III. DROIT APPLICABLE

A. Principes généraux d’interprétation

158. La question de l’interprétation des dispositions du Statut et du Règlement s’est posée à de multiples reprises durant cette instance. La Chambre de première instance n’ignore pas que le terme "interprétation" appliqué aux textes juridiques, y compris au Statut du Tribunal, peut être pris au sens large ou au sens étroit. Au sens large, l’interprétation désigne ce travail de création par lequel un juge étend, restreint ou modifie une règle de droit qui se présente sous la forme d'un texte juridique. Au sens étroit, l’interprétation s’entend du travail d’explication des termes ou expressions utilisés dans un texte de loi auquel se livre le juge. S’agissant des dispositions du Règlement, la signification du terme "interprétation" est d’une particulière complexité. Celle-ci tient à l’approche adoptée dans la formulation de ces dispositions, qui tient compte des principes du droit des grands systèmes juridiques du monde.

159. Le Statut et le Règlement du Tribunal réalisent une synthèse des deux grandes traditions juridiques, à savoir, la common law, d’une part, qui a influencé les pays anglophones, et la tradition civiliste, d’autre part, qui caractérise l’Europe continentale et la plupart des pays recourant au code. Il est donc devenu nécessaire, et non plus uniquement opportun, de tenir compte des différentes approches adoptées dans le cadre de ces traditions juridiques pour interpréter leurs dispositions. On admet que l’approche choisie par un système juridique donné pour interpréter un texte de loi est, pour l’essentiel, le produit de son histoire et de ses traditions. Cependant, puisque l’objet fondamental de l’interprétation est de découvrir le but et l’intention véritables du texte juridique en question, le travail de recherche auquel se livre le juge qui interprète une disposition est nécessairement le même, quel que soit le système. Il est bon, dès lors, d’examiner d’emblée certaines des règles qui pourraient être utiles dans l’interprétation de nos textes d’habilitation.

1. Moyens généraux d’interprétation

160. Nul ne peut contester que l'idée maîtresse de la théorie et de la pratique de l’interprétation des lois est de garantir l'exactitude de l’interprétation des termes utilisés dans un texte juridique, en tenant compte de l’intention du législateur. Dans tous les systèmes juridiques, la juridiction ou le juge qui a à interpréter une disposition doit d’abord s’assurer de son sens.

161. Dans tout système juridique, qu’il soit de la common law ou de tradition civiliste, lorsque la signification des termes d’un texte législatif est clairement définie, le juge doit donner aux mots ce sens et les appliquer rigoureusement. Telle est la règle d’interprétation littérale207. Si, sans équivoque aucune, il n’est possible de donner qu’une seule interprétation à des termes clairs, évidents et dépourvus d’ambiguïté, ces termes doivent être interprétés de cette façon. En cas d’ambiguïté, tous les systèmes juridiques ont des méthodes pour déterminer la façon dont il faut donner effet à l’intention du législateur.

162. Lorsque l’utilisation d’un terme ou d’une expression est à l’origine d’incohérences ou de contradictions, les juridictions, tant de la common law que de tradition civiliste, ne tiendront aucun compte de leur sens littéral ou grammatical. En vertu de la règle d’interprétation par la logique, les juridictions de la common law, tout comme celles de tradition civiliste, modifieront le sens grammatical du terme pour éviter une injustice, une incohérence, une incompatibilité ou une contradiction que de, toute évidence, le législateur n’entendait pas introduire dans le texte208. Lorsqu’une disposition est grammaticalement équivoque et peut avoir plusieurs sens, le texte de la disposition doit être interprété en faisant appel à la logique, comme le veut la doctrine issue du droit romain aussi bien que les auteurs de la common law. Si le sens littéral de la disposition ne permet pas de la comprendre, les juridictions de tradition civiliste peuvent raisonner par analogie pour en saisir la signification.

163. L’"approche téléologique", également dénommée approche "évolutive" ou "extensive" de la doctrine de tradition civiliste, s’oppose à l’approche historique. L’approche téléologique joue le même rôle que la règle d’interprétation téléologique (mischief rule) dans la doctrine de la common law. Cette approche permet d’interpréter le contenu du texte législatif dans le contexte actuel. L’idée est d’adapter la loi à des conditions nouvelles, qu’elles soient particulières, économiques ou technologiques, et de considérer que ces changements ont été voulus par le législateur.

164. La règle d’interprétation téléologique (également connue sous le nom de règle de la finalité) trouverait son origine dans l’affaire Heydon (Heydon’s Case)209, tranchée en 1584 par l’ancien Tribunal anglais de l’Échiquier (English Court of Exchequer). Dans l’affaire Heydon, quatre questions ont été posées pour découvrir l’intention du législateur : a) qu’en était-il de la common law avant l’adoption de la loi ; b) quels étaient le préjudice et le vice que la common law ne prévoyait pas ; c) comment le Parlement a-t-il choisi d'y remédier ; et d) quelle était véritablement la raison qui a poussé le Parlement à y remédier. Selon l’approche adoptée, la juridiction est tenue de réparer le préjudice. Il est donc nécessaire de rechercher dans les textes l’origine du "préjudice" qui peut ne pas ressortir clairement de la loi. Les juridictions continentales européennes et américaines ont largement recours à cette méthode d’interprétation. Dans l’affaire importante de l’AG v. Prince Ernest Augustus of Hanover210, le vicomte Simonds a énoncé ce qu’il entendait par contexte s’agissant de l’interprétation des textes législatifs :

a) les autres dispositions habilitantes du même texte de loi ;
b) son préambule ;
c) l’état actuel du droit ;
d) les autres textes de loi semblables ou connexes (in pari materia) ;
e) le préjudice que le texte législatif entendait réparer.

En outre, l’objet d’un texte législatif ou d’un traité doit être pris en considération pour parvenir au sens ordinaire des dispositions.211

165. La méthode qui consiste pour le juge à combler les lacunes, et qui peut être adoptée en vertu de l’interprétation téléologique de la doctrine civiliste, susciterait deux attitudes dans le système de la common law. La première est la suivante : le principe de la séparation des pouvoirs exigeant que les fonctions judiciaires soient laissées au pouvoir judiciaire, celui-ci ne peut légiférer, sans commettre un abus de pouvoir212. La deuxième attitude est que les juridictions sont créées pour établir et mettre à exécution l’intention du législateur213. Combler les lacunes éventuelles est aussi un moyen d’atteindre cet objectif. Dans la common law, les deux attitudes ont été rejetées214 bien que d’aucuns aient tenté de faire valoir qu’il est dans les attributions du pouvoir judiciaire qui interprète la loi de combler les lacunes. Nul n’a toutefois jamais contesté le pouvoir d’interprétation des Juges.

2. Autres règles d’interprétation

166. La Chambre de première instance va à présent évoquer certaines autres règles d’interprétation des textes juridiques. Les cinq règles les plus courantes sont :

a) lire le texte dans son intégralité ;
b) donner aux termes techniques leur sens technique ;
c) lire les termes dans leur contexte (noscitur a sociis) ;
d) respecter la règle de la similitude de genre, d’espèce ou de nature (ejusdem generis rule) et la règle du rang ;
e) respecter la règle selon laquelle la mention explicite d’un élément exclut tout autre élément (expressio unius est exclusio alterius rule).

167. Outre les éléments susmentionnés, les présomptions et la jurisprudence sont une aide précieuse pour le juge qui interprète un texte. La valeur des affaires jugées, en tant que décisions judiciaires faisant jurisprudence et aides à l’interprétation, est encore incertaine. La question est de savoir si, quand ils interprètent les termes d’une loi, les Juges sont liés par les décisions prises par d’autres Juges quant à l’interprétation de ces mêmes termes dans un autre texte. En règle générale, la réponse est négative. La raison en est que le motif d’une décision (ratio decidendi) ne vaut que pour une affaire donnée et le texte de loi qui a été examiné. Le raisonnement suivi dans l’interprétation des termes d’un texte législatif s’appliquera aux affaires jugées en vertu du même texte. Il n’est pas nécessairement applicable à un autre texte législatif. Il pourrait donc sembler que les décisions prises par la Chambre d’appel du Tribunal concernant les dispositions du Statut s’imposent aux Chambres de première instance, celles-ci constituant le fondement de la procédure d’appel. Cependant, des décisions rendues par la même juridiction ou par d’autres juridictions qui ne concernaient pas les dispositions visées dans l’affaire examinée n’ont qu’une valeur "persuasive".

3. Différences entre les systèmes dans l’interprétation des lois

168. En dépit des similitudes existant entre les systèmes, il faut relever certaines différences importantes dans l’attitude du pouvoir judiciaire vis-à-vis de l’utilisation de la jurisprudence comme aide à l’interprétation des textes législatifs. Il s’agit de différences concernant :

i) les pièces utilisées dans l’argumentaire ;
ii) le recours aux travaux préparatoires ;
iii) le style des opinions et avis judiciaires ;
iv) le style des motivations ;
v) le degré d’abstraction ;
vi) le mode de raisonnement.

Parmi les pièces utilisées dans l’argumentaire, certaines font autorité et d’autres non parce que les unes ont force obligatoire et les autres pas. Parmi les textes faisant autorité qui ont force obligatoire, il faut citer le texte de loi lui-même, les instruments connexes et les principes généraux du droit ou le droit coutumier, alors que les dictionnaires, les lexiques techniques et les autres facteurs sociaux qui peuvent avoir contribué à l’adoption du texte de loi ne font pas autorité.

169. La Chambre de première instance estime que, pour interpréter les dispositions du Statut du Tribunal international qui pourraient paraître ambiguës, il est nécessaire de tenir compte des travaux préparatoires, des avis émis par les membres du Conseil de sécurité lors de l’adoption des résolutions y afférentes ainsi que du point de vue exprimé par le Secrétaire général des Nations Unies dans son Rapport, sur l’interprétation des articles du Statut. La grande majorité des membres de la communauté internationale se fonde sur ces sources pour interpréter le droit international.

4. Conclusion

170. Le Tribunal international est une juridiction internationale ad hoc, dotée d’une compétence précise et limitée. Il s’agit d’une juridiction sui generis, ayant sa propre chambre d’appel. L’interprétation des dispositions du Statut et du Règlement doit, dès lors, tenir compte des objectifs du Statut ainsi que des considérations sociales et politiques qui ont présidé à la création du Tribunal international. Les violations graves du droit international humanitaire qui ont justifié sa mise en place continuent à se produire dans d’autres régions du monde, sous des formes nouvelles et changeantes. La communauté internationale ne peut s’attaquer à l’hydre insaisissable du comportement humain que par une interprétation raisonnable des dispositions existantes du droit international coutumier, qui prend en compte les finalités de celui-ci. Le recours aux règles d’interprétation littérale, d’interprétation par la logique et d’interprétation téléologique s’avère donc payant.

171. Cela posé, la Chambre de première instance va à présent se pencher sur les dispositions du Statut du Tribunal international qui sont applicables en l’espèce.

B. Dispositions applicables du Statut

172. On trouvera ci-après les articles du Statut du Tribunal international sur lesquels la Chambre de première instance doit se baser pour rendre son jugement en l’espèce. Nous passerons en revue dans la suite chacun de ces articles.

Article premier
Compétence du Tribunal international

Le Tribunal international est habilité à juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991, conformément aux dispositions du présent statut.

Article 2
Infractions graves aux Conventions de Genève de 1949

Le Tribunal international est habilité à poursuivre les personnes qui commettent ou donnent l’ordre de commettre des infractions graves aux Conventions de Genève du 12 août 1949, à savoir les actes suivants dirigés contre des personnes ou des biens protégés aux termes des dispositions de la Convention de Genève pertinente :

(a) L’homicide intentionnel ;
(b) La torture ou les traitements inhumains, y compris les expériences biologiques ;
(c) Le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé ;
(d) La destruction et l’appropriation de biens non justifiées par des nécessités militaires et exécutées sur une grande échelle de façon illicite et arbitraire ;
(e) Le fait de contraindre un prisonnier de guerre ou un civil à servir dans les forces armées de la puissance ennemie ;
(f) Le fait de priver un prisonnier de guerre ou un civil de son droit d’être jugé régulièrement et impartialement ;
(g) L’expulsion ou le transfert illégal d’un civil ou sa détention illégale ;
(h) La prise de civils en otages.

Article 3
Violations des lois ou coutumes de la guerre

Le Tribunal international est compétent pour poursuivre les personnes qui commettent des violations des lois ou coutumes de la guerre. Ces violations comprennent, sans y être limitées :

(a) L’emploi d’armes toxiques ou d’autres armes conçues pour causer des souffrances inutiles ;
(b) La destruction sans motif des villes et des villages ou la dévastation que ne justifient pas les exigences militaires ;
(c) L’attaque ou le bombardement, par quelque moyen que ce soit, de villes, villages, habitations ou bâtiments non défendus ;
(d) La saisie, la destruction ou l’endommagement délibéré d’édifices consacrés à la religion, à la bienfaisance et à l’enseignement, aux arts et aux sciences, à des monuments historiques, à des oeuvres d’art et à des oeuvres de caractère scientifique ;
(e) Le pillage de biens publics ou privés.

Article 7
Responsabilité pénale individuelle

1. Quiconque a planifié, incité à commettre, ordonné, commis ou de toute autre manière aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter un crime visé aux articles 2 à 5 du présent statut est individuellement responsable dudit crime.

2. La qualité officielle d’un accusé, soit comme chef d’État ou de gouvernement, soit comme haut fonctionnaire, ne l’exonère pas de sa responsabilité pénale et n’est pas un motif de diminution de la peine.

3. Le fait que l’un quelconque des actes visés aux articles 2 à 5 du présent statut a été commis par un subordonné ne dégage pas son supérieur de sa responsabilité pénale s’il savait ou avait des raisons de savoir que le subordonné s’apprêtait à commettre cet acte ou l’avait fait et que le supérieur n’a pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher que ledit acte ne soit commis ou en punir les auteurs.

4. Le fait qu’un accusé a agi en exécution d’un ordre d’un gouvernement ou d’un supérieur ne l’exonère pas de sa responsabilité pénale mais peut être considéré comme un motif de diminution de la peine si le Tribunal international l’estime conforme à la justice.

C. Conditions générales d’application des articles 2 et 3 du Statut

1. Dispositions de l’article premier

173. Les termes de l’article premier fournissent le point de départ de toute discussion sur la compétence du Tribunal international et sont à la base des articles plus détaillés qui suivent. Aux termes de cet article, le Tribunal ne peut connaître que des "violations graves du droit international humanitaire", commises en un lieu précis et durant une période déterminée. C’est dans ce cadre de référence que la Chambre de première instance doit examiner les crimes énumérés dans l’Acte d’accusation et la question de l’applicabilité des articles 2 et 3 du Statut.

174. Il ne fait aucun doute que les conditions temporelles et géographiques fixées par l’article premier sont remplies en l’espèce. Cependant, dans leurs mémoires en clôture, tous les accusés, à l’exception de Mucic, ont contesté la compétence du Tribunal au motif que les crimes retenus dans l’Acte d’accusation ne pouvaient être considérés comme des violations "graves" du droit international humanitaire215. La Défense a pour la première fois mis en avant cet argument dans sa Demande de rejet, mais il ne ressort pas clairement de ce document si tous les accusés le reprennent à leur compte (à l’exclusion de Mucic qui a déposé une requête séparée) ou s’il s’agit seulement de l’opinion de la Défense de Landzo.

175. La Défense216 soutient que le Tribunal international a été établi par le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies ("ONU") dans le but de ne poursuivre et de ne punir que les responsables des violations les plus graves du droit international humanitaire, c’est-à-dire les personnes qui, investies d'un pouvoir politique ou militaire, se sont rendues coupables des pires atrocités. La Défense affirme que le Tribunal international ne devrait pas "s’enliser dans la poursuite de responsables mineurs de violations mineures"217, les juridictions internes étant mieux placées pour les poursuivre. De plus, la Défense de Landzo soutient qu’il n’est que l’un des milliers d’individus susceptibles d’être poursuivis pour des infractions similaires commises en ex-Yougoslavie, ce qui, comble de l'injustice, fait de lui en quelque sorte le représentant de tous ces autres individus, qui eux ne sont pas traduits devant le Tribunal international.

176. Les dispositions des articles 2, 3, 4 et 5 du Statut exposent en détail les infractions pour lesquelles le Tribunal international a compétence et il apparaît clairement que le Conseil de sécurité a considéré que tous ces crimes constituaient des "violations graves du droit international humanitaire". Par ailleurs, l’article 7 établit la responsabilité pénale individuelle de quiconque a planifié, incité à commettre, ordonné, commis ou de toute autre manière aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter l’un de ces crimes, ainsi que celle de ses supérieurs, dans certaines circonstances. Il ressort clairement de ce dernier article que le Tribunal n’a pas été crée pour poursuivre exclusivement les personnes investies d'un pouvoir politique ou militaire. La Chambre de première instance I saisie de l’affaire Le Procureur c/ Drazen Erdemovic l’a, du reste, précédemment affirmé dans son "Jugement portant condamnation" : "[ l] a Chambre estime que la responsabilité à titre individuel de l’accusé se fonde sur les articles premier et 7 1) du Statut, qui donnent pleinement compétence à ce Tribunal pour juger non seulement - ainsi que le soutient le Conseil de l’accusé - de "grands criminels" comme à Nuremberg, mais encore des exécutants"218.

177. L’article 9 du Statut pose en principe que le Tribunal international est, au même titre que les juridictions nationales, compétent pour juger les auteurs des crimes qui sont de son ressort. Cet article précise également que le Tribunal international a la primauté sur ces juridictions nationales ; aussi plusieurs articles du Règlement traitent-ils de la question de leur dessaisissement à son profit. Les États sont effectivement tenus de déférer aux demandes officielles de dessaisissement en faveur du Tribunal international et, en conséquence, il ne fait aucun doute que la question de la juridiction de jugement est de celles qui ne peuvent être tranchées que par le Procureur en premier lieu et par les Juges du Tribunal international ensuite219.

178. Un coup d’oeil, même rapide, à l’Acte d’accusation en question laisse une impression de catalogue d'horreurs assorties de qualifications diverses (homicide intentionnel, torture, actes inhumains, traitements cruels et pillage). Prétendre qu’il ne s’agit pas de crimes de la plus haute gravité dépasse les limites du vraisemblable220. Le fait qu’il n’est pas allégué que ces actes ont été commis en l’espèce de façon systématique ou à grande échelle aurait pu être important s’ils avaient été qualifiés de crimes contre l’humanité au sens de l’article 5 du Statut, mais les articles 2 et 3, qui nous intéressent ici, ne posent pas pareille condition.

179. Est également dénué de tout fondement le dernier argument soulevé par Landzo, à savoir le fait qu’il est en quelque sorte présenté comme un représentant des innombrables autres personnes qui ne sont pas détenues par le Tribunal ou visées par un acte d’accusation. Premièrement, cette affirmation est tout simplement erronée. À ce jour, le Procureur a lancé 20 actes d’accusation publics contre 58 personnes ayant des grades et des postes divers et plusieurs d’entre elles ont été jugées, le sont actuellement ou vont bientôt l’être. De multiples raisons différentes expliquent pourquoi les autres personnes visées par des actes d’accusation ne sont pas détenues par le Tribunal et ne sont donc pas également soumises à notre processus judiciaire, mais il ne s’agit pas de considérations qui intéressent cette Chambre de première instance dans le contexte actuel.

180. De surcroît, il est ridicule d’affirmer qu’il ne saurait être question de juger une personne qui a été mise en accusation et traduite en justice, à moins que ne le soient aussi toutes les personnes susceptibles de l'être. Du reste, seul le Procureur peut prendre la décision de mettre quelqu’un en accusation et une fois l’acte d’accusation confirmé, c'est aux Chambres de première instance de remplir leur fonction judiciaire lorsque les accusés sont traduits devant elles.

181. En bref, l’interprétation que fait la Défense de l’article premier ne résiste pas à un examen minutieux et est donc rejetée. En conséquence, la Chambre de première instance va maintenant examiner au fond les articles 2 et 3 et leurs conditions d’application.

2. Existence d’un conflit armé

182. Afin de pouvoir appliquer le corpus juridique désigné par le terme "droit international humanitaire" à une situation particulière, il convient en premier lieu de déterminer s’il y avait, dans les faits, un "conflit armé", qu’il soit de nature interne ou internationale. Si elle n’a pas d’abord conclu à l’existence d’un tel conflit armé, la Chambre de première instance ne peut aller plus loin et discuter de la nature de ce conflit et de ses conséquences quant à l'application des articles 2 et 3.

183. À cette fin, la Chambre de première instance reprend le critère formulé par la Chambre d’appel dans son "Arrêt relatif à l’appel de la Défense concernant l’exception préjudicielle d’incompétence", dans l’affaire Le Procureur c/ Dusko Tadic ( "Arrêt Tadic sur la compétence")221. D’après la Chambre d’appel,

un conflit armé existe chaque fois qu’il y a recours à la force armée entre États ou un conflit armé prolongé entre les autorités gouvernementales et des groupes armés organisés ou entre de tels groupes au sein d’un État222.

La Chambre d’appel ajoute :

[ l] e droit international humanitaire s’applique dès l’ouverture de ces conflits et s’étend au-delà de la cessation des hostilités jusqu’à la conclusion générale de la paix ; ou, dans le cas de conflits internes, jusqu’à ce qu’un règlement pacifique soit atteint. Jusqu’alors, le droit international humanitaire continue de s’appliquer sur l’ensemble du territoire des États belligérants ou, dans le cas de conflits internes, sur l’ensemble du territoire sous le contrôle d’une Partie, que des combats effectifs s’y déroulent ou non.223

184. Il est donc clair que ce critère s’applique tant aux conflits qui sont considérés comme internationaux qu’aux conflits internes à un État. Dans le premier cas, le recours à la force armée entre États suffit en soi à déclencher l’application du droit international humanitaire. Dans le second cas, l’accent est mis sur l’usage prolongé de la force armée et le degré d’organisation des parties en présence, afin de bien marquer la différence avec les troubles civils ou le terrorisme. À ce stade, la Chambre de première instance ne cherche cependant pas à savoir s’il existait un conflit armé international ou interne pour rendre son jugement en l’espèce, puisque cette question sera examinée dans la Section D ci-dessous.

185. De surcroît, que l’on considère le conflit comme international ou interne, il n’est pas nécessaire que des combats se déroulent effectivement en un lieu particulier pour que les normes du droit international humanitaire soient applicables. En conséquence, la Chambre de première instance n’est pas tenue de rechercher si la municipalité de Konjic a été elle-même le théâtre d'un ''conflit armé'', il lui suffit de déterminer qu’il en existait un dans une zone qui englobait cette municipalité.

186. La situation militaire et politique dans les États de l’ex-RSFY jusqu’en 1992 a été présentée de manière assez détaillée dans le chapitre précédent consacré à la situation générale. Une attention particulière a été prêtée à l’État de Bosnie-Herzégovine et il n’est pas nécessaire de revenir ici sur les faits pertinents. Il suffit de dire que la Bosnie-Herzégovine, toute entière, n'a cessé d'être en proie à des affrontements armés, au moins de la date de sa déclaration d’indépendance - le 6 mars 1992 - jusqu’à la signature de l’Accord de paix de Dayton en novembre 1995. La JNA, l’Armée bosniaque (composée de la TO et du MUP), le HVO et la VRS ont sans aucun doute pris part à ces affrontements armés et leur rôle est donc à prendre en considération dans la présente affaire.

187. Armée officielle de la RSFY, la JNA a été placée sous l’autorité de la RFY au jour de sa création et le restera jusqu’à sa division (la RFY soutenant qu’elle était le seul État successeur légitime de la RSFY). Cependant, en mai 1992, les autorités de ce qu'il était convenu d'appeler RSBH ont également annoncé la création de leur propre armée - la VRSBH (ultérieurement appelée VRS) -, qui était composée d’unités de l’ex-JNA stationnées en Bosnie-Herzégovine. Le reste de la JNA est devenu la VJ, armée de la RFY. La VRS était contrôlée de Pale, par les dirigeants de l’administration des Serbes de Bosnie, qui avaient à leur tête Radovan Karadzic. Pendant l’année 1992 et après, elle a occupé des parties importantes du territoire de la Bosnie-Herzégovine. Le HVO était dans une situation comparable à celle de la VRS, dans la mesure où il avait été créé en tant qu’armée de l’"État" autoproclamé des Croates de Bosnie et où il opérait à partir du territoire contrôlé par cet "État". Les autres parties en présence, à savoir la TO et le MUP bosniaques, agissaient clairement pour le compte des autorités de Bosnie-Herzégovine.

188. Comme il en a été question longuement au chapitre II ci-dessus, la municipalité de Konjic a été elle-même dans les faits le théâtre d’importants affrontements armés en 1992. En avril de cette même année, la TO municipale a été mobilisée et une Présidence de guerre a été formée. La JNA, qui avait occupé divers sites militaires et autres dans l'ensemble de la municipalité, a entrepris, de concert avec le SDS local, de mobiliser les volontaires serbes et leur a distribué des armes. Il apparaît également qu’au moins jusqu’en mai 1992, la JNA elle-même a participé à certaines opérations militaires224.

189. La Chambre de première instance a reçu un volume appréciable de preuves relatives aux attaques militaires et aux bombardements, par ces forces serbes, de la ville de Konjic elle-même et de nombreux villages de la municipalité, dont Borci, Ljubina, Dzajici et Gakici. Par ailleurs, personne ne conteste le fait que les villages de Donje Selo, Bradina, Bijelovcina, Cerici et Brðani, entre autres, ont été la cible d’opérations militaires montées par les forces des autorités municipales, dont la TO, le MUP et, pendant la période de commandement conjoint, le HVO. C’est à la suite de ces opérations que des personnes ont été emprisonnées au camp de détention de Celebici.

190. Les combats en Bosnie-Herzégovine en général, et à Konjic en particulier, étaient acharnés, ce qui a inquiété le Conseil de sécurité et l’Assemblée générale des Nations Unies, ainsi que d’autres organisations internationales. Agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, le Conseil de sécurité a adopté de nombreuses résolutions relatives au conflit et a constamment invité tous les bélligérants à mettre un terme à leurs opérations militaires225.

191. À Konjic, la TO et le MUP ont obtenu pendant un court laps de temps le renfort du HVO, en tant que partie d’un Commandement conjoint créé et organisé pour combattre les forces serbes. À tout le moins, ces forces représentant les "autorités étatiques" ont donc été engagées face aux forces des Serbes de Bosnie - la JNA et la VRS, rejointes par des volontaires et des milices locales - qui constituaient elles-mêmes des "autorités étatiques" ou des "groupes armés organisés". Ce constat n’exclut en rien la possibilité que ce conflit puisse en fait avoir été international et qu'il y ait eu parmi les parties en présence des États et leurs représentants.

192. La Chambre de première instance conclut donc qu’il y avait un "conflit armé" en Bosnie-Herzégovine pendant la période visée par l’acte d’accusation et note que la municipalité de Konjic était concernée par ce conflit, qu’il ait été interne ou international. En conséquence, et sous réserve que soit démontré un lien suffisant entre les actes présumés des accusés et ce conflit armé, nous considérons comme remplie la première condition préalable nécessaire à l’application à la présente espèce du droit international humanitaire et, notamment, des normes juridiques énoncées aux articles 2 et 3 du Statut.

3. Lien entre les actes des accusés et le conflit armé

193. Il est évident que tous les crimes graves commis pendant le conflit en Bosnie-Herzégovine ne peuvent être qualifiés de violations graves du droit international humanitaire. Il faut pour cela un lien manifeste entre l’acte criminel et le conflit armé. Il est clair que si, par exemple, un crime a été commis dans le cadre de combats ou d’affrontements pour la prise d’une ville lors d’un conflit armé, il pourra être qualifié de violation du droit international humanitaire. Un lien aussi direct avec des hostilités effectives n’est cependant pas systématiquement requis dans tous les cas de figure. Là encore, la Chambre d’appel a donné son avis sur la nature de ce lien entre les actes des accusés et le conflit armé. D’après elle,

[i]l suffit que les crimes présumés aient été étroitement liés aux hostilités se déroulant dans d’autres parties des territoires contrôlés par les parties au conflit226.

194. Ce point de vue étaye celui exprimé plus haut, selon lequel il n’est nul besoin que des combats se soient effectivement déroulés dans la municipalité de Konjic pour que les normes du droit international humanitaire s’appliquent. Il n’est pas non plus nécessaire que des combats aient eu lieu au moment précis où les crimes allégués dans l’Acte d’accusation ont été commis.

195. Cette Chambre de première instance partage l’avis exprimé par la Chambre de première instance II dans le Jugement Tadic, lorsqu’elle affirmait qu’il n’est pas nécessaire qu’un crime "fasse partie d’une politique ou d’une pratique officiellement avalisée ou tolérée par l’un des belligérants, ou que l’acte serve en fait une politique liée à la conduite de la guerre, ou qu’il soit dans l’intérêt effectif d’une partie au conflit"227. Poser une telle condition reviendrait, dans les faits, à affaiblir le concept de responsabilité pénale individuelle.

196. En l’espèce, tous les faits reprochés aux accusés se sont produits à l'intérieur du camp de détention de Celebici, un centre d'internement de la municipalité de Konjic administré par les forces des autorités de l'État bosniaque. Les prisonniers détenus à Celebici ont été incarcérés suite à des opérations militaires conduites pour le compte de l'État bosniaque, dans le cadre d’un conflit armé auquel il était partie. Il est reproché à chacun des accusés d’avoir, à un titre ou à un autre, participé à l'administration du camp et d'avoir, dans l’exercice de leurs fonctions officielles en tant que membres des forces bosniaques, trempé dans les crimes dont ils sont accusés.

197. La Chambre de première instance est, en conséquence, tout à fait convaincue qu’il existe manifestement un lien entre le conflit armé en Bosnie-Herzégovine, et notamment les opérations militaires à Konjic, et les actes reprochés en l’espèce aux quatre accusés dans l’Acte d’accusation.

198. Ayant vérifié que les conditions générales nécessaires à l’application du droit international humanitaire sont satisfaites, la Chambre de première instance peut maintenant se pencher sur les conditions particulières posées par les articles 2 et 3 du Statut.

D. Article 2 du Statut

199. L’article 2 du Statut traite des "infractions graves aux Conventions de Genève de 1949" et énumère huit catégories de comportements criminels qui ressortissent à la compétence du Tribunal international, lorsqu’ils ont pris pour cible des personnes ou des biens protégés par les dispositions de la Convention de Genève y afférente. La Chambre de première instance doit donc déterminer si les infractions reprochées aux chefs d’accusation 1, 3, 5, 7, 11, 13, 15, 18, 21, 24, 27, 30, 33, 36, 38, 42, 44, 46, et 48 satisfont aux conditions d’application de l'article 2.

200. Les quatre Conventions de Genève de 1949228 ("Conventions de Genève" ou "Conventions") constituent le fondement du droit international conventionnel et d'une grande partie du droit international coutumier pour la protection des victimes de conflits armés. Leurs dispositions visent à garantir les droits fondamentaux de l’homme, tels le droit à la vie, à la dignité et à un traitement humain de ceux qui ne participent pas activement aux conflits armés. C'est l'action pénale qui en assure le respect. Le système de compétence universelle obligatoire pour les crimes qualifiés d’"infractions graves" aux Conventions impose à tous les États de punir ou d’extrader les personnes responsables de violations présumées des Conventions. En conséquence, il y a conflit de compétence entre les juridictions internes et le Tribunal international qui tient son pouvoir de l'article 2 du Statut.

201. Il semble que l’Accusation et la Défense s’accordent plus ou moins pour dire que l’application de l’article 2 est subordonnée à deux conditions. Premièrement, il faut que les crimes présumés aient été commis dans le cadre d’un conflit armé international et, deuxièmement, il faut que les victimes présumées aient été des "personnes protégées" par les Conventions de Genève. Dans son réquisitoire, M. Niemann a avancé que l’article 2 pouvait également être appliqué dans le cas d’un conflit armé interne, bien que l’Accusation ait constamment exhorté la Chambre de première instance à considérer le conflit en Bosnie-Herzégovine comme un conflit de nature internationale229.

202. Alors qu’au départ, la Chambre de première instance II saisie de l’affaire Tadic ne retenait pas la nature du conflit armé comme un élément à prendre en compte dans l’application de l’article 2 du Statut230, la majorité des Juges de la Chambre d’appel a conclu, dans l’Arrêt Tadic sur la compétence, que les infractions graves aux Conventions de Genève ne pouvaient être commises que dans le cadre d’un conflit armé international et que cette condition était une composante intrinsèque de l’article 2 du Statut231. Cependant, dans son opinion individuelle, le Juge Abi-Saab a affirmé qu’"un solide argument [ pouvait] être avancé en faveur de l'application de l'article 2, alors même que l'acte incriminé intervient dans un conflit interne"232. La majorité des Juges de la Chambre d’appel a effectivement concédé qu’en droit coutumier, la portée du régime des "infractions graves" pouvait évoluer en ce sens. La présente Chambre de première instance est également d’avis qu’on devrait reconnaître qu'en droit coutumier, le système des "infractions graves" a pu, depuis 1949, être élargi aux conflits armés internes.

203. La Chambre de première instance considère néanmoins qu’il convient, pour trancher la présente espèce, de déterminer la nature du conflit armé dans le cadre duquel se sont produits les faits rapportés dans l’Acte d’accusation. La Défense a plusieurs fois affirmé que le conflit devait être considéré comme interne et elle a soutenu plus vigoureusement encore que les victimes présumées ne pouvaient être tenues pour des "personnes protégées". L’Accusation est, pour sa part, d’avis que le conflit était clairement international et que les victimes étaient des personnes protégées par la IIIe Convention de Genève (relative aux prisonniers de guerre) ou par la IVe Convention de Genève (relative aux civils). Nous examinerons successivement chacune de ces deux thèses.

1. Nature du conflit armé

(a) Arguments des Parties

204. Dans son Mémoire préalable au procès, l’Accusation soutient que le conflit en Bosnie-Herzégovine doit être vu comme un conflit international, du jour de son accession à l’indépendance en mars 1992 jusqu’à la fin de cette même année au moins233. L’Accusation cite le Commentaire de la IVe Convention de Genève par le Comité international de la Croix-Rouge234("Commentaire")235, selon lequel la Convention s’applique dès qu’il y a des hostilités de facto. De plus "[ t] out différend surgissant entre deux États et provoquant l’intervention de membres des forces armées, est un conflit armé au sens de l’article 2 [ des Conventions de Genève] , même si l’une des Parties conteste l’état de belligérance."236 Selon l’Accusation, la Bosnie-Herzégovine et ses forces armées étaient l’une des parties à ce conflit international, les autres parties étant d’abord la RSFY et son armée, la JNA, et ensuite la RFY et son armée, la VJ, ainsi que la RSBH (qui est devenue la RS) et son armée, la VRSBH (qui est devenue la VRS, sigle utilisée dans la suite). L’Accusation est d’avis que l'intervention militaire de la RSFY et de la RFY en Bosnie-Herzégovine et l’existence d’hostilités de facto entre, d’une part, l’État de Bosnie-Herzégovine et, d’autre part, la RFSY, la RFY et la RSBH/RS qu’elles contrôlaient, suffisaient donc à faire de ce conflit un conflit armé international. Des affrontements armés de même nature ont eu lieu dans la municipalité de Konjic, dans le cadre de ce conflit armé international.

205. Dans sa Demande de rejet, la Défense237 soutient que l’Accusation ne devrait pas être autorisée à postuler l’existence d’un conflit armé international, puisqu’il s’agit d’une question déjà tranchée par la Chambre de première instance II dans le Jugement Tadic, affaire dans laquelle l’Accusation était bien évidemment l’une des parties. Dans ce Jugement, la Chambre de première instance II avait conclu que les conditions nécessaires à l’application de l’article 2 n’étaient pas satisfaites. La Défense avance que la raison en est en partie que la Chambre avait jugé qu’il n’y avait pas de conflit armé international pendant la période considérée - qui se trouve être la même qu’en l’espèce. La Défense est donc d’avis qu’il s’agit là d’une chose jugée qui ne peut être contestée par l’Accusation. Par ailleurs, la Défense voit dans l'allusion faite par la Chambre d’appel dans l’Arrêt Tadic sur la compétence, à un accord passé en mai 1992 entre les parties au conflit en Bosnie-Herzegovine, la preuve qu'elles considéraient elles-mêmes le conflit comme interne et elle conclut que la Chambre d’appel a tranché la question de la nature du conflit en un sens qui va à l'encontre de la position adoptée par l’Accusation. De surcroît, la Défense soutient que les éléments de preuve soumis à la Chambre de première instance ne révèlent pas un degré de contrôle suffisant de la RFY sur les actions de la VRS pour justifier une conclusion différente de celle adoptée par la Chambre de première instance II dans le Jugement Tadic.

206. Dans sa Réponse à la demande de rejet, l’Accusation réaffirme que les éléments de preuve produits démontrent l’existence, en 1992, d’un conflit armé international entre, d’une part, la Bosnie-Herzégovine et, d’autre part, la RSFY, la RFY et la RSBH/RS. Elle soutient que la JNA et la VJ étaient clairement et directement engagées dans le conflit et qu'il y avait entre ces forces et celles de la RSBH/RS un lien suffisant pour que l'on puisse considérer que ces dernières étaient une composante d’une partie à un conflit armé international. Dans sa Réplique, la Défense invoque l’arrêt rendu par la Cour internationale de justice dans l’Affaire Nicaragua238 à l’appui de sa thèse selon laquelle la RFY n’exerçait pas un degré de commandement et de contrôle suffisant sur la RSBH/RS et ses forces pour que ces dernières soient assimilées à une composante des forces de la RFY.

207. Dans son mémoire en clôture, l’Accusation reprend son argumentation antérieure et insiste sur le fait que le conflit à Konjic ne peut être dissocié de celui dont la Bosnie-Herzégovine dans son ensemble était le théâtre. Selon elle, si ce dernier était un conflit armé international, peu importe que la JNA ou la VJ aient été présentes dans la municipalité de Konjic elle-même ou qu’il y ait eu effectivement des combats dans la municipalité pendant toute la période visée par l’Acte d’accusation. L’Accusation conteste également le critère du "contrôle effectif" adopté dans l’Affaire Nicaragua et retenu par la majorité des Juges de la Chambre de première instance dans le Jugement Tadic, afin de déterminer si la VRS agissait en qualité d’agent de la RFY ; elle demande à la présente Chambre de première instance d’adopter une norme différente. Elle répète qu’elle a produit des éléments de preuve plus que suffisants pour démontrer que la VRS et les milices des Serbes de Bosnie étaient effectivement liées à la RFY et à la VJ et qu’elle a en fait aussi satisfait à la norme plus stricte de "contrôle effectif" prônée par la Défense en la matière. Les mémoires en clôture des accusés se contentent de reprendre leurs anciens arguments sur la question.241

(b) Discussion

208. Pour déterminer la nature du conflit armé en l’espèce, la Chambre de première instance s’inspire du Commentaire de la IVe Convention de Genève, qui considère que "[ t] out différend surgissant entre deux États et provoquant l’intervention de membres des forces armées" est un conflit armé international et que "[ n] i la durée du conflit, ni le caractère plus ou moins meurtrier de ses effets ne jouent de rôle".242

209. Avant d'aller plus loin, la Chambre de première instance estime nécessaire de faire une mise au point pour prévenir toute confusion quant aux paramètres de ce concept de "conflit armé international". Pour déterminer si le conflit était international ou interne, nous ne nous arrêterons pas au cas de la municipalité de Konjic et des forces particulières engagées dans les combats dont elle a été le théâtre. En fait, si le conflit en Bosnie-Herzégovine était considéré comme international, les règles du droit international humanitaire s’appliqueraient sur tout son territoire jusqu’à la cessation générale des hostilités, à moins qu’on puisse prouver que dans certaines régions, les conflits étaient des conflits internes distincts, sans rapport avec le conflit international armé plus large. Si, par contre, on considérait tout le conflit en Bosnie-Herzégovine comme un conflit interne, les dispositions du droit international humanitaire applicables à pareil conflit seraient valables dans l'ensemble des territoires contrôlés par les parties belligérantes, jusqu’à ce qu’intervienne un règlement pacifique.

210. En l’espèce, la Chambre de première instance ne s’attachera qu’aux IIIe et IVe Conventions de Genève, puisque l’Accusation soutient que les victimes des actes présumés étaient toutes soit des civils protégés soit des prisonniers de guerre. L’article 6 de la IVe Convention de Genève prévoit son application immédiate dès le début de tout conflit armé entre deux ou plusieurs "Hautes Parties contractantes" à la Convention, et jusqu’à la fin générale des opérations militaires. L’article 5 de la IIIe Convention de Genève prévoit son application à tous les prisonniers de guerre à partir du moment où ils tombent au pouvoir de l’ennemi et jusqu’à leur libération et leur rapatriement définitifs - qu’ils interviennent avant ou après la fin du conflit lui-même. Il importe, cependant, de remarquer que la question de la nature internationale du conflit est tout à fait distincte de celle de savoir si les victimes des actes criminels présumés sont des personnes protégées, même si, comme nous en discuterons plus tard, les deux questions sont à l'évidence étroitement liées.

211. La question pertinente que la Chambre de première instance doit trancher est donc celle-ci : y avait-il, en mai 1992, un conflit armé international en Bosnie-Herzégovine et ce conflit s’est-il prolongé tout le reste de l’année, période pendant laquelle les crimes allégués dans l’Acte d’accusation sont présumés avoir été commis ?

212. Il ne fait aucun doute que la JNA a renforcé sa présence en Bosnie-Herzégovine à partir de la seconde moitié de l’année 1991 et jusqu’en 1992 et que, par conséquent, une partie importante de ses effectifs était sur le terrain, le 6 mars 1992, lorsque le gouvernement a proclamé l’indépendance de l’État. Des témoins, à charge comme à décharge, ont déclaré que l’objectif initial de la JNA était d’empêcher la Bosnie-Herzégovine de se séparer de la RSFY et que, au moment de la déclaration d’indépendance de la Bosnie-Herzégovine, la JNA était largement dominée par la Serbie, la plupart de ses officiers étant Serbes. De surcroît, la JNA avait, à partir de 1991, fourni des armes et du matériel à la population serbe de Bosnie-Herzégovine, qui, pour sa part, s’organisait en diverses unités et milices, en vue des combats. La population croate de Bosnie était, elle, pareillement soutenue par l'État croate et ses forces armées.

213. Comme il a été noté au Chapitre II (supra), de nombreux éléments de preuve démontrent que la JNA, avec, à ses côtés, divers groupes paramilitaires, était ouvertement engagée dans des activités de combat en Bosnie-Herzégovine, du début de mars jusqu’en avril et mai 1992. Cette offensive se doublait d’une campagne destinée à chasser les non-Serbes des territoires convoités, une pratique maintenant connue sous l’appellation de "nettoyage ethnique"243. En conséquence, le gouvernement de l’État nouvellement indépendant de Bosnie-Herzégovine a vu son autorité se limiter à une région centrale, entourée de zones contrôlées par des forces serbes hostiles. Le Conseil de sécurité de l’ONU et la Communauté européenne ont reconnu l’engagement dans le conflit de ces forces et celui d’autres forces extérieures, lorsqu’ils ont appelé les gouvernements de la Croatie et de la Serbie à "exercer leur influence indéniable" et qu’ils ont exigé la fin de toute intervention extérieure. En tout état de cause, au début de mai 1992, les autorités de la RFY, affirmant clairement leur contrôle sur la JNA, ont annoncé que tous les membres de cette dernière qui n’étaient pas ressortissants de la Bosnie-Herzégovine se retireraient au plus tard le 19 mai244.

214. La Chambre de première instance peut conclure, sur la base de ce seul élément de preuve, qu’il existait un conflit armé international en Bosnie-Herzégovine, le 6 avril 1992, à la date de sa reconnaissance en tant qu’État indépendant. Rien n’indique que les hostilités dont la municipalité de Konjic a été à l'époque le théâtre constituaient un conflit armé distinct et, de fait, certains éléments prouvent même l'engagement de la JNA dans ces combats.

215. Il est évident qu’il n’y a pas eu de cessation générale des hostilités en Bosnie-Herzégovine jusqu’à la signature de l’Accord de paix de Dayton, en novembre 1995. La Chambre de première instance doit cependant envisager la possibilité d’un cas de figure particulier : le changement de nature du conflit armé du fait du retrait des forces extérieures engagées jusque là dans les combats, et la fin des hostilités qui s'en est suivie et le début d’un autre conflit interne distinct et autonome, opposant l'État bosniaque à des groupes organisés au sein de cet État.

216. Le 15 mai 1992, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté sa résolution 752 qui prenait acte de la décision des autorités de Belgrade de retirer de Bosnie-Herzégovine les personnels de la JNA et exigeait une fois encore la fin immédiate de toute ingérence extérieure, notamment de la part des unités de la JNA et des éléments de l’Armée croate. La résolution exigeait que les unités de la JNA et de l’Armée croate encore présentes en Bosnie-Herzégovine se retirent, se soumettent à l’autorité de l'État bosniaque, ou soient dissoutes et désarmées. Cet appel faisait écho aux demandes formulées le 11 mai par la Communauté européenne dans sa Déclaration relative à la Bosnie-Herzégovine245 et également par le Comité des hauts fonctionnaires de la CSCE, dans sa Déclaration du 12 mai relative à la Bosnie-Herzégovine, qui prenait acte de l’agression contre l’État bosniaque et désignait la JNA comme l’un des agresseurs246 Le Gouvernement de la RFY a répondu à ces deux Déclarations en soulignant que le retrait de Bosnie-Herzégovine des personnels de la JNA était en cours et en s’étonnant du manque d'objectivité dont faisait preuve la Communauté européenne lorsqu'elle évoquait la crise en Bosnie.247

217. Comme il a été noté plus haut, la RSBH avait annoncé, le 13 mai 1992, sa décision de constituer sa propre armée à partir d’unités de l’ex-JNA stationnées en Bosnie-Herzégovine. Cette nouvelle armée (la VRS) était commandée par le Général Ratko Mladic, de la JNA, et elle était placée sous le contrôle des autorités de la RSBH/RS, à Pale. Les autres unités de la JNA ont formé l’armée de la RFY, nommée VJ.

218. Le projet de scinder la JNA en deux composantes, à savoir la VRS et la VJ, pour mieux dissimuler sa présence en Bosnie-Herzégovine une fois que cette dernière serait devenue un État indépendant, avait été conçu plusieurs mois auparavant, à Belgrade. Le 5 décembre 1991, le Président serbe, Slobodan Milosevic, a rencontré Borislav Jovic, le Représentant de la Serbie au sein de la Présidence de la RSFY, et a discuté avec lui de la question du conflit à venir en Bosnie-Herzégovine. Voici ce qu’on lit dans le journal de Jovic à cette date :

Une fois que la Bosnie-Herzégovine aura été reconnue internationalement, la JNA sera déclarée armée étrangère et son retrait exigé, ce qui est inévitable. Dans ce cas, la population serbe de Bosnie-Herzégovine, qui n’a pas formé ses propres unités paramilitaires, sera sans défense et menacée.

Sloba pense que nous devons retirer à temps de Bosnie-Herzégovine tous les membres de la JNA qui sont des ressortissants serbes ou monténégrins et transférer les ressortissants bosniaques dans les unités de la JNA stationnées là-bas, de manière à éviter un chaos militaire général lors de la reconnaissance internationale, chaos qui serait provoqué par le déplacement des militaires d’une partie du pays à l’autre. Cela permettra également aux dirigeants des Serbes en Bosnie-Herzégovine de prendre le commandement de la partie serbe de la JNA [ ...]248

219. Il est clair que ce projet avait été lancé largement à l’avance et que la JNA a été utilisée pour renforcer les forces serbes locales en prévision du conflit. Le Général de brigade Vejzagic, témoin expert militaire pour la Défense, a déclaré à la Chambre de première instance :

La JNA, à l’instar du parti du SDS, a été associée à la formation, l’organisation, l’entraînement et à l'armement des troupes ; ils ont travaillé main dans la main pour créer les forces serbes, qui, une fois que la JNA se serait retirée, seraient en mesure de constituer un nouveau pouvoir militaire, une nouvelle force militaire de la République serbe249.

220. De plus, le Général Veljko Kadijevic, ex-Ministre fédéral de la défense de la RSFY, a déclaré :

Nous devions nous orienter vers une coopération concrète avec les représentants des Serbes et avec la Nation serbe en tant que telle. Cela nous avait permis, pendant la guerre en Croatie, d'organiser des manoeuvres et de déplacer des unités de la JNA en passant par la Bosnie-Herzégovine, ce qui a été d’une importance vitale pour la JNA. ... Cela a également assuré le succès de la mobilisation des parties serbes de la Bosnie-Herzégovine.

Supputant le cours des événements, nous avons pensé qu’après avoir quitté la Croatie, nous devrions disposer d’une forte présence de la JNA en Bosnie-Herzégovine. [ ...]

[ ...] Les unités et les quartiers généraux de la JNA formaient l’ossature de l’armée de la République serbe, avec son armement et son matériel. Cette armée, pleinement soutenue par le peuple serbe, ce qui est une condition sine qua non dans la guerre moderne, protégeait le peuple serbe et créait les conditions militaires nécessaires pour arriver à une solution politique satisfaisante, c'est-à-dire conforme à ses intérêts et objectifs nationaux, dans la mesure, bien sûr, où la situation internationale actuelle le permettrait.250

221. Malgré les efforts de dissimulation des autorités de la RFY, leur insistance sur le fait que tous les membres non bosniaques de la JNA avaient quitté la Bosnie-Herzégovine au 19 mai et que, par conséquent, elles ne prenaient plus aucune décision susceptible d’affecter le conflit qui s’y déroulait251, le Conseil de sécurité de l’ONU a reconnu que Belgrade continuait d’exercer son influence et son contrôle sur les forces serbes en Bosnie-Herzégovine. Dans sa résolution 757 du 30 mai 1992, le Conseil de sécurité a déploré que l'appel qu'il avait lancé dans sa résolution 752 au retrait de Bosnie-Herzégovine des forces armées extérieures, et notamment des unités de la JNA, n'ait pas été suivi d'effets. Il a condamné les autorités de la RFY pour n’avoir pas pris des mesures effectives pour mettre en application la résolution 752 et a également exigé que tous les éléments de l’Armée croate encore présents en Bosnie-Herzégovine se conforment à cette résolution. Il est allé plus loin et a décidé d'imposer à la RFY un embargo total aussi longtemps que cette dernière n'aurait prises des mesures effectives pour satisfaire aux exigences formulées dans la résolution 752.

222. L’Assemblée générale des Nations Unies a également adopté en août 1992 une résolution dans laquelle elle exigeait le retrait des dernières unités de la JNA et de l’Armée croate - ce qui indique clairement qu’elle aussi pensait que ces forces étaient encore parties prenantes au conflit252. Par la suite, dans un Rapport daté du 3 décembre 1992, le Secrétaire général de l’ONU a souligné que cette résolution était restée sans effets. Il a déclaré que la force des Nations Unies (FORPRONU) en Bosnie-Herzégovine avait reçu "des rapports dignes de foi faisant état d’un important engagement de forces de l’armée croate en Bosnie-Herzégovine". Il a ajouté que "[ l] es forces serbes bosniaques continueraient à recevoir des approvisionnements et un appui d’éléments de la République fédérative de Yougoslavie (Serbie et Monténégro)". En outre, "[ b] ien que l'Armée nationale yougoslave se soit complètement retirée de la Bosnie-Herzégovine, d’anciens membres de cette armée, des Serbes d’origine bosniaque, sont restés sur place avec leur équipement, constituant l'Armée de la "République serbe"253.

223. Il semble, de plus, que les forces de l’ex-JNA qui ont constitué la VJ ont continué de jouer un rôle actif dans le conflit bosniaque. M. Gow, témoin expert pour l’Accusation, a déclaré qu’après le 19 mai 1992, la VJ a contribué, en fournissant des hommes et du matériel, à la réalisation du projet de "nouvel État serbe" en Bosnie-Herzégovine. Elle apportait son soutien à la VRS, chaque fois qu’il fallait un appui supplémentaire ou des forces spéciales et elle a continué à agir comme si elle faisait un avec la VRS, même si une large marge d’autonomie opérationnelle était laissée au Général Mladic, Commandant pour la Bosnie-Herzégovine, dont l'objectif était de mener à bien la campagne armée sans faire transparaître le rôle de Belgrade. Des troupes de la VJ ont également été précisément identifiées dans un certain nombre de lieux tout au long du conflit, par exemple, pendant les opérations aériennes de 1994 et dans la région de la Posavina. M Gow a de plus déclaré qu’alors que les autorités serbes de Belgrade prétendaient ne plus jouer aucun rôle actif dans le conflit, leur service de sécurité avait non seulement conçu le projet d'agrandir les territoires contrôlés par les Serbes et de participer, par l'entremise de la VRS et de la VJ, à l’exécution de ce projet, mais organisait aussi des groupes paramilitaires serbes en Bosnie-Herzégovine. L'engagement durable des éléments de la JNA qui ont constitué la VJ est également démontré par les appels au retrait complet de toutes les forces extérieures lancés, entre autres, par le Conseil de sécurité et l’Assemblée générale des Nations Unies.

224. En octobre 1991, l’Assemblée du peuple serbe en Bosnie-Herzégovine avait déjà pris la décision de rester au sein de "l’État commun de Yougoslavie".254 Elle a, par la suite, décidé que diverses portions de la Bosnie-Herzégovine devaient continuer à faire partie de cet État255. En mars 1992, elle a rendu publique la Constitution de la RSBH, qui réaffirmait ce principe256. Ainsi, le conflit dans lequel ont été engagées les forces de cette ''République'' a trouvé pour l'essentiel son origine dans la volonté de réaliser cet objectif et d'agrandir les territoires qui feraient partie de la République. Cela ne démontre pas l’existence, à partir du 19 mai 1992, d’un conflit armé distinct, ayant des buts et des objectifs différents de celui dans lequel s’étaient engagées la RFY et la JNA. Cela témoigne plutôt de la persistance de celui-ci, puisque malgré le prétendu retrait de ses troupes, la RFY a, à tout le moins, continué à soutenir les Serbes de Bosnie et leur armée et exercé une influence importante sur leurs opérations.

225. Il ne fait aucun doute que, pour sa part, l'État de Bosnie-Herzégovine se considérait comme engagé dans un conflit armé du fait de la guerre d’agression menée contre lui par la Serbie et le Monténégro, l’Armée yougoslave et le SDS257. Le 20 juin 1992, il a proclamé l’état de guerre et désigné ces parties comme les agresseurs, bien que la RFY ait insisté sur le fait qu’elle n’était plus engagée dans le conflit. De plus, il apparaît clairement qu’il considérait que les forces des Serbes de Bosnie organisées par le SDS étaient parties à ce même conflit armé258.

226. Il est évident que la "nouvelle" armée des Serbes de Bosnie était en fait constituée d'unités de la JNA stationnées en Bosnie-Herzégovine qui avaient été rebaptisées. Le Général de brigade Vejzagic, témoin expert, a expliqué que,

[le] retrait de la JNA de la B-H s'est fait de telle manière que des formations de l’ex-JNA comptant au total 60 à 80 mille hommes ont été transformées en Armée de la "République serbe de B-H" autoproclamée. La JNA a laissé toutes ses armes à l’Armée des Serbes de Bosnie, ainsi que des munitions et autres équipements militaires nécessaires259.

227. Malgré le changement officiel de statut, la structure de commandement de la nouvelle Armée des Serbes de Bosnie est restée largement similaire à celle de la JNA, qui, à l’instar des cellules locales du SDS, fournissait les Serbes de Bosnie en armes et équipements.

(c) Conclusions

228. Il ne fait aucun doute que la question de la nature du conflit n’est pas res judicata en l’espèce260. Le principe de la chose jugée ne s’applique qu’inter partes dans une affaire où une question a déjà été tranchée en l’espèce même par les Juges. Comme c’est le cas dans les systèmes pénaux internes qui font intervenir, sous une forme ou une autre, un ministère public, l’Accusation est toujours partie aux affaires portées devant le Tribunal international. Au pénal, la doctrine de la chose jugée se ramène à la question de savoir si tel problème a déjà été complètement réglé, lorsqu'un même individu passe pour la deuxième fois en jugement. Dans les systèmes internes où le ministère public intervient dans toutes les affaires pénales, la doctrine est évidemment appliquée de manière à permettre au procureur de débattre d’une question qu’il a déjà soulevée à l’occasion d’une affaire précédente et différente. De surcroît, la présente Chambre de première instance n’est certainement pas liée par les décisions rendues par les autres Chambres de première instance dans des affaires antérieures et elle doit parvenir à ses propres conclusions au vu des preuves qu’elle a reçues et sur la base de sa propre interprétation du droit applicable à l’espèce. Les circonstances de chaque espèce sont très variables, comme le sont du reste les moyens de preuve à charge. Même si l’Accusation présentait des éléments de preuve largement similaires à ceux produits dans une affaire précédente, le jugement que la Chambre de première instance porterait sur eux pourrait aboutir des résultats totalement différents.

229. Il est, de plus, faux de prétendre que la Chambre d’appel a déjà tranché la question de la nature du conflit en Bosnie-Herzégovine. Dans l’Arrêt Tadic sur la compétence, la Chambre a jugé que "les conflits dans l’ex-Yougoslavie revêtent les caractères de conflits à la fois internes et internationaux"261 et a délibérément laissé aux Chambres de première instance le soin de décider de la nature des conflits particuliers. Loin de démontrer que le conflit ne pouvait être qu'interne, son allusion à l'accord signé en mai 1992 par les représentants de la Bosnie-Herzégovine, des Serbes de Bosnie et des Croates de Bosnie montre simplement que les parties au conflit en Bosnie-Herzégovine, dont certaines ont pu souhaiter qu’il soit considéré comme un conflit interne262, ont invoqué certaines des normes applicables aux conflits armés internationaux. De fait, la proclamation ultérieure de l’état de guerre par le gouvernement bosniaque tendrait à montrer que cette partie au moins considérait que le conflit était international.

230. Une discussion approfondie de l’Affaire Nicaragua n’est pas non plus de mise dans notre contexte. Bien que cet arrêt de la Cour internationale de justice ( "CIJ") constitue une importante source de jurisprudence pour diverses questions de droit international, il est toujours important de signaler le danger qu'il y a à se prévaloir des raisonnements et des conclusions d’un organe judiciaire extrêmement différent, qui s'occupe d’affaires très différentes de la nôtre. Le Tribunal international est un organe judiciaire pénal, créé pour poursuivre et punir les responsables de violations du droit international humanitaire, et non pour déterminer les responsabilités d’un État dans des actes d’agression ou dans des interventions illégales. Par conséquent, il serait malvenu de transposer intégralement dans ce contexte un critère dégagé par la CIJ pour établir les responsabilités des États-Unis d’Amérique dans les actions des contras au Nicaragua263.

231. Compte tenu de ce qui précède, nous pouvons opérer une distinction très importante entre l’affaire Nicaragua et celle qui nous intéresse ici. Dans l'affaire Nicaragua, la CIJ était chargée de déterminer si les États-Unis avaient usé de la force contre le Nicaragua en violation du droit international coutumier et de l’article 2 4) de la Charte des Nations Unies et s’ils étaient intervenus illégalement dans les affaires internes du Nicaragua. Cette question se fonde sur la conception classique, dominante, de la notion de l'État, entité dotée de frontières précises et d'un pouvoir souverain qui ne souffre aucune remise en cause ou ingérence. Plus précisément, ce qui était en cause, c'était l'invasion d'un tel État par un autre et le fait que des agents du second opéraient à l’intérieur des frontières du premier. Par contre, dans l’affaire qui nous intéresse, la situation se caractérise par une redéfinition des frontières anciennes, remplacées par des nouvelles. En conséquence, la question qui se pose est celle de la continuité du contrôle sur des forces particulières. Tout un chacun s'accorde à reconnaître que le 19 mai 1992, date du retrait apparent de la JNA de la Bosnie-Herzégovine, marque de ce point de vue, un tournant.

232. La Chambre de première instance doit se souvenir que les forces constituant la VRS avaient auparavant une identité : elles constituaient en fait un organe de la SFRY, la JNA. Lorsque la RFY a pris le contrôle de cet organe et a ensuite officiellement coupé tout lien avec lui en créant la VJ et la VRS, il y a, jusqu'à preuve du contraire, présomption d'un maintien de ses liens avec ces forces264.

233. La Chambre de première instance est tout à fait d’accord avec l’avis formulé par le Juge McDonald dans son "Opinion individuelle et dissidente relative à l’applicabilité de l’article 2 du Statut", jointe au Jugement rendu par la majorité des Juges dans l’affaire Tadic. Le Juge McDonald a conclu que :

[l]es éléments de preuve établissent que la création de la VRS était une fiction juridique. Les seuls changements intervenus après la résolution du Conseil de sécurité en date du 15 mai 1992 ont été le transfert de troupes, l’établissement d’un état-major général de la VRS, un changement de dénomination de l’organisation militaire et des diverses unités ainsi qu’un changement d’insignes. Restaient les mêmes armes, le même matériel, les mêmes officiers, les mêmes commandants, en grande partie les mêmes troupes, les mêmes centres de logistique, les mêmes fournisseurs, la même infrastructure, la même source de paiements, les mêmes buts et missions, les mêmes tactiques et les mêmes opérations.265

[ ...]

... [i]l serait peut-être naïf de ne pas reconnaître que la création de la VRS, qui a coïncidé avec le retrait annoncé de la JNA, n’était en fait rien de plus qu’une ruse."266

234. À la lumière de ce qui précède, la Chambre de première instance ne doute absolument pas que le conflit armé international qui s’est déroulé en Bosnie-Herzégovine, au moins à partir d’avril 1992, ait perduré tout le long de l’année et n’ait fondamentalement pas changé de nature. Le retrait des effectifs de la JNA qui n’étaient pas de nationalité bosniaque et la création de la VRS et de la VJ constituaient une tentative délibérée de dissimuler l’engagement continu de la RFY dans le conflit, tandis que son gouvernement restait en fait la force qui contrôlait les Serbes de Bosnie. Que l'on considère la stratégie, les hommes ou la logistique, la continuité avec la JNA est manifeste : seul le nom a changé. Il serait donc totalement artificiel d'opérer une césure à la date du 19 mai 1992 lorsqu'on s'interroge sur la nature du conflit et qu'on applique le droit international humanitaire267.

235. Tirant cette conclusion, la Chambre de première instance ne se prononce pas sur la question de savoir si l’article 2 du Statut s’applique seulement dans le cadre d’un conflit armé international ou si cette disposition est également applicable dans les conflits armés internes. La question qui reste à trancher est simplement de savoir si les victimes des actes énumérés dans l’Acte d’accusation étaient des "personnes protégées" par les Conventions de Genève.

2. Statut des victimes en tant que "personnes protégées"

(a) Positions des Parties

236. Dans son Mémoire préalable, l’Accusation soutient que toutes les victimes des infractions énumérées dans l’Acte d’accusation étaient, pendant toute la période considérée, des "personnes protégées" soit par la IIIe Convention de Genève, relative aux prisonniers de guerre, soit par la IVe Convention de Genève, relative aux civils. L’article 4 de la IVe Convention de Genève dispose ce qui suit :

Sont protégées par la Convention les personnes qui, à un moment quelconque et de quelque manière que ce soit, se trouvent, en cas de conflit ou d’occupation, au pouvoir d’une Partie au conflit ou d’une Puissance occupante dont elles ne sont pas ressortissantes.

Les ressortissants d’un État qui n’est pas lié par la Convention ne sont pas protégés par elle. Les ressortissants d’un État neutre se trouvant sur le territoire d’un État belligérant et les ressortissants d’un État cobelligérant ne seront pas considérés comme des personnes protégées aussi longtemps que l’État dont ils sont ressortissants aura une représentation diplomatique normale auprès de l’État au pouvoir duquel ils se trouvent.

237. Les dispositions du deuxième paragraphe de l’article 4 ont toutefois un champ d’application plus étendu, défini à l’article 13 :

Les personnes protégées par la Convention de Genève pour l’amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne du 12 août 1949, ou par celle de Genève pour l’amélioration du sort des blessés, des malades et des naufragés des forces armées sur mer du 12 août 1949, ou par celle de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre du 12 août 1949 ne seront pas considérées comme personnes protégées au sens de la présente Convention.

238. L’article 4 A) de la IIIe Convention de Genève définit comme suit ceux qui bénéficient de sa protection :

Sont prisonniers de guerre, au sens de la présente Convention, les personnes qui, appartenant à l’une des catégories suivantes, sont tombées au pouvoir de l’ennemi :

1) Les membres des forces armées d’une Partie au conflit, de même que les membres des milices et des corps de volontaires faisant partie de ces forces armées ;

2) Les membres des autres milices et les membres des autres corps de volontaires, y compris ceux des mouvements de résistance organisés, appartenant à une Partie au conflit et agissant en dehors ou à l’intérieur de leur propre territoire, même si ce territoire est occupé, pourvu que ces milices ou corps de volontaires, y compris ces mouvements de résistance organisés, remplissent les conditions suivantes :

a) D’avoir à leur tête une personne responsable pour ses subordonnés ;
b) D’avoir un signe distinctif fixe et reconnaissable à distance ;
c) De porter ouvertement les armes ;
d) De se conformer, dans leurs opérations, aux lois et coutumes de la guerre.

3) Les membres des forces armées régulières qui se réclament d’un gouvernement ou d’une autorité non reconnus par la Puissance détentrice ;

4) Les personnes qui suivent les forces armées sans en faire directement partie, telles que les membres civils d’équipages d’avions militaires, correspondants de guerre, fournisseurs, membres d’unités de travail ou de services chargés du bien-être des forces armées, à condition qu’elles en aient reçu l’autorisation des forces armées qu’elles accompagnent, celles-ci étant tenues de leur délivrer à cet effet une carte d’identité semblable au modèle annexé ;

5) Les membres des équipages, y compris les commandants, pilotes et apprentis, de la marine marchande et les équipages de l’aviation civile des Parties au conflit qui ne bénéficient pas d’un traitement plus favorable en vertu d’autres dispositions du droit international ;

6) La population d’un territoire non occupé qui, à l’approche de l’ennemi, prend spontanément les armes pour combattre les troupes d’invasion sans avoir eu le temps de se constituer en forces armées régulières, si elle porte ouvertement les armes et si elle respecte les lois et coutumes de la guerre.

239. Ainsi, l’Accusation soutient que les victimes des crimes énumérés dans l’Acte d’accusation étaient soit des non-combattants liés à une partie à un conflit armé international et tombés au pouvoir de l’autre partie à ce conflit, soit des prisonniers de guerre ressortissants d’une partie au conflit et détenus par l’autre partie. Compte tenu de la nature des crimes reprochés aux accusés, l’Accusation considère que peu importe laquelle des deux Conventions est appliquée, sauf en ce qui concerne la détention illégale de civils268.

240. Dans leurs mémoires préalables, la Défense de Landzo et celle de Delic répondent que les prétendues victimes ne remplissent pas les conditions fixées par l’article 4 A) de la IIIe Convention de Genève ou par l’article 4 de la IVe Convention de Genève et qu’en conséquence, elles ne peuvent pas être des "personnes protégées". Selon elles, la définition de la notion de "prisonnier de guerre" est stricte et les détenus du camp de Celebici n'entraient dans aucune des catégories énumérées à l’article 4 A). De plus, tous les détenus ayant la nationalité bosniaque, c’est-à-dire la même que celle de la partie au conflit qui les détenait, ils se situent en dehors du cadre tracé par l’article 4 de la IVe Convention de Genève.

241. L’Accusation rétorque qu’en l’espèce, les victimes étaient toutes des Serbes de Bosnie et, qu’en tant que telles, elles ne sauraient être considérées comme des ressortissants de la Bosnie-Herzégovine. Lors de l’exposé des moyens à charge, elle a cité à comparaître un témoin expert spécialiste de la question de la nationalité, le Professeur Constantine Economides, qui a discuté de la nécessité d’un "lien effectif" entre un État et ses ressortissants, ainsi que du droit des individus d’opter pour la nationalité de leur choix et de son évolution. Dans sa Demande de rejet, la Défense est restée sur ses positions et a considéré que le témoignage du Professeur Economides confirmait sa thèse plutôt qu'il ne l’infirmait.269

242. Dans sa Réponse à la demande de rejet, l’Accusation soutient qu’il n’est pas nécessaire de rechercher si certaines des victimes étaient des prisonniers de guerre, à moins qu'on estime que du fait de leur nationalité, elles ne remplissent pas les conditions pour être considérées comme des civils protégés. Elle persiste à penser que certains des détenus étaient des civils alors que d’autres auraient pu être des prisonniers de guerre et que, s’agissant de cette deuxième catégorie, s’il subsistait le moindre doute quant à leur statut, l’article 5 de la IIIe Convention de Genève exigeait que ces personnes bénéficient quand même de la protection de cette Convention en attendant que leur statut ait été déterminé par un "tribunal compétent". L’Accusation considère qu'en tout état de cause, peu importe qu'on puisse se demander si certaines personnes étaient des civils ou des prisonniers de guerre, dans la mesure où il n’y a pas de hiatus entre les Conventions et où leurs dispositions relatives aux "infractions graves" sont les mêmes pour ce qui est des crimes énumérés dans l’Acte d’accusation. S’agissant des individus qui ont pu effectivement être mêlés à des "activités hostiles à la sécurité de l’État", ils pouvaient être légalement placés en détention sans cesser d'être sous la protection de l’article 5 de la IVe Convention de Genève, qui exige qu’ils reçoivent un traitement humain.

243. Dans leurs mémoires en clôture, l’Accusation et la Défense reprennent ces thèmes et discutent les éléments de preuve produits concernant le statut des prisonniers du camp de détention de Celebici. La Défense de Delalic, Mucic et Delic insiste particulièrement sur le fait qu’il ne faisait aucun doute que les personnes en question n’étaient pas membres des forces armées d’une partie au conflit, ni d’une milice irrégulière ou d’un mouvement de résistance répondant aux conditions énumérées à l’article 4 A) 2) de la IIIe Convention de Genève, ni des participants à une levée en masse du type envisagé à l’article 4 A) 6). L’Accusation se concentre sur la IVe Convention de Genève et demande à la Chambre de première instance d’adopter une approche qui étendrait, en toute égalité et équité, la protection des Conventions de Genève à toutes les victimes, quelle que soit la partie au conflit à laquelle elles appartiennent.

(b) Discussion

244. Il est logique de passer en revue les dispositions des deux Conventions de Genève qui nous intéressent en l’espèce. Dans un souci de clarté, la Chambre de première instance juge préférable de traiter d’abord la question de la protection accordée par la IVe Convention de Genève avant de passer aux conditions posées par la IIIe Convention de Genève.

(i) Les victimes étaient-elles des civils protégés ?

245. Les dispositions de l’article 4 de la IVe Convention de Genève applicables en l’espèce sont de toute évidence celles du premier paragraphe et en particulier la phrase précisant que sont considérées comme "protégées" les personnes qui se trouvent "au pouvoir d’une Partie au conflit ou d’une Puissance occupante dont elles ne sont pas ressortissantes". C’est cette disposition qui a donné lieu à de vifs échanges entre les parties sur la question de la nationalité dans la présente espèce tout comme dans d’autres affaires et dans des publications récentes traitant de ce domaine du droit international humanitaire. Cette disposition permet également d’établir un lien avec la question de la nature du conflit armé ; en effet, dès lors que l’on prouve que des personnes sont "au pouvoir" d’une partie de nationalité étrangère, on conclut généralement que le conflit est de nature internationale. À l’inverse, si l’on estime que des individus ne sont pas protégés par la IVe Convention de Genève au motif qu’ils sont de la même nationalité que les personnes au pouvoir desquelles ils se trouvent, le conflit en cause est probablement - mais pas nécessairement - de nature interne270.

246. Il convient de faire observer que l’expression "au pouvoir de" est utilisée à l’article 4 dans son sens général. Elle ne doit pas être comprise uniquement au sens physique d’être détenu mais elle indique que le civil en question se trouve sur un territoire placé sous le contrôle de la partie adverse271. De toute évidence, cette question ne se pose pas en l’espèce puisque nul ne conteste que les victimes des crimes allégués étaient, pendant toute la période considérée, emprisonnées dans un camp de détention relevant des autorités bosniaques, partie au conflit. La Chambre de première instance peut donc passer directement à l’examen de la question de la nationalité.

247. Traditionnellement, les auteurs spécialistes du droit international soutenaient que les États étaient les seuls véritables sujets du droit international. Dès lors, le droit international ne s’intéressait aux individus qu’en tant que sujets d’un État auquel ils étaient liés par leur nationalité272. En conséquence, il appartient à l’État de déterminer qui doit être considéré comme son ressortissant. Jennings et Watts formulent donc ce point de vue de la façon suivante :

En principe, et sous réserve d’obligations internationales particulières, il ne revient pas au droit international mais au droit interne de chaque état de déterminer qui doit et qui ne doit pas être considéré comme son ressortissant273.

248. Cependant, le droit international a un rôle à jouer : il doit fixer des limites à l'exercice du pouvoir discrétionnaire qu’ont les États d’accorder la nationalité. Jennings et Watts reconnaissent que :

bien qu’il revienne à chaque État de décider lui-même d’octroyer sa nationalité, en conformité avec sa propre législation, les conséquences vis-à-vis des autres États de cet acte unilatéral se font sentir à l’échelon international et doivent être régies par le droit international.

... les décisions prises par chaque État en matière d’octroi de sa propre nationalité ne sont pas nécessairement acceptées internationalement sans aucune contestation274.

249. La Convention de La Haye de 1930 concernant certaines questions relatives aux conflits de lois sur la nationalité reflète également ce point de vue. Son article premier dispose que, s’il appartient à chaque État de déterminer, en vertu de sa propre législation, quels sont ses nationaux, cette législation doit être admise par les autres États, "pourvu qu’elle soit en accord avec les conventions internationales, la coutume internationale et les principes de droit généralement reconnus en matière de nationalité"275.

250. En accord avec cette vision traditionnelle du rôle du droit international, l’article 4 de la IVe Convention de Genève a été formulé à la négative afin que soient exclues de sa protection les personnes considérées comme les "ressortissants" de l’État au pouvoir duquel elles se trouvent. Ainsi qu’il est noté dans le Commentaire, "la Convention reste fidèle à la notion classique du droit international : elle ne s’immisce pas dans les rapports entre un État et ses propres ressortissants"276. Le Commentaire résume ainsi la signification de la première partie de l’Article 4 :

il y a deux catégories principales de personnes protégées : d’une part, les ressortissants ennemis sur le territoire national de chacune des Parties au conflit et, d’autre part, l’ensemble de la population (à l’exception toutefois des nationaux de la Puissance occupante) dans les territoires occupés277.

251. Une analyse des lois pertinentes sur la nationalité en Bosnie-Herzégovine en 1992 ne permet toutefois pas de se faire une idée claire de la situation. À cette époque, ainsi que nous l’avons dit, cet État luttait pour son indépendance et toutes les anciennes structures de la RSFY étaient en déliquescence. De plus, un conflit armé international déchirait la Bosnie-Herzégovine et les affrontements trouvaient leur source dans le désir de certaines fractions de sa population de faire sécession pour se joindre à un autre État.

252. Aux termes de la Constitution de 1974 de la RSFY, tout citoyen de l’une de ses républiques constitutives était en même temps citoyen de la RSFY. Par conséquent, tous les citoyens de Bosnie-Herzégovine étaient également considérés comme des citoyens de la RSFY ; ils ont gardé ce statut jusqu’à sa dissolution. Bien que la Bosnie-Herzégovine ait proclamé son indépendance en mars 1992, elle a attendu le mois d’octobre pour adopter un texte sur la nationalité, un décret qui sera complété ultérieurement par d’autres décrets278. Ce texte stipulait que toutes les personnes ayant la nationalité bosniaque aux termes des textes antérieurs devaient être considérés comme des nationaux ; il prévoyait également la possibilité d’une double nationalité. Aux termes d’un autre décret, daté du 23 avril 1993, toutes les personnes qui avaient la nationalité de la RSFY le 6 avril 1992 et qui étaient domiciliées en Bosnie-Herzégovine devaient être considérées comme des nationaux bosniaques279.

253. Cependant, les Serbes de Bosnie affirmaient, dans la "'Constitution"' de la RSBH, que les ressortissants de la République serbe étaient des nationaux yougoslaves280. Ce principe a, par la suite, été confirmé dans une "Loi sur la nationalité serbe" adoptée par l’Assemblée nationale de la Republika Srpska le 18 décembre 1992281. Cependant, la Constitution du 27 avril 1992 de la RFY ne semble pas reconnaître la nationalité yougoslave à d’autres qu’aux Serbes et aux Monténégrins282.

254. Vu ces dispositions, l’Accusation a demandé instamment à la Chambre de première instance de tenir compte de deux principes pour déterminer si les Serbes de Bosnie victimes des crimes mentionnés dans l’Acte d’accusation peuvent être considérés comme des "personnes protégées" face aux autorités publiques de Bosnie qui les détenaient. Ces deux principes sont les suivants : la doctrine, toute récente, du droit à la nationalité de son choix, aux termes du droit international, et l’exigence d’un lien effectif entre un État et ses ressortissants pour que l’octroi de la nationalité soit reconnu internationalement. Ces principes sont examinés brièvement ci-après.

255. Examinant le droit international sur la nationalité applicable en l’espèce, la Chambre de première instance prend note du témoignage du professeur Economides au sujet des travaux de la Commission du droit international ( "C.D.I.") sur les questions de nationalité dans les cas de succession d’États. De plus, le professeur Economides a déposé au sujet de la Déclaration relative aux incidences de la succession d’États en matière de nationalité des personnes sur les conséquences de la succession d’États pour la nationalité des personnes physiques, rédigée par la Commission européenne pour la démocratie par le droit ("Commission de Venise"). Il a indiqué que ces deux instances avaient conclu à l’existence de certains principes fondamentaux, à savoir : toute personne impliquée dans une succession d’États a droit à une nationalité ; les États doivent s’efforcer d’éviter les cas d’apatridie ; et la volonté des personnes concernées doit être respectée par l’État octroyant sa nationalité. Le professeur Economides a également indiqué que, selon une règle du droit international coutumier, un État successeur doit accorder sa nationalité à tous les ressortissants de l’État prédécesseur domiciliés habituellement sur son territoire. Selon lui, la volonté des personnes impliquées dans une succession d’États est de plus en plus considérée comme le critère déterminant l’octroi de la nationalité ; de plus, si un État peut automatiquement conférer sa nationalité à une personne après la succession, il doit lui permettre, après un certain temps, d’opter pour une autre nationalité.

256. Toutefois, il n’est pas tout à fait évident qu’il y ait, en droit international, une règle bien établie qui veuille que les États soient tenus de laisser un droit d’option. On ne peut probablement pas encore dire que le Projet d’articles sur la nationalité des personnes physiques en relation avec la succession d’États, préparé par la C.D.I.283, et la Déclaration de la Commission de Venise, qui reconnaissent ce droit, consacrent une règle contraignante du droit international coutumier, basée sur la pratique des États et la croyance du droit (opinio juris)284. En tout état de cause, alors que la Commission d’arbitrage mise en place par la Communauté européenne (Commission Badinter) avait jugé que les États successeurs de la RSFY devaient conférer aux minorités et aux groupes ethniques, tels que la population serbe en Bosnie-Herzégovine, le droit de choisir leur nationalité285, il est clair que la Bosnie-Herzégovine n’a pris officiellement aucune mesure pour donner une réalité à ce droit. Par conséquent, la Chambre de première instance peut difficilement conclure que le principe d’un droit d’option est, en lui-même, déterminant pour considérer que les Serbes de Bosnie ne sont pas des ressortissants bosniaques.

257. Le professeur Economides a également indiqué que la doctrine du "lien effectif" a un rôle à jouer dans les cas de conflits armés, lorsque la nationalité des différents groupes impliqués est incertaine. Cette doctrine s’est imposée après l’Affaire Nottebohm, tranchée par la C.I.J. en 1955286. Dans cette affaire, la C.I.J. a indiqué que,

la nationalité est un lien juridique ayant à sa base un fait social de rattachement, une solidarité effective d’existence, d’intérêts, de sentiments, jointes à une réciprocité de droits et de devoirs. Elle est, peut-on dire, l’expression juridique du fait que l’individu auquel elle est conférée ... est, en fait, plus étroitement rattaché à la population de l’État qui la lui confère qu’à celle de tout autre État. Conférée par un État, elle ne lui donne titre à l’exercice de la protection vis-à-vis d’un autre État que si elle est la traduction en termes juridiques de l’attachement de l’individu considéré à l’État qui en a fait son national287.

Dès lors, la Cour a estimé que M. Nottebohm ne pouvait pas être considéré comme un ressortissant du Liechtenstein aux fins d’une plainte contre le Guatemala, État avec lequel il avait, en fait, un lien plus étroit.

258. La littérature consacrée à l’Affaire Nottebohm, ainsi qu’à ses implications et à ses limitations, est extrêmement abondante. Cependant, bien que le principe du lien effectif ait traditionnellement été reconnu dans le cadre de la double nationalité, "le contexte particulier de l’origine ne masque pas son rôle en tant que principe général susceptible de diverses applications" [Traduction non officielle]288. Étant une juridiction internationale, le Tribunal peut donc choisir de refuser de reconnaître (ou de donner effet à) l’octroi par un État de sa nationalité à des individus aux fins d’appliquer le droit international289.

259. À supposer que la Bosnie-Herzégovine ait octroyé sa nationalité aux Serbes, aux Croates et aux Musulmans de Bosnie en 1992, il se peut que le lien entre les Serbes de Bosnie et cet État soit insuffisant pour que la Chambre de première instance puisse dans cette affaire considérer ces derniers comme des ressortissants bosniaques. L’octroi de la nationalité s’inscrit dans le cadre de la dissolution d’un État et du conflit armé qui en a résulté. De plus, les Serbes de Bosnie avaient clairement fait connaître leur souhait de ne pas être des ressortissants bosniaques en adoptant une Constitution en vertu de laquelle ils faisaient partie de la Yougoslavie et en s’engageant dans un conflit armé destiné à atteindre ce but. Une telle conclusion se limiterait naturellement à la question de l’application du droit international humanitaire et n’aurait aucun objectif plus large. Elle serait conforme également à l’esprit de ce droit puisqu’elle lui assurerait l’application la plus large possible.

260. Il convient également d’évoquer le concept d’agent, analysé par la Chambre de première instance II dans le Jugement Tadic. Dans le cadre de cette approche de la question de la protection au sens de la IVe Convention de Genève, se pose la question de savoir si les Serbes de Bosnie devraient être considérés comme des agents de la RFY du fait du contrôle que cette dernière exerçait sur eux. Les personnes "au pouvoir" des forces des Serbes de Bosnie sont donc implicitement "au pouvoir" de la RFY, qui est partie au conflit mais étrangère. Dans l’Arrêt Tadic sur la compétence, la Chambre d’appel a envisagé cette possibilité et a conclu que si l’on appliquait le concept d’agent, les civils serbes de Bosnie au pouvoir des forces de l’État bosniaque ne seraient plus protégés par la IVe Convention de Genève, tandis que les civils musulmans et croates de Bosnie au pouvoir des forces serbes de Bosnie seraient des personnes protégées. La Chambre d’appel a qualifié cette situation d’"absurde" et a donc rejeté l’argument avancé par l’Accusation dans cette affaire, selon lequel le Conseil de sécurité avait conclu que le conflit était de nature internationale lorsqu’il avait adopté le Statut290.

261. Cependant, la Chambre estime en l’espèce qu’une telle situation n’est pas la conséquence inévitable de l’application de la doctrine. Ainsi que nous l’avons examiné, les civils serbes de Bosnie ne doivent pas nécessairement être considérés comme des ressortissants bosniaques quand il s’agit d’appliquer le régime des infractions graves à la IVe Convention de Genève. Dès lors, les civils serbes de Bosnie pourraient être considérés comme protégés lorsqu’ils étaient détenus par les forces de l’État bosniaque291.

262. Compte tenu du raisonnement exposé plus haut dans la partie touchant à la nature internationale du conflit en Bosnie-Herzégovine en 1992, la Chambre de première instance ne partage pas l’opinion de la majorité des Juges de la Chambre ayant rendu le Jugement Tadic. La présente Chambre de première instance est arrivée à la conclusion que le retrait prétendu de la JNA et la fin de l’intervention de la RFY dans le conflit après le 19 mai 1992 n’étaient qu’un leurre et que l’on ne peut douter que la RFY ait continué à exercer son influence. La RFY et les Serbes de Bosnie avaient un objectif commun tout à fait clair : mettre à exécution un projet conçu à Belgrade - le projet de la Grande Serbie. Il est, par conséquent, possible de considérer que les Serbes de Bosnie agissaient au nom de la RFY lorsqu’ils poursuivaient leur combat contre les autorités de Bosnie-Herzégovine.

263. En tenant compte du bien-fondé relatif des approches basées sur les notions de "lien effectif" et d’"agent", la présente Chambre de première instance souhaite insister sur la nécessité d’envisager de façon plus souple les conditions posées par l’article 4 de la IVe Convention de Genève. En cas de succession d’États violente, le droit interne de la nationalité ne peut décider si les personnes happées dans des conflits découlant de tels événements sont protégées ou non292. Le Commentaire de la IVe Convention de Genève nous impose de garder à l’esprit que "les Conventions sont faites avant tout pour protéger des individus et non pas pour servir les intérêts des États" 293; la présente Chambre de première instance est donc d’avis que les Conventions devraient couvrir le plus grand nombre de personnes possible. Il serait en effet contraire à l’intention du Conseil de sécurité, dont le souci était de faire face effectivement à une situation qui, estimait-il, constituait une menace pour la paix et la sécurité internationales, et de mettre un terme aux souffrances de toutes les personnes prises dans le conflit, que le Tribunal international refuse à un groupe de personnes le bénéfice de la IVe Convention de Genève uniquement sur la base du droit interne de la nationalité.

264. Le droit doit être appliqué à la situation qui nous occupe, telle qu’elle était véritablement ; répétons donc que les faits pertinents sont les suivants :

- à la suite de la dissolution de la RSFY, un conflit armé international a éclaté entre, au moins, la RFY et ses forces, d’une part, et les autorités de l’État indépendant de Bosnie-Herzégovine, d’autre part ;
- une fraction de la population de Bosnie-Herzégovine, les Serbes de Bosnie, a proclamé son indépendance et a prétendu créer sa propre République qui ferait partie de la RFY ;
- la RFY a armé et équipé la population serbe de Bosnie et a mis en place son armée, la VRS ;
- au cours des opérations militaires menées dans la municipalité de Konjic, s’inscrivant dans le cadre de ce conflit armé international, les forces de l’État bosniaque ont détenu des hommes et des femmes serbes dans le camp de détention de Celebici.

265. Sans qu’il soit besoin d’aborder ici la question de la légalité de leur détention, il est clair que les victimes des crimes allégués dans l’Acte d’accusation ont été arrêtées et détenues principalement parce qu’elles étaient serbes. À ce titre, et dans la mesure où elles n’étaient pas protégées par une autre Convention de Genève, elles doivent être considérées comme ayant été des "personnes protégées" au sens de la IVConvention de Genève, puisqu’elles étaient de toute évidence détenues par les autorités bosniaques du fait qu’elles appartenaient à la partie ennemie au cours d’un conflit armé et du fait et qu’elles représentaient une menace pour l’État bosniaque.

266. Cette interprétation de la Convention va tout à fait dans le sens de l’évolution de la doctrine du droit humanitaire qui a pris une importance croissante au cours de ces cinquante dernières années. Il serait contraire au concept même de droits de l’homme, qui protège les individus des abus de leur propre État, d’appliquer de façon rigide la condition de la nationalité posée par l’article 4, condition apparemment insérée pour empêcher toute immixtion dans les rapports entre un État et ses propres ressortissants. De surcroît, la nature du conflit armé international en Bosnie-Herzégovine reflète la complexité de nombreux conflits modernes et probablement pas le paradigme envisagé en 1949. Afin de préserver la pertinence et l’efficacité des normes des Conventions de Genève, il est nécessaire d’adopter l’approche choisie ici. Ainsi que Meron l’a récemment déclaré,

[e]n interprétant le droit, notre objectif devrait être d’éviter autant que possible de paralyser la procédure judiciaire et, dans le cas des conventions humanitaires, de leur permettre de remplir leur objectif visant à assurer une protection295.

(ii) Les victimes étaient-elles des prisonniers de guerre ?

267. L’article 4 A) de la IIIe Convention de Genève pose des conditions assez strictes pour pouvoir bénéficier du statut de prisonnier de guerre. Une fois encore, cette disposition a été rédigée à la lumière des enseignements tirés de la Deuxième Guerre mondiale et elle reflète la conception que l’on avait à l’époque d’un conflit armé international. Dès lors, les différentes catégories de personnes qui peuvent être considérées comme des prisonniers de guerre sont définies de façon étroite.

268. Dans la présente espèce, nul ne semble soutenir que les victimes des actes allégués étaient membres des forces armées régulières de l’une des parties au conflit, tels que définis par la section 1 de l’article. Les paragraphes 3, 4, et 5 ne sont clairement pas non plus applicables. Il convient dès lors de porter son attention sur la question de savoir si elles étaient membres de milices ou de corps volontaires appartenant à une partie, qui a) étaient placés sous le commandement d’une personne responsable de ses subordonnés, b) présentaient un signe distinctif déterminé, reconnaissable à distance, c) portaient des armes au vu et au su de tous, et d) menaient leurs opérations conformément aux lois et coutumes de la guerre. À défaut, ces victimes auraient pu former une levée en masse, c’est-à-dire que, habitant un territoire non occupé, elles avaient, à l’approche de l’ennemi, pris spontanément les armes pour résister à l’envahisseur, sans avoir eu le temps de se constituer en unités armées régulières et, à tout moment, elles portaient des armes au vu et au su de tous et respectaient les lois et coutumes de la guerre.

269. L’Accusation cherche à invoquer les dispositions du Protocole additionnel296 I pour interpréter et clarifier celles de l’article 4 A) 2) ; de plus, elle souhaite interpréter dans un esprit d’ouverture les stipulations détaillées de ce sous-alinéa. Même si l’Accusation devait être suivie sur ce point et quoi que nous ayons pu dire sur la nécessité de faire preuve de souplesse dans l’interprétation des Conventions de Genève, il apparaît difficile à la Chambre de première instance, sur la base des éléments de preuve qui lui ont été présentés, de conclure que les victimes des crimes allégués dans l’Acte d’accusation remplissent ces conditions. S’il semble que certaines des personnes détenues au camp de détention de Celebici possédaient des armes et que l’on peut considérer qu’elles ont participé dans une certaine mesure aux "hostilités", cela ne suffit pas à leur conférer le statut de prisonnier de guerre. De toute évidence, une Commission d’enquête militaire avait été mise en place à Konjic et elle était chargée de faire le tri entre les détenus de Celebici, ce qui, toutefois, n’est pas sans rapport, semble-t-il, avec à la question de savoir quelles étaient exactement les activités exercées par chaque détenu avant son arrestation et s’ils représentaient une menace particulière pour la sécurité des autorités bosniaques. Cela posé, il n’est même pas nécessaire d’examiner la question de savoir si les Serbes de Bosnie détenus à Celebici "appartenaient" aux forces de l’une des parties au conflit.

270. De même, la Chambre de première instance n’est pas convaincue que les détenus serbes de Bosnie constituaient une levée en masse. Cette notion fait référence à une situation où un territoire n’a pas encore été occupé mais est envahi pas une force extérieure et où les habitants des régions situées sur la ligne d’invasion prennent les armes pour résister et défendre leurs foyers. Il est difficile de conclure que les circonstances de la présente espèce, telles que décrites au Chapitre II ci-dessus, répondent à cette définition. Les autorités de la municipalité de Konjic ne constituaient clairement pas une force d’invasion à laquelle les habitants de certains villes et villages étaient contraints de résister et contre laquelle ils devaient se défendre. De surcroît, les éléments de preuve présentés à la Chambre de première instance n’indiquent nullement que les Serbes de Bosnie qui étaient détenus portaient, en tant que groupe, leurs armes à tout moment au vu et au su de tous et observaient les lois et coutumes de la guerre. Il est incontestable que l’article 4 A) 6) impose aux populations locales de se conduire comme des soldats professionnels ; la Chambre de première instance estime dès lors que, en l’espèce, il est préférable de considérer toutes ces personnes comme des civils.

271. Il est toutefois important de faire observer que cette conclusion se fonde sur l’idée qu’il n’existe pas de hiatus entre la IIIe et la IVe Convention de Genève. Si une personne n’a pas droit, en qualité de prisonnier de guerre, à la protection offerte par la IIIe Convention de Genève (ou par les Ire ou IIe Conventions), elle est nécessairement couverte par la IVe Convention, pour autant qu’elle satisfasse aux critères énoncés à l’article 4. Le Commentaire de la IVe Convention de Genève dispose que :

[s]e trouvant aux mains de l’ennemi, un individu doit avoir un statut selon le droit international : il est soit un prisonnier de guerre couvert par la IIIe Convention, soit une personne civile couverte par la IVe Convention, soit encore un membre du personnel sanitaire des forces armées couvert par la Ire Convention. Il n’y a pas de statut intermédiaire ; aucune personne se trouvant aux mains de l’ennemi ne peut être en dehors du droit et c’est là, nous semble-t-il, une solution satisfaisante, non seulement pour l’esprit, mais aussi et surtout du point de vue humanitaire297.

272. Ce point de vue est confirmé par l’article 50 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève, aux termes duquel est considérée comme civile toute personne qui n’est pas un combattant tel que défini par l’article 4 A), 1), 2), 3) et 6) de la IIIe Convention de Genève et par l’article 43 du Protocole lui même.

273. L’Accusation a, en outre, soutenu que l’article 5 de la IIIe Convention de Genève exige que, si un doute subsiste quant au statut des personnes détenues à Celebici, elles devraient pouvoir bénéficier de la protection de la Convention en attendant que leur statut ait été déterminé par un tribunal compétent298. Sur cette base, ces détenus étaient des "personnes protégées", couvertes par les dispositions de la IIIe Convention relatives aux infractions graves. Alors que cet article a pu faire peser, sur les forces de Bosnie contrôlant le camp de détention de Celebici, l’obligation de traiter certains des détenus comme des personnes protégées par la IIIe Convention de Genève en attendant que leur statut ait été dûment déterminé, et donc de les traiter avec toute l’humanité voulue, la Chambre de première instance a conclu que, dans les faits, ces détenus n’étaient pas des prisonniers de guerre. Ils étaient tous des civils protégés par la IVe Convention de Genève ; la Chambre de première instance s’appuie donc sur cette dernière Convention pour se prononcer sur la question de l’existence d’"infractions graves aux Conventions de Genève".

(c) Conclusions

274. De ce qui précède, la Chambre de première instance conclut que toutes les victimes des crimes allégués dans l’Acte d’accusation étaient des "personnes protégées" par la IVe Convention de Genève de 1949. Aux fins d’application de l’article 2 du Statut, ces victimes doivent être considérées comme ayant été aux mains d’une partie au conflit dont elles n’étaient pas ressortissantes, puisqu’il s’agissait de Serbes de Bosnie détenus, au cours d’un conflit armé international, par une partie à ce conflit, l’État de Bosnie-Herzégovine.

275. Cette conclusion se trouve confortée par la conviction fondamentale de la Chambre de première instance qu’en ne cessant de condamner les violations généralisées du droit international humanitaire commises pendant tout le conflit en Bosnie-Herzégovine et en créant le Tribunal international pour poursuivre et sanctionner les auteurs de ces violations, le Conseil de sécurité n’a pas estimé que la protection offerte par l’ensemble du droit international humanitaire pouvait être refusée à des catégories particulières de personnes sur la base du droit interne de la nationalité. Le Tribunal international doit, par conséquent, adopter une approche globale et réglée par des principes, s’agissant de l’application des normes fondamentales du droit international humanitaire, normes qui ont été énoncées dans les quatre Conventions de Genève. En particulier, toutes les personnes qui n’ont pas participé activement aux hostilités et qui ont cependant été aspirées dans l’horreur et la violence de la guerre ne devraient pas se voir refuser la protection offerte par la IVe Convention de Genève, qui constitue la base même du droit dont elles peuvent se prévaloir.

276. Dans le contexte qui nous occupe, la Chambre de première instance estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner en détail l’évolution du droit contenu dans la IIIe Convention de Genève relative aux prisonniers de guerre ; en effet, même si aucune des victimes ne peut être considérée comme prisonnier de guerre, il n’existe pas de hiatus entre les différentes Conventions de Genève. Ces victimes doivent dès lors être considérées comme des civils protégés, tout comme les autres détenus. Cette conclusion ne préjuge en rien des résultats de l’analyse à laquelle nous nous livrerons ultérieurement afin de déterminer si les autorités de Bosnie-Herzégovine étaient légitimement habilitées à détenir tous ces civils.

277. Ayant jugé que l’article 2 du Statut est applicable aux faits de la présente espèce, la Chambre de première instance porte à présent son attention sur l’application de l’article 3 s’agissant de violations des lois ou coutumes de la guerre.

E. Article 3 du Statut

1. Introduction

278. Outre les accusations d’infractions graves aux Conventions de Genève, l’Acte d’accusation contient également 26 chefs faisant état de violations des lois ou coutumes de la guerre, sanctionnées par l’article 3 du Statut299. Dans l’Arrêt Tadic sur la compétence, la Chambre de première instance a estimé que l’article 3 traite d’une large catégorie de crimes, à savoir toutes les "violations des lois ou coutumes de la guerre", et que la liste qui en est donnée à l’article 3 lui-même n’est pas exhaustive mais a valeur d'exemple300. En particulier, l’article 3 ne se limite pas aux crimes reconnus par le "droit de La Haye", c’est-à-dire le droit régissant la conduite des hostilités, qui trouve principalement son expression dans la Convention de La Haye de 1907 (IV) concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre ("Convention de La Haye (IV)") et le Règlement annexe, mais il inclut certaines infractions aux Conventions de Genève301.

279. Examinant l’article 3 du Statut, la Chambre d'appel a énoncé quatre conditions qui doivent être remplies pour que l’on puisse considérer qu’un crime entre dans le champ d’application de cet article. Ces conditions sont les suivantes :

i) la violation doit constituer une infraction à une règle du droit international humanitaire ;
ii) la règle doit être de caractère coutumier ou, si elle relève du droit conventionnel, les conditions requises doivent être remplies (...) ;
iii) la violation doit être grave, c’est-à-dire qu’elle doit constituer une infraction aux règles protégeant des valeurs importantes et cette infraction doit emporter de graves conséquences pour la victime. (...) ;
iv) la violation de la règle doit engager, aux termes du droit international coutumier ou conventionnel, la responsabilité pénale individuelle de son auteur302.

280. La présente Chambre de première instance ne voit aucune raison de s’écarter de la position adoptée par la Chambre d’appel sur ce point et estime qu’ayant analysé ci-avant les conditions générales d’application des articles 2 et 3 du Statut, elle a examiné les deuxième et troisième conditions303.

281. À l’exception du chef d’accusation 49 (pillage), l’Acte d’accusation indique que les crimes reprochés aux accusés en tant que violations des lois ou coutumes de la guerre sont "reconnus par" l’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève, qui dispose :

En cas de conflit armé ne présentant pas un caractère international et surgissant sur le territoire de l’une des Hautes Parties contractantes, chacune des Parties au conflit sera tenue d’appliquer au moins les dispositions suivantes :

1) Les personnes qui ne participent pas directement aux hostilités, y compris les membres de forces armées qui ont déposé les armes et les personnes qui ont été mises hors de combat par maladie, blessure, détention, ou pour tout autre cause, seront, en toutes circonstances, traitées avec humanité, sans aucune distinction de caractère défavorable basée sur la race, la couleur, la religion ou la croyance, le sexe, la naissance ou la fortune, ou tout autre critère analogue.

À cet effet, sont et demeurent prohibées, en tout temps et en tout lieu, à l’égard des personnes mentionnées ci-dessus :

a) les atteintes portées à la vie et à l’intégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices ;
b) les prises d’otage ;
c) les atteintes à la dignité des personnes, notamment les traitements humiliants et dégradants ;
d) les condamnations prononcées et les exécutions effectuées sans un jugement préalable, rendu par un tribunal régulièrement constitué, assorti des garanties judiciaires reconnues comme indispensables par les peuples civilisés.

2) Les blessés et les malades seront recueillis et soignés.

Un organisme humanitaire impartial, tel que le Comité international de la Croix-Rouge, pourra offrir ses services aux Parties au conflit.

Les Parties au conflit s’efforceront, d’autre part, de mettre en vigueur par voie d’accords spéciaux tout ou partie des autres dispositions de la présente Convention.

L’application des dispositions qui précèdent n’aura pas d’effet sur le statut juridique des Parties au conflit.

282. Discutant de l’applicabilité de l’article 3 du Statut à la présente espèce, la Chambre de première instance doit dès lors nécessairement examiner l’article 3 commun aux Conventions de Genève. La Défense a contesté la nature de cette disposition et le fait qu’elle s’intègre dans l’article 3 du Statut, au motif qu’elle ne fait pas partie du droit international coutumier et que sa violation n’engage nullement la responsabilité pénale individuelle des contrevenants.

283. S’agissant de l’accusation de pillage figurant au chef 49 de l’Acte d’accusation, la Chambre de première instance fait observer que l’article 3 e) du Statut fait expressément mention de ce crime comme d’une violation des lois ou coutumes de la guerre qui relève du Tribunal international. Néanmoins, il convient d’établir que l’interdiction du pillage est une norme du droit international coutumier dont la violation engage la responsabilité pénale individuelle des contrevenants.

284. Afin d’aller plus avant dans l’analyse des conditions d’application de l’article 3, la Chambre de première instance juge nécessaire dans un souci de clarté d’exposer brièvement les arguments des parties concernant ces questions.

2. Arguments des Parties

285. Dans l’Arrêt Tadic sur la compétence, la Chambre d’appel a conclu que le Tribunal international est compétent pour connaître des crimes sanctionnés par l’article 3 du Statut, qu’ils aient été commis dans le cadre d’un conflit armé interne ou international304. Ce faisant, elle a examiné la nature coutumière de l’article 3 commun aux Conventions de Genève, de même que d’autres normes régissant les conflits armés internes, et elle a jugé que leur violation engage la responsabilité pénale individuelle des contrevenants. L’Accusation soutient que les conclusions de la Chambre d’appel sur ce point devraient être suivies en l’espèce. Partant, l’Accusation estime que, pour que la Chambre de première instance applique l’article 3 du Statut dans la présente affaire, il lui suffit de prouver qu’il y a bel et bien eu un conflit armé et que les violations alléguées étaient liées à ce conflit.

286. S’agissant des violations des interdictions fondamentales énoncées par l’article 3 commun aux Conventions de Genève, l’Accusation fait valoir que ces dispositions font clairement partie du droit international coutumier et qu’elle doit simplement démontrer que les victimes des crimes allégués remplissent les conditions énoncées au paragraphe 1) (à savoir, n’avoir pris aucune part aux hostilités). En somme, elle est d’avis que l’article 3 commun aux Conventions de Genève peut être appliqué par le Tribunal international lorsque quatre conditions sont remplies, c’est-à-dire dès lors que :

1) les actes illégaux ont été commis dans le cadre d’un conflit armé ;
2) l’auteur était lié à l’une des parties impliquées dans le conflit armé ;
3) les victimes étaient des personnes n’ayant pas pris une part active aux hostilités, ce qui inclut les civils, les membres des forces armées ayant déposé leurs armes et ceux mis hors de combat par maladie, blessure, détention, ou pour toute autre cause ; et
4) l’un des actes énumérés à l’article 3 commun aux Conventions de Genève a été commis305.

287. En outre, l’Accusation avance que les violations de l’article 75 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève, qui reflète le droit international humanitaire coutumier, sont couvertes par l’article 3 du Statut. Elle affirme que les crimes qui, dans l’Acte d’accusation, sont retenus contre les accusés en vertu de l’article 3, constituent aussi de toute évidence des violations de cette disposition.306

288. L’Accusation fait enfin valoir que l’interdiction du pillage est un principe bien établi en droit international, reconnu par la Convention de La Haye de 1907 (IV) et le Règlement annexe, de même que par la IVe Convention de Genève.

289. La Défense reconnaît que son interprétation de l’article 3 du Statut, à savoir qu’il ne peut intégrer les dispositions de l’article 3 commun aux Conventions de Genève, est contraire au point de vue adopté par la Chambre d’appel dans l’Arrêt Tadic sur la compétence307. Toutefois, elle avance que c’est à tort que la Chambre d’appel a jugé que l’article 3 commun aux Conventions de Genève est inclus dans l’article 3 du Statut.

290. Le premier argument invoqué par la Défense à l’appui de son interprétation est que le Conseil de sécurité, en créant le Tribunal international, n’a jamais eu l’intention de lui donner compétence pour connaître des violations de l’article 3 commun. De l'examen des dispositions du statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda ("TPIR"), la Défense déduit qu’il est exclu, en l’absence de toute référence explicite à l’article 3 commun dans le Statut, référence qui figure dans le statut du TPIR, que le Conseil de sécurité ait pu avoir l’intention de l’inclure dans le domaine de compétence du Tribunal international.

291. La Défense fait en outre valoir que les crimes énumérés à l’article 3 du Statut sont représentatifs des crimes visés par le "droit de La Haye" - c’est-à-dire par les règles énoncées dans la Convention de La Haye de 1907 (IV) et le Règlement annexe - qui a trait à la conduite des hostilités et non à la protection des victimes ne prenant pas une part active aux combats. À ses yeux, si le Conseil de sécurité avait eu l’intention d’inclure certaines dispositions du "droit de Genève" - telles que l’article 3 commun - dans l’article 3 du Statut, il l’aurait fait de façon explicite.

292. En réponse aux arguments de l’Accusation, la Défense examine les déclarations faites par certains représentants des États au Conseil de sécurité lors de l’adoption du Statut du Tribunal. La Défense conteste l’interprétation que donne le Procureur de ces déclarations et maintient qu’elles ne peuvent être considérées comme avalisant l’incorporation dans l’article 3 du Statut de l’article 3 commun aux Conventions de Genève.

293. La Défense soutient pour l’essentiel, sur la base de la pratique des États et de l’opinio juris, que les dispositions de l’article 3 commun aux Conventions de Genève ne font pas partie du droit international coutumier établi. Le Rapport du Secrétaire général, adopté par le Conseil de sécurité et contenant le Statut, indique clairement que le Tribunal est tenu d’appliquer les "règles du droit international humanitaire qui font partie sans aucun doute possible du droit coutumier" 308; la Défense estime que l’article 3 commun ne satisfait pas à cette condition.

294. Le deuxième argument mis en avant par la Défense est que, même si les interdictions fondamentales énoncées par l’article 3 commun étaient considérées comme faisant partie du droit international coutumier, leur violation n’engagerait pas nécessairement la responsabilité pénale individuelle de contrevenants. À l’appui de cette thèse, elle analyse l’évolution dans le temps du droit international et conclut que la notion de responsabilité pénale individuelle n’a fait son apparition que récemment dans cette branche du droit. Elle fait observer que, en 1949, les États ayant adopté les quatre Conventions de Genève n’ont pas inclus l’article 3 commun dans le régime des "infractions graves" mis en place pour appliquer les interdictions contenues dans les Conventions. Elle soutient ensuite que l’évolution du droit international coutumier depuis lors ne permet pas d’affirmer que les violations de l’article 3 commun engagent la responsabilité pénale individuelle de leur auteur.

3. Discussion

295. Tout en gardant à l’esprit les conclusions tirées à la section C ci-dessus quant au lien pertinent existant entre les actes allégués des accusés et le conflit armé, à la situation des victimes supposées, en tant que détenus au camp de détention de Celebici, et des accusés dans le camp de détention, la Chambre de première instance va s’attacher à examiner la question de la nature coutumière des interdictions énoncées par l’article 3 commun aux Conventions de Genève et de leur incorporation dans l’article 3 du Statut.

296. La Chambre de première instance est guidée, dans son analyse de l’article 3, par les idées exprimées par la Chambre d’appel dans l’Arrêt Tadic sur la compétence. Dans cet Arrêt, la Chambre d’appel se livre à une longue analyse de la nature de l’article 3 et de l’incorporation dans ledit article de l’article 3 commun aux Conventions de Genève, analyse que la Chambre de première instance estime ne pas devoir reproduire dans sa totalité.

297. En substance, la Chambre d’appel décrit de la façon suivante l’articulation des articles 2 et 3 du Statut :

L’article 3 doit être considéré comme couvrant toutes les violations du droit international humanitaire autres que les "infractions graves" aux quatre Conventions de Genève relevant de l’article 2 (ou, de fait, les violations visées par les articles 4 et 5 dans la mesure où les articles 3, 4 et 5 se recouvrent)309.

En outre,

l’article 3 opère comme une clause supplétive visant à garantir qu’aucune violation grave du droit international humanitaire n’échappe à la compétence du Tribunal international. L’article 3 vise à rendre cette compétence inattaquable et incontournable310.

298. La Chambre de première instance fait observer que la conclusion de la Chambre d’appel sur le champ d’application de l’article 2 du Statut, excluant les conflits armés internes de la compétence du Tribunal touchant les "infractions graves" aux Conventions de Genève, est telle que son approche de l’article 3 doit être plutôt large, afin de rendre la compétence du Tribunal "inattaquable". Dès lors, les violations de l’article 3 commun aux Conventions de Genève trouvent leur place dans l’article 3 du Statut.

299. Dans le même esprit, la présente Chambre de première instance ne doute pas un seul instant que l’intention du Conseil de sécurité ait été de garantir que toutes les violations graves du droit international humanitaire, commises dans un cadre spatio-temporel défini, ressortissent à la compétence du Tribunal international. Dès lors, si des violations de l’article 3 commun aux Conventions de Genève ne doivent pas être considérées comme ayant été incorporées dans le régime des "infractions graves" et, partant, comme tombant sous le coup de l’article 2 du Statut, il faut les regarder comme faisant partie des dispositions plus générales de l’article 3 du Statut.

300. Il convient de noter que, discutant de la question de l’existence de règles coutumières du droit international humanitaire en matière de conflits armés internes, la Chambre d’appel formule la réserve suivante : toutes les règles applicables aux conflits armés internationaux n’ont pas été étendues aux conflits armés internes et c’est l’essence de ces règles qui importe et non leurs dispositions particulières311. Cependant, les interdictions énoncées par le paragraphe premier de l’article 3 commun aux Conventions de Genève expriment "le fondement même des quatre Conventions de Genève" - le principe du traitement humain312. Les auteurs de violations de cet article pendant un conflit interne ne peuvent, quelle que soit la façon dont on aborde la question, être traités avec plus de clémence que les personnes qui commettent les mêmes infractions au cours d’un conflit international. Il semblerait donc que les interdictions énoncées par l’article 3 commun sont d’une nature telle qu’elles devraient s’appliquer tant lors de conflits armés internes que lors de conflits armés internationaux.

301. Si, en 1949, l’insertion dans les Conventions de Genève d’une disposition relative aux conflits armés internes a pu paraître audacieuse, nul ne peut douter que les protections et les interdictions énoncées dans cette disposition font désormais partie du droit international coutumier. Ainsi que la Chambre d’appel l’a examiné en détail, un ensemble de règles traitant de la réglementation des hostilités et de la protection des victimes au cours des conflits armés internes est à présent largement reconnu313. Ce progrès illustre bien la nature évolutive du droit international coutumier, qui est d’ailleurs sa force. Depuis au moins la moitié de ce siècle, la prédominance des conflits armés éclatant à l’intérieur des frontières d’un État ou à la suite de la remise en cause des anciennes frontières de l’État est évidente et, en l’absence des conditions indispensables à la conclusion d’un traité multilatéral donnant naissance à un nouveau corpus juridique complet, le concept plus fluide et adaptable du droit international coutumier s’impose.

302. L’existence d’un tel droit coutumier - pratique des États et opinio juris - peut, dans certaines situations, être extrêmement difficile à établir, en particulier lorsqu’il existe un traité multilatéral antérieur qui a été adopté par la grande majorité des États. La preuve de la pratique des États en marge de ce traité, démