussi, la réserve exprimée à larticle 15, paragraphe 2, du Pacte international devrait-elle être prise en compte lorsque lon envisage la question de lapplication du principe nullem crimen sine lege au cas despèce. Lobjectif de ce principe est dempêcher quun individu soit poursuivi et puni pour des actes dont il croyait raisonnablement quils étaient licites à la date de leur perpétration. Il est peu crédible daffirmer que les accusés ne reconnaîtraient pas la nature criminelle des actes allégués dans lActe daccusation. Peu importe quils naient pas pu prévoir la création dun Tribunal international appelé à engager des poursuites.
314. Si larticle 3 commun aux Conventions de Genève a été formulé de façon à sappliquer aux conflits armés internes, il ressort également de lanalyse qui précède que ses interdictions fondamentales sappliquent également en cas de conflit armé international. De même, et comme la affirmé la Chambre dappel, les crimes visés par larticle 3 du Statut du Tribunal international peuvent avoir été commis dans les deux types de conflit. La conclusion de la Chambre de première instance, à savoir que le conflit en Bosnie-Herzégovine en 1993 était de nature internationale, na donc aucune influence sur lapplication de larticle 3. Il nest pas nécessaire non plus que la Chambre de première instance examine les dispositions de larticle 75 du Protocole additionnel I, qui sappliquent aux conflits armés internationaux. Ces dispositions se fondent clairement sur les interdictions énoncées par larticle 3 commun et peuvent également constituer des règles du droit international coutumier. Cependant, la Chambre de première instance trouve suffisamment de raisons dans larticle 3 commun pour appliquer larticle 3 du Statut aux actes allégués dans la présente affaire329.
315. Enfin, la Chambre de première instance ne doute pas un seul instant que linterdiction du pillage est fermement ancrée dans le droit international coutumier. Le Règlement annexé à la Convention de La Haye (IV) de 1907 concernant les lois et les coutumes de la guerre sur terre ("Règlement de La Haye") consacre cette interdiction, réaffirmée dans les Conventions de Genève330. Le Règlement de La Haye est depuis longtemps considéré comme étant de nature coutumière, ainsi que lont confirmé les tribunaux de Nuremberg et Tokyo. De plus, le Rapport du Secrétaire général fait expressément mention du Règlement annexé à la Convention de La Haye dans son commentaire de larticle 3 du Statut, dans les termes suivants :
La Convention de La Haye de 1907 (IV) concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre et les Règles qui y sont annexées constituent un autre domaine important du droit international humanitaire conventionnel, qui fait désormais partie de lensemble du droit international coutumier.
Le Tribunal de Nuremberg a reconnu que nombre des dispositions contenues dans les Règles de La Haye, qui paraissaient audacieuses au moment où elles ont été adoptées, étaient, en 1939, reconnues par toutes les nations civilisées et considérées comme énonçant les lois et coutumes de la guerre. Le Tribunal de Nuremberg a reconnu aussi que les crimes de guerre définis à larticle 6 b) du Statut du Tribunal militaire international étaient déjà considérés, en droit international et dans les règles de La Haye comme des crimes de guerre dont les auteurs étaient susceptibles dêtre punis331.
Sur cette base, il nest pas nécessaire de sétendre plus avant sur lapplicabilité de larticle 3 du Statut sagissant de laccusation de pillage.
316. Pour conclure, la Chambre de première instance estime que les interdictions fondamentales figurant à larticle 3 commun aux Conventions de Genève, tout comme les dispositions du Règlement de La Haye, constituent des règles de droit international coutumier que le Tribunal international peut appliquer afin de mettre en oeuvre la responsabilité pénale individuelle des accusés pour les crimes allégués dans lActe daccusation. Il découle de la répartition de la compétence ratione materiae entre les articles 2 et 3 du Statut énoncée jusquà présent par la Chambre dappel, que ces violations peuvent être considérées comme étant couvertes par larticle 3.
317. Reconnaissant que cette conclusion entraînerait un élargissement de la notion d"infractions graves aux Conventions de Genève" allant dans le sens dune interprétation plus téléologique, la Chambre de première instance estime que les violations de larticle 3 commun aux Conventions de Genève tombent plus logiquement sous le coup de larticle 2 du Statut. Toutefois, aux fins de la présente affaire, lapproche la plus prudente a été suivie. La Chambre de première instance a jugé quil y avait un conflit armé international en Bosnie-Herzégovine pendant la période considérée dans lActe daccusation et que les victimes des crimes allégués étaient des "personnes protégées", ce qui rend larticle 2 applicable. En outre, larticle 3 est applicable pour chacun des crimes allégués au motif quils constituent également des violations des lois ou coutumes de la guerre, interdites en substance par larticle 3 commun aux Conventions de Genève (à lexception des accusations de pillage et de détention illégale de civils).
318. Ayant donc conclu que les conditions dapplication des articles 2 et 3 du Statut sont remplies en lespèce, la Chambre de première instance doit à présent sintéresser à la nature de la responsabilité pénale individuelle telle que reconnue par larticle 7 du Statut.
F. La responsabilité pénale individuelle aux termes de larticle 7 1)
319. Les principes de la responsabilité pénale individuelle consacrés par larticle 7 1) du Statut reflètent lidée fondamentale que la responsabilité pénale individuelle à raison des infractions relevant du Tribunal international déborde le cadre de la responsabilité directe. Comme la fait observer le Secrétaire général dans son rapport. "toutes les personnes qui participent à la planification, à la préparation ou à lexécution de violations graves du droit international humanitaire dans lex-Yougoslavie contribuent à commettre la violation et sont donc individuellement responsables"332.
320. Larticle 7 1) dispose donc :
Quiconque a planifié, incité à commettre, ordonné, commis ou de toute autre manière aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter un crime visé aux articles 2 à 5 du présent Statut est individuellement responsable dudit crime.
321. Lidée que des individus puissent être tenus pénalement responsables pour avoir pris part à un titre ou à un autre à des infractions est manifestement conforme aux principes généraux du droit pénal. Comme la Chambre de première instance II en a conclu dans le jugement Tadic, il ne fait pas de doute que telle est la règle en droit international coutumier333. Cependant, il appartient à la Chambre de première instance de préciser le degré de participation nécessaire pour quun individu puisse être considéré comme ayant participé à une infraction relevant du Tribunal au point dêtre pénalement responsable à ce titre aux termes de la présente disposition.
322. Invoquant le jugement Tadic, lAccusation soutient que, pour établir la responsabilité au sens de larticle 7 1), il est nécessaire de démontrer lexistence de deux éléments : I) lintention, à savoir la conscience de la participation et la décision prise en connaissance de cause de prendre part à un crime. et ii) la participation, cest-à-dire un mode de comportement qui contribue à lacte illégal. LAccusation se fonde aussi sur la doctrine du "but commun" dont lidée maîtresse serait celle-ci : quiconque participe en connaissance de cause avec dautres à une entreprise criminelle peut être tenu pour pénalement responsable des actes illicites qui sont la conséquence naturelle et probable de leur but commun334.
323. LAccusation en conclut quil nest pas nécessaire que laccusé ait physiquement causé la mort de la victime ou, pour dire les choses autrement, lui ait porté le coup de grâce pour quil soit déclaré pénalement responsable dun crime illicite335. LAccusation soutient que, pour que sa responsabilité pénale soit engagée, point nest besoin que laccusé ait apporté son concours au moment des faits qui ont entraîné la mort de la victime ou sur les lieux du crime ou encore quil ait assisté au drame. LAccusation fait valoir, en revanche, quil faut prouver que laccusé a, par ses agissements, soit aidé à commettre un acte illicite soit participé à une entreprise ou opération commune qui a entraîné la mort de la victime336.
324. Se fondant aussi pour sa part, sur le jugement Tadic, la Défense estime que quatre conditions doivent être réunies pour que laccusé soit pénalement responsable des agissements dautrui aux termes de larticle 7 1). Ainsi, selon elle, il faudrait que laccusé i) ait eu lintention de prendre part à un acte; ii) au mépris du droit international humanitaire; iii) en sachant que lacte était contraire au droit; et iv) quil apportait en la circonstance une aide directe, appréciable. La Défense fait observer que, pour apporter une aide directe, il nest pas nécessaire que laccusé soit présent sur les lieux du crime ou quil ait pris part physiquement, directement au crime. A linverse, toujours selon la Défense, la présence de laccusé sur les lieux du crime ne suffit à faire de lui un complice337.
325. Comme il est dit plus haut, la Chambre de première instance II sest attachée dans laffaire Tadic à dégager la norme applicable pour conclure à la responsabilité pénale dun individu aux termes de larticle 7 1) du Statut. Elle a ainsi analysé de manière approfondie les éléments de la responsabilité individuelle en droit international coutumier au travers des précédents que constituaient les procès des criminels de guerre qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale. Ayant examiné les décisions en question, la Chambre reprend à son compte le raisonnement qui sy trouve développé et conclut que la norme qui y est retenue est applicable en lespèce.
326. La Chambre de première instance estime, par conséquent, que pour pouvoir mettre en oeuvre la responsabilité pénale dun individu du fait de sa participation à un crime relevant de la compétence du Tribunal alors même quil na pas lui-même accompli les actes qui constituent linfraction, il faut démontrer lexistence de deux éléments, lun matériel, lautre moral. Lélément matériel (actus reus) nécessaire est constitué par une participation au crime qui soit sanalyse comme une contribution au méfait soit a eu un effet sur son accomplissement. Ainsi, la participation doit avoir "avoir un effet direct et substantiel sur la perpétration de lacte illégal"338. Lélément moral ou mens rea suppose que laccusé ait pris part au crime en connaissance de cause. Ainsi, il doit y avoir "la conscience de lacte de participation conjuguée à une décision délibérée de participer en planifiant, incitant, ordonnant, commettant ou de toute autre manière aidant et encourageant la perpétration dun crime"339.
327. Plus précisément, la Chambre de première instance estime quil est juste de dire quen létat actuel du droit, la complicité sentend de toutes les aides de nature à encourager ou à favoriser laccomplissement dun acte criminel et qui saccompagnent de lélément moral indispensable. Sil doit être établi quelle a concouru à laccomplissement dun acte criminel ou a eu un effet sur lui, il nest pas nécessaire en revanche que laide en question ait été apportée sur les lieux mêmes du crime ou au moment des faits. Au surplus, cette aide peut ne pas être seulement matérielle mais aussi prendre la forme dun soutien psychologique par des paroles ou une présence physique sur les lieux du crime340.
328. Sagissant de lélément moral, la Chambre de première instance juge nécessaire que laccusé ait pris part au crime en connaissance de cause. Elle reconnaît quil nest pas besoin que lintention coupable ait été explicitée : il suffit quelle puisse se déduire des circonstances341. Il nest pas non plus indispensable que la Chambre conclut à lexistence dun plan criminel préétabli342. Cependant, lorsquun tel plan existe ou lorsquil y a dautres raisons qui donnent à penser que les membres dun groupe poursuivent un but criminel commun, tous ceux qui, en connaissance de cause, participent et oeuvrent directement et largement à la réalisation de ce but peuvent être tenus pénalement responsables du crime qui sensuit aux termes de larticle 7 1). Selon les circonstances, le coupable peut en pareil cas être tenu pour pénalement responsable en tant quauteur du crime ou complice.
329. En conclusion, lextrait du jugement Tadic qui suit reflète, dans sa concision, très précisément la position de la Chambre sur létendue de la responsabilité pénale individuelle au sens de larticle 7 1) :
laccusé sera jugé pénalement coupable pour tout comportement où il aura été déterminé quil a participé sciemment à la perpétration dun crime qui contrevient au droit international humanitaire et que sa participation a influé directement et substantiellement sur la perpétration de ce crime en appuyant sa perpétration effective avant, durant et après lincident. Il sera aussi tenu responsable pour tout ce qui résulte naturellement de la perpétration de lacte en question343.
G. La responsabilité pénale individuelle au sens de larticle 7 3)
330. Outre les charges de responsabilité pénale individuelle fondées sur la participation personnelle à une entreprise criminelle, lActe daccusation retient contre trois des accusés - Zejnil Delalic, Zdravko Mucic et Hazim Delic - les charges de responsabilité pénale du fait de lautorité quils avaient en tant que supérieurs hiérarchiques sur les auteurs des crimes en cause. Par le jeu des chefs 13, 14, 33 à 35, 38, 39 et 44 à 49 de lacte daccusation, ces trois accusés sont ainsi tenus pour responsables, en tant que supérieurs hiérarchiques, de tous les crimes visés, réserve faite du chef 49 (pillage de biens privés) dont nont à répondre que les accusés Zravko Mucic et Hazim Delic.
331. La responsabilité pénale individuelle du fait de ses subordonnés qui pèse sur les trois accusés est communément désignée comme étant la "responsabilité du supérieur hiérarchique"344. Bien quil ne soit pas fait explicitement référence à ce concept dans le Statut du Tribunal international, ses principes essentiels sont énoncés à larticle 7 3), lequel dispose :
le fait que lun quelconque des actes visés aux articles 2 à 5 du présent statut a été commis par un subordonné ne dégage pas son supérieur de sa responsabilité pénale sil savait ou avait des raisons de savoir que le subordonné sapprêtait à commettre cet acte ou lavait fait et que le supérieur na pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher que ledit acte ne soit commis ou en punir les auteurs.
332. La Chambre de première instance doit donc à présent sattacher à linterprétation de cet article dont on considère à juste titre quil énonce le principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique. Il lui faut, toutefois, dabord examiner brièvement la nature juridique de cette forme particulière de responsabilité pénale et sa place dans le droit international coutumier.
2.
La nature juridique de la responsabilité du supérieur hiérarchique
et sa place dans le droit international coutumier
333. Que les chefs militaires et les autres personnes investies dun pouvoir hiérarchique puissent être tenus pénalement responsables de la conduite délictueuse de leurs subordonnés est une règle bien établie du droit international coutumier et conventionnel. Cette responsabilité pénale peut découler soit dactes positifs du supérieur (on parle alors, parfois, de "responsabilité directe du supérieur hiérarchique") soit domissions coupables (on parle dans ce cas de "responsabilité indirecte du supérieur hiérarchique" ou de "responsabilité du supérieur hiérarchique au sens strict"). Ainsi, un supérieur hiérarchique peut être tenu pénalement responsable non seulement pour avoir ordonné, provoqué ou planifié des actes criminels qui ont été accomplis par ses subordonnés, mais aussi pour ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour prévenir ou sanctionner les agissements délictueux de ses subordonnés. Comme la relevé le Secrétaire général dans son rapport sur la création du Tribunal international.
Toute personne en position dautorité devrait donc être tenue individuellement responsable davoir donné lordre illégal de commettre ce crime au sens du présent statut. Mais elle devrait aussi être tenue responsable de ne pas avoir empêché quun crime soit commis ou de ne pas sêtre opposé au comportement illégal de ses subordonnés. Cette responsabilité implicite ou négligence criminelle existe dès lors que la personne en position dautorité savait ou avait des raisons de savoir que ses subordonnés sapprêtaient à commettre ou avaient commis des crimes et na pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher que ces crimes soient commis ou punir ceux qui les avaient commis345.
334. Il faut noter la nature juridique distincte des deux types de responsabilité du supérieur hiérarchique. Alors que la responsabilité pénale du supérieur hiérarchique à raison de ses actes découle des principes généraux de la responsabilité pénale du complice ainsi quil a été dit à propos de larticle 7 1) (cf. supra), la responsabilité encourue par le supérieur hiérarchique pour ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour prévenir ou sanctionner les agissements délictueux de ses subordonnés se comprend mieux lorsquon considère la règle qui veut quil ne peut y avoir responsabilité pénale pour omission que si la loi fait obligation dagir346. Comme il ressort clairement de larticle 87 du Protocole additionnel I concernant les chefs militaires, le droit international fait obligation aux supérieurs hiérarchique dempêcher les personnes qui se trouvent sous leurs ordres denfreindre les règles du droit international humanitaire et cest, en dernière analyse, cette obligation qui fonde la responsabilité pénale découlant de larticle 7 3) du Statut et en marque les limites.
335. Quoique reconnue dans une certaine mesure par le droit militaire national, on a souvent avancé lidée que la doctrine moderne de la responsabilité du supérieur hiérarchique trouve son origine dans les Conventions de La Haye de 1907. Il faudra, toutefois, attendre la fin de la Première Guerre mondiale pour que la notion de responsabilité pénale pour ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour prévenir ou réprimer les violations du droit des conflits armés trouve son expression dans un cadre international347. Dans le rapport quelle a présenté en 1919 à la Conférence préliminaire de la paix, lInternational Commission on the Responsability of the Authors of War and on Enforcement of Penalties a recommandé la création dun tribunal pour poursuivre tous ceux qui :
ont ordonné ou se sont abstenus de prévenir ou de prendre les mesures nécessaires pour prévenir, mettre un terme ou réprimer les violations des lois ou coutumes de la guerre alors quils en avaient eu connaissance et quils avaient le pouvoir dintervenir348.
336. Ce tribunal na jamais vu le jour et ce nest quau lendemain de la Deuxième Guerre mondiale que la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique pour omission a reçu sa première consécration judiciaire dans un cadre international. Si les Chartes des Tribunaux de Nuremberg ou de Tokyo lignorent et si la loi sur le Conseil de contrôle No 10 nen fait pas expressément mention, un certain nombre dÉtats ont à lépoque promulgué des lois qui consacrent le principe. Ainsi, larticle 4 de lOrdonnance française du 28 août 1944 sur la répression des crimes de guerre dispose :
Lorsquun subordonné est poursuivi comme auteur principal dun crime de guerre et que ses supérieurs hiérarchiques ne peuvent être recherchés comme coauteurs, ils sont considérés comme complices dans la mesure où ils ont organisé ou toléré les agissements criminels de leurs subordonnés349.
337. De même, larticle IX de la loi chinoise du 24 octobre 1946 régissant le procès des criminels de guerre dispose :
Les personnes qui encadrent des criminels de guerre ou ont autorité sur eux et qui manquent à lobligation qui est à ce titre la leur dempêcher leurs subordonnés de commettre des crimes sont considérées comme complices desdits criminels de guerre350.
338. Dans un certain nombre de procès intentés à des criminels de guerre allemands et japonais au lendemain de la guerre, à commencer par celui du général japonais Tomoyuki Yamashita devant la Commission militaire des États-Unis à Manille351, les cours et les tribunaux militaires se sont fondés sur le principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique pour omission pour déclarer les supérieurs hiérarchiques pénalement et individuellement responsables des agissements criminels de leurs subordonnés. Ainsi, dans son célèbre arrêt Yamashita, la Cour suprême des États-Unis a répondu par laffirmative à la question de savoir si le droit de la guerre faisait obligation à un chef militaire de prendre les mesures qui étaient en son pouvoir pour contrôler ses troupes et prévenir toute violation du droit de la guerre et si, en labsence de telles mesures, sa responsabilité pouvait être engagée352. De même, dans laffaire États-Unis c. Karl Brandt et consorts (l"affaire médicale"), le Tribunal militaire des États-Unis à Nuremberg a déclaré que le droit de la guerre fait peser sur lofficier militaire investi dun pouvoir hiérarchique lobligation de prendre, eu égard aux circonstances, les mesures qui sont en son pouvoir pour contrôler ses troupes et les empêcher de contrevenir au droit de la guerre"353.De même, dans laffaire États-Unis c. Wilhem List et consorts ("laffaire des otages"), les Juges ont estimé quun chef de corps darmée (devait) être tenu responsable des actes accomplis par ses subordonnés dans lexécution de ses ordres et des actes dont il avait ou aurait dû avoir connaissance"354. Dans laffaire États-Unis c. Wilhelm von Leeb et consorts (l"affaire du haut commandement"), le tribunal a également déclaré :
compte tenu des principes fondamentaux de la responsabilité et des pouvoirs du supérieur hiérarchique , un officier qui ne réagit pas lorsque ses subordonnés exécutent un ordre criminel de ses supérieurs dont il sait quil est criminel viole une obligation morale découlant du droit international. Nayant rien fait, il ne peut se laver de la responsabilité internationale355.
339. La Chambre de première instance examinera dans la suite plus en détail les différents aspects de la jurisprudence née de la Deuxième Guerre mondiale pour mieux cerner les éléments de la responsabilité du supérieur hiérarchique au sens de larticle 7 3). Cependant, il nest pas inutile de rappeler ici les conclusions auxquelles est parvenu le tribunal militaire de Tokyo dans laffaire de lamiral japonais Soemu Toyoda. Ayant déclaré quil avait soigneusement étudié les jugements et arrêts rendus par les autres juridictions sur la question de la responsabilité du supérieur hiérarchique, le tribunal a conclu, après de longs développements sur ce quil considérait comme les éléments essentiels du principe :
On peut dire très simplement que ce Tribunal pense que le principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique fait que, si laccusé savait ou aurait dû apprendre par leffet dune diligence ordinaire quelles atrocités, prouvées de la manière la plus certaine devant ce Tribunal, avaient commises ses subordonnés immédiats ou non ou que certaines pratiques encourageaient pareille dérive et si, en sabstenant de sanctionner les coupables, il a permis aux atrocités de continuer, il a failli à ses devoirs de commandant et doit être puni356.
340. De limmédiat après-guerre à aujourdhui, aucun organe judiciaire international na appliqué la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique. Cependant, il ne fait pas de doute que le concept de la responsabilité pénale individuelle des supérieurs pour omission a aujourdhui bel et bien sa place dans le corpus du droit international humanitaire. Avec ladoption du Protocole additionnel I, le principe a été codifié et exprimé clairement en droit international conventionnel. Ainsi, larticle 87 du Protocole consacre le devoir des commandants de contrôler les actes de leurs subordonnés et dempêcher ou, au besoin, de réprimer les violations des Conventions de Genève ou dudit Protocole. Concomitamment, larticle 86 du Protocole consacre le principe quun supérieur peut être tenu pénalement responsable des crimes commis par ses subordonnés lorsquil a failli à ses devoirs. La lecture des travaux préparatoires à ladoption de ces dispositions révèle que, si leur insertion na pas rencontré dopposition lors de lélaboration du Protocole, un certain nombre de délégations ont clairement exprimé lidée que les principes qui y étaient reconnus étaient conformes au droit préexistant. Ainsi, le délégué suédois a déclaré que ces articles reprenaient les principes de la responsabilité pénale internationale qui avaient été dégagés après la Deuxième Guerre mondiale357. De même. le délégué yougoslave a relevé que larticle sur les devoirs des commandants reprenait des dispositions qui figuraient déjà dans les codes militaires de tous les pays358.
341. Sans vouloir confirmer ou infirmer ce constat, la Chambre de première instance relève la reconnaissance par deux manuels militaires nationaux importants, lUnited States Army Field Manual sur le droit de la guerre et le British Manual of Military Law359, du principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique. De telles dispositions figurent assurément dans les règlements portant application du droit international de la guerre aux forces armées de la RFSY, lesquels, sous le titre "Responsabilité du fait des subordonnés" disposaient :
Le commandant est personnellement responsable des violations du droit de la guerre sil savait ou aurait pu savoir que les troupes ou les individus placés sous ses ordres sapprêtaient à violer le droit en question et sil na pas pris de mesures pour prévenir ces violations. Le commandant qui a eu connaissance de violations du droit de la guerre et na pas sanctionné les responsables est personnellement responsable. Sil nest pas habilité à les sanctionner et sil ne les dénonce pas au chef militaire compétent, il est également personnellement responsable.
Un chef militaire est responsable en tant que participant ou instigateur si, nayant pas pris de mesures contre les subordonnés qui ont violé le droit de la guerre, il permet à ses troupes de continuer leurs méfaits360.
342. La validité du principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique pour omission a été réaffirmée dans le projet de code de la CDI de 1996 sur les crimes contre la paix et la sécurité de lhumanité qui en donne une définition très voisine de celle de larticle 7 3)361. Plus récemment le Statut de Rome de la Cour pénale internationale a fait du manquement dun supérieur à lobligation de prendre toutes les mesures nécessaires et raisonnables pour prévenir ou réprimer les crimes de ses subordonnés lorsquil savait ou a délibérément ignoré une information qui indiquait clairement que lesdits subordonnés étaient en train ou sur le point de commettre ces crimes lun des fondements de la responsabilité pénale individuelle362.
343. La Chambre de première instance conclut de ce qui précède que le principe de la responsabilité pénale individuelle des supérieurs pour ne pas avoir empêché ou réprimé les crimes commis par leurs subordonnés fait partie intégrante du droit international coutumier.
3. Les éléments de la responsabilité pénale individuelle au sens de larticle 7 3)
344. En bref, lAccusation affirme que les conditions juridiques reconnues de la responsabilité du supérieur hiérarchique telles quelles ressortent de larticle 7 3) du Statut sont les suivantes :
1) Le supérieur doit, de fait ou en droit, exercer un autorité ou un contrôle direct ou non sur les subordonnés qui se rendent coupables dinfractions graves au droit international humanitaire et/ou sur leurs supérieurs.
2) Le supérieur doit savoir ou avoir des raisons de savoir que ces infractions étaient sur le point dêtre commises ou avaient été commises même avant quil ne prenne le commandement ou le contrôle (cela inclut lignorance qui résulte dun défaut de surveillance des subordonnés)
3) Le supérieur doit avoir omis de prendre les mesures nécessaires et raisonnables qui étaient en son pouvoir ou à sa disposition en la circonstance pour empêcher ou punir ses subordonnés pour ces infractions363
345. A linverse, les Conseils des accusés Zejnil Delalic et Hazim Delic364 soutiennent que pour établir la culpabilité sur la base de la théorie de la responsabilité du supérieur hiérarchique au sens de larticle 7 3), lAccusation doit prouver que :
1) laccusé était un commandant ou était un civil investi dun pouvoir équivalant à celui dun commandant militaire sur la personne qui a violé le droit de la guerre;
2) une infraction au droit de la guerre a été effectivement commise ou était sur le point dêtre commise;
3) le commandant savait effectivement que le droit de la guerre avait été violé ou avait des informations lui permettant de conclure à une violation du droit de la guerre;
4) le commandant na pas pris toutes les mesures raisonnables pour réprimer les violations ; ainsi, il na pas enquêté pour vérifier les allégations et punir les auteurs ou pris des mesures pour prévenir de nouvelles violations;
5) linaction du commandant est à lorigine du crime de guerre qui a été effectivement commis365
346. Sil est évident que la consommation dun ou plusieurs des crimes visés aux articles 2 à 5 du Statut est une condition nécessaire et préalable à lapplication de larticle 7 3), la Chambre de première instance saccorde avec lAccusation pour reconnaître que le principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique sanalyse comme un ensemble de trois éléments constitutifs. Il est possible, à partir de larticle 7 3), de dégager les éléments constitutifs essentiels de la responsabilité du supérieur hiérarchique pour omission, à savoir :
i) lexistence dune relation de subordination,
ii) que le supérieur savait ou avait des raisons de savoir quun crime était sur le point dêtre commis ou avait été commis.
iii) que le supérieur na pas pris toutes les mesures nécessaires et raisonnables pour prévenir le crime ou en punir lauteur.
347. La Chambre de première instance sinterrogera plus loin sur le besoin dun lien de causalité mis en avant par la Défense (point 5 supra) comme sur lobligation qui est faite au supérieur de prendre toutes les mesures nécessaires et raisonnables pour prévenir ou sanctionner les agissements délictueux de son subordonné.
348. LAccusation soutient que, pour pouvoir appliquer la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique, il faut dabord et avant tout apporter la preuve que le supérieur contrôlait ses subordonnés et pouvait les empêcher de commettre des infractions ou les punir sils en avaient commis. Plus précisément, elle fait valoir que, si la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique trouve ordinairement son application dans le cas de forces armées régulières placées directement sous lautorité dun chef militaire officiellement désigné, les devoirs juridiques dun supérieur (et, partant, lapplication de la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique) ne dépendent pas seulement de ses pouvoirs (officiels) de jure mais aussi du commandement et du contrôle de fait ( pouvoirs de facto non officiels) quil exerçait ou de la combinaison des deux.
349. LAccusation estime que le degré de contrôle nécessaire à lapplication de la doctrine peut revêtir différentes formes. Ainsi, elle fait valoir que le commandement et le contrôle sur les subordonnés peuvent sexercer de diverses manières : sur le plan opérationnel, tactique, administratif, exécutif dans les territoires contrôlés par les supérieurs et même en jouant de son influence. Elle soutient que la responsabilité pénale du supérieur dépend du degré et de la forme de contrôle quil exerce et des moyens dont il dispose pour contrôler ses subordonnés366
350. Les avocats de Delalic et de Delic sont davis que les accusés ne peuvent être déclarés coupables du fait de la responsabilité du supérieur hiérarchique que sils étaient les chefs de la personne qui a violé le droit de la guerre ou sils exerçaient une fonction telle quils avaient sur ladite personne le même type de pouvoir quun chef militaire367.
351. Il apparaît que la Défense de Delalic rejette, non sans ambiguïté, lidée défendue par lAccusation selon laquelle la responsabilité du supérieur hiérarchique peut être engagée sur la base dune autorité de fait. Ainsi, alors quelle affirme que la pierre de touche de cette responsabilité est la capacité réelle de laccusé à contrôler le contrevenant 368, elle estime également quil doit être établi que la personne poursuivie aux termes de larticle 7 3) à raison de sa position de supérieur hiérarchique exerçait sur ses subordonnés un pouvoir qui lui permettait de donner des "ordres contraignants" et de sanctionner ceux qui y contrevenaient369. Elle soutient, de surcroît, que la responsabilité de laccusé aux termes de larticle 7 3) dépend au premier chef des pouvoirs quil tient de la loi370
352. La Défense souligne quil est essentiel de faire dans ce contexte la distinction entre, dune part, les chefs militaires et ceux qui sont investis dun pouvoir comparable sur leurs subordonnés et, dautre part, les autres catégories de supérieurs hiérarchiques qui nont pas le même pouvoir sur autrui. Partant, la Défense avance que le concept de "supérieur" qui apparaît dans larticle 86 du Protocole I et dans larticle 7 3) du Statut ne fait pas peser sur les supérieurs autres que les commandants une responsabilité pénale du seul fait quils ont un grade supérieur à celui de lauteur dun crime de guerre371. La défense de Delic souligne au contraire avec force que le droit international coutumier ne fait peser une telle responsabilité que sur les personnes habilitées à donner des ordres contraignants en leur propre nom et à punir ceux qui y contreviennent. Elle soutient que, dans larmée, seul un commandant possède un tel pouvoir et que, si les personnes autres que les commandants avaient à répondre au pénal du fait dautrui, leffet sen manifesterait a posteriori et le principe "nul crime sans texte de loi" (nullum crimen sine lege) sen trouverait violé372.
353. LAccusation répond en expliquant quelle ne prétend nullement que la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique pourrait sappliquer à ceux qui sont dépourvus de toute autorité. Partant, elle se défend de vouloir en tout état de cause engager la responsabilité de quiconque a un grade supérieur à celui de lauteur du crime. A linverse, elle insiste sur le fait que, pour que le principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique puisse sappliquer, il faut que lauteur de linfraction soit le subordonné de la personne de grade supérieur, autrement dit quil soit contrôlé, directement ou non, par elle. Cependant, lAccusation estime que peuvent être investis dune autorité les titulaires de postes les plus variés et que cette catégorie de personnes ne se limite pas à ceux qui sont officiellement désignés comme les "commandants"373.
354. Lexigence dun lien de subordination qui, selon le Commentaire du Protocole additionnel I, devrait être envisagée "dans une perspective hiérarchique englobant la notion de contrôle"374 fait problème dans des situations telles que celle de lex-Yougoslavie pendant la période considérée où les structures anciennes ont volé en éclats et où, pendant une période de transition, les nouvelles structures de contrôle et de commandement, fruit possible de limprovisation, peuvent être ambiguës et imprécises. Pour les raisons exposées plus haut, la Chambre de première instance estime que les personnes qui ont effectivement autorité sur ces structures plus informelles et pouvoir de prévenir et de sanctionner les crimes des personnes qui sont sous leurs ordres peuvent, dans certaines circonstances, être tenues responsables pour nen avoir rien fait. Ainsi, la Chambre saccorde avec lAccusation pour penser que les personnes investies dune autorité, que ce soit dans le cadre de structures civiles ou militaires, peuvent être tenues pour pénalement responsables en vertu de la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique eu égard à leur situation de supérieur de droit ou de fait. Le défaut dautorité sur les subordonnés au regard de la loi ne devrait donc pas empêcher dengager cette responsabilité.
355. Avant den venir à la nature du lien de subordination exigé, la Chambre de première instance estime quil lui faut tout dabord exposer le raisonnement quelle tient sur la question de lapplication du principe inscrit à larticle 7 3) aux supérieurs non militaires.
356. Il savère que rien dans cet article ne vient expressément limiter la portée de ce type de responsabilité aux chefs militaires ou aux situations apparues sous un commandement militaire. En revanche, lemploi, dans cet article, du terme générique de "supérieur" indique clairement, tout comme sa juxtaposition avec laffirmation, dans larticle 7 2), de la responsabilité pénale individuelle des "chefs dÉtat ou de gouvernement" ou des "haut(s) fonctionnaire(s) " que, par delà les chefs militaires, ce sont les hauts responsables politiques et autres supérieurs civils investis dune autorité qui sont visés. Cette interprétation est corroborée par lexplication que le représentant des États-Unis a donnée de son vote après ladoption de la résolution 827 du Conseil de sécurité relative à la création du Tribunal international. Selon linterprétation quil en a alors donnée, un supérieur, politique ou militaire, pourrait être tenu pénalement responsable pour ne pas avoir pris les mesures raisonnables propres à prévenir ou à sanctionner les agissements criminels des personnes qui se trouvaient sous ses ordres375. Cette declaration n'a pas été contestée. Cest également la position qua adoptée la Chambre de première instance lorsquelle a examiné en application de larticle 61 du Règlement de procédure et de preuve lacte daccusation établi à lencontre de Milan Martic. Elle a ainsi déclaré :
[ l] e Tribunal a des raisons particulièrement valables de poursuivre des personnes qui, de par leur autorité politique ou militaire, sont en mesure dordonner des crimes qui ressortissent à son domaine de compétence ratione materiae ou qui délibérément sabstiennent de prévenir de tels crimes ou de punir ceux qui les ont commis376.
357. Cette interprétation de la portée de larticle 7 3) est conforme à la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique en droit coutumier. Comme la fait remarquer la Commission dexperts dans son rapport final, "la plupart des affaires dans lesquelles la doctrine de la responsabilité du commandement a été envisagée ont impliqué des accusés militaires ou paramilitaires. Dans certaines circonstances, les dirigeants politiques et les fonctionnaires de lÉtat ont été aussi tenus pour responsables en vertu de cette doctrine"377. Ainsi, le Tribunal militaire international pour lExtrême-Orient (Tribunal de Tokyo) sest fondé sur ce principe pour déclarer coupables un certain nombre de responsables politiques civils accusés davoir délibérément et imprudemment manqué à lobligation que leur faisait la loi de prendre des mesures de nature à garantir le respect des lois et des coutumes de la guerre et à prévenir leur violation. Ainsi, alors quil déclarait le Général Iwane Matsui pénalement responsable de linfâme "viol de Nankin" parce quil avait le pouvoir, comme il avait le devoir, de contrôler ses troupes et de protéger la malheureuse population de Nankin et quil avait ainsi failli à ses devoirs"378, le tribunal sapprêtait à engager la responsabilité du Ministre japonais des affaires étrangères de lépoque, Koki Hirota. En reconnaissant ce dernier coupable de ne pas avoir pris, comme il y était juridiquement tenu, les mesures nécessaires pour garantir le respect des lois de la guerre et en prévenir la violation, le tribunal a déclaré :
Ministre des Affaires étrangères, il a reçu des rapports sur les atrocités qui ont suivi lentrée des forces japonaises dans Nankin. Selon les éléments de preuve à décharge, il a ajouté foi à ces rapports et a soumis laffaire au Ministère de la guerre. Le Ministère de la guerre a donné lassurance quil serait mis un terme à ces atrocités. Néanmoins, des rapports faisant état datrocités ont continué darriver pendant au moins un mois. Le Tribunal est davis quHIROTA a fait preuve de négligence dans lexercice de ses fonctions puisquil na pas insisté auprès du Gouvernement pour que des mesures immédiates soient prises afin de mettre un terme aux atrocités, à défaut de prendre lui-même les mesures qui étaient en son pouvoir pour arriver au même résultat. Il sest contenté des assurances qui lui avaient été données et dont il savait quelles ne seraient pas suivies deffet cependant que des centaines de meurtres, de viols et autres atrocités étaient commis chaque jour. Son inaction peut être assimilée à une négligence criminelle379
358. De même, le Tribunal a jugé le Premier ministre Hideki Tojo et le ministre des Affaires étrangères Mamoru Shigemitsu pénalement responsables pour ne pas avoir prévenu ou sanctionné les agissements criminels des troupes japonaises. A propos de ce dernier, le Tribunal a déclaré :
Ce nest pas être injuste envers SHIGEMITSU que de juger que les circonstances, telles quil les connaissait, le portaient à penser que le traitement des prisonniers nétait pas ce quil aurait dû être. Un témoin a fait des déclarations en ce sens. Or, il na pris aucune mesure pour quune enquête soit menée bien quen tant que membre du gouvernement, il avait la responsabilité générale du bien-être des prisonniers. Il aurait dû insister, jusquà démissionner au besoin, afin de se décharger dune tâche dont il soupçonnait quil ne sétait pas acquitté380.
359. Dans laffaire États-Unis c. Friedrich Flick et consorts381, les six accusés, des industriels civils de premier plan, étaient accusés de crimes de guerre et de crimes contre lhumanité parce quils avaient, en tant quauteurs principaux et complices, ordonné, encouragé, participé de leur plein gré et eu partie liée avec des plans et des entreprises dasservissement et de déportation de civils des territoires occupés, dasservissement des prisonniers des camps de concentration et dutilisation des prisonniers de guerre pour des travaux directement en rapport avec les opérations de guerre. Plus précisément, il était reproché aux accusés davoir mis à profit les programmes de travaux forcés pour employer des dizaines de milliers de prisonniers dans les entreprises industrielles quils possédaient, contrôlaient ou influençaient382.
360. Le Tribunal a acquitté quatre des accusés mais déclaré coupables Weiss et Flick, le premier pour sa participation volontaire avérée au programme de travaux forcés, le second, qui contrôlait lentreprise industrielle en question et était le supérieur du premier, pour sa "connaissance et (son) approbation" des actes de Weiss, ainsi quil est dit simplement dans le jugement383. Notant cette absence de raisonnement explicite, la Commission des Nations Unies pour les crimes de guerre a observé quil "semblait clair" que le Tribunal avait conclu à la culpabilité de Flick au nom de la responsabilité du supérieur hiérarchique du fait de ses subordonnés quil a le devoir dempêcher384.
361 De même, dans laffaire Roechling,385 le Tribunal supérieur du gouvernement militaire de la zone française doccupation en Allemagne, statuant en appel, a déclaré pénalement responsables des supérieurs civils pour avoir maltraité les personnes forcées de travailler dans lindustrie allemande. Les accusés étaient dans cette affaire au nombre de cinq, tous cadres dirigeants dans lusine sidérurgique de Roechling à Voelklingen. Quatre dentre eux étaient accusés, notamment, davoir "fait travailler sous la contrainte des ressortissants de pays à lépoque occupés, prisonniers de guerre et déportés, qui, sur leur ordre ou avec leur aval, subissaient des mauvais traitements" (version non officielle)386. Dans son arrêt en appel le tribunal a précisé les charges qui pesaient sur ces accusés en ces termes :
Herman Roechling et les autres membres du directoire des usines Voeklingen ne sont pas accusés davoir ordonné cet horrible traitement mais de lavoir permis et assurément dy avoir apporté leur soutien et, en outre, de ne pas avoir fait tout leur possible pour y mettre fin387.
362. Estimant que trois des accusés avaient une autorité suffisante pour intervenir en faveur des déportés, le tribunal les a déclarés coupables par omission.
363. Ainsi, force est de conclure que le principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique inscrit à larticle 7 3) ne sappliquait pas seulement aux chefs militaires mais aussi à toute personne civile investie dune autorité hiérarchique.
364. La Chambre de première instance en vient maintenant à examiner lélément qui est au coeur même du concept de responsabilité du supérieur hiérarchique pour omission, à savoir le lien de subordination.
365. Comme il a été dit plus haut, la Défense estime quil faut dabord et avant tout faire la distinction entre, dune part, les commandants et, dautre part, les autres types de supérieurs (y compris les non-commandants qui ont un grade supérieur à celui des auteurs des infractions primaires). Elle sen explique par une citation :
Les "commandants" sont ceux qui peuvent, de leur propre chef et en leur nom personnel, donner des ordres aux hommes des unités quils commandent, quelles soient grandes (division, corps darmée) ou petites (section, compagnie). Cependant, à moins que les unités soient de petite taille, un commandant ne peut agir efficacement sans des auxiliaires qui le renseignent sur létat de ses troupes, les intentions de lennemi et le lieu où il se trouve et dautres circonstances qui, toutes ensemble, fondent ses décisions et ses ordres. Ces auxiliaires constituent un "état-major" qui est dautant plus étoffé que lunité est plus importante et qui est coiffé par un chef détat-major. Ce dernier peut être officier de haut rang et sa fonction très importante, mais il ne peut donner des ordres (si ce nest à ses propres subordonnés de létat-major) quau nom du commandant de lunité388.
366. Ce texte est à rapprocher de la définition qui a été donnée du poste et des devoirs du chef détat-major dans laffaire du Haut commandement :
Les officiers détat-major ne sont pas investis dun pouvoir hiérarchique hormis dans des domaines limités. Les officiers subalternes de létat-major agissent normalement en passant par les chefs détat-major. Le chef détat-major dans tout commandement est lofficier le plus proche, officiellement du moins, du commandant. Il a pour rôle de sassurer que les désirs de son commandant sont exaucés. Il est de son devoir de tenir son commandant informé de ce qui se passe dans sa région. Il a pour tâche de veiller à que le commandant soit déchargé de certains détails et des affaires courantes, à ce quune doctrine ait été annoncée et à ce que les méthodes et procédures à suivre pour mettre en oeuvre cette doctrine soient bien appliquées. Sa sphère daction et ses activités personnelles varient selon la nature et les intérêts de son commandant; leur importance est fonction du poste et des attributions du commandant389.
367. Dans le même ordre didées, les tribunaux militaires américains ont, dans les affaires des otages et du haut commandement, jugé que, si les chefs détat-major peuvent être tenus pour pénalement responsables de leurs propres actes, ils ne sauraient être incriminés du fait de la responsabilité du supérieur hiérarchique390. Il a été jugé dans laffaire des otages que :
Les officiers détat-major constituent un chaînon indispensable dans la chaîne de leur exécution finale. Si lidée de base est criminelle au regard du droit international, lofficier détat-major qui lui donne lui-même ou par lentremise de ses subordonnés la forme dun ordre militaire ou qui prend des mesures pour sassurer quil a bien été transmis aux unités où il devait prendre effet commet un crime au regard du droit international.
Le chef détat-major nayant pas de pouvoir hiérarchique dans la chaîne de commandement, un ordre portant sa signature na pas dautorité pour les subordonnés dans cette chaîne. Un chef détat-major nest pas responsable du mauvais usage du pouvoir hiérarchique.
En labsence de toute participation aux ordres criminels ou à leur exécution au sein du commandement, la responsabilité du chef détat-major nest pas engagée au pénal par les crimes qui y sont commis. Il na pas de pouvoir hiérarchique sur les unités subordonnées. Tout ce quil peut faire en pareil cas cest dattirer lattention de son commandant sur ces questions. Le pouvoir hiérarchique et la responsabilité qui sy attache échoient en définitive au commandant391.
368. Si les deux affaires viennent donc conforter lidée que la responsabilité du supérieur suppose un pouvoir hiérarchique, on peut penser que la décision du Tribunal de Tokyo de déclarer coupable le général de corps d'armée Akira Muto est de nature à brouiller les idées. Muto était officier détat-major sous les ordres du général Iwane Matsui à lépoque de ce qui est désormais connu sous le nom du "viol de Nankin" et il a plus tard servi comme chef détat-major auprès du Général Yamashita aux Philippines. Le tribunal a jugé que, sil ne fait pas de doute que Muto avait connaissance des atrocités commises lorsquil était officier détat-major, il ne pouvait à son niveau prendre des mesures pour y mettre fin et il ne pouvait dès lors être tenu pour pénalement responsable. Il a, en revanche, estimé quil en allait tout autrement lorsquil était chef détat-major auprès de Yamashita :
Sa situation était alors très différente de celle qui était la sienne pendant le ''viol de Nankin'', Il était désormais en mesure de peser sur la politique. Alors quil servait comme chef détat-major, les troupes japonaises ont mené une campagne de massacres, de tortures et dautres atrocités contre les populations civiles; des prisonniers de guerre et des détenus civils ont été affamés, torturés et assassinés. MUTO partage la responsabilité de ces graves infractions aux lois de la guerre. Nous rejetons largument quil a présenté pour sa défense, argument selon lequel il ne connaissait rien de ce qui se passait. Cest totalement invraisemblable392
369. Dans cette affaire, un chef détat-major officiellement sans aucun pouvoir hiérarchique a été apparemment tenu pour responsable sur la base de la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique. Au moins un éminent commentateur a tiré argument de cette affaire pour soutenir que des personnes sans aucun pouvoir hiérarchique, comme les conseillers auprès dune unité militaire, peuvent être tenues pénalement responsables sur la base de la responsabilité du supérieur hiérarchique. Quoique nayant pas le pouvoir de contrôler la conduite des forces en question, ces personnes seraient, en effet, tenues dutiliser tous les moyens à leur disposition pour prévenir la perpétration de crimes de guerre (elles pourraient ainsi protester auprès du chef de lunité, avertir le chef immédiat ou, en dernier ressort demander à être déchargées de leurs fonctions dans lunité en question)393
370. Si la question donc ne fait pas lunanimité, la Chambre de première instance estime qu'un pouvoir hiérarchique est une condition préalable et nécéssaire à la mise en oeuvre de la responsabilité du supérieur. Cependant, cette affirmation doit être tempérée par le constat que lexistence dun tel pouvoir ne peut sinduire du seul titre officiel. Le facteur déterminant est la possession ou non dun réel pouvoir de contrôle sur les agissements des subordonnés. Ainsi, le titre officiel de commandant ne saurait être considéré comme une condition préalable et nécessaire à la mise en oeuvre de la responsabilité du supérieur hiérarchique, celle-ci pouvant découler de lexercice de fait, comme en droit, des fonctions de commandant.
371. Si le libellé du Statut ne donne guère dindications en la matière, il est clair que le terme de "supérieur" est suffisamment large pour englober un poste de responsabilité fondé sur lexistence de pouvoirs de contrôle de fait. On retrouve le même terme dans larticle 86 du Protocole additionnel I, lequel établit, à l'article 87, que lobligation du commandant de prévenir les infractions aux Conventions de Genève sétend, par delà les subordonnés, aux "autres personnes sous son autorité". Concernant ce type de supérieur, le lien de subordination est défini dans le Commentaire des Protocoles additionnels par référence au concept de "subordination indirecte", par opposition au lien de subordination direct qui unirait le commandant tactique à ses troupes394. Parmi les exemples de lien de subordination indirect quil donne, ce Commentaire relève que :
Si, sur le territoire national, la population civile sen prend à des prisonniers de guerre et les menace de mauvais traitements, le commandant militaire qui est responsable de ces prisonniers a lobligation dintervenir et de prendre les mesures qui simposent alors même que cette population nest pas formellement placée sous son autorité395.
372. Lexamen des précédents judiciaires existants montre que les chefs de forces armées régulières ont été à loccasion tenus pénalement responsables pour ne pas avoir prévenu ou sanctionné les agissements criminels de personnes qui, dans la chaîne de commandement, ne se trouvent pas officiellement sous leurs ordres. Ainsi, dans les affaires des otages et du haut commandement, il a été admis que les chefs chargés des territoires occupés pouvaient être déclarés responsables des crimes de guerre commis par des troupes ne se trouvant pas sous leurs ordres à lencontre des civils et prisonniers de guerre396. Comme le tribunal la fait observer dans laffaire des otages :
La question de la subordination des unités qui fonde la responsabilité pénale devient importante dans le cas dun chef militaire qui na quun commandement tactique. Cependant, sagissant du général commandant des territoires occupés chargé de maintenir la paix et lordre, de punir les crimes et de protéger les vies et les biens, la question de la subordination est relativement mineure. Sa responsabilité est générale et ne se limite pas au contrôle des unités directement sous ses ordres397
373. De même, la conclusion à laquelle sont parvenus les Juges dans laffaire du haut commandement, à savoir quun commandant peut être tenu pénalement responsable pour ne pas avoir empêché lexécution dun ordre illégal donné par ses supérieurs et transmis à ses subordonnés indépendants de lui398, indique que le pouvoir juridique de diriger ses subordonnés nest pas une condition absolue pour mettre en oeuvre la responsabilité du supérieur hiérarchique. De même, on peut considérer quen déniant à la division théorique entre pouvoir opérationnel et pouvoir administratif limportance quon lui prêtait, le tribunal saisi de laffaire Toyoda a accrédité lidée que les commandants sont tenus de prendre des mesures pour empêcher les troupes quils contrôlent de commettre des crimes de guerre même sils nont pas officiellement le pouvoir de le faire. Un officier investi dun seul pouvoir opérationnel et non administratif na pas officiellement compétence pour prendre les mesures administratives nécessaires au maintien de la discipline. Cependant, le tribunal saisi de laffaire Toyoda a estimé que, "de lavis des militaires tournés vers laction, la responsabilité de la discipline ne saurait, dans les situations auxquelles est confronté le chef des combats, incomber à dautres quà lui-même"399
374. De même, il convient de considérer que dans laffaire Pohl400, la reconnaissance de la culpabilité de laccusé Karl Mummenthey, officier de la Waffen SS à la tête dun important établissement industriel employant des prisonniers de camps de concentration, se justifie par le pouvoir de contrôle de fait quil détenait. Mis en cause pour le traitement réservé aux travailleurs, Mummenthey a fondé en partie sa défense sur lidée que cétaient les gardiens des camps de concentration sur lesquels il navait aucun contrôle (et dont il ne pouvait, par conséquent, avoir à répondre) qui avaient maltraité les prisonniers. Le tribunal a rejeté cette argumentation en faisant valoir que :
Mummenthey a pour stratégie de se présenter comme un homme daffaires privé nayant rien à voir avec la sévérité et la rigueur de la discipline des SS non plus quavec la vie quotidienne des camps de concentration. Cette présentation des faits nest pas convaincante. Mummenthey a été une figure importante, un rouage du système des camps de concentration et, en qualité dofficier SS, il exerçait un pouvoir militaire de commandement. Si des abus survenaient dans les branches dactivité quil contrôlait, il était bien placé non seulement pour le savoir mais aussi pour faire quelque chose. Il assistait de temps à autre aux réunions des chefs des camps de concentration qui faisaient le tour de tous les problèmes de la vie quotidienne des camps comme les affectations, les rations, les vêtements, les quartiers, le traitement des prisonniers, les punitions401.
375. De même, comme il a été dit plus haut, la reconnaissance par le Tribunal de Tokyo de la culpabilité du Général Akiro Muto à raison des faits survenus pendant quil était chef détat-major auprès du général Yamashita montre que le pouvoir dinfluence, indépendamment de tout pouvoir officiel de commandement, suffisait de son point de vue à mettre en oeuvre la responsabilité du supérieur hiérarchique402.
376. La mise en oeuvre de la responsabilité pour omission de civils investis dune autorité indique également que ces personnes peuvent avoir à répondre de crimes commis par des individus sur lesquels ils nont officiellement que peu ou pas de pouvoirs au regard de la loi nationale. Ainsi, il a été relevé que le Tribunal de Tokyo a reconnu le Ministre des affaires étrangères Koki Hirota coupable de crimes de guerre du fait de sa responsabilité de supérieur hiérarchique bien quil nait pas eu au regard de la loi le pouvoir de réprimer les crimes en question403. Le tribunal a jugé quHirota avait fait preuve de négligence dans lexercice de ses fonctions dans la mesure où il navait pas ''insisté'' auprès du gouvernement pour que des mesures soient prises sans attendre afin de mettre un terme aux crimes; les termes quil a employés évoquent du reste plus un pouvoir de persuasion quun pouvoir officiel dordonner certaines mesures404. Par ailleurs, il faut envisager laffaire Roechling comme un exemple de mise en oeuvre de la responsabilité du supérieur hiérarchique du fait des pouvoirs de contrôle que détenaient de facto des dirigeants industriels civils. Alors que les accusés ont été dans cette affaire reconnus coupables pour ne pas avoir, notamment, pris de mesures pour mettre fin aux mauvais traitements infligés par des membres de la Gestapo à des travailleurs réquisitionnés, il nest nulle part suggéré que laccusé avait officiellement le pouvoir de donner des ordres au personnel relevant de la Gestapo. Au contraire, le jugement parle de pouvoirs "suffisants" , un terme qui nest pas ordinairement employé à propos du pouvoir hiérarchique officiel mais pour décrire un certain degré dinfluence (officieuse). Cette idée est corroborée par le raisonnement que tient dans cette affaire le tribunal de première instance, lequel, répondant à lun des accusés qui faisait valoir quil ne pouvait pas donner des ordres à la police de lentreprise et au personnel dun camp pénitentiaire puisquils étaient aux ordres de la Gestapo, rappelle quil est le gendre dHerman Roechling, ce qui, manifestement, ne lui confère quune influence de fait qui pouvait, toutefois, lui permettre dobtenir de la police de lusine des meilleures conditions de traitement pour les travailleurs405.
377. Si la Chambre de première instance estime dès lors quun supérieur, quil soit militaire ou civil, peut, eu égard à ses pouvoirs de fait, être tenu responsable en vertu du principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique, il ne faudrait pas perdre de vue ce qui fonde cette responsabilité. La doctrine du supérieur hiérarchique repose en dernière analyse sur le pouvoir du supérieur de contrôler les agissements de ses subordonnés. Le supérieur a le devoir de faire usage de ses pouvoirs pour empêcher ses subordonnés de commettre des crimes ou les punir den avoir commis et la doctrine le tient pour pénalement responsable dès lors quil ne le fait pas avec la diligence voulue. Il sensuit quil y a un seuil en deçà duquel les personnes nont plus le pouvoir de contrôle nécessaire sur les auteurs des infractions et ne peuvent plus dès lors être considérées comme des supérieurs au sens de larticle 7 3) du Statut. Si la Chambre de première instance doit à tout moment être consciente des réalités dune situation donnée et prête à percer les voiles du formalisme derrière lesquels peuvent sabriter les principaux responsables datrocités, elle doit prendre garde de ne pas commettre dinjustices en tenant des hommes responsables du fait dautrui en labsence de tout contrôle ou dun contrôle véritable.
378. La Chambre de première instance estime donc que, pour que le principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique soit applicable, il faut que le supérieur contrôle effectivement les personnes qui violent le droit international humanitaire, autrement dit quil ait la capacité matérielle de prévenir et de sanctionner ces violations. Etant entendu qu'il peut s'agir aussi bien d'un pouvoir de facto que d'un pouvoir de jure, elle saccorde avec la Commission de droit international pour admettre que la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique ne sétend aux supérieurs civils que pour autant quils aient le même contrôle sur leurs subordonnés que les chefs militaires406
c) Lélément moral : il savait ou avait des raisons de savoir
379. LAccusation affirme que lélément moral exigé aux termes de larticle 7 3) peut être établi de diverses façons :
1) connaissance réelle établie par des preuves directes; ou
2) connaissance réelle établie par des preuves circonstancielles (la connaissance étant
présumée lorsque les crimes des subordonnés sont de notoriété publique, sont
nombreux, sétalent sur une longue période ou ont eu pour cadre une vaste zone
géographique); ou
3) désintérêt injustifiable pour des informations de caractère général portant à
conclure que les subordonnés ont effectivement pu ou pourraient commettre des crimes ou
renonciation à les obtenir alors quelles étaient raisonnablement accessibles au
supérieur. Est ainsi visée lignorance qui résulte dun manque de
surveillance des subordonnés407.
380. La Défense fait observer que larticle 7 3) définit lélément moral en des termes peu clairs (savait ou avait des raisons de savoir) et que la norme ainsi posée est sensiblement moins rigoureuse que celle énoncée à larticle 86 du Protocole additionnel I. Elle en conclut que cest cette dernière norme qui devrait être appliquée pour interpréter le Statut. Elle fait valoir que le texte français du Protocole additionnel (dont elle considère quil devrait simposer de préférence au texte anglais) exige que le supérieur possède des informations lui permettant de conclure que des subordonnés avaient commis des infractions au droit de la guerre. Elle soutient que, si la Chambre de première instance devait appliquer la norme la moins rigoureuse (''savait ou avait des raisons de savoir''), se poserait le problème de la légalité (pas de crime sans texte de loi) dans la mesure où la responsabilité pénale reposerait sur un élément cognitif qui est moins exigeant quil ne létait à lépoque où les faits rapportés dans lacte daccusation sont censés avoir eu lieu. Ainsi, la Défense propose dharmoniser les deux normes en interprétant larticle 7 3) comme signifiant que le supérieur savait ou avait des raisons de savoir uniquement lorsquil possèdait des informations lui permettant de conclure quune infraction a été commise.
381. La Défense soutient encore quil faut apprécier la nature et la portée des renseignements accessibles au supérieur pour déterminer si celui-ci possédait des informations lui permettant de conclure que des crimes de guerre ont été commis. La Défense admet que cela peut être établi par des preuves circonstancielles telles que le fait que le supérieur exerce un pouvoir exécutif sur une région où les crimes sont fréquents et répandus ou au sujet de laquelle des sources fiables ont rapporté des crimes au quartier général dudit supérieur. La Défense estime quà défaut de telles informations, il doit exister des raisons de penser que le supérieur a encouragé les écarts de conduite de ses subordonnés en ne sinformant pas et en nintervenant pas, ce qui suppose de sa part un manquement grave à ses devoirs de nature à constituer une décision délibérée et injustifiée de ne tenir aucun compte des crimes408.
382. LAccusation répond à cela en niant que lapplication de la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique telle quelle est consacrée par larticle 7 3) met en cause le principe "nullum crimen sine lege". Elle affirme que la formule retenue dans le Statut "savait ou avait des raisons de savoir" doit sinterpréter de la même façon que la norme applicable aux termes du droit humanitaire existant et, en particulier, du Protocole I. Elle estime, toutefois, que cette norme nexige pas que laccusé ait effectivement en sa possession des informations lui permettant de conclure que des violations sont sur le point dêtre commises ou ont été commises. Un supérieur est tenu de trouver et dobtenir toute linformation possible, ce qui suppose quil surveille comme il se doit ses subordonnés et il ne saurait ignorer dune manière injustifiable les informations qui lui sont raisonnablement accessibles. LAccusation déclare qu"il nest pas besoin que linformation porte à conclure ou que le supérieur ait effectivement conclu que des infractions seront commises ou ont été commises. Il suffit que le supérieur aurait dû conclure en la circonstance à la probabilité de telles infractions ou que les informations en laissent pressentir léventualité"409.
383. La doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique nétablit pas une stricte responsabilité du supérieur qui na pas empêché ses subordonnées de commettre des crimes ou qui ne les a pas punis pour en avoir commis. Au contraire, larticle 7 3) dispose quun supérieur ne peut être tenu responsable que sil savait ou avait des raisons de savoir que ses subordonnés sapprêtaient à commettre ou avaient commis les crimes visés par les articles 2 à 5 du Statut. Une interprétation de cet article à la lumière du contenu de la doctrine en droit coutumier conduit la Chambre de première instance à conclure quun supérieur peut avoir lintention coupable nécessaire pour engager sa responsabilité lorsque 1) il savait effectivement, compte tenu des preuves directes ou circonstancielles dont il disposait, que ses subordonnés commettaient ou sapprêtaient à commettre les crimes visés aux articles 2 à 5 du Statut, ou 2) quil avait en sa possession des informations de nature, pour le moins, à le mettre en garde contre de tels risques dans la mesure où elles appelaient des enquêtes complémentaires pour vérifier si de tels crimes avaient été ou non commis ou étaient sur le point de l'être.
384. Sagissant de la connaissance effective, lAccusation affirme que la présomption est de règle lorsque les crimes des subordonnés sont de notoriété publique, sont nombreux, sétalent sur une longue période et ont pour cadre une vaste zone géographique. Cependant, les textes quelle cite ne suffisent pas à accréditer cette idée. LAccusation invoque, entre autres, à lappui de ses dires, laffaire du Général Yamashita. Or, un examen des conclusions de la Commission militaire ne corrobore pas cet argument. En fait, la nature de lintention coupable prêtée au Général Yamashita ne ressort pas demblée de la décision de la Commission. La Commission des Nations Unies pour les crimes de guerre a commenté ainsi cette décision
les crimes dont il est établi quils ont été commis par les troupes de Yamashita sinscrivaient dans un cadre spatio-temporel si large quon peut considérer ou bien quils créent la présomption que laccusé en avait connaissance ou bien quils apportent la preuve quil a manqué à lobligation qui était la sienne de sinformer sur la conduite de ses troupes410.
385. Le Commentaire des Protocoles additionnels sur lequel lAccusation sappuie cite également dans le même ordre didées laffaire du haut commandement et le jugement du Tribunal de Tokyo411 dont, pourtant, aucun ne conclut clairement à lexistence dune règle générale en matière de présomption. Si, dans laffaire du Haut commandement, le Tribunal a jugé quil fallait présumer que les nombreux rapports qui avaient été adressés au quartier général sur les exécutions illégales avaient été portés à lattention de laccusé von Kuechler412, cette affaire ne permet pas de conclure, à linstar de lAccusation, à lexistence dune règle plus générale en matière de présomption. En revanche, le Tribunal a rejeté explicitement dans cette affaire largument selon lequel, compte tenu de lampleur des atrocités commises et des communications qui étaient à leur disposition, on peut estimer que tous les accusés devaient avoir connaissance des activités illégales qui étaient menées dans la région de leur ressort. Le Tribunal a déclaré quon ne pouvait retenir une telle présomption et que la question de la connaissance des supérieurs devait être tranchée eu égard aux éléments de preuve se rapportant à chacun des accusés413.
386. La Chambre de première instance estime donc quen labsence de preuves directes, on ne saurait présumer que le supérieur avait connaissance des infractions commises par ses subordonnés et quil faut létablir à laide de preuves circonstancielles. Pour savoir si, malgré ses dénégations, le supérieur devait avoir connaissance des actes de ses subordonnés, la Chambre de première instance peut prendre en compte, notamment, les divers indices énumérés par la Commission dexperts dans son rapport final, à savoir :
a) le nombre dactes illégaux;
b) le type dactes illégaux;
c) la portée des actes illégaux;
d) la période durant laquelle les actes illégaux se sont produits;
e) le nombre et le type de soldats qui y ont participé;
f) les moyens logistiques éventuellement mis en oeuvre;
g) le lieu géographique des actes;
h) le caractère généralisé des actes;
i) la rapidité des opérations;
j) le modus operandi dactes illégaux similaires;
k) les officiers et les personnels impliqués;
l) le lieu où se trouvait le commandant quand les actes ont été accomplis414
387. S'agissant de cette norme morale, la Chambre de première instance part de lidée quun supérieur ne saurait ignorer délibérément les agissements de ses subordonnés. Il ne fait pas de doute quun supérieur qui ignore tout simplement les informations quil a effectivement en sa possession et qui devraient lamener à conclure que ses subordonnés commettent ou sont sur le point de commettre des crimes manque gravement à ses devoirs et peut être à ce titre tenu pour pénalement responsable en application de la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique. En revanche, lincertitude demeure lorsque, faute davoir surveillé correctement ses subordonnés, le supérieur ne dispose pas de ces informations.
388. Il est à noter à cet égard que la jurisprudence de limmédiat après-guerre affirme que les supérieurs ont lobligation de se tenir informés des activités de leurs subordonnés. En fait, lidée qui se dégage de ces décisions est que le supérieur ne saurait tirer argument de son ignorance pour sa défense si, selon les termes du jugement de Tokyo, "il avait eu le tort de ne pas sinformer"415.
389. Ainsi, dans laffaire des otages, le tribunal a estimé que, dans les territoires occupés, un commandant
est chargé de suivre ce qui se passe sur son territoire. Il peut exiger des rapports sur tous les faits qui entrent dans son domaine de compétence et, si ces rapports sont incomplets ou autrement insatisfaisants, il est tenu de demander un complément dinformation sur tous les faits intéressants. Sil ne demande pas et nobtient pas dinformations complètes, il manque à ses devoirs et il ne peut arguer de sa propre négligence416.
De même, dans le procès de lAmiral Toyoda, le tribunal a déclaré que le principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique sapplique au supérieur qui "avait connaissance ou aurait dû avoir connaissance (des atrocités commises par ses subordonnés) sil avait fait preuve de suffisamment de diligence"417. Dans laffaire Poh également, le tribunal, décrivant la position de Mummenthey comme lexpression dune "naïveté affectée ou criminelle"418, a estimé que celui-ci ne dégageait pas sa responsabilité en affirmant quil ne savait pas ce qui se passait dans les camps de travail et les entreprises qui relevaient de lui puisquaussi bien "cétait son devoir de savoir"419. De même, dans laffaire Roechling, le tribunal a, sous le titre "le moyen de défense tiré de lignorance", déclaré que :
aucun supérieur ne peut soulever ce moyen de défense indéfiniment car il est de son devoir de sinformer de ce qui se passe dans son organisation et lignorance ne peut dès lors être le fruit que dune négligence criminelle"420.
390. Si cet ensemble de précédents peut sembler conforter la position de lAccusation, la Chambre de première instance est tenue dappliquer le droit coutumier tel quil existait au moment des faits allégués. Elle doit donc, dans son interprétation de larticle 7 3), prendre pleinement en compte, outre ces précédents, la norme établie par larticle 86 du Protocole additionnel I.
391. Larticle 86 a été profondément remanié durant la rédaction du Protocole et la Chambre de première instance relève que ses rédacteurs se sont explicitement opposés à linsertion dune norme morale en vertu de laquelle un supérieur aurait été tenu pour responsable des agissements de ses subordonnés sil aurait dû en avoir connaissance. Ainsi, non seulement il y a eu rejet du projet du CICR aux termes duquel les supérieurs auraient été tenus pour responsables des agissements de leurs subordonnés "sils avaient su ou auraient dû savoir quils commettaient ou commettraient une infraction et sils navaient pas pris les mesures qui étaient en leur pouvoir pour prévenir ou réprimer le méfait"421 mais la version modifiée proposée par les États-Unis ("sils savaient ou auraient dû raisonnablement savoir dans les circonstances de lépoque") na pas non plus été acceptée422.
392. Lorsquon en vient à considérer le texte final, des problèmes dinterprétation se posent si lon compare la version anglaise et la version française. Le texte anglais "information which should have enabled them to conclude" est rendu en français par la formule "les informations leur permettant de conclure" et non pas par:"des informations qui auraient dû leur permettre de conclure", ce qui aurait été la traduction littérale. Daucuns ont avancé lidée que cette discordance introduisait une distinction entre le texte anglais dont on a dit quil posait deux conditions, lune objective (que le supérieur ait certaines informations), lautre subjective (il aurait dû tirer certaines conclusions des informations auxquelles il avait accès) et la version française qui énonce une seule condition, objective423. La Chambre de première instance relève, toutefois, que cette discordance dans les termes a donné lieu à discussion lors de lélaboration du Protocole, les délégués déclarant expressément quelle ne touchait pas au fond424.
393. Une interprétation des termes de cette disposition en accord avec leur sens ordinaire amène donc à la conclusion, confirmée par les travaux préparatoires, quun supérieur ne peut être tenu pour pénalement responsable que sil avait à sa disposition des informations particulières lavertissant des infractions commises par ses subordonnés. Ces informations ne doivent pas nécessairement être telles que, par elles-mêmes, elles suffisent à conclure à lexistence de tels crimes. Il suffit que le supérieur ait été poussé à demander un complément dinformation ou, en dautres termes, quil ait paru nécessaire de mener des enquêtes complémentaires pour vérifier si les subordonnés commettaient ou sapprêtaient à commettre des infractions. Cette norme, qui doit être considérée comme reflétant le droit coutumier à l'époque des faits rapportés dans lActe daccusation, est dès lors déterminante pour linterprétation de lélément moral établi par larticle 7 3). La Chambre de première instance ne se prononce donc pas sur létat actuel du droit coutumier en ce domaine. Il peut être noté toutefois que, sagissant de la responsabilité des chefs militaires, le Statut de Rome de la Cour pénale internationale dispose quun chef militaire peut être tenu pénalement responsable des crimes commis par des forces placées sous son commandement et son contrôle effectifs ou sous son autorité et son contrôle effectifs lorsquil na pas exercé le contrôle qui convenait sur ces forces dans les cas où il savait ou aurait dû savoir qu'elles commettaient ou allaient commettre ces crimes425.
d) Mesures nécessaires et raisonnables
394. Tout supérieur hiérarchique est tenu de prendre toutes les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher ses subordonnés de commettre des infractions ou pour les punir sils en ont commis. La Chambre de première instance est davis que lappréciation des mesures prises par un supérieur pour déterminer sil a fait son devoir est si inextricablement liée aux faits propres à chaque affaire que toute tentative de formuler dans labstrait une norme générale naurait aucun sens.
395. Il faut reconnaître, toutefois, que le droit international ne peut obliger un supérieur à faire limpossible. Aussi un supérieur ne peut-il être tenu responsable que pour ne pas avoir pris les mesures qui étaient en son pouvoir. La question se pose donc de savoir quelles mesures doivent être considérées comme étant en son pouvoir. Corollaire de la norme adoptée par la Chambre de première instance concernant le concept de supérieur, nous concluons quun supérieur devrait être tenu responsable pour ne pas avoir pris les mesures qui étaient dans ses capacités matérielles. La Chambre de première instance ne suit donc pas la CDI sur ce point et estime quun supérieur peut être tenu pour pénalement responsable lors même quil navait pas officiellement, juridiquement, le pouvoir de prendre les mesures nécessaires pour prévenir ou sanctionner le crime en question426.
396. Comme il a été noté plus haut en a), la Défense affirme lexistence dune condition distincte : il doit exister un lien de causalité. Elle soutient que, si lomission du supérieur nest pas à lorigine de linfraction, celui-ci ne peut être responsable pénalement du fait de ses subordonnés. Elle estime quil en va également ainsi lorsque le commandant ne sanctionne pas une infraction puisquon peut faire valoir que cette forme domission est la cause dinfractions futures427.
397. LAccusation conteste de son côté que la causalité soit un élément de la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique. Elle assure que les supérieurs peuvent être jugés responsables sils nont pas pris les mesures qui étaient en leur pouvoir pour prévenir ou punir les violations et elle estime quil nest pas besoin de prouver que chacune des violations procède directement de leur omission. Elle fait valoir que cest dautant plus vrai que beaucoup de supérieurs à différents échelons peuvent être jugés responsables des agissements de leurs subordonnés dans leur sphère de compétence propre, que leur omission soit ou non à lorigine des infractions. Elle soutient encore que lexigence dun lien de causalité interdirait la mise en oeuvre de la responsabilité du supérieur pour omission, laquelle ne peut naître quaprès l'infraction. Elle fait observer que, logiquement, un supérieur ne pourrait être tenu responsable des agissements passés de ses subordonnés si un lien de cause à effet est exigé entre ces agissements et labsence de sanctions de la part du supérieur429.
398. Nonobstant la place centrale quoccupe le principe de causalité en droit pénal, lexistence dun lien de cause à effet nest traditionnellement pas considérée comme la condition sine qua non pour engager la responsabilité pénale dun supérieur coupable de ne pas avoir empêché ses subordonnés de commettre des infractions ou de ne pas les en avoir punis. Ainsi, la Chambre de première instance na pas trouvé dans la jurisprudence non plus que (à une exception près) dans labondante littérature consacrée au sujet de quoi justifier lexigence de la preuve dun lien de causalité comme élément distinct de la responsabilité du supérieur hiérarchique.
399. Cela ne veut pas dire que, théoriquement, le principe de causalité ne trouve pas dapplication dans la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique; la responsabilité des supérieurs est, en effet, liée à labsence de mesures de la part de ceux-ci pour prévenir les crimes de leurs subordonnés. En fait, on peut considérer que lexigence de crimes commis par les subordonnés et de labsence de mesures de la part du supérieur pour les prévenir emporte reconnaissance de la nécessité dun lien de causalité. En pareil cas, on peut penser quil y a un lien de causalité entre le supérieur et les infractions dans la mesure où il ny aurait pas eu dinfractions si le supérieur avait fait son devoir.
400. En revanche, si un lien de causalité entre labsence de mesures de la part du commandant pour sanctionner les crimes passés de ses subordonnés et la perpétration de nouveaux crimes à lavenir est non seulement possible mais probable, lAccusation relève à juste titre quaucune relation de cause à effet ne peut exister entre une infraction commise par un subordonné et le défaut subséquent de sanctions. Lexistence même du principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique pour omission reconnu par larticle 7 3) du Statut et le droit coutumier atteste de labsence dune condition de causalité comme élément distinct de la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique.
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401. Après avoir examiné les dispositions applicables du Statut du Tribunal, la Chambre de première instance doit à présent analyser, dans le cadre de ces dispositions, chacune des infractions reprochées aux accusés. Avant de se livrer à cette analyse, elle se propose denvisager les différents aspects de linterprétation des lois pénales.
H. Interprétation des lois pénales
402. Les principes nullum crimen sine lege et nulla poena sine lege sont reconnus par les grands systèmes pénaux du monde comme étant des principes fondamentaux du droit pénal. Un autre principe fondamental est linterdiction des lois pénales postérieures aux faits avec pour corollaire que lapplication des lois pénales et des peines ne peut pas être rétroactive. Les termes doivent aussi être explicites et toute ambiguïté doit être bannie des lois pénales. Ces règles constituent les piliers sur lesquels repose le principe de la légalité. Si ces principes ne sont pas respectés, il ne peut y avoir incrimination.
403. Les principes de légalité susmentionnés existent et sont reconnus dans tous les grands systèmes de justice pénale du monde. Nul ne sait avec exactitude dans quelle mesure ils sont admis comme une partie intégrante de la pratique juridique internationale, séparée et distincte des systèmes juridiques internes. La raison en est, pour lessentiel, que les modes dincrimination sont différents dans les systèmes internes et dans les systèmes internationaux de justice pénale.
404. Alors que, dans les systèmes internes de justice pénale, le processus dincrimination dépend de la loi qui fixe le moment à compter duquel la conduite est interdite et le contenu de linterdiction, le système international de justice pénale atteint le même objectif par des traités ou des conventions, ou lorsque les mesures unilatérales dinterdiction prises par les États passent dans la coutume.
405. Dès lors, on pourrait supposer que les principes de légalité sont, en droit pénal international, différents de ce quils sont dans les systèmes juridiques internes, pour ce qui est de leur application et de leurs normes. Ils semblent être caractérisés par leur objectif clair : tenir la balance égale entre la nécessité de faire preuve de justice et déquité envers laccusé et le besoin de préserver lordre mondial. À cette fin, lÉtat ou les États concernés doivent prendre en considération des facteurs tels que la nature du droit international, labsence de politiques et de normes législatives internationales, les procédures ad hoc de la rédaction technique et lhypothèse fondamentale selon laquelle les normes en droit pénal international seront transposées dans le droit pénal interne des différents États.
406. La conséquence de cette différence a été exprimé en des termes clairs par le Professeur Bassiouni :
[c]est un truisme bien établi en droit international que de dire que, si un comportement donné est autorisé par le droit international général ou particulier, il perd son caractère criminel au regard du droit pénal international. Cependant, si une conduite donnée est interdite par le droit international général ou particulier, elle nen est pas pour autant criminelle ipso jure. Le problème est donc détablir une distinction entre le comportement interdit qui entre dans la catégorie des crimes définis par le droit et celui qui ny entre pas430.
407. Cet exercice faisant partie de linterprétation en général, et du droit pénal en particulier, nous en venons à présent aux principes généraux et à linterprétation des dispositions pénales du Statut et du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international.
1. Moyens dinterpréter les lois pénales
408. Pour définir de façon incontestable le principe de la légalité, il faut admettre deux corollaires importants. Premièrement, les lois pénales doivent être interprétées de façon restrictive ; il sagit là dune règle générale qui remonte à la nuit des temps. Deuxièmement, les lois pénales ne peuvent pas être rétroactives. Ces règles viennent sajouter à lobligation fondamentale et largement reconnue qui est faite à linterprète de la loi, ou au juge, de donner, honnêtement et fidèlement, aux termes utilisés par le législateur leur signification première et un sens rationnel, et de servir les desseins de ce dernier. Cette règle semblerait être fondée sur le principe bien ancré selon lequel il appartient au législateur et non à la juridiction ou au juge de définir un crime et dimposer sa sanction.
409. Une loi pénale est un texte par lequel le législateur entend infliger une peine à lindividu ou limiter sa liberté. On est sans aucun doute en droit d'attendre quil exprime en pareil cas son intention clairement et sans ambiguïté et quil ne permette pas quon puisse, à partir des mots quil a employés, faire des déductions douteuses. Il ne permettra pas non plus quon déduise ses intentions de termes non exprimés. Lintention devrait être manifeste.
410. La règle de linterprétation restrictive veut que les termes dune disposition soient interprétés de façon à ne pas faire entrer dans son champ dapplication des cas que tant le sens raisonnable des mots que lesprit et la portée du texte porteraient à exclure. Lorsque lon interprète une loi pénale, il ne faut pas faire violence au texte pour pouvoir lappliquer à des personnes qui nétaient pas expressément visées. On admet que si le législateur na pas utilisé de termes suffisamment généraux pour englober, dans son interdiction, tous les cas qui auraient dû naturellement être couverts, linterprète ne peut leur donner un sens extensif. Il peut uniquement déterminer si tel ou tel cas est visé par la loi, en interprétant les termes explicites.
411. La règle de linterprétation restrictive veut quaucun cas nentre dans le champ dapplication dune loi sil ne réunit pas tous les éléments, - moralement importants ou non -, nécessaires pour que le crime tel que défini par le texte soit constitué. En dautres termes, une interprétation restrictive commande de ne considérer un crime comme établi que sil réunit tous les éléments essentiels prévus par la loi.
412. Les juridictions ont toujours eu pour règle de ne pas réparer les omissions constatées dans les lois lorsquelles peuvent être considérées comme délibérées. Il semblerait toutefois que, lorsque lomission est accidentelle, il est dusage de rétablir les termes manquants pour donner au texte le sens que le législateur entendait lui donner. Le but premier quand on interprète une disposition pénale, ou autre, est de sassurer de lintention du législateur. La règle de linterprétation restrictive nest pas enfreinte si lon donne à lexpression sa pleine signification ou un autre sens plus en accord avec lintention du législateur et traduisant mieux cette intention.
413. Linterprétation restrictive des dispositions dune loi pénale a pour conséquence que, lorsquun terme équivoque ou une phrase ambiguë fait naître un doute raisonnable quant à sa signification, doute que le règles dinterprétation ne peuvent dissiper, cest le sujet qui doit en bénéficier et non le législateur qui ne sest pas exprimé clairement431. Cest la raison pour laquelle les textes pénaux ambigus doivent être interprétés contre celui qui la rédigé (contra proferentem).
2. Interprétation du Statut et du Règlement
414. Il est évident que la compétence ratione materiae du Tribunal repose sur les dispositions du droit international432. Par conséquent, diverses sources du droit international seront utilisées, comme celles énumérées à larticle 38 du Statut de la Cour internationale de Justice, à savoir les conventions internationales, la coutume internationale et les principes généraux de droit, de même que dautres sources auxiliaires comme les décisions judiciaires et la doctrine des juristes. À linverse, il est clair que le Tribunal nest pas mandaté pour appliquer les dispositions du droit interne dun système juridique particulier.
415. Concernant les règles du droit international humanitaire que le Tribunal doit appliquer, le Secrétaire général sest exprimé clairement dans son Rapport, paragraphe 29 :
Il faut souligner quen confiant au Tribunal international la tâche de juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire, le Conseil de sécurité ne créerait pas ce droit ni ne prétendrait "légiférer" à cet égard. Cest le droit international humanitaire existant que le Tribunal international aurait pour tâche dappliquer.
En outre, au sujet de lapplication du principe nullum crimen sine lege, le Secrétaire général a indiqué au paragraphe 34 :
De lavis du Secrétaire général, lapplication du principe nullum crimen sine lege exige que le Tribunal international applique des règles du droit international humanitaire qui font partie sans aucun doute possible du droit coutumier, de manière que le problème résultant du fait que certains États, mais non la totalité dentre eux, adhèrent à des conventions spécifiques ne se pose pas. Cela semblerait particulièrement important dans le cas dun tribunal international jugeant des personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire.
416. Dès lors, il est clair que le Secrétaire général faisait référence, dans ces paragraphes, à lapplication du droit international humanitaire coutumier existant. Cette prise de position permet déviter les malentendus auxquels labsence de législation interne correspondante pourrait donner lieu. Au paragraphe 35 du Rapport, le Secrétaire général a poursuivi en définissant le droit coutumier applicable :
les Conventions de Genève du 12 août 1949 pour la protection des victimes de la guerre ; la Convention de La Haye (IV) concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre et les Règles y annexées du 18 octobre 1907 ; la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948 et le statut du Tribunal militaire international du 8 août 1945.
417. La conséquence de ces explications est que le Conseil de sécurité, nétant pas un organe législatif, na pas un pouvoir dincrimination. Il donne dès lors au Tribunal compétence pour les crimes déjà reconnus par le droit international humanitaire. Le Statut ne crée pas de droit positif mais crée une instance et un cadre pour lapplication du droit international humanitaire.
418. Cela posé, la Chambre de première instance passe à présent à lexamen des éléments constitutifs des infractions alléguées dans lActe daccusation.
I. Les éléments constitutifs des infractions
419. La Chambre de première instance doit examiner le droit international coutumier afin de déterminer les éléments constitutifs des infractions en cause dans la présente affaire tels quils existaient pendant la période considérée dans lacte daccusation. Les infractions sont rangées sous différentes rubriques : homicide intentionnel et meurtre, mauvais traitements, détention illégale de civils et pillage.
1. Homicide intentionnel et meurtre
420. Il ressort de lacte daccusation que chaque accusé serait responsable de la mort de plusieurs détenus du camp de Celebici, soit quil ait participé personnellement aux meurtres, soit quil ait été le supérieur hiérarchique des auteurs de ces crimes. Lacte daccusation a été formulé de façon à donner à ces actes une double qualification, celle d'''homicide intentionnel'', qui tombe sous le coup de larticle 2 du Statut, et celle de "meurtre", sanctionné par larticle 3. Dès lors, avant danalyser les éléments de preuve qui se rapportent à ces différentes charges, la Chambre de première instance doit établir la signification qui sattache à leur qualification.
421. La première question qui se pose est celle de savoir sil existe entre l'''homicide intentionnel'' et le ''meurtre'' une différence qualitative qui rendrait leurs éléments constitutifs sensiblement différents. La Chambre de première instance constate que le terme d'"homicide intentionnel" vient tout droit des quatre Conventions de Genève, en particulier de leurs articles 50, 51, 130 et 147, lesquels passent en revue les actes qui constituent de "graves infractions" aux Conventions. Lexpression "wilful killing" a été traduite en français par "homicide intentionnel". Par ailleurs, le terme "murder" a été traduit littéralement en français : cest le meurtre interdit par larticle 3 commun aux Conventions,
422. Comme il a été dit plus haut, la Chambre de première instance est davis que cest la simple essence de ces infractions, dérivée du sens ordinaire des termes dans le cadre des Conventions de Genève, quil faut mettre en lumière dans labstrait avant de leur donner une forme et une substance concrètes eu égard aux faits en cause en lespèce. Cela posé, on ne saurait tracer une ligne de démarcation entre l"homicide intentionnel" et le "meurtre" qui affecte leur contenu.
423. En outre, il ne faudrait pas oublier que larticle 3 commun aux Conventions de Genève avait principalement pour objet détendre les ''considérations élémentaires dhumanité'' aux conflits armés internes. Ainsi, de même quil est interdit de tuer des personnes protégées durant un conflit armé international, il est interdit de tuer quiconque na pas pris une part active aux hostilités qui constituent un conflit armé interne. Les uns et les autres devant bénéficier de la même protection, il ny a pas lieu dattacher la moindre signification à la différence de terminologie que lon relève dans larticle 3 commun et les articles concernant les "infractions graves" aux Conventions433.
424. Cela dit, il reste à analyser les éléments constitutifs de ces crimes que sont l"homicide intentionnel" et le "meurtre". Cest un principe général du droit que létablissement de la culpabilité pénale passe par lanalyse de deux éléments434. Le premier des deux peut être qualifié délément matériel ou actus reus : cest lacte physique nécessaire à linfraction. Dans tout homicide, lélément matériel est clairement constitué par la mort de la victime en conséquence des actes de laccusé. La Chambre de première instance juge inutile de sattarder sur la question, encore quelle relève que des omissions peuvent, au même titre que des actes positifs, constituer lélément matériel nécessaire435 et, de surcroît, que la conduite de laccusé doit être une des causes majeures de la mort de la victime"436.
425. Lautre élément constitutif de tout homicide est lélément moral ou mens rea. Le débat est souvent axé sur la question d"intention" et cest de fait sur cette question que, en lespèce, les parties s'opposent. Avant daller plus avant dans la discussion, la Chambre de première instance juge nécessaire dexposer les arguments soulevés par les parties à ce propos.
426. Pour dire les choses simplement, lAccusation estime que lélément moral de lhomicide intentionnel ou du meurtre est établi lorsque laccusé avait lintention de tuer la victime ou de porter gravement atteinte à son intégrité physique. Elle fait valoir que le terme "intentionnel" doit sinterpréter de façon à englober les faits dimprudence (à lexclusion de la simple négligence) aussi bien que le désir de tuer. Plus précisément, lAccusation soutient que, si les actes de laccusé doivent être "intentionnels", le concept dintention peut revêtir différentes formes, directe ou indirecte. Lintention est indirecte lorsque laccusé accomplit un acte sans se soucier des conséquences alors même que la mort est prévisible437. LAccusation cite à lappui de sa thèse le Commentaire de larticle 85 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève, lequel définit l"intention" de la manière suivante :
intention : lauteur doit avoir agi avec conscience et volonté, cest-à-dire en se représentant son acte et ses résultats et en les voulant ("intention criminelle" ou "dol pénal"); cela englobe la notion de "dol éventuel", soit lattitude dun auteur qui, sans être certain de la survenance du résultat, laccepte au cas où il se produirait; nest pas couverte, en revanche, limprudence, cest-à-dire le cas où lauteur agit sans se rendre compte de son acte ou de ses conséquences438.
427. La Défense439 prend le concept dintention dans un sens plus étroit, écartant par là même toute notion dimprudence. Selon la Défense de Landzo et Delic, lAccusation doit, pour rapporter la preuve de lélément moral propre à lhomicide intentionnel, prouver que laccusé avait bien lintention de causer la mort par ses actes440. La Défense soutient à ce propos que les mots "imprudent" et "intention" sexcluent mutuellement et ''en common law'', les infractions supposant lintention doivent être habituellement distinguées de celles où la simple imprudence suffit"441. Il cite à ce propos laffaire anglaise Sheppard442 et rapporte les propos tenus par Lord Diplock :
intentionnellement'' signifie avant tout "délibérément"443. La Défense juge préférable cette interprétation de lélément moral de lhomicide intentionnel ou du meurtre au sens des Conventions de Genève et du Protocole additionnel I.
428. La Défense soutient encore que cette interprétation saccorde avec la version française de larticle 130 de la IIIe Convention de Genève et de larticle 147 de la IVe Convention de Genève (traitant des infractions graves), laquelle assimile l"homicide intentionnel" au "wilful killing". La Défense croit discerner une différence de sens entre les deux versions des Conventions, le terme "intentional" ayant un sens beaucoup plus fort en anglais que "wilful". Ainsi, il faudrait préférer la version française à la version anglaise au motif que, lorsquil existe de telles différences, il faut trancher en faveur de laccusé.
429. La Défense estime quil y a contradiction entre la définition que le Commentaire de larticle 85 du Protocole additionnel I donne du qualificatif "intentionnel" (''wilful'') et les dispositions de larticle 32 de la IVe Convention de Genève, lequel interdit aux Parties contractantes,
toute mesure de nature à causer soit des souffrances physiques, soit lextermination des personnes protégées en leur pouvoir. Cette interdiction vise non seulement le meurtre, la torture, les peines corporelles, les mutilations et les expériences médicales ou scientifiques non nécessitées par le traitement médical dune personne protégée, mais également toutes autres brutalités, quelles soient le fait dagents civils ou dagents militaires"444.
Le Commentaire de cet article relève :
"Objet de la prohibition". - Cest à dessein que la Conférence diplomatique a employé les mots "de nature à causer", à la place de la formule "destinée à provoquer" qui figurait au projet initial. En substituant ainsi un critère de causalité à celui dintention, la Conférence a entendu élargir la portée de larticle; désormais, lacte na pas besoin dêtre intentionnel pour engager la responsabilité de lauteur. Il sagit dassurer à toute personne protégée un traitement humain de la part des Autorités civiles et militaires. A cet égard, larticle 32 est aussi général que possible et ne mentionne quà titre dexemples les principaux forfaits commis au cours du deuxième conflit mondial et qui doivent être à jamais prohibés. Relevons, cependant, que la plupart des actes énumérés dans la seconde phrase de cet article ne peuvent être commis autrement quavec intention".445
Se fondant sur la dernière phrase du commentaire, la Défense estime que "cela donne à penser que le meurtre ne peut être commis quavec intention"446.
430. En réponse à ces arguments, lAccusation fait valoir que cest à tort que la Défense ramène limprudence à une simple négligence. De surcroît, elle conteste la lecture que la Défense fait de larrêt Sheppard dans lequel la Chambre des Lords constate :
un homme néglige "intentionnellement" de porter à un enfant toute lattention médicale nécessaire 1) sil le fait délibérément en sachant les risques quil lui fait courir ou 2) sil le fait parce que peu lui importe si lenfant a besoin de soins ou non447.
431. Tant lAccusation que la Défense se sont attachées au mot "intentionnel" dans lanalyse de lélément moral nécessaire pour que l'"homicide intentionnel" ou le "meurtre" soit constitué. Ce faisant, elles détournent malheureusement lattention de la nature et du but de linterdiction édictée par les Conventions de Genève, qui est clairement dempêcher quil ne soit attenté à la vie des personnes vulnérables et sans défense quelles protègent448. Cest cette nature et ce but qui guident la Chambre dans ses réflexions sur la question et son analyse de la terminologie employée car la simple approche sémantique ou celle qui se limite aux spécificités de certaines juridictions nationales ne peut quêtre une source de confusion ou conduire à une recherche vaine de points communs qui se dérobent. Dans tout système juridique national, les termes sont employés dans un cadre juridique précis et les connotations particulières qui sy attachent sont dues à la jurisprudence qui sy développe. Ces connotations peuvent perdre de leur pertinence lorsque ces termes sont employés dans un cadre international.
432. Larticle 32 de la IVe Convention de Genève édicte une interdiction fondamentale : il interdit les actes de nature à entraîner la mort de personnes protégées ou à leur infliger des souffrances physiques. Dans son Commentaire, il est noté quil est formulé de manière à faire ressortir le lien de causalité entre lacte et le résultat tout en reconnaissant que les infractions énumérées supposent généralement un élément intentionnel - ce que nous avons désigné sous le nom délément moral. Reste à préciser la nature de cet élément intentionnel. Le Commentaire du Protocole additionnel I peut ici nous guider. Traitant de larticle 11 dudit protocole, le Commentaire inclut la notion dimprudence dans celle dintentionnalité tout en excluant la simple négligence de son champ dapplication. De même, à propos de larticle 85 du Protocole additionnel, le Commentaire tend à distinguer la négligence ordinaire de lintention coupable ou de limprudence et considère que seule cette dernière entre dans lélément intentionnel.
433. La Chambre de première instance est également guidée par le sens propre, ordinaire du mot "intentionnel" ''(wilful)'' tel quil est défini dans le Concise Oxford English Dictionary : "intentional, deliberate (ou : "(of action or state) for which compulsion or ignorance or accident cannot be pleaded as excuse, intentional, deliberate, due to perversity or self-will"). Cette définition ne fait apparaître aucune divergence entre lexpression "willful killing" et la traduction qui en a été donnée dans le texte français, "homicide intentionnel". Le nouveau petit Robert définit le mot intentionnel comme " ce qui est fait exprès, avec intention, à dessein". De lutilisation de cette terminologie dans les deux langues, on peut simplement déduire que la mort ne saurait être la conséquence accidentelle des agissements de laccusé. Le droit français définit le meurtre comme un homicide involontaire et illégal. Pris dans son acception ordinaire, le mot anglais "murder" (meurtre) sentend de crimes qui vont au delà du "manslaughter" (homicide involontaire) et, dès lors, comme il a été dit plus haut, lemploi de lexpression "wilful killing" (homicide intentionnel) à la place de "murder" ne prête pas à conséquence.
434. En common law, on utilise souvent lexpression "intention coupable" pour désigner lélément nécessaire pour faire dun homicide involontaire un meurtre. Cependant - il faut le répéter - le risque de confusion est grand si cette terminologie est transposée dans le cadre du droit international sans que sa signification exacte ne soit précisée. Lintention coupable ne se ramène pas seulement aux mauvaises intentions qui animent lauteur dun homicide; elle va jusquà vouloir porter gravement atteinte à lintégrité physique dautrui ou tuer sans fait justificatif ou excuse et elle "dénote un mépris pernicieux et pervers de la vie et de la sécurité dautrui"449. Dans la plupart des systèmes de common law, lexigence dun élément moral est, dans le cas de meurtres, satisfaite dès lors que laccusé savait quil pouvait causer la mort dautrui ou a fait preuve dimprudence. En Australie, par exemple, le critère est la connaissance des risques que laccusé faisait, par ses agissements, courir à autrui450. Le droit canadien exige tout à la fois que laccusé soit conscient des risques quil fait courir à autrui et quil ait lintention de lui nuire gravement451. Il en va de même au Pakistan452.
435. Le concept de dol emprunté au droit civil rend compte du caractère volontaire des agissements et intègre une intention à la fois directe et indirecte453. Selon la théorie de lintention indirecte (dolus eventualis), si laccusé adopte un comportement dangereux, son homicide est réputé intentionnel sil sest fait à lidée quil pouvait causer la mort dautrui. Dans de nombreux systèmes hérités du droit romain, la prévisibilité de la mort est un élément à prendre en considération et la possibilité que la mort s'en suive suffit généralement à établir la nécessaire intention de tuer.
436. La Chambre de première instance est consciente des avantages dune approche qui analyse le risque pris par laccusé de causer la mort dautrui et permet de décider si celui-ci était excessif. Dans le cadre de cette approche, toutes les circonstances entourant les faits et le décès de la victime qui sen est suivi sont analysées, la question étant de savoir sil en ressort que les agissements de laccusé trahissaient "une extrême indifférence à la valeur de la vie humaine"454. Une telle approche permet au jugement de prendre en compte des facteurs tels que lutilisation darmes ou dautres instruments et la situation de laccusé vis à vis de la victime.
437. Si les différents systèmes juridiques utilisent divers modes de classification de lélément moral en cause dans le meurtre, il est clair quil faut une certaine intention. Cependant, lintention peut être déduite des circonstances, soit que la mort était prévisible compte tenu des agissements de laccusé, soit que celui-ci ait pris un risque excessif, ce qui témoigne de son imprudence. Comme la fait remarquer lAccusation, le Commentaire des articles 11 et 85 du Protocole additionnel I, définissant la notion d"intention", a envisagé ''limprudence'' pour len exclure.
438. Ayant discuté des règles dinterprétation applicables, la Chambre de première instance estime que cest dans ce cadre et eu égard à la nature et au but des Conventions de Genève quelle doit déterminer le sens des termes employés dans le Statut du Tribunal. Comme la fait observer Fletcher,
La méthode qui consiste à analyser lusage ordinaire des mots nous invite à prendre en compte la signification qui est donnée à ces termes lorsquils sont employés et non lorsquils sont sortis de leur contexte et définis pour les besoins de lanalyse juridique455.
439. Sur la base de cette seule analyse, la Chambre de première instance ne doute pas que lintention, lélément moral nécessaire pour quun meurtre ou un homicide intentionnel soit constitué ainsi que lont reconnu les Conventions de Genève, est présent dès lors quil est démontré que laccusé avait lintention de tuer ou de porter gravement atteinte à lintégrité physique dautrui par leffet de son imprudence et du peu de cas quil faisait de la vie humaine. Cest sur cette base que, au chapitre IV, la Chambre apprécie les éléments de preuve se rapportant à chacun des homicides présumés et tire les conclusions juridiques qui simposent.
(a) Introduction à diverses formes de mauvais traitements
440. LActe daccusation reproche à chacun des accusés davoir infligé diverses formes de mauvais traitements aux détenus du camp de détention de Celebici. Ces mauvais traitements qui nont pas entraîné la mort ont reçu des qualifications diverses : ils sont assimilés à des tortures qui, reconnues par larticle 3 1) a) des Conventions de Genève, constituent une infraction grave aux Conventions de Genève sanctionnée par larticle 2 b) du Statut et une violation des lois ou coutumes de la guerre tombant sous le coup de larticle 3 du Statut ; à des viols entrant dans la catégorie des tortures qui, reconnus par larticle 3 1) a) des Conventions de Genève, constituent une infraction grave aux Conventions de Genève sanctionnée par larticle 2 b) du Statut et une violation des lois ou coutumes de la guerre tombant sous le coup de larticle 3 du Statut ; au fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à lintégrité physique ou à la santé qui constitue une infraction grave aux Conventions de Genève sanctionnée par larticle 2 c) du Statut ; aux traitements inhumains qui constituent une infraction grave aux Conventions de Genève sanctionnée par larticle 2 b) du Statut ; et aux traitements cruels qui, reconnus par larticle 3 1) a) des Conventions de Genève, constituent une violation des lois ou coutumes de la guerre sanctionnée par larticle 3 du Statut.
441. Les tortures, le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à lintégrité physique ou à la santé et les traitements inhumains sont interdits en tant quils constituent des infractions graves aux Conventions de Genève. Les tortures et les traitement cruels sont interdits par larticle 3 commun aux Conventions de Genève. Cependant, celles-ci ne donnent aucune définition ou explication de ces infractions. Aussi la Chambre de première instance doit-elle rechercher la définition que le droit international coutumier donnait des éléments constitutifs de ces infractions pendant la période considérée par lActe daccusation. On trouvera exposé en détail dans les paragraphes qui suivent le raisonnement qui sous-tend cette démarche.
442. Les interdictions qui frappent les infractions graves sont interdépendantes. La Chambre de première instance estime que la torture est la forme la plus spécifique de ces infractions et que, pratiquée par un agent de lÉtat ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite, elle implique des actes ou des omissions qui visent un but défendu précis et qui causent de graves souffrances physiques ou morales.. Le fait dinfliger intentionnellement de graves souffrances ou de porter atteinte à lintégrité physique ou à la santé se distingue de la torture essentiellement par le fait quil nest pas besoin que le but recherché soit frappé dinterdit. Enfin, dans le cadre des infractions graves, les traitements inhumains impliquent des actes ou des omissions qui causent de graves souffrances physiques ou morales ou portent gravement atteinte à lintégrité physique ou mentale ou à la dignité humaine. Partant, tout acte ou omission assimilé à des tortures ou au fait de causer intentionnellement de graves souffrances ou de porter gravement atteinte à lintégrité physique ou à la santé constitue également un traitement inhumain. Cependant, cette troisième catégorie que constituent les traitements inhumains ne comprend pas uniquement les actes déjà incorporés dans les deux précédentes ; elle englobe également les actes qui violent le principe fondamental du traitement humain et attentent en particulier à la dignité humaine.
443. Les crimes de torture et de traitements cruels interdits par larticle 3 commun aux Conventions de Genève sont également interdépendants. Les caractéristiques des tortures sont les mêmes aux termes tant de larticle 3 commun que des dispositions des Conventions de Genève concernant les infractions graves. Lexpression "traitements cruels" dans larticle 3 commun a le même sens que ''traitements inhumains'' dans les dispositions des Conventions de Genève concernant les infractions graves. Ainsi, aux fins de larticle 3 commun aux Conventions de Genève, tous les actes de torture sont inclus dans la notion de traitements cruels, laquelle englobe également tous les actes ou omissions qui causent de graves souffrances physiques ou morales ou portent gravement atteinte à lintégrité physique ou mentale ou à la dignité humaine.
444. Il a déjà été question des conditions générales dapplication des articles premier, 2 et 3 du Statut (cf. chapitre III supra). Fait plus important, il a été jugé que, pour que les actes visés par les différents chefs daccusation susmentionnés constituent des infractions à larticle 2 ou 3 du Statut, la Chambre de première instance devait être convaincue quil y avait bien un lien entre les actes de laccusé et le conflit armé. La Chambre estime que ce lien existe incontestablement pour chacun des actes rapportés dans lActe daccusation.
445. Ces remarques préliminaires faites sur linterdépendance des crimes de mauvais traitements aux termes tout à la fois de larticle 3 commun et des dispositions des Conventions de Genève relatives aux infractions graves et sur lexigence dun lien entre les actes de laccusé et le conflit armé comme condition préalable nécessaire à lapplication des articles premier, 2 et 3 du Statut, la Chambre de première instance en vient à lanalyse des définitions et des critères qui sattachent à chacune de ces infractions en droit international coutumier.
446. Les Conventions de Genève interdisent formellement la pratique de la torture à lencontre de quiconque ne prend pas une part active aux hostilités dans les conflits armés, tant internes qu'internationaux. Elles font expressément état de la torture comme dune infraction grave ainsi que la violation de larticle 3 commun et d'autres dispositions des Conventions et des Protocoles additionnels456. Il convient den préciser les éléments constitutifs dans la mesure où cest ce qui la différencie des autres mauvais traitements sanctionnés par les Conventions de Genève. Tant lAccusation que la Défense ont présenté dimportantes conclusions sur la question et la Chambre de première instance juge utile den donner un aperçu avant de poursuivre la discussion.
447. LAccusation na cessé daffirmer que la Chambre de première instance devrait appliquer la définition que le droit coutumier donne de la torture et que reprend la Convention de 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ("la Convention contre la torture"). Dans sa réponse à la demande de rejet et dans son mémoire en clôture, elle défend encore lidée que la Chambre de première instance devrait prendre pour base la définition que le droit coutumier donne de la torture. Elle fait observer que cette définition est plus large que celle qui est proposée dans le Commentaire de la IVe Convention de Genève. Elle cite à ce propos le Professeur Bassiouni qui émet lidée quà la différence des traitements inhumains, la torture exige, par delà les atteintes à lintégrité de la personne, un second but : lextorsion daveux par exemple. Prenant acte, les dispositions du Protocole additionnel I et de la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ("Déclaration sur la torture"), Bassiouni fait aussi remarquer que ce qui constitue un second but a évolué dans le temps457.
448. Faisant valoir que la torture peut être utilisée à des fins autres que lextorsion de renseignements, lAccusation fait état de la remarque de Bassiouni à propos des viols entrant dans la catégorie des tortures : les viols collectifs ont été pendant les conflits dans lex-Yougoslavie un moyen de punir les victimes, de les intimider ou dintimider leur communauté.
449. La Défense fait observer que la définition que le droit coutumier et le droit conventionnel donnent de la torture pour les besoins du droit international humanitaire est plus étroite que celle proposée par lAccusation. Elle soutient quaux termes des Conventions de Genève, la torture doit avoir pour mobile lobtention de renseignements. Selon elle, la définition proposée par lAccusation tend à élargir celle que le droit coutumier donne de la torture pour les besoins du droit international humanitaire et ce contre la volonté du Secrétaire général et du Conseil de Sécurité qui entendaient que le Tribunal applique le droit international coutumier établi de façon à éviter toute transgression du principe nullum crimen sine lege.
450. La Défense cite à lappui de cet argument le Commentaire de larticle 147 de la IVe Convention de Genève. Elle souligne encore que le trait distinctif de la torture réside dans sa finalité. Il est clair à ses yeux que le "but défendu" est lextorsion daveux ou de renseignements et il est douteux quon puisse y ajouter toute autre fin. La Défense se réclame également à ce propos de Bassiouni. Elle prétend que ce dernier laisse planer un doute quant à la possibilité que la torture serve à dautres fins quà lextorsion daveux ou de renseignements et elle affirme que les autres mobiles retenus par lAccusation dans sa définition sont par trop larges, autrement dit quils ne rendent pas compte de ce quest, à nen point douter, létat du droit coutumier. La Défense estime dès lors que la Chambre de première instance devrait interpréter strictement le "but défendu" exigé de façon à respecter le rapport du Secrétaire général et le principe général du droit pénal qui veut quon donne des textes ambigus une interprétation restrictive, favorable à laccusé.
451. M. Michael Greaves, sexprimant au nom de la Défense, a déclaré dans le cadre de ses ultimes conclusions orales que les "autres actes inhumains" visés par larticle 6 c) de la Charte du Tribunal militaire international englobaient la torture et le viol458. Reste toutefois, selon lui, à définir les éléments constitutifs de ces infractions. Il a suggéré de plus à la Chambre de première instance de déterminer ces éléments en sappuyant sur le droit pénal applicable des anciennes républiques de la RFSY, ce qui serait conforme au principe de légalité. En outre, il a fait remarquer que la définition donnée par la Convention sur la torture ne rendait pas compte des règles établies du droit international coutumier. Il a cité à sujet larticle premier de la Convention sur la torture qui précise que la définition est donnée "aux fins de la présente Convention". Il a également fait observer que la définition de la torture variait dun système juridique à lautre et a cité à ce propos la décision rendue par la Cour européenne des droits de lhomme dans laffaire Irlande c. R.U 459sans porter un jugement sur la définition quelle donne de la torture.
a. Définition de la torture en droit international coutumier
452. Il ne fait pas de doute que tant le droit international coutumier que le droit international conventionnel interdit le recours à la torture. Outre les interdictions édictées par le droit international humanitaire qui sont invoquées dans lActe daccusation, il existe un certain nombre dinstruments internationaux relatifs aux droits de lhomme qui condamnent la pratique de la torture. Tant la Déclaration universelle des droits de lhomme460 que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ("le Pacte international") contiennent pareille prohibition461. La pratique de la torture est également interdite par un certain nombre de traités régionaux relatifs aux droits de lhomme parmi lesquels la Convention européenne des droits de lhomme462, la Convention américaine relative aux droits de lhomme,463 la Convention interaméricaine pour la prévention et la répression de la464 (la Convention interaméricaine") et la Charte africaine des droits de lhomme et des465.
453. En outre, il existe deux instruments internationaux portant exclusivement interdiction de la466 dont le plus important est la Convention contre la torture adoptée par lAssemblée générale le 10 décembre 1984 à laquelle 109 États, dont la RSFY, soit plus de la moitié des États membres de lONU, sont devenus parties par voie de ratification ou d467. Elle avait été précédée de la Déclaration sur la torture que lAssemblée générale de lONU a adoptée par consensus le 9 décem468.
454. Compte tenu de ce qui précède, on peut dire que linterdiction de la torture est une norme du droit coutumier. Elle constitue aussi une norme du ju469, ainsi que la confirmé le Rapporteur spécial de lONU pour la470. Il faut ajouter que linterdiction édictée par les instruments internationaux susmentionnés est absolue et il ne peut y être dérogé en a471.
455. Bien quil y ait manifestement un consensus international pour interdire le recours à la torture, quelques tentatives ont été faites pour en donner une définition juridique de la torture. En fait, seuls trois des instruments interdisant la torture en donnent une définition. Le premier dentre eux est la Déclaration sur la torture qui dispose dans son article premier :
le terme "torture" désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont délibérément infligées à une personne par des agents de la fonction publique ou à leur instigation, aux fins notamment dobtenir delle ou dun tiers des renseignements ou des aveux, de la punir dun acte quelle a commis ou quelle est soupçonnée davoir commis, ou de lintimider ou dintimider dautres personnes... La torture constitue une forme aggravée et délibérée de peines ou de traitements cruels, inhumains ou dégradants.
456. Cette définition a servi de base à celle donnée dans la Convention contre la472, laquelle dispose dans son article premier :
le terme "torture" désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment dobtenir delle ou dune tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir dun acte quelle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée davoir commis, de lintimider ou de faire pression sur elle ou dintimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle quelle soit, lorsquune telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite.
457. Cette formulation sécarte de celle adoptée dans la Déclaration sur la torture sur deux points. Primo, la Convention contre la torture ne parle pas de la torture comme dune forme aggravée de mauvais traitements. Cependant, cet élément quantitatif est implicite : il se retrouve dans le degré de souffrances exigé. Secundo, la Convention contre la torture donne comme exemple de "but défendu" tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle quelle soit" et, en cela, elle se différencie de la Déclaration sur la torture.
458. Troisième instrument du genre, la Convention interaméricaine a été signée le 9 décem473. La définition que son a474 donne de la torture recoupe celle énoncée dans la Convention contre la torture et on peut même dire quelle est plus large en ce sens quelle ne fixe pas un seuil au-delà duquel des mauvais traitements constituent des tortures.
459. On peut dès lors dire que la définition que la Convention contre la torture donne de la torture recoupe les définitions qui ont été retenues tant dans la Déclaration sur la torture que dans la Convention interaméricaine et elle traduit donc un consensus que la Chambre de première instance considère comme représentatif du droit international coutumier.
460. Cela posé, la Chambre de première instance va à présent examiner le degré minimal de douleur ou de souffrances, lexistence dun but défendu et lintervention dagents de lÉtat qui sont nécessaires pour que le crime de torture soit constitué.
461. Le Comité des droits de lhomme, instance créée par le Pacte international pour en contrôler lapplication, a eu loccasion de préciser la nature des mauvais traitements interdits par larticle 7 dudit Pacte mais il na généralement pas fait la distinction entre les différentes formes de mauvais traitements qui étaient interdites. Cependant, dans certains cas, il a conclu à la pratique de tortures compte tenu du mode de comportement adopté : sévices corporels, électrochocs et simulacres dex475, plantones, coups et privation de no476, maintien au secret pendant plus de trois mois avec les yeux bandés et les mains liées, ce qui a entraîné une paralysie des membres, des lésions aux jambes, une perte de poids importante et une infection 477.
462. La Cour européenne des droits de lhomme ("Cour européenne") et la Commission européenne des droits de lhomme ("Commission européenne") ont aussi développé une jurisprudence qui traite du mode de comportement constitutif de la torture, interdit par larticle 3 de la CEDH. Il est difficile de se faire une idée précise des éléments matériels de la torture à partir des décisions de ces instances comme, du reste, à partir des conclusions du Comité des droits de lhomme ; elles sont, toutefois, utiles dans la mesure où elles donnent des exemples de conduite prohibée. Les décisions les plus marquantes de la Cour européenne sont les arrêts Affaire grecque et Affaire Irlande c. Roy478. Larrêt Affaire grecque est la première décision longuement motivée sur la question de linterdiction conventionnelle de la torture ; la Commission européenne a, en loccurrence, jugé que les services de sécurité dAthènes se sont rendus coupables de tortures et de mauvais traitements en administrant des coups sur toutes les parties du corps (pratique connue sous le nom de falanga)479.
463. Larrêt Affaire Irlande c. Royaume Uni est une bonne illustration de la difficulté de fixer un seuil au-delà duquel les mauvais traitements constituent des tortures. Alors que la Commission européenne a jugé que lusage combiné de certaines techniques dinterrogatoire comme la station debout contre un mur, lencapuchonnement, lexposition au bruit, la privation de sommeil, de nourriture et de boisson constituait une violation de larticle 3 de la CEDH et était assimilable à des tortures, la Cour européenne a jugé que ces agissements ne pouvaient être qualifiés de torture puisquils "nont pas causé des souffrances de lintensité et de la cruauté particulières quimplique le mot torture ainsi entendu"480. Elle a estimé quils constituaient des traitements inhumains et dégradants contraires à larticle 3.
464. Dans son arrêt Affaire Irlande c. Royaume Uni, la Cour européenne a jugé quil ny avait tortures que pour autant que les mauvais traitements avaient occasionné de "fort graves et cruelles souffrances481. Elle sest en cela appuyée sur cette partie de la définition donnée par la Déclaration sur la torture qui décrit celle-ci comme "une forme aggravée de peines ou de traitements cruels, inhumains ou dégradants". La Chambre de première instance relève que la Cour européenne a expressément reconnu que lutilisation des cinq techniques dinterrogatoire en question a causé de "vives souffrances physiques et morales", mais elle a néanmoins jugé, sans plus dexplication, que lintensité des souffrances infligées nétait pas telle quelle justifie la qualification de tortures. Ce passage de la décision a suscité des critiques dans les publications consacrées aux droits de l'homme482. Par ailleurs, dautres instances chargées de veiller au respect des droits de lhomme ont, dans des affaires ultérieures, jugé que des mauvais traitements analogues à ceux dont la Cour européenne avait eu à connaître constituaient des tortures483.
465. La Cour européenne a, dans deux autres affaires, conclu à une violation de larticle 3 qui pouvait être assimilée à des tortures. Dans laffaire Aksoy c. Turquie484, la Cour a estimé que le requérant avait été soumis à la torture au mépris de larticle 3 lorsquil sétait retrouvé entièrement nu, avec les mains attachées dans le dos et suspendu par les bras. Elle a estimé que :
ce traitement ne peut avoir été infligé que délibérément : en effet, sa réalisation exigeait une dose de préparation et dentraînement. Il apparaît avoir été administré dans le but dobtenir du requérant des aveux ou des informations. Hormis de graves souffrances quil doit avoir causées à lintéressé à lépoque, les preuves médicales montrent quil conduisit à une paralysie des deux bras qui mit un certain temps avant de disparaître. La Cour estime que ce traitement était dune nature tellement grave et cruelle que lon peut le qualifier de torture485
466. De même, dans laffaire Aydin c. Turquie486, la Cour a constaté une violation de larticle 3 de la CEDH pouvant être assimilée à des tortures, et ce pour deux raisons. Tout dabord, le viol de la requérante pendant sa garde à vue a été qualifié de torture ; on y reviendra plus en détail. Ensuite, la Cour européenne a estimé que les agissements suivants justifiaient aussi la qualification de torture :
Elle est restée en garde à vue pendant trois jours, apeurée et désorientée par le bandeau qui lui couvrait les yeux, dans un état permanent de douleur physique et dangoisse provoquées par les coups accompagnant les séances dinterrogatoire et lincertitude sur son sort. On la montra aussi nue, dans des circonstances humiliantes, ce qui ne pouvait quaccentuer son sentiment de vulnérabilité et elle fut de même arrosée de violents jets deau alors quon la faisait tourner dans un pneu487.
467. Enfin, il est aussi à noter que le Rapporteur spécial sur la torture a dressé en 1986, dans son rapport, une liste détaillée mais non exhaustive des agissements qui causent des souffrances suffisamment aiguës pour justifier la qualification de tortures (sévices corporels, arrachement dongles, de dents, brûlures, électrochocs, suspension, suffocation, exposition à une lumière ou à un bruit excessif, agression sexuelle, administration de médicaments en prison ou dans un hôpital psychiatrique, privation prolongée de repos ou de sommeil, de nourriture, de conditions dhygiène satisfaisantes ou de soins médicaux, isolement total et absence de stimuli sensoriels, maintien dans une incertitude constante en termes de temps et despace, menaces de torture ou de mort proférées à lencontre de membres de la famille, total abandon et simulacres dexécution488.
468. Il ressort de ce qui précède que les cas de torture les plus caractéristiques font apparaître des actes positifs. Cependant, des omissions peuvent également fournir lélément matériel nécessaire pour autant que les souffrances morales ou physiques sont dune gravité suffisante et que les actes ou omissions sont intentionnels, cest-à-dire que, jugés objectivement, ils apparaissent délibérés et non accidentels. Les mauvais traitements qui ne présentent pas un degré de gravité suffisant pour être qualifiés de tortures peuvent constituer une autre infraction.
469. Comme le montre la jurisprudence citée plus haut, il est difficile de fixer précisément le degré de souffrance nécessaire pour que dautres formes de mauvais traitements deviennent des tortures. Cependant, il ne faudrait pas voir dans cette zone grise une invitation à dresser une liste exhaustive des actes constituant des tortures afin de bien classer linterdiction. Comme le fait remarquer Rodley, "une définition juridique ne peut dépendre dun catalogue de pratiques horribles car ce serait tout simplement mettre à lépreuve lingéniosité des tortionnaires et non pas édicter une interdiction juridique valable"489.
470. Lexistence dun but défendu représente un autre élément constitutif essentiel du crime de torture. Comme il a déjà été dit, la liste des buts défendus insérée dans la Convention contre la torture va au-delà de celle figurant dans la Déclaration sur la torture puisquelle y ajoute les discriminations quelles quelles soient. Lemploi de lexpression "aux fins notamment" dans la définition coutumière de la torture indique que les buts énumérés ne constituent pas une liste exhaustive mais quils sont simplement cités à titre dexemple. De plus, il nest pas nécessaire que les actes aient été accomplis uniquement dans un but défendu. Ainsi, pour que la condition posée soit remplie, il suffit que le but défendu ait été lun des mobiles de lacte ; il nest pas nécessaire quil ait été le seul but visé ou le principal.
471. Sagissant du but pour lequel la torture est infligée, une distinction fondamentale simpose : la distinction entre un "but défendu" et un but purement privé. Cette distinction se justifie par le fait que linterdiction de la torture ne touche pas les comportements privés qui sont ordinairement sanctionnés par le droit national490. La Chambre de première instance relève que les souffrances infligées par sadisme, la satisfaction de pulsions sexuelles, la participation à des pratiques telles que la mutilation des organes génitaux chez la femme pourraient satisfaire aux conditions posées quant au but pour que la qualification de torture soit retenue. Pendant les conflits armés, la volonté dintimidation, de coercition, de punition ou de discrimination peuvent souvent faire partie intégrante du comportement, ce qui fait entrer la conduite en question dans le cadre de la définition. Ainsi,
ce nest que dans des cas exceptionnels quil serait donc possible de conclure que les douleurs ou souffrances graves infligées par un agent de lÉtat ne constituent pas des tortures au motif quil a agi pour des raisons purement privées491.
472. Comme il a été noté plus haut, la Défense fait valoir quun acte ne constitue une torture que sil a été accompli dans lun des buts limités énumérés dans le Commentaire de larticle 147 de la IVe Convention de Genève. Telle nest pas la règle en droit coutumier, lequel envisage clairement des buts défendus autres que ceux proposés par le commentaire.
473. Traditionnellement, des tortures doivent être pratiquées par un agent de lÉtat ou par une personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. En droit international humanitaire, il faut interpréter cette condition comme incluant les agents des parties au conflit autres que les États afin que linterdiction conserve une signification dans les situations de conflits armés internes ou de conflits internationaux impliquant des entités non étatiques.
474. En incluant cet élément dans la définition quelle donne de la torture, la Convention contre la torture se situe dans le droit fil de la Déclaration sur la torture ; elle la complète toutefois en ajoutant :"ou avec son consentement exprès ou tacite" et "ou toute autre personne agissant à titre officiel". Elle élargit son champ dapplication aux agents publics qui restent passifs ou ferment les yeux sur les tortures, se gardant de les prévenir ou de les punir en application du droit pénal ou militaire national.
475. Le viol nest pas expressément mentionné parmi les crimes énumérés dans les dispositions des Conventions de Genève relatives aux infractions graves, ni dans leur article 3 commun. Aussi est-il rangé parmi les tortures et traitements inhumains. Ce chapitre a pour but de déterminer si le viol constitue une forme de torture aux termes des dispositions susmentionnées des Conventions de Genève. Afin de traiter la question comme il convient, la Chambre de première instance va dabord discuter de la prohibition du viol et des violences sexuelles en droit international, puis définir le viol, pour finalement se pencher sur la question de savoir si le viol, forme de violence sexuelle, peut être considéré comme une torture.
a. Prohibition du viol et des violences sexuelles en droit international humanitaire
476. Il ne fait aucun doute que le viol et les autres formes de violences sexuelles sont expressément prohibés par le droit international humanitaire. Larticle 27 de la IVe Convention de Genève interdit expressément le viol, toute forme dattentat à la pudeur et la prostitution des femmes sous la contrainte, ce qu'interdit également larticle 4 2) du Protocole additionnel II aux Conventions de Genève relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux. Larticle 4 1) de ce Protocole interdit aussi implicitement le viol et les violences sexuelles, puisquil dispose que toutes les personnes ont droit au respect de leur personne et de leur honneur. De plus, larticle 76 1) du Protocole additionnel I exige explicitement que les femmes soient protégées contre le viol, la prostitution sous la contrainte et toute autre forme dattentat à la pudeur. On trouve également une prohibition implicite du viol et des violences sexuelles à larticle 46 de la IVe Convention de la Haye de 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, lequel garantit lhonneur et les droits de la famille. En dernier lieu, le viol est prohibé en tant que crime contre lhumanité par larticle 6 c) du Statut du Tribunal international de Nuremberg et nommément cité à larticle 5 de notre Statut.
477. Si ces dispositions font clairement apparaître une interdiction du viol et des violences sexuelles en droit international humanitaire, elles ne définissent pas le viol. La Chambre de première instance va donc sattacher à en donner une définition.
478. Bien que la prohibition du viol en droit humanitaire international soit une évidence, on ne trouve dans aucune convention ou autre instrument international de définition du terme lui-même. La Chambre de première instance va sinspirer sur ce point de la définition que le TPIR a donnée récemment du viol dans le contexte des crimes contre lhumanité, dans laffaire Le Procureur c/ Jean-Paul Akayesu492. La Chambre de première instance saisie de cette affaire a estimé quil nexistait pas de définition de ce terme communément admise en droit international et a fait remarquer que si "le viol sentend[ ait] traditionnellement en droit interne de rapports sexuels non consensuels", il existait plusieurs définitions des diverses formes que pouvait revêtir cet acte. Elle concluait que :
le viol est une forme dagression dont une description mécanique dobjets et de parties du corps ne permet pas dappréhender les éléments constitutifs. [ ...] La Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants nénumère pas des actes spécifiques dans sa définition de la torture, dégageant plutôt le cadre conceptuel de la violence sanctionnée par lÉtat. La Chambre juge cette solution plus utile dans le contexte du droit international.
[ ...]
Pour la Chambre constitue le viol tout acte de pénétration physique de nature sexuelle commis sur la personne dautrui sous lempire de la coercition. La Chambre considère la violence sexuelle, qui comprend le viol, comme tout acte sexuel commis sur la personne dautrui sous lempire de la coercition493.
479. La présente Chambre de première instance accepte ce raisonnement et ne voit aucune raison de sécarter de la conclusion formulée en la matière par le TPIR dans le Jugement Akayesu. En conséquence, elle estime que le viol constitue une pénétration physique de nature sexuelle sous la contrainte. Ayant atteint cette conclusion, la Chambre de première instance va maintenant brièvement discuter de la jurisprudence dautres instances judiciaires internationales concernant la question du viol en tant que torture.
c. Conclusions d'instances judiciaires internationales et régionales
480. Le viol ne peut être assimilé à une torture que s'il en a tous les éléments constitutifs tels qu'ils ont été analysés plus haut. Dans ce cadre, la Chambre de première instance estime utile de passer en revue les conclusions des autres instances judiciaires et quasi-judiciaires internationales, ainsi que certains rapports de lONU qui se rapportent au viol.
481. Tant la Commission interaméricaine des droits de lhomme ("Commission interaméricaine") que la Cour européenne des Droits de lHomme ont eu récemment à se prononcer sur la question de savoir si le viol constitue une forme de torture. Le 1er mars 1996, dans laffaire Fernando et Raquel Mejia c. Pérou494, la Commission interaméricaine s'est prononcée sur le cas dune institutrice violée, à deux reprises, par des membres de larmée péruvienne. Les faits de lespèce sont les suivants.
482. Dans la soirée du 15 juin 1989, des membres de larmée péruvienne, armés de mitraillettes et le visage masqué, ont pénétré chez les Mejia. Ils ont enlevé Fernando Mejia, avocat, journaliste et militant politique, soupçonné dêtre un élément subversif et un membre du mouvement révolutionnaire Tupac Amaru. Peu de temps après, lun de ces soldats est revenu au domicile des Mejia, apparemment à la recherche des papiers didentité de M. Mejia. Sa femme Raquel sest entendu dire, alors quelle cherchait ces papiers, quelle était également considérée comme un élément subversif, ce quelle a nié. Le soldat en question la alors violée. Environ 20 minutes plus tard, le même soldat est revenu, la traînée dans sa chambre et la violée de nouveau. Raquel Mejia a passé le reste de la nuit dans un état de terreur extrême. Le cadavre de son mari a été retrouvé par la suite sur les berges de la rivière Santa Clara ; il portait des traces évidentes de torture.
483. La Commission interaméricaine a estimé que le viol de Raquel Mejia constituait un acte de torture contraire à larticle 5 de la Convention américaine relative aux droits de lhomme495. Pour aboutir à cette conclusion, la Commission interaméricaine a jugé que la torture, au sens de larticle 5, est constituée dès lors que trois éléments sont réunis. Premièrement, il doit y avoir un acte intentionnel par lequel une personne inflige une souffrance physique ou mentale à une autre personne ; deuxièmement, cette souffrance doit être infligée dans un certain but ; et troisièmement, elle doit être infligée par un agent de l'État ou par une personne privée agissant à linstigation dun agent de l'État496.
484. En appliquant ces principes aux faits de lespèce, la Commission interaméricaine a conclu que le premier de ces éléments était présent, au motif que :
[ l] e viol cause une souffrance physique et mentale à la victime. Outre la violence subie au moment où il est commis, la victime est généralement blessée ou, dans certain cas, elle tombe enceinte. Le fait dêtre soumise à des mauvais traitements de cette nature entraîne également un traumatisme psychologique à cause, dune part, du fait davoir été humiliée et prise pour victime et, dautre part, de la condamnation des membres de sa propre communauté si la victime raconte ce quon lui a fait subir497.
485. Concluant à la présence du deuxième élément constitutif de la torture, la Commission interaméricaine a affirmé que Raquel Mejia avait été violée dans le but de la punir personnellement et de lintimider. Enfin, le troisième élément constitutif était également présent, puisque lhomme qui a violé Raquel Mejia était membre des forces de sécurité498.
486. Cette décision appelle deux remarques importantes. Tout dabord, lorsqu'on se demande si le viol a provoqué une douleur ou des souffrances, on doit prendre en compte non seulement les séquelles physiques mais également les conséquences psychologiques et sociales du viol. Par ailleurs, dans sa définition des éléments constitutifs de la torture, la Commission interaméricaine na pas repris une exigence du droit coutumier, à savoir que le viol occasionne de vives souffrances physiques et psychologiques. Cependant, l'intensité des souffrances ressort implicitement du constat fait par la Commission interaméricaine : le viol était, en l'espèce, un "acte de violence" qui a causé une douleur et des souffrances physiques et psychologiques qui ont induit chez la victime un état de choc ; la crainte dêtre frappée dostracisme ; un sentiment dhumiliation ; la peur de la réaction de son mari ; le sentiment que lintégrité de sa famille était compromise et la peur que ses enfants puissent se sentir humiliés sils apprenaient ce quavait subi leur mère499.
487. Récemment, la Cour européenne s'est, elle aussi, à loccasion de laffaire Aydin c/ Turquie, penchée sur la question du viol en tant que torture, prohibée par larticle 3 de la Convention européenne des droits de lhomme ("CEDH"). Dans cette affaire, la majorité des Juges a repris les conclusions de la Commission disant quaprès avoir été détenue, lintéressée a été emmenée à un poste de police où elle :
a eu les yeux bandés, a été frappée, dévêtue, placée à lintérieur dun pneu et arrosée de violents jets deau, et violée. Il paraît vraisemblable que la requérante a été soumise à de tels traitements parce quelle-même ou des membres de sa famille étaient soupçonnés de collaborer avec des membres du PKK, lobjectif étant dobtenir des informations et/ou de dissuader sa famille et dautres villageois de simpliquer dans des activités terroristes500.
488. La Cour européenne a estimé que la distinction faite à larticle 3 de la CEDH entre la torture et les traitements inhumains ou dégradants visait à marquer du sceau de linfamie qui s'attache à la torture les seuls traitements inhumains délibérés provoquant de fort graves et cruelles souffrances501. Elle a ajouté que :
[ p] endant sa détention, la requérante fut violée par un individu dont lidentité na pas encore été établie. Le viol dun détenu par un agent de lÉtat doit être considéré comme une forme particulièrement grave et odieuse de mauvais traitement, compte tenu de la facilité avec laquelle lagresseur peut abuser de la vulnérabilité de sa victime et de sa fragilité. En outre, le viol laisse chez la victime des blessures psychologiques profondes qui ne seffacent pas aussi rapidement que dautres formes de violence physique et mentale. La requérante a également subi la vive douleur physique que provoque une pénétration par la force, ce qui na pu manquer dengendrer en elle le sentiment davoir été avilie et violée sur les plans tant physique quémotionnel.
[ ...]
Dans ces conditions, la Cour est convaincue que lensemble des actes de violence physique et mentale commis sur la personne de la requérante et celui de viol, qui revêt un caractère particulièrement cruel, sont constitutifs de tortures interdites par larticle 3 de la Convention. La Cour serait dailleurs parvenue à la même conclusion pour chacun de ces motifs pris séparément502.
489. En précisant quelle aurait conclu à une violation de larticle 3 même si chacun des motifs avait été pris séparément, la Cour européenne a clairement affirmé quelle était davis, sur la base des faits qui lui avaient été présentés, que le viol ne pouvait être assimilé à une torture que pour autant qu'il avait occasionné des souffrances suffisamment vives. Une majorité des Juges de la Cour (14 contre 7) a donc conclu à une violation de larticle 3 de la CEDH, les autres doutant de la réalité des faits allégués mais souscrivant au raisonnement tenu par la majorité concernant lapplication de larticle 3503. De fait, deux des Juges dissidents ont expressément affirmé que si les faits avaient été établis avec certitude, ils auraient constitué une violation extrêmement grave de larticle 3504.
490. Le Jugement Akayesu (précité) exprime également un avis sur la question du viol en tant que torture, lorsquil affirme dans des termes très forts :
À lexemple de la torture, le viol est perpétré par exemple pour intimider, avilir, humilier, punir, détruire une personne, exercer une discrimination à son encontre ou un contrôle sur elle. À lexemple de la torture, le viol est une atteinte à la dignité de la personne et constitue en fait la torture lorsquil est pratiqué par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement505.
491. Le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture est également davis que le viol constitue une forme de torture. Lorsquil a pris la parole devant la Commission des droits de lhomme pour présenter son rapport de 1992, il a déclaré :
Il est évident que dans la mesure où, de manière particulièrement ignominieuse, ils portent atteinte à la dignité et au droit à lintégrité physique de la personne, le viol et toutes les autres formes de violence sexuelle dont peuvent être victimes les femmes placées en détention constituent des actes de torture506.
Dans son premier rapport, il a également énuméré parmi les modes de torture les diverses formes dagressions sexuelles, dont le viol et linsertion dobjets dans les orifices corporels507.
492. On trouve explicitement analysés dans le rapport de la Commission dexperts les effets en profondeur du viol et des autres formes d'agression sexuelle :
Le viol et les autres formes de violence sexuelle ne portent pas seulement atteinte au corps de la victime. Latteinte la plus grave est le sentiment de perte totale de contrôle sur les décisions et les fonctions corporelles les plus intimes et les plus personnelles. Cette perte de contrôle porte atteinte à la dignité humaine de la victime et explique lefficacité du viol et des violences sexuelles en tant quinstruments du nettoyage ethnique508.
493. Enfin, dans un rapport récent, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les formes contemporaines desclavage, le viol systématique, lesclavage sexuel et les pratiques tenant de lesclavage en période de conflit armé, a envisagé la question du viol en tant que torture sous un angle particulier, son aspect discriminatoire. Il a rappelé que le Comité pour lélimination de la discrimination à légard des femmes a reconnu que la violence faite aux femmes parce quelles sont des femmes, notamment les actes qui infligent des maux ou des souffrances dordre physique, mental ou sexuel, représente une forme de discrimination qui empêche largement les femmes de jouir des libertés et des droits de l'homme. Le Rapporteur a dès lors avancé que "dans de nombreux cas, le volet relatif à la discrimination de la définition de la torture figurant dans la Convention contre la torture offre une justification supplémentaire pour poursuivre les auteurs de viol et de violences sexuelles sous le chef de torture"509.
494. À la lumière de ce qui précède, la Chambre de première instance estime quaux fins de lapplication des articles 2 et 3 du Statut, les éléments constitutifs de la torture sont les suivants :
(i) il y doit y avoir un acte ou une omission qui provoque de vives souffrances, morales ou physique,
(ii) infligées délibérément,
(iii) dans le but, par exemple, dobtenir des informations ou des aveux de la victime ou dune tierce personne, de punir la victime pour un acte quelle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée davoir commis, dintimider ou de contraindre la victime ou une tierce personne, ou pour toute autre raison fondée sur une discrimination quelle quelle soit,
(iv) et cet acte ou cette omission doit être commis par un agent de lÉtat ou une personne agissant à titre officiel, ou à son instigation ou avec son consentement.
495. La Chambre de première instance considère que tout viol est un acte abject, qui porte atteinte au plus profond de la dignité humaine et de lintégrité physique. La condamnation et la répression du viol s'impose d'autant plus qu'il a été commis par un agent de l'État, ou à son instigation ou avec son consentement. Le viol provoque de vives douleurs et souffrances, tant physiques que psychologiques. La souffrance psychologique des victimes de viol, notamment des femmes, est parfois encore aggravée par les conditions socioculturelles et elle peut être particulièrement vive et durable. De plus, il est difficile dimaginer qu'un viol commis par un agent de l'État, ou à son instigation ou avec son consentement, puisse être considéré comme ayant une finalité autre que la volonté de punir, de contraindre, de discriminer ou d'intimider. Pour la Chambre de première instance, cest un phénomène inhérent aux situations de conflit armé.
496. En conséquence, chaque fois quun viol ou une autre forme de violence sexuelle répondra aux critères susmentionnés, il constituera, comme tous les autres actes qui satisfont à ces critères, une torture.
497. Cest à la lumière de ces conclusions que seront examinés au chapitre IV les éléments de preuve relatifs aux chefs de torture figurant dans lActe daccusation.
(c) Le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à lintégrité physique ou à la santé
498. Constitue une infraction grave à chacune des quatre Conventions de Genève et est à ce titre expressément interdit le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à lintégrité physique ou à la santé. Pour déterminer la signification de cette prohibition, il est nécessaire danalyser les circonstances dans lesquelles des actes donnés peuvent provoquer pareilles souffrances ou atteintes. La question fait dailleurs l'objet de discussions entre les Parties au présent procès.
499. Il ressort clairement des mémoires de lAccusation quelle est davis quil y a deux infractions distinctes : dune part "le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances" et, dautre part, "le fait de porter intentionnellement des atteintes graves à lintégrité physique ou à la santé". Selon elle, les éléments constitutifs de la première de ces infractions sont les suivants : premièrement, laccusé entendait infliger de grandes souffrances mais son intention et son but n'étaient pas de ceux qui caractérisent la torture, l'imprudence constituant une forme suffisante d'intention ; et, deuxièmement, la victime a effectivement enduré de grandes souffrances. Les souffrances peuvent être non seulement physiques, mais également mentales ou morales.
500. LAccusation soutient par ailleurs que la seconde infraction consistant à "porter intentionnellement atteinte à lintégrité physique ou à la santé" est constituée lorsque les deux éléments principaux suivants sont réunis : premièrement, laccusé entendait porter atteinte à lintégrité physique ou à la santé de la victime, y compris à sa santé mentale, l'imprudence constituant une forme suffisante d'intention ; et, deuxièmement, la victime s'est vue effectivement gravement atteinte dans son intégrité physique ou sa santé.
501. LAccusation fait valoir que les éléments constitutifs de ces infractions ressortent clairement de leur formulation et fait référence au Commentaire de larticle 147 de la IVe Convention de Genève, lequel suggère que des souffrances peuvent être infligées sans que lon recherche les buts que lon se propose, par exemple, par lemploi de la torture et que "le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances" nentraîne pas nécessairement une atteinte à lintégrité physique ou à la santé. LAccusation soutient, en outre, que si "le fait de porter intentionnellement atteinte à lintégrité physique ou à la santé" exige effectivement que la victime ait subi pareille atteinte, cette dernière ne doit pas nécessairement avoir un caractère permanent.
502. Dans sa Réponse à la demande de rejet, lAccusation avance que rien ne justifie ladoption de conditions supplémentaires pour ces deux infractions, telles le fait que la victime ait été mutilée ou ait perdu lusage dun membre ou dun organe, ou que latteinte à la santé ne sentende quau sens de dommages corporels. Elle est davis que lajout de telles conditions est absolument sans fondement et contraire à la définition des crimes510.
503. Pour sa part, la Défense met en avant deux arguments principaux. Elle soutient en premier lieu que linfraction consistant à causer "de grandes souffrances ou des atteintes graves à lintégrité physique ou à la santé" trouve son origine à la fois dans larticle 3 commun aux Conventions de Genève, qui prohibe "les atteintes portées à la vie et à lintégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices", et dans les articles 130 de la IIIe Convention de Genève et 147 de la IVe Convention de Genève. La Défense prétend toutefois que les termes de ces dispositions n'ont pas la précision exigée des lois pénales et qu'ils ne peuvent donc servir de fondement à des poursuites pénales, car cela irait à l'encontre du principe nullem crimen sine lege511.
504. À défaut, si cet argument ne devait pas être retenu, la Défense fait valoir que les éléments constitutifs de cette infraction sont les suivants :
1. La violation était intentionnelle ; et
2. elle a causé de grandes souffrances ; ou
3. des atteintes graves à lintégrité physique ou à la santé.
505. La Défense fait valoir que le terme "intentionnel" doit sentendre dans le même que dans l'expression "homicide intentionnel" et, partant, que l'auteur de mauvais traitements doit nécessairement avoir eu lintention d'arriver au résultat constaté, autrement dit soit d'infliger une grande souffrance, soit de porter gravement atteinte à lintégrité physique ou à la santé d'autrui. La Défense est davis quil ne suffit pas de démontrer que lauteur de linfraction avait lintention de commettre lacte et que cet acte a abouti au résultat constaté. Elle estime aussi que, mesurée à l'aune de critères objectifs, la souffrance doit être réelle et grande. Elle rejette le sens que le Commentaire prête à lexpression "atteintes graves à lintégrité physique ou à la santé" et soutient quune atteinte grave se définit par la perte durable de lusage dun membre ou dun organe. Elle propose d'utiliser le mot "durable" afin déviter le critère de l"incapacité de travail" préconisé par le Commentaire, tout en reconnaissant que certaines atteintes sont graves et dautres non.
506. Larticle 2 c) du Statut cite le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à lintégrité physique ou à la santé parmi les infractions graves aux Conventions de Genève. Chacune des quatre Conventions de Genève utilise cette terminologie de la même manière512. Lanalyse de lexpression "le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à lintégrité physique ou à la santé" donne à penser quil sagit là dune seule et même infraction, dont les éléments sont formulés comme les branches dune alternative et sont immédiatement apparents.
507. Le Commentaire de la IVe Convention de Genève qui, à cet égard, est identique à ceux des IIe et IIIe Conventions513, contient un certain nombre de remarques utiles pour comprendre lexpression "le fait de causer de grandes souffrances ou des atteintes graves à lintégrité physique ou à la santé".
Le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances. - Il sagit de souffrances infligées sans que lon recherche les buts que lon se propose par lemploi de la torture ou par les expériences biologiques. Ces souffrances seraient donc infligées soit à titre de peine, soit à titre de vengeance, ou pour tout autre motif ou encore par pur sadisme. Étant donné que ces souffrances ne semblent pas, en raison de lalternative qui suit ce membre de phrase, porter atteinte à lintégrité physique ou à la santé, on peut se demander sil ne sagit pas là dun délit particulier, inconnu des législations nationales. Les Conventions ne précisant pas sil sagit uniquement de souffrances physiques, on doit donc admettre que les souffrances morales sont également couvertes.
Les atteintes graves à lintégrité physique ou à la santé. - Cest une notion connue des Codes pénaux qui, généralement, pour apprécier la gravité des atteintes, recourent comme critère à la durée dincapacité de travail de la victime514.
508. Le Commentaire commence donc par opérer une distinction entre cette infraction et celle de torture, au motif que le but défendu constitutif de cette dernière nest pas exigé pour la première. Tout en faisant sienne cette distinction fondamentale, la Chambre de première instance considère que l'existence du but défendu qu'est la volonté de punir peut conduire à élever le fait de causer de grandes souffrances ou de porter atteinte à lintégrité physique ou à la santé au rang de torture, telle que définie plus haut.
509. En second lieu, le Commentaire laisse penser que "le fait de causer de grandes souffrances" va au-delà de la simple souffrance physique, et couvre également les souffrances morales. Ce point de vue peut s'appuyer sur la signification ordinaire de lexpression "causer intentionnellement de grandes souffrances", puisque les notions d"intégrité physique" et de "santé" ny sont pas accolées, comme cest le cas pour lexpression "porter atteinte". Les souffrances subies peuvent donc être dordre mental ou physique.
510. Troisièmement, le Commentaire propose lincapacité de travail comme critère dappréciation de la gravité de latteinte. Toutefois, bien que ce critère puisse être utilisé dans certains cas, la Chambre de première instance ne peut, dans la définition du mot "graves" ("serious") et en labsence de tout autre élément dinterprétation, que sen remettre à la signification ordinaire du terme. LOxford English Dictionary le définit par "ni léger ni négligeable" ("not slight or negligible"). Pour sa part, le terme "grandes" ("great") est défini par "dont la taille, la quantité ou lintensité dépasse de beaucoup la moyenne" ("much above average in size, amount or intensity"). La Chambre de première instance préfère donc retenir ces expressions quantitatives comme critère de base pour déterminer si des mauvais traitements ont effectivement causé de grandes souffrances ou des atteintes graves.
511. En conséquence, la Chambre de première instance estime que linfraction consistant à causer intentionnellement de grandes souffrances ou à porter des atteintes graves à lintégrité physique ou à la santé est un acte ou une omission intentionnel, cest-à-dire un acte qui, jugé objectivement, apparaît délibéré et non accidentel, et qui cause de grandes souffrances physiques et morales ou des atteintes graves à lintégrité physique ou à la santé. Entrent dans cette catégorie les actes qui ne remplissent pas les conditions posées quant au but pour être qualifiés de torture, alors même que tous les actes de torture répondent à la définition donnée.
512. Plusieurs des chefs de lActe daccusation font état des traitements inhumains qui tombent sous le coup de larticle 2 b) du Statut. Nous chercherons dans la suite à préciser ce que recouvre la prohibition des traitements inhumains.
513. La thèse de lAccusation est la suivante :
1. Constitue un traitement inhumain tout acte ou omission qui porte atteinte à lintégrité physique, intellectuelle ou morale de la victime ou qui lhumilie ou la fait souffrir ; et
2. laccusé doit avoir eu lintention de porter illégalement atteinte à lintégrité physique, intellectuelle ou morale de la victime, ou de lhumilier ou de la faire souffrir dune manière qui na rien à voir avec le traitement qu'un être humain devrait réserver à autrui. L'imprudence constitue une forme suffisante d'intention515.
514. LAccusation soutient, en outre, quil nest pas nécessaire de démontrer que lacte en question a eu des conséquences graves pour la victime516. Elle sappuie en cela sur les développements consacrés dans le Jugement Tadic à la signification de la notion de "traitements cruels", tel que prohibés par larticle 3 1) commun aux Conventions de Genève, développements à lissue desquels la Chambre de première instance II a estimé qu'une démonstration ne s'imposait pas517. Dans cette affaire, linterdiction des traitements cruels a été considérée comme un moyen au service dune fin, "celle-ci étant dassurer que les personnes ne participant pas directement aux hostilités seront, en toutes circonstances, traitées humainement"518.
515. Dans sa Demande de rejet519, la Défense fait valoir que la notion de traitements inhumains nest pas suffisamment précise pour servir de fondement à des poursuites pénales, sauf dans les affaires les plus simples. Dans sa plaidoirie520, la Défense a ajouté que ce manque de précision pouvait être à lorigine dune violation du principe nullem crimen sine lege.
516. Les traitements inhumains - en anglais inhuman(e) treatment - figurent dans chacune des quatre Conventions de Genève, en tant quinfraction grave521. De plus, larticle 119 de la IVe Convention de Genève dispose que les peines disciplinaires applicables aux internés civils ne doivent en aucun cas être "inhumaines, brutales ou dangereuses pour la santé des internés". Une interdiction similaire figure à larticle 89 de la IIIe Convention de Genève relative aux prisonniers de guerre.
517. Comme la torture, les traitements inhumains sont incontestablement prohibés par le droit international conventionnel et coutumier. Les instruments internationaux ou onusiens relatifs aux droits de lhomme qui interdisent le recours à la torture prohibent également les traitements inhumains522. Compte tenu de son caractère quasi-universel, on peut dire que l'interdiction des traitements inhumains constitue une norme du droit international coutumier. Cependant, aucun des instruments susmentionnés na essayé de donner une définition des traitements inhumains, comme cela a été fait pour la torture. Il incombe donc à la Chambre de première instance de déterminer la signification essentielle de cette infraction.
518. Selon lOxford English Dictionary, un traitement est "inhuman" lorsquil est "brutal, lacking in normal human qualities of kindness, pity etc." La variante orthographique "inhumane" est simplement définie comme "not humane", ce qui évoque par antonymie les notions de "kind-hearted, compassionate, merciful". De façon similaire, pour ce qui est de la version française, le Nouveau Petit Robert définit "inhumain" par "qui manque dhumanité", et renvoie aux adjectifs "barbare, cruel, dur, impitoyable, insensible". Il ressort nettement du sens ordinaire de ladjectif "inhumain" que lexpression "traitement inhumain" se définit par référence à son antonyme, "traitement humain".
519. Cette interprétation va dans le sens de lapproche adoptée par le CICR dans son commentaire de larticle 147 de la IVe Convention de Genève. Pour expliquer ce terme, il fait référence à larticle 27 de la Convention et affirme que "[ l] e traitement envisagé par cet article serait donc un traitement tel quil cesserait dêtre humain"523. Le commentaire de larticle 119 confirme également ce point de vue puisquil y est dit que "[ l] e présent alinéa ... réaffirme les idées humanitaires consacrées par les articles 27 et 32, et souligne ainsi la nécessité de ne jamais perdre de vue ces principes essentiels"524. Dans le commentaire de larticle 51 de la IIe Convention de Genève, le traitement inhumain en tant quinfraction grave est également défini par référence à larticle 12 de cette Convention, qui dispose que les personnes protégées doivent être traitées avec humanité. En conséquence, le commentaire de larticle 51 explique que "les traitements envisagés ici sont donc de ceux qui sont contraires à cette prescription générale"525.
520. Ayant déterminé quun traitement inhumain est essentiellement un traitement qui manque dhumanité et qui viole ainsi un principe fondamental des Conventions de Genève, la Chambre de première instance peut maintenant aller plus loin dans la définition des termes "traitement inhumain" et "traitement humain". Bien que les définitions de dictionnaire mentionnées plus haut aient manifestement leur place dans cette discussion, la terminologie doit être replacée dans le cadre des dispositions pertinentes des Conventions de Genève et des Protocoles additionnels.
521. Sagissant des traitements inhumains, on lit dans le commentaire de larticle 147 de la IVe Convention de Genève que :
[ i] l ne saurait sagir, semble-t-il, uniquement de traitements qui porteraient atteinte à lintégrité physique ou à la santé ; le but de la présente Convention est certainement daccorder aux personnes civiles, au pouvoir de lennemi, une protection telle quelles conservent leur dignité humaine et ne soient pas ravalées au niveau de la bête. Cela amène à penser que par "traitement inhumain" on ne peut pas se contenter denvisager uniquement ce qui a trait à lintégrité physique ou à la santé. Il semble, par exemple, que certaines mesures qui tendraient à laisser des internés civils sans aucun rapport avec lextérieur, en particulier avec leur famille, ou qui les soumettraient à des atteintes graves à leur dignité dhommes, devraient être considérées comme des traitements inhumains526.
522. Les mêmes termes sont repris dans le commentaire de larticle 51 de la IIe Convention de Genève527, ainsi que dans celui de larticle 130 de la IIIe Convention528. La seule différence est que dans le commentaire de larticle 147 de la IVe Convention, la dernière phrase commence par "Il semble que", alors que dans ceux des articles 51 de la IIe Convention et 130 de la IIIe Convention, elle commence par "On doit admettre que". Cette nuance terminologique semble indiquer que les auteurs des Commentaires des IIe et IIIe Conventions de Genève prenaient plus fermement position sur la question de savoir si les actes portant gravement atteinte à la dignité humaine devaient également être inclus dans la notion de traitement inhumain.
523. Comme cela a déjà été dit dans le présent Jugement, la notion de traitement humain imprègne les quatre Conventions de Genève et les Protocoles additionnels, et était déjà présente dans le Règlement de La Haye et les deux Conventions de Genève de 1929529. Larticle 27 de la IVe Convention de Genève représente la principale disposition concernant lobligation de traiter avec humanité les personnes protégées ; ses deux premiers paragraphes disposent :
[l]es personnes protégées ont droit, en toutes circonstances, au respect de leur personne, de leur honneur, de leurs droits familiaux, de leurs convictions et pratiques religieuses, de leurs habitudes et de leurs coutumes. Elles seront traitées, en tout temps, avec humanité et protégées notamment contre tout acte de violence ou dintimidation, contre les insultes et la curiosité publique.
Les femmes seront spécialement protégées contre toute atteinte à leur honneur, et notamment contre le viol, la contrainte à la prostitution et tout attentat à leur pudeur.
524. Cet article constitue "la base [ de la Convention] , énonçant les principes dont sinspire tout le droit de Genève " et il "proclame le respect de la personne humaine et le caractère inaliénable de ses droits fondamentaux"530. Le Commentaire met clairement en avant limportance fondamentale du traitement humain lorsquil affirme quil constitue "le véritable leitmotiv des quatre Conventions de Genève"531. Il ajoute que le mot "traitement"
doit être pris ici dans son sens le plus général, comme sappliquant à toutes les conditions de lexistence dun homme. [ ...] Le but de la Convention nest autre que de préciser la manière dont on doit se conduire à légard de lêtre humain, qui souhaite pour lui-même un traitement conforme à sa nature, et qui peut donc laccorder à ses semblables532.
En conclusion, le Commentaire qualifie de générales et absolues l'exigence dun traitement humain et la prohibition de certains actes incompatibles avec ce principe, et les déclare valables en toutes circonstances et en tout temps533.
525. Après avoir énoncé le principe général de traitement humain, larticle 27 de la IVe Convention de Genève donne des exemples dactes incompatibles avec ce principe, comme les actes de violence ou dintimidation "inspiré[ s] non pas par des nécessités militaires ou un intérêt légitime de sécurité, mais par un mépris systématique des valeurs humaines (insultes, exposition des personnes à la curiosité publique, etc.)"534. Cette liste est complétée par larticle 32 de la même Convention, qui prohibe tout acte de nature à causer soit des souffrances physiques soit lextermination, notamment le meurtre, la torture, les peines corporelles, les mutilations et les expériences médicales ou scientifiques non nécessitées par le traitement médical dune personne protégée, et toutes autres brutalités535. Cet article ne propose pas de liste exhaustive, il est aussi général que possible et donne simplement un aperçu des principaux forfaits commis au cours de la Deuxième Guerre mondiale536.
526. On retrouve dans larticle 13 de la IIIe Convention de Genève les mêmes principes et prohibitions que dans les articles 27 et 32 de la IVe Convention de Genève. Il dispose que les prisonniers de guerre doivent être traités en tout temps avec humanité. De nouveau, le principe est énoncé par référence à un comportement incompatible avec lui. Après avoir affirmé lobligation générale de traiter avec humanité tous les prisonniers de guerre, larticle déclare que tout acte ou omission illicite entraînant la mort ou mettant gravement en danger la santé dun prisonnier de guerre sera considéré comme une infraction grave :
En particulier, aucun prisonnier de guerre ne pourra être soumis à une mutilation physique ou à une expérience médicale ou scientifique de quelque nature quelle soit qui ne serait pas justifiée...
Les prisonniers de guerre doivent de même être protégés en tout temps, notamment contre tout acte de violence ou dintimidation, contre les insultes et la curiosité publique.
527. Le Commentaire de l'article 13 de la IIIe Convention de Genève aborde explicitement la question de lapplication du principe de traitement humain et de la prohibition des actes incompatibles avec ce principe, dans les situations où les personnes protégées sont légitimement détenues :
La prescription dun traitement humain et la prohibition de certains actes incompatibles avec ce traitement revêtent un caractère général et absolu. Elles sont valables en tout temps et sappliquent notamment lorsquune personne protégée fait légitimement lobjet de mesures de rigueur. Car il faut que les exigences dictées par lhumanité soient respectées même lors de lapplication des mesures de sécurité ou de répression. Ainsi lobligation conserve toute sa valeur à légard des personnes soumises au régime pénitentiaire ou dinternement, que ce soit sur le territoire dune Partie au conflit ou en territoire occupé. Cest dans ces situations, où les valeurs humaines paraissent les plus menacées, que cette disposition prend toute son importance537.
528. Ce Commentaire ajoute que la notion de traitement humain désigne certes, en premier lieu, labsence de tous sévices corporels, mais quelle ne comporte pas simplement cet aspect négatif. Elle intègre également lidée de protection du prisonnier de guerre, ce qui signifie "prendre la défense de quelquun, lui prêter secours et appui" mais aussi le "mettre à labri dune incommodité, dun danger"538. L'exigence dun traitement humain impose donc une obligation de protection positive, qui "sétend à des valeurs dordre moral, telles que lindépendance morale du prisonnier (protection contre lintimidation) et son honneur (protection contre les insultes et la curiosité publique)"539.
529. L'exigence dun traitement humain est également énoncée dans les deuxième, troisième et quatrième alinéas communs aux articles 12 de la Ire et de la IIe Conventions de Genève, relatives à lamélioration du sort des blessés et des malades, respectivement sur terre et sur mer. Les Commentaires de ces Conventions insistent sur le fait que ces alinéas ont pour but de développer et de préciser les notions de traitement humain et de soins540. Après avoir affirmé lobligation générale de traiter avec humanité les personnes protégées, larticle 12 dispose que ce traitement doit être dispensé sans aucune discrimination et interdit strictement toute atteinte à leur vie et à leur personne, en particulier le meurtre, lextermination, la torture, les expériences biologiques, le fait de les laisser de façon préméditée sans secours médical ou sans soins, ou de les exposer à des risques de contagion ou dinfection. Le Commentaire de la Ire Convention de Genève précise que le mot traitement doit être pris ici dans son sens le plus général, comme sappliquant à toutes les conditions de lexistence dun homme541.
530. La IIIe Convention de Genève comprend deux autres dispositions qui consacrent le principe fondamental de traitement humain. Larticle 20 dispose que lévacuation des prisonniers de guerre seffectuera toujours avec humanité, et quon leur fournira notamment de leau potable et de la nourriture en suffisance, ainsi que les vêtements et les soins médicaux nécessaires. Le Commentaire de la IIIe Convention de Genève reconnaît que les conditions générales de vie des troupes de la Puissance détentrice peuvent différer profondément de celles des prisonniers de guerre. De plus, "tel traitement supportable pour les premiers causerait dindicibles souffrances aux seconds : les habitudes de climat, de nourriture, de confort, dhabillement ne peuvent pas toujours être confondues"542. Le facteur déterminant est alors la notion de traitement humain : il convient de ne pas mettre en danger la vie des prisonniers ni de nuire à leur santé, et de leur éviter les grandes fatigues et souffrances543. Par ailleurs, larticle 46 de la IIIe Convention de Genève donne des garanties similaires en matière de transfert des prisonniers de guerre. Il va même au delà des dispositions de larticle 20 dans la mesure où il dispose explicitement quil doit toujours être tenu compte des conditions climatiques auxquelles les prisonniers de guerre sont accoutumés. En conséquence, linterdiction des traitements inhumains sétend aux conditions de vie des personnes protégées : constitue donc une violation de cette interdiction le fait de ne pas leur fournir une eau, une nourriture, des vêtements, des soins médicaux et un logement en rapport avec leurs habitudes et de leur état de santé.
531. Larticle 75 du Protocole additionnel I et les articles 4 et 7 du Protocole additionnel II consacrent également le principe fondamental du traitement humain. De fait, le CICR, dans son Commentaire du Protocole additionnel II, affirme, en faisant référence à larticle 27 de la IVe Convention de Genève, que "le droit au respect de lhonneur, des convictions et des pratiques religieuses est un élément du traitement humain"544.
532. Enfin, fait important, le principe du traitement humain constitue le fondement de larticle 3 commun aux Conventions de Genève. Cet article prohibe un certain nombre dactes, dont les atteintes à la vie et à lintégrité de la personne, notamment le meurtre, les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices, les atteintes à la dignité et les traitements humiliants et dégradants. Dans sa partie consacrée à larticle 3 commun, le Commentaire de la Ire Convention de Genève aborde la question de la définition de la notion de traitement humain et, partant, de traitement inhumain, de la façon suivante :
Il serait donc vain, et même dangereux, de vouloir énumérer ce qui doit être fourni à un être humain pour assurer sa subsistance normale en ce quelle se distingue de celle dun animal, et de préciser la manière dont on doit se conduire à son égard pour montrer quon le traite "humainement", cest-à-dire comme un semblable, et non comme une bête ou une chose. Dailleurs, les éléments de ce traitement peuvent varier avec les circonstances - notamment avec le climat - et avec les possibilités.
En revanche, il est plus aisé dénumérer ce qui est incompatible avec un traitement humain. Cest la voie que suit la Convention, en énonçant quatre prohibitions absolues. [ ...] Il ny a pas déchappatoire, pas dexcuse, pas de circonstance atténuante possible545.
Sur la question de lénumération des actes prohibés, le CICR ajoute :
Quelque soin que lon prît à énumérer toutes les sortes dexactions, on serait toujours en retard sur limagination des tortionnaires éventuels qui voudraient, en dépit de toutes les interdictions, assouvir leur bestialité. Plus une énumération veut être précise et complète, plus elle prend un caractère limitatif546.
Cest ce commentaire de la Ire Convention qui expose le mieux lapproche générale adoptée par les auteurs des Conventions de Genève pour cerner la notion de traitement humain ou inhumain. Comme nous lavons déjà dit, la notion de traitement humain constitue la clé de voûte des quatre Conventions et elle est définie par antonymie, par référence à un catalogue général et non exhaustif dactes répréhensibles qui sont incompatibles avec elle et qui constituent des traitements inhumains.
533. Lanalyse qui précède est valable pour la notion d"actes inhumains", envisagés dans le cadre des crimes contre lhumanité. Ces actes sont prohibés et sanctionnés par larticle 5 du Statut qui les énumère ainsi : lassassinat, lextermination, la réduction en esclavage, lexpulsion, lemprisonnement, la torture, le viol, les persécutions pour des raisons politiques, raciales et religieuses et les autres actes inhumains. Cette liste recoupe celles qui figuraient à larticle 6 c) du Statut du Tribunal de Nuremberg et à larticle II 1) c) de la Loi N°10 du Conseil de contrôle, cette dernière ayant été le premier texte reconnaissant expressément ces actes comme crimes contre lhumanité. Dans le Projet de code élaboré par la CDI, larticle 18 k) contient une liste dactes susceptibles de recevoir la qualification de crimes contre lhumanité, liste plus longue que celle qui figurait dans les dispositions susmentionnées. Il précise également que les "autres actes inhumains" sont des actes qui portent en fait gravement atteinte à lintégrité physique ou mentale, à la santé ou à la dignité humaine de la victime. La CDI sest également rendu compte quil était impossible détablir une liste exhaustive des autres actes inhumains qui pourraient constituer des crimes contre lhumanité547.
534. Après avoir examiné la notion de traitement inhumain dans le cadre des Conventions de Genève et dans ses rapports avec la catégorie des crimes contre lhumanité, la Chambre de première instance va maintenant se pencher sur linterprétation que les autres instances judiciaires internationales ont donnée de cette interdiction. Comme nous lavons dit plus haut, la Cour et la Commission européennes des droits de lhomme ont développé une importante jurisprudence concernant les diverses formes de mauvais traitements prohibés par larticle 3 de la CEDH. Pour opérer une distinction entre les différentes infractions prohibées par larticle 3, ces organes ont eu recours à une gradation des souffrances subies548. En adoptant cette approche, la Cour européenne a estimé que seuls les traitements inhumains délibérés provoquant de fort graves et cruelles souffrances devaient être marqués du sceau de l'infamie qui s'attache à la torture549. La Chambre de première instance a déjà discuté de la conclusion de la Cour dans laffaire Irlande c. Royaume-Uni selon laquelle la "distinction [ entre les notions de torture et de traitement inhumain ou dégradant] procède principalement dune différence dans lintensité des souffrances infligées"550.
535. Pour distinguer la torture des autres traitements inhumains ou dégradants, la Cour européenne a également utilisé le but pour lequel les mauvais traitements ont été infligés. Deux arrêts récents de la Cour concluant à une violation de l'article 3 assimilable à des tortures (arrêts précités) sont ici d'un intérêt particulier. Dans laffaire Aydin c. Turquie, la Cour a considéré que les souffrances infligées à la requérante, qui constituaient des tortures, étaient destinées à permettre aux forces de sécurité dobtenir des informations551. De même, dans laffaire Aksoy c. Turquie, la Cour a estimé que le mauvais traitement dont elle a conclu quil constituait une torture "apparaît avoir été administré dans le but dobtenir du requérant des aveux ou des informations"552.
536. À l'inverse, la Cour européenne a conclu que, pour que des mauvais traitements tombent sous le coup larticle 3, ils doivent ;
... atteindre un minimum de gravité [ ...] Cette appréciation est relative : elle dépend de lensemble des données de la cause. Il faut prendre en compte des facteurs tels que la nature et le contexte du traitement, sa durée, ses effets physiques ou mentaux ainsi, parfois, que le sexe, lâge et létat de santé de la victime553.
537. Dans laffaire Tomasi c. France, où la Cour européenne a conclu explicitement à l'administration de traitements inhumains en violation de larticle 3, le requérant affirmait que, interrogé par la police, il avait reçu des gifles, des coups de pied et de poing et des manchettes, quon lavait laissé debout pendant de longues périodes sans support aucun, quon lui avait attaché les mains dans le dos avec des menottes, quon lui avait craché dessus, quon lavait laissé nu devant une fenêtre ouverte, quon lavait privé de nourriture et menacé dune arme à feu. La Cour a conclu que "lintensité et la multiplication des coups portés à M. Tomasi ... [ constituent] deux éléments assez sérieux pour conférer à ce traitement un caractère inhumain et dégradant"554. Dans laffaire Ribitsch c. Autriche555, la Cour européenne a estimé que le requérant avait été soumis à un traitement inhumain et dégradant en violation de larticle 3, quand lors dune garde à vue, la police lavait battu et que lui et son épouse, qui était également détenue, avaient été menacés et insultés. La Cour est même allée plus loin en estimant que :
[ À] légard dune personne privée de sa liberté, tout usage de la force physique qui nest pas rendu strictement nécessaire par le propre comportement de ladite personne porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par larticle 3556.
538. Plus récemment, la Cour a jugé que les mauvais traitements infligés à un garçon de neuf ans battu à coups de bâton assenés avec beaucoup de force et à plusieurs reprises, constituaient une violation de larticle 3557. Dans sa formulation la plus cohérente de la notion, la Commission européenne a décrit le traitement inhumain comme "un traitement qui provoque volontairement de graves souffrances mentales ou physiques"558.
539. Larticle 7 du Pacte international dispose ce qui suit :
Nul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. En particulier, il est interdit de soumettre une personne sans son libre consentement à une expérience médicale ou scientifique.
Dans son Commentaire général de cette disposition, le Comité des droits de lhomme a adopté une approche globale, préférant ne pas faire une distinction tranchée entre les différents types de peines ou de traitements559. Le Comité a cependant noté que toute distinction dans les termes dépendrait de la nature, du but et de la sévérité du traitement infligé560.
540. Dans quelques cas, le Comité des droits de lhomme a explicitement conclu à un traitement inhumain en violation de larticle 7 du Pacte international. Dans laffaire Portorreal c. République dominicaine561, le requérant a été arrêté et enfermé dans une cellule mesurant 20 mètres sur 5, dans laquelle étaient détenues quelque 125 personnes accusées de diverses infractions et où le manque de place obligeait certaines dentre elles à sasseoir sur des excréments. Le requérant na reçu ni nourriture ni eau avant le lendemain et il a finalement été libéré après 50 heures de détention. Le Comité a estimé quil sagissait dun traitement inhumain et dégradant contrevenant à larticle 7 du Pacte international. Dans laffaire Tshisekedi c. Zaïre562, où le requérant a été privé de nourriture et deau pendant quatre jours après son arrestation et a été détenu par la suite dans des conditions dhygiène inacceptables563, le Comité a également conclu à une violation de larticle 7, constituant un traitement inhumain. De même, dans laffaire Bouton c. Uruguay, le Comité a jugé que constituaient également un traitement inhumain le fait dêtre obligé, pendant 35 heures, à rester debout attaché et les yeux bandés, tout en écoutant les cris des autres détenus qui étaient torturés, et en étant menacé dêtre puni, ainsi que le fait dêtre obligé à rester assis immobile sur un matelas, les yeux bandés, pendant de nombreux jours564.
541. S'appuyant sur lénumération, par le Comité des droits de lhomme, des différences entre la torture et les traitements inhumains et dégradants, Nowak a fait remarquer que le traitement inhumain doit comprendre toutes les manières dinfliger des souffrances graves qui ne peuvent être qualifiées dactes de torture, faute d'en réunir tous les éléments constitutifs565. En outre, il est davis que constituent également des traitements inhumains les mauvais traitements qui ne sont pas d'une gravité suffisante pour pouvoir être qualifiés dactes de torture566.
542. Il apparaît clairement que les instances judiciaires internationales qui se sont penchées sur la question de lapplication de cette infraction de traitement inhumain ont eu tendance à la définir en des termes relatifs : le traitement inhumain est un traitement qui provoque délibérément des souffrances mentales et physiques, graves, mais néanmoins insuffisantes pour justifier la qualification de torture. De surcroît, linfraction de traitement inhumain peut être constituée en labsence du but défendu et de laval étatique caractéristiques de la torture.
543. En résumé, la Chambre de première instance considère quun traitement inhumain est un acte ou une omission intentionnel, cest-à-dire un acte qui, jugé objectivement, apparaît délibéré et non accidentel, et qui cause de graves souffrances mentales ou physiques ou constitue une atteinte grave à la dignité humaine. Le sens ordinaire de l'expression ''traitement inhumain'', examiné dans le cadre des Conventions de Genève, vient valider cette approche et apporte des éclaircissements. Ainsi, les traitements inhumains sont des traitements intentionnellement administrés qui contreviennent au principe fondamental dhumanité ; ils constituent une catégorie dans laquelle entrent toutes les autres infractions graves énumérées dans les Conventions. Par conséquent, les actes que les Conventions et les Commentaires qualifient dinhumains, ou qui sont contraires au principe dhumanité, sont des exemples dactes relevant de la catégorie de traitements inhumains.
544. Avec cette classification des infractions, tous les actes assimilés à des tortures ou au fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à lintégrité physique ou à la santé constitueraient également des traitements inhumains. Cependant, cette troisième catégorie dinfractions ne se limite pas aux actes qui entrent déjà dans lune des deux autres ; elle comprend aussi dautres actes contraires au principe fondamental du traitement humain, en particulier ceux qui ne respectent pas la dignité humaine. En dernière analyse, la question de savoir si un acte donné qui ne relève daucune des catégories du noyau central est contraire au principe du traitement humain et constitue, partant, un traitement inhumain, est une question de fait à trancher eu égard à l'ensemble des circonstances de lespèce.
545. Aux termes de l'article 3 du Statut, il est reproché aux accusés dans l'Acte d'accusation d'avoir commis des crimes qualifiés de traitement cruel, à défaut de torture, ou d'avoir administré des traitements cruels en plus du fait d'avoir causé intentionnellement de grandes souffrances ou d'avoir porté des atteintes graves à lintégrité physique dune personne et davoir infligé des traitements inhumains, fait sanctionné par l'article 2 du Statut.
546. LAccusation soutient que le traitement cruel est constitué des mêmes éléments que le traitement inhumain. Selon elle, il y a traitement cruel lorsque laccusé maltraite la victime et lui inflige des souffrances ou des douleurs physiques ou mentales, sans poursuivre lun des buts constitutifs du crime de torture567. Dans sa Réponse à la Demande de rejet568, lAccusation invoque, à l'appui de cet argument, la définition donnée du "traitement cruel" dans le Jugement Tadic569. Dans cette affaire, la Chambre de première instance II a conclu que linterdiction du traitement cruel est un moyen au service dune fin, celle-ci étant d"assurer que les personnes ne participant pas directement aux hostilités seront, en toutes circonstances, traitées humainement"570. Le Jugement Tadic fait ensuite référence à larticle 4 du Protocole additionnel II, qui prévoit que les interdictions concernent "les atteintes portées à la vie, à la santé et au bien-être physique ou mental des personnes, en particulier le meurtre de même que les traitements cruels tels que la torture, les mutilations ou toutes formes de peines corporelles"571.
547. La Défense na pas présenté de conclusions particulières au sujet de la définition du crime de traitement cruel. Cependant, dans lanalyse du crime consistant à "causer de grandes souffrances ou à porter des atteintes graves à lintégrité physique" quelle propose dans la Demande de rejet, la Défense a indiqué que "les rédacteurs de larticle 3 commun ont délibérément donné des définitions vagues des actes interdits"572.
548. Il est possible daffirmer que le traitement cruel est inclus dans larticle 3 du Statut en se fondant sur son interdiction par larticle 3 1) commun aux Conventions de Genève, qui proscrit "les atteintes portées à la vie et à lintégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices". Le traitement cruel ou les actes de cruauté sont prohibés non seulement par l'article 3 commun mais aussi par larticle 87 de la IIIe Convention de Genève, relative au traitement des prisonniers de guerre, et par larticle 4 du Protocole additionnel II, lequel dispose que sont interdites :
les atteintes portées à la vie, à la santé et au bien-être physique ou mental des personnes, en particulier le meurtre de même que les traitements cruels tels que la torture, les mutilations ou toutes formes de peines corporelles.
549. Comme cest le cas pour le traitement inhumain, aucun instrument international ne définit le traitement cruel, bien quil soit explicitement interdit par larticle 5 de la Déclaration universelle des droits de lhomme, larticle 7 du Pacte international, larticle 5, paragraphe 2, de la Convention interaméricaine des droits de lhomme et larticle 5 de la Charte africaine des droits de lhomme et des peuples. Chacun de ces instruments range le traitement cruel dans la même catégorie de crimes que le traitement inhumain.
550. Dans le Jugement Tadic, la Chambre de première instance II a donné sa définition du crime en observant que, en vertu de larticle 3 commun aux Conventions de Genève, "linterdiction des traitements cruels est un moyen au service dune fin, celle-ci étant dassurer que les personnes ne participant pas directement aux hostilités seront, en toutes circonstances, traitées humainement"573. Ainsi, pour cette Chambre, le traitement cruel est un traitement qui est inhumain.
551. Envisagé dans le cadre de larticle 3 commun, de larticle 4 du Protocole additionnel II, des différents instruments relatifs aux droits de lhomme mentionnés ci-dessus et compte tenu de son sens ordinaire, le traitement cruel est, aux yeux de la Chambre de première instance, un traitement qui cause de grandes souffrances physiques ou mentales ou qui porte gravement atteinte à la dignité humaine, et qui équivaut à un traitement inhumain, dans le cadre des dispositions relatives aux infractions graves aux Conventions de Genève.
552. Au vu de ce qui précède, la Chambre de première instance conclut que le traitement cruel constitue un acte ou une omission intentionnel, cest-à-dire un acte qui, objectivement, est délibéré et non accidentel, qui cause de grandes souffrances ou douleurs physiques ou mentales ou qui constitue une atteinte grave à la dignité humaine. À ce titre, il a la même signification et donc la même fonction résiduelle aux fins de larticle 3 du Statut, que le traitement inhumain en tant quinfraction grave aux Conventions de Genève. Dès lors, le crime de torture aux termes de larticle 3 commun aux Conventions de Genève est également inclus dans la notion de traitement cruel. Tout traitement qui ne remplit pas les conditions posées quant au but pour être qualifié de torture en vertu de larticle 3 commun, est un traitement cruel.
553. Après avoir examiné en détail la signification des crimes précités, la Chambre de première instance va à présent envisager les conditions inhumaines par lesquelles, aux termes de lActe daccusation, les accusés auraient causé intentionnellement de grandes souffrances et auraient infligé un traitement cruel à leurs victimes.
554. Les chefs 46 et 47 de lActe daccusation font également état de lexistence de conditions inhumaines dans le camp de détention de Celebici, par lesquelles les accusés auraient causé intentionnellement de grandes souffrances, aux termes de larticle 2 c) du Statut et auraient infligé un traitement cruel, sanctionné par larticle 3 du Statut. Bien que le fait de faire régner des "conditions inhumaines" ne soit pas reconnu comme un crime en droit international humanitaire, il est nécessaire de déterminer si lon peut considérer ou non que cette notion est incluse dans les crimes consistant à causer intentionnellement de grandes souffrances ou à porter des atteintes graves à lintégrité physique ou à la santé, ou à infliger un traitement cruel.
555. Dans sa Réponse à la Demande de rejet, lAccusation aborde la question des conditions inhumaines574. Elle rejette largument de la Défense selon lequel, si les conditions de vie dans un centre de détention ne sont pas satisfaisantes mais si les circonstances du moment ne permettent pas den assurer de meilleures, on ne peut pas parler de conditions inhumaines. LAccusation fait valoir à ce propos quune administration pénitentiaire ne peut légalement affamer ou détenir des prisonniers dans des conditions qui, de toute évidence, sont inhumaines et dangereuses.
556. Lexpression "conditions inhumaines" est une description factuelle qui rend compte des conditions générales dans lesquelles les prisonniers sont détenus et du traitement quils reçoivent. En conséquence, la Chambre de première instance est tenue dappliquer à ces faits les normes juridiques dégagées pour le crime consistant à causer intentionnellement de grandes souffrances ou à porter des atteintes graves à lintégrité physique ou à la santé et à infliger un traitement cruel.
557. Ces normes juridiques sont absolues et non relatives. De ce fait, lorsque lon considère lallégation factuelle de conditions inhumaines eu égard à ces crimes reconnus par le droit, il convient de faire abstraction des conditions régnant dans le centre de détention afin de déterminer quelle aurait dû être la norme en matière de traitement. La norme juridique valable pour chacun des crimes de mauvais traitements évoqués plus haut, définit une norme minimale de traitement applicable également aux conditions de détention. Au cours dun conflit armé, les personnes ne devraient pas être détenues dans des conditions qui ne satisfont pas à cette norme minimale.
558. Étant donné que, dans larticle 3 du Statut, le traitement cruel a la même signification que le traitement inhumain dans larticle 2 du Statut, les conditions inhumaines dont il est fait grief sont qualifiées à juste titre de traitement cruel. Cependant, compte tenu de ce qui a été dit de ces crimes, la Chambre de première instance estime que, sil est possible dassimiler les conditions inhumaines au fait de causer de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à lintégrité physique ou à la santé, sanctionné par larticle 2 du Statut, il est préférable de les qualifier de traitements inhumains.
3. Détention illégale de civils
559. LActe daccusation reproche à trois des accusés, à savoir Hazim Delic, Zdravko Mucic et Zejnil Delalic, dêtre responsables directement et en tant que supérieurs hiérarchiques de la détention illégale de nombreux civils au camp de détention de Celebici. Sinscrivant dans le cadre de notre examen du droit applicable, le présent chapitre a pour objet de déterminer les paramètres de ce crime, comme infraction grave aux Conventions de Genève.
560. Selon lAccusation, la IVe Convention de Genève autorise la détention ou linternement de "personnes protégées" sur le territoire dune partie au conflit uniquement si la sécurité de la puissance détentrice rend cette détention ou cet internement absolument nécessaire et, sur un territoire occupé, seulement pour des raisons impératives de sécurité575. Dès lors, selon lAccusation, la détention devrait toujours être considérée comme une mesure exceptionnelle et elle ne peut être légale que lorsquil existe une menace réelle pour la sécurité. En outre, une telle décision ne peut être prise quau coup par coup et le simple fait quun civil est un sujet dune puissance ennemie ne peut justifier sa détention.
561. De surcroît, lAccusation soutient quil doit exister des garanties procédurales pour les civils ainsi détenus, notamment le droit dintroduire un recours contre la mise en détention et le droit de voir cette décision régulièrement reconsidérée. Elle maintient que, en labsence de ces garanties procédurales, un internement qui, dans dautres circonstances, serait licite devient illégal. En outre, lAccusation fait valoir que, même si une détention peut à lorigine être considérée comme légale, certains droits fondamentaux en matière de procédure doivent être préservés pendant la période de détention. En particulier, le placement en détention doit être examiné par un tribunal compétent.
562. Dans sa réponse, la Défense invoque le Commentaire de la IVe Convention de Genève576, lequel décrit linterdiction frappant la détention illégale de personnes protégées dans les termes suivants :
La détention illégale : La plupart des Codes nationaux répriment la privation illégale de liberté, une assimilation de cette violation à un délit de droit commun paraît fort possible. Cependant, il semble que ce délit sera fort difficile à établir. En effet, les Puissances belligérantes peuvent interner les ressortissants ennemis ou étrangers se trouvant sur leur territoire si elles le jugent absolument nécessaire pour leur sécurité ; de même, les Puissances occupantes peuvent interner certains des habitants des territoires occupés. Le caractère illégal de la détention sera donc fort difficile à prouver, étant donné le pouvoir étendu concédé dans ce domaine aux États. Il va de soi, cependant, que les internements auxquels il serait procédé sans quexiste aucun motif spécial, en particulier dans les territoires occupés, pourraient tomber sous le coup de cette infraction577.
563. Le crime de détention illégale de civils est punissable aux termes de larticle 2 g) du Statut, comme infraction grave aux Conventions de Genève, sanctionnée par larticle 147 de la IVe Convention de Genève. Lorsque lon analyse ce crime, il faut préciser en premier lieu les circonstances dans lesquelles les civils peuvent être détenus et, en deuxième lieu, les conditions devant être remplies pour quune détention devienne légale dans une situation donnée. On examinera dans la suite tour à tour ces deux questions.
564. La Chambre de première instance a déjà conclu que les personnes détenues dans le camp de détention de Celebici étaient protégées par la IVe Convention de Genève et que, dès lors, elles pouvaient être considérées comme des civils. En conséquence, il convient uniquement de déterminer si, en lespèce, la détention des personnes est ou non contraire au droit international humanitaire.
565. Protéger les civils durant les conflits armés est lun des objectifs fondamentaux du droit international humanitaire. Toutefois, la liberté de circulation des civils "ennemis" peut en temps de guerre être limitée, voire, si les circonstances lexigent, être suspendue. Cest pourquoi le droit à la liberté de circulation ne figure pas parmi les droits absolus consacrés par les Conventions de Genève. Cependant, cela ne signifie point quil y a une suspension générale de ce droit pendant le conflit armé. Au contraire, les règles concernant les civils sur le territoire dune partie à un conflit armé procèdent de lidée que la liberté personnelle des personnes civiles devrait être préservée. Il sagit donc dun droit relatif qui peut être restreint578.
566. Lorsque le projet de texte de la IVe Convention de Genève, rédigé par le C.I.C.R., a été présenté à la Conférence diplomatique de 1949, plusieurs délégations ont affirmé que, dans le cas des espions, des saboteurs ou dautres combattants ne bénéficiant pas dun régime de faveur, des entorses devraient pouvoir être apportées aux droits normalement accordés aux personnes protégées, faute de quoi ces droits pourraient être utilisés aux dépens de lune des parties à un conflit579. Dès lors, la détention de civils est autorisée dans un nombre limité de cas. Larticle 5 de la IVe Convention de Genève énonce une règle générale prévoyant une limitation des droits des civils ; il dispose :
Si, sur le territoire dune Partie au conflit, celle-ci a de sérieuses raisons de considérer quune personne protégée par la présente Convention fait individuellement lobjet dune suspicion légitime de se livrer à une activité préjudiciable à la sécurité de lÉtat ou sil est établi quelle se livre en fait à cette activité, ladite personne ne pourra se prévaloir des droits et privilèges conférés par la présente Convention qui, sils étaient exercés en sa faveur, pourraient porter préjudice à la sécurité de lÉtat.
Si, dans un territoire occupé, une personne protégée par la Convention est appréhendée en tant quespion ou saboteur ou parce quelle fait individuellement lobjet dune suspicion légitime de se livrer à une activité préjudiciable à la sécurité de la Puissance occupante, ladite personne pourra, dans les cas où la sécurité militaire lexige absolument, être privée des droits de communication prévus par la présente Convention.
Dans chacun des cas, les personnes visées par les alinéas précédents seront toutefois traitées avec humanité et, en cas de poursuites, ne seront pas privées de leur droit à un procès équitable et régulier tel quil est prévu par la présente Convention. Elles recouvreront également le bénéfice de tous les droits et privilèges dune personne protégée, au sens de la présente Convention, à la date la plus proche possible eu égard à la sécurité de lÉtat ou de la Puissance occupante, suivant le cas.
567. Les termes de larticle 5 sont très larges et ses dispositions peuvent être applicables dans de multiples cas580. La notion d"activité préjudiciable à la sécurité dun État" est difficile à définir. Il sagit probablement avant tout de lespionnage, du sabotage et des rapports prohibés avec les forces ennemies ou les ressortissants ennemis. Cette disposition ne saurait viser lattitude politique dun individu à légard dun État581. Toutefois, aucune autre indication ne peut être tirée du libellé de larticle 5 en ce qui concerne le type daction envisagé.
568. Sil n'est pas nécessaire que lactivité en cause soit criminelle au regard du droit interne pour quun État puisse restreindre les droits de civils protégés en application de larticle 5, il est presque certain que lactivité condamnée sera, dans la plupart des cas, frappée dune sanction pénale en vertu du droit interne582. Cependant, les actes qui peuvent être considérés comme préjudiciables à la sécurité dun État doivent apparaître comme tels en droit international, quils aient été accomplis en territoire occupé ou non. Il est clair quun civil ne peut tirer sur un soldat ennemi qui passe, cacher une bombe dans le campement ennemi ou nuire directement ou indirectement à son ennemi et espérer continuer à bénéficier de toutes les protections offertes par la IVe Convention de Genève583. Toutefois, tous ces actes doivent causer à ladversaire un préjudice matériel direct et non simplement apporter un soutien aux forces de la partie aux côtés de laquelle le civil sest rangé.
569. Il est incontestable que la détention de civils peut faire partie de ces "mesures de contrôle et de sécurité" que les parties à un conflit ont le droit de prendre en application de larticle 27 de la IVe Convention de Genève, lequel dispose que,
[l]es personnes protégées ont droit, en toutes circonstances, au respect de leur personne, de leur honneur, de leurs droits familiaux, de leurs convictions et pratiques religieuses, de leurs habitudes et de leurs coutumes. Elles seront traitées, en tout temps, avec humanité et protégées notamment contre tout acte de violence ou dintimidation, contre les insultes et la curiosité publique.
Les femmes seront spécialement protégées contre toute atteinte à leur honneur, et notamment contre le viol, la contrainte à la prostitution et tout attentat à leur pudeur.
Compte tenu des dispositions relatives à létat de santé, à lâge et au sexe, les personnes protégées seront toutes traitées par la Partie au conflit au pouvoir de laquelle elles se trouvent avec les mêmes égards, sans aucune distinction défavorable, notamment de race, de religion ou dopinions politiques.
Toutefois, les Parties au conflit pourront prendre, à légard des personnes protégées, les mesures de contrôle ou de sécurité qui seront nécessaires du fait de la guerre.
570. Cependant, les mesures de sécurité que les États sont habilités à prendre ne sont pas précisées. Une fois encore, la Convention se borne à énoncer une règle générale, un large pouvoir dappréciation étant laissé aux parties au conflit quant au choix des moyens. Il semblerait que parmi ces moyens il faille inclure par exemple des restrictions bénignes, telles que lobligation denregistrement, mais aussi des mesures plus sévères telles que la mise en résidence forcée ou linternement. Ce qui est essentiel, cest que les mesures de contraintes adoptées ne portent pas atteinte au droit fondamental des personnes concernées à être traitées avec humanité584. Le droit au respect de la personne humaine couvre lensemble des droits individuels, cest-à-dire les droits et qualités qui sont, comme tels, indissociables de la personne, du fait même de son existence, en particulier, le droit à lintégrité corporelle, morale et intellectuelle585.
571. Si, dune manière générale, les droits fondamentaux des personnes concernées ne sont pas menacés par certaines mesures administratives qui peuvent être prises à leur encontre, il peut en aller autrement en cas de mise en résidence forcée ou dinternement. Lexpérience de la Deuxième Guerre mondiale a tragiquement montré combien était grand le risque datteintes à la personne humaine dans certaines conditions. De surcroît, durant les conflits armés, le seul fait dêtre ressortissant ennemi a trop souvent été considéré comme justifiant linternement. Aussi, les normes du droit international humanitaire ont-elles évolué en ce domaine au point que seule la nécessité absolue, fondée sur les exigences de la sécurité de lÉtat, peut justifier le recours à ces mesures. Encore faut-il que cette sécurité ne puisse être préservée par dautres moyens moins rigoureux586.
572. Les auteurs de la IVe Convention de Genève, conscients de ces dangers, nont admis linternement et la mise en résidence forcée quen dernier ressort et en les encadrant strictement (articles 41 à 43 et article 78).
573. Larticle 41 de la IVe Convention de Genève dispose :
Si la Puissance au pouvoir de laquelle se trouvent les personnes protégées nestime pas suffisantes les autres mesures de contrôle mentionnées dans la présente Convention, les mesures de contrôle les plus sévères auxquelles elle pourra recourir seront la mise en résidence forcée ou linternement conformément aux dispositions des articles 42 et 43.
En appliquant les dispositions du deuxième alinéa de larticle 29 au cas de personnes contraintes dabandonner leur résidence habituelle en vertu dune décision qui les astreint à la résidence forcée dans un autre lieu, la Puissance détentrice se conformera aussi exactement que possible aux règles relatives au traitement des internés (section IV, titre III de la présente Convention).
574. Larticle 41 souligne donc le fait que linternement de civils nest admissible que dans un nombre limité de cas et est, en tout état de cause, soumis à des règles strictes que lon trouve énoncées pour lessentiel dans les articles 42 et 43, lesquels se fondent sur la réserve générale formulée à larticle 27, paragraphe 4, aux fins dautoriser "les mesures de contrôle ou de sécurité qui seront nécessaires du fait de la guerre". Les articles 42 et 43 reprennent la notion de "sécurité", notion assez large, pour justifier les restrictions qui peuvent être apportées aux libertés. La notion de "sécurité" demeure aussi vague ici que dans les articles précédents et ne semble pas pouvoir faire lobjet dune définition plus concrète. Il revient en grande partie aux autorités de lÉtat de décider des activités préjudiciables à la sécurité intérieure ou extérieure de lÉtat qui justifient linternement ou la mise en résidence forcée.
575. Larticle 42 de la IVe Convention de Genève dispose :
Linternement ou la mise en résidence forcée des personnes protégées ne pourra être ordonnée que si la sécurité de la Puissance au pouvoir de laquelle ces personnes se trouvent le rend absolument nécessaire.
Si une personne demande, par lentremise des représentants de la Puissance protectrice, son internement volontaire et si sa propre situation le rend nécessaire, il y sera procédé par la Puissance au pouvoir de laquelle elle se trouve.
576. De toute évidence, linternement nest autorisé que sil est absolument nécessaire. Des menées subversives sur le territoire dune partie au conflit, de même que des actes qui favorisent directement une partie ennemie, peuvent menacer la sécurité de la première qui, en conséquence, pourra recourir à linternement ou à la mise en résidence forcée si elle a des raisons sérieuses et légitimes de penser que les personnes en cause sont susceptibles de nuire gravement à sa sécurité par des moyens tels que le sabotage ou lespionnage.
577. En revanche, le fait quune personne est un ressortissant ou sest rangée aux côtés dune partie ennemie ne peut pas être considéré comme une menace pour la sécurité de lautre partie, sur le territoire de laquelle il réside, et ne constitue dès lors pas un critère valable pour justifier son internement ou sa mise en résidence forcée. Pour légitimer le recours à ces mesures, il faut que la partie ait des raisons sérieuses de penser que la personne représente, par ses activités, connaissances ou qualifications, une menace véritable pour sa sécurité présente et future. Le fait dêtre un homme et en âge de porter les armes ne devrait pas nécessairement être considéré comme justifiant lapplication de telles mesures.
578. Sagissant du territoire occupé, les dispositions particulières des Conventions de Genève sappliquent. Bien quil ny ait pas eu occupation dans la présente affaire, il est utile dexaminer brièvement ces dispositions dans la mesure où elles concernent la détention illégale de civils. Larticle 78 de la IVe Convention de Genève énonce une règle analogue à celle figurant à larticle 41 pour les situations doccupation : il permet aux Puissances occupantes dinterner des personnes protégées sous certaines conditions587. Cependant, linternement et la mise en résidence forcée, que ce soit sur le territoire national de la partie occupante ou sur le territoire occupé, sont des mesures exceptionnelles ne devant être prises quaprès un examen minutieux de chaque cas individuel588. Pareille mesure ne peut être collective.
579. Même si linternement de civils peut se justifier en sur la base des articles 5, 27 ou 42 de la IVe Convention de Genève, les personnes détenues doivent se voir accorder certains droits fondamentaux en matière de procédure. Ces droits sont consacrés par larticle 43 de la IVe Convention de Genève, qui dispose :
Toute personne protégée qui aura été internée ou mise en résidence forcée aura le droit dobtenir quun tribunal ou un collège administratif compétent, créé à cet effet par la Puissance détentrice, reconsidère dans le plus bref délai la décision prise à son égard. Si linternement ou la mise en résidence forcée est maintenu, le tribunal ou le collège administratif procédera périodiquement, et au moins deux fois lan, à un examen du cas de cette personne en vue damender en sa faveur la décision initiale, si les circonstances le permettent.
À moins que les personnes protégées intéressées ne sy opposent, la Puissance détentrice portera, aussi rapidement que possible, à la connaissance de la Puissance protectrice les noms des personnes protégées qui ont été internées ou mises en résidence forcées et les noms de celles qui ont été libérées de linternement ou de la résidence forcée. Sous la même réserve, les décisions des tribunaux ou collèges indiqués au premier alinéa du présent article seront également notifiées aussi rapidement que possible à la Puissance protectrice.
580. Larticle 43 complète les articles 41 et 42 en instituant une procédure de nature à garantir que les parties à un conflit armé, recourant à linternement, respectent les droits fondamentaux des personnes concernées en matière de procédure. Étant donné que la IVe Convention de Genève laisse un large pouvoir dappréciation à la partie détentrice en ce qui concerne la mesure initiale dinternement ou de mise en résidence forcée, la décision de celle-ci, concernant la nécessité dun placement en détention, doit pouvoir être "reconsidérée dans le plus bref délai par un tribunal ou un collège administratif compétent".
581. Lorgane judiciaire ou administratif chargé de reconsidérer le placement en détention décidé par une partie à un conflit doit avoir constamment à lesprit le fait quune telle mesure ne peut être prise que si la sécurité lexige absolument. Dès lors, si ces mesures ont été inspirées par dautres considérations, linstance de recours est tenue de les annuler. De toute évidence, les procédures établies par la IVe Convention de Genève elle-même constituent un minimum ; le principe fondamental est quaucun civil ne devrait être maintenu en résidence forcée ou placé dans un camp dinternement pendant une période supérieure à ce quexige absolument la sécurité de la partie détentrice589.
582. Il suffit de signaler en passant que larticle 78 traitant de la détention de civils en territoire occupé garantit aussi les droits fondamentaux des personnes concernées en matière de procédure. Il est dès lors possible de conclure que le respect de ces droits est un principe essentiel consacré par la Convention dans son ensemble.
583. Pour les raisons susmentionnées, la Chambre de première instance est davis que la détention de civils pendant un conflit armé peut être acceptable dans un nombre limité de cas ; toutefois, cette détention doit, en tout état de cause, respecter les dispositions des articles 42 et 43 de la IVe Convention de Genève. La sécurité de lÉtat concerné peut exiger linternement de civils ; en outre, il appartient dans une large mesure aux États de décider si leur sécurité peut exiger l'internement de civils et si un civil représente une menace pour sa sécurité. Cependant, il convient de toujours garder à lesprit que linternement pour des raisons de sécurité est une mesure exceptionnelle qui ne peut jamais être collective. Un internement licite à lorigine devient clairement illégal si la partie détentrice ne respecte pas les droits fondamentaux des personnes détenues en matière de procédure et ne crée pas de tribunal ou de collège administratif compétent, ainsi que lexige larticle 43 de la IVe Convention de Genève.
584. Sous le chef 49 de lActe daccusation, il est reproché aux accusés Zdravko Mucic et Hazim Delic dêtre responsables personnellement et en tant que supérieurs hiérarchiques, du pillage dargent, de montres et autres objets de valeur appartenant aux personnes détenues au camp de détention de Celebici. Les deux accusés sy voient reprocher une violation des lois ou coutumes de la guerre sanctionnée par larticle 3 (e) du Statut, "pillage de biens publics ou privés". Avant dexaminer au fond cette accusation, la Chambre de première instance se doit détablir la signification du terme de "pillage" (plunder) en droit international.
585. Selon lAccusation, linterdiction du "pillage" est un principe bien ancré en droit international, que lon retrouve, notamment, aux articles 28 et 47 du Règlement annexé à la Convention de La Haye de 1907 (IV) et à larticle 33 de la IVe Convention de Genève. À ses yeux, pour que ce crime soit constitué, il faut non seulement que laccusé soit lié à lune des parties à un conflit armé mais aussi que les éléments ci-après soient réunis :
a) Laccusé a illégalement détruit, pris ou obtenu tout bien public ou privé appartenant à des institutions ou des personnes liées à lautre partie au conflit armé.
b) Ledit bien a été détruit, pris ou obtenu par laccusé avec lintention de priver son propriétaire ou toute autre personne de lusage ou de la jouissance de ce bien, ou de réserver le bien à lusage dune autre personne que le propriétaire590.
586. Tout en se refusant à proposer une autre définition du crime de pillage (plunder), les Conseils de Hazim Delic et de Zdravko Mucic soutiennent que les conditions nécessaires à son application ne sont pas remplies en lespèce. Se référant à larticle 1er du Statut, la Défense affirme que le vol dargent, de montres et dautres objets de valeur allégué dans lActe daccusation, ne peut constituer une violation du droit international humanitaire suffisamment grave pour que les crimes allégués soient de la compétence ratione materiae du Tribunal international591. Outre cet argument, fondé sur les limites de la compétence du Tribunal international qui découlent de son Statut, la Défense semble faire valoir que les actes énumérés dans lActe daccusation ne constituent pas, en droit, un pillage (plunder). Dans la Demande de rejet, le Conseil de Hazim Delic estime donc que "le Règlement de La Haye interdisant le pillage était destiné à empêcher des exactions comme celles commises par les Nazis pendant la Deuxième Guerre mondiale, lorsquils avaient pris aux pays occupés des objets de valeurs tels que des oeuvres dart. Il ne visait pas à punir, en application du droit international, de simples soldats qui volent à des civils des objets de faible valeur"592. De même, dans sa plaidoirie, la Défense a soutenu que :
le pillage na rien à voir avec le vol de montres et de pièces de monnaies, qui ne constitue pas une infraction grave aux Conventions de Genève. Le pillage, cest ce qua fait Herman Goering avec les oeuvres dart en Europe orientale. Voilà ce que sont les infractions graves. Ou, par exemple, vider des maisons entières de leurs meubles précieux593.
587. Lorsquelle envisage les éléments du crime de pillage (plunder), la Chambre de première instance doit partir du fait que, non seulement, le droit international humanitaire interdit certains comportements nuisibles à la personne humaine mais comprend aussi des règles destinées à protéger les droits patrimoniaux lors dun conflit armé. Dès lors, si dans le passé temps, les biens de lennemi ont été pris de façon arbitraire en temps de guerre, le droit international fixe aujourdhui des limites strictes aux mesures quune partie à un conflit armé peut légalement prendre à légard des biens privés ou publics de lautre partie. Les normes fondamentales en la matière, qui font partie du droit international coutumier, figurent dans le Règlement de La Haye, lobjectif général des articles 46 à 56 étant de préserver linviolabilité des biens publics et privés en cas doccupation militaire. Sagissant des biens privés, le principe fondamental est énoncé à larticle 46, qui prévoit que les biens privés doivent être respectés et ne peuvent pas être confisqués594. Si cette disposition est assortie de réserves bien précises, comme le droit pour une puissance occupante de percevoir des contributions et de procéder à des réquisitions595, elle est renforcée par larticle 47 qui, sans la moindre équivoque, établit que "[L]e pillage est formellement interdit" . De même, larticle 28 du Règlement de La Haye dispose qu"SiCl est interdit de livrer au pillage une ville ou localité même prise dassaut".
588. On retrouve le principe du respect de la propriété privée dans les quatre Conventions de Genève de 1949. En conséquence, si larticle 18 de la IIIe Convention de Genève protège les biens personnels des prisonniers de guerre de toute appropriation arbitraire, larticle 15 de la Ire Convention de Genève et larticle 18 de la IIe Convention de Genève prévoient expressément que les parties à un conflit doivent prendre toutes les mesures possibles pour protéger les naufragés, les blessés et les malades contre le pillage et pour empêcher quils ne soient dépouillés. De même, larticle 33 de la IVe Convention de Genève dispose que "SLCe pillage est interdit". On notera que cette interdiction est dapplication générale, sétendant à lintégralité des territoires des parties au conflit, et ne se limite donc pas aux actes commis sur des territoires occupés596.
589. En lespèce, nul na mis en question le principe fondamental selon lequel les violations des dispositions protégeant les droits patrimoniaux en cas de conflit armé peuvent constituer des crimes de guerre, pour lesquels la responsabilité individuelle peut être engagée597. Au lieu de cela, la Défense semble contester les affirmations de lAccusation au sujet de la nature et du degré des violations qui peuvent faire naître la responsabilité pénale. Une question fondamentalement terminologique sy trouve intimement liée, celle de savoir si les actes allégués dans lActe daccusation, si tant est quils soient considérés comme criminels en droit international, constituent un "pillage" (plunder). La Chambre de première instance va à présent se pencher sur ces questions.
590. Dans cet ordre didées, il convient dobserver que linterdiction de lappropriation arbitraire de biens ennemis, publics ou privés, est de portée générale et sétend à la fois aux actes de pillage commis par des soldats isolés dans leur propre intérêt et à la saisie organisée de biens, opérée dans le cadre dune exploitation économique systématique du territoire occupé. Contrairement à ce quaffirme la Défense, le fait que ce sont les actes entrant dans la dernière catégorie qui ont fait lobjet de poursuites devant le Tribunal militaire international à Nuremberg et, lors de procédures ultérieures, devant les Tribunaux militaires de Nuremberg598 ne prouve pas quen droit international, les actes individuels de pillage commis par des personnes mues par la cupidité nengage pas la responsabilité pénale individuelle de ces dernières. En revanche si lon envisage les choses dans une perspective historique, il est clair que linterdiction du pillage visait précisément la deuxième catégorie d'infractions. Allant dans le même sens, des cas isolés de vol de biens personnels de faible valeur ont été assimilés à des crimes de guerre dans un certain nombre de procès tenus devant les tribunaux militaires français après la Deuxième Guerre mondiale599. Dans le commentaire quelle a consacré au sujet, la Commission des Nations Unies pour les crimes de guerre a décrit à juste titre ces crimes comme des "crimes de guerre du style le plus traditionnel"600.
591. Si la Chambre de première instance doit dès lors rejeter tout argument de la Défense selon lequel les atteintes à la propriété privée alléguée dans lActe daccusation, si elles sont prouvées, ne peuvent pas faire naître la responsabilité pénale individuelle en droit international, elle est tenue dexaminer laffirmation plus spécifique selon laquelle les actes ainsi allégués ne constituent pas un "pillage" (plunder). Dans ce contexte, il convient de relever que le crime dappropriation illégale de biens publics ou privés au cours dun conflit armé a été qualifié tantôt de "pillage" (pillage), tantôt de "pillage" (plunder) et tantôt de "spoliation". Par conséquent, tandis que larticle 47 du Règlement de La Haye et larticle 33 de la IVe Convention de Genève interdisent de par leur libellé lacte de "pillage" (pillage), le Statut du Tribunal de Nuremberg601, la Loi n° 10 du Conseil de contrôle602 et le Statut du Tribunal international603 font tous référence au crime de guerre de "pillage (plunder) de biens publics ou privés". Si lon peut faire observer que la notion de pillage (pillage) au sens traditionnel du terme implique un élément de violence604, qui nest pas forcément présent dans le crime de pillage (plunder)605, il nest pas nécessaire en lespèce de déterminer si, en vertu du droit international actuel, ces deux termes sont entièrement synonymes. La Chambre de première instance arrive à cette conclusion en se fondant sur largument selon lequel le dernier terme (plunder), tel quincorporé dans le Statut du Tribunal international, devrait être compris comme couvrant toutes les formes dappropriation illégale de biens lors dun conflit armé qui, en droit international, font naître la responsabilité pénale, y compris les actes traditionnellement décrits comme des actes de "pillage" (pillage). On observera quil nest pas possible, sans une analyse complète du cadre juridique existant en matière de protection de la propriété publique et privée en droit international humanitaire, de décrire ici dune manière plus exhaustive les circonstances dans lesquelles une telle responsabilité pénale est engagée.
592. Comme il a été indiqué plus haut, la Défense soutient également que les faits allégués dans lActe daccusation ne représentent pas une violation du droit international suffisamment grave pour que le Tribunal international soit compétent ratione materiae. Dans la mesure où ce point est plus étroitement lié à laccusation particulière portée dans lActe daccusation quà lanalyse du crime de pillage envisagé dans labstrait, il sera abordé par la Chambre de première instance au Chapitre IV ci-après.
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593. Ainsi sachève lexamen effectué par la Chambre de première instance du droit applicable à la présente affaire. La Chambre est donc à présent en mesure danalyser les éléments de preuve présentés par lAccusation et par la Défense, afin de tirer les conclusions qui simposent au sujet de linnocence ou de la culpabilité des accusés eu égard aux charges figurant dans lActe daccusation.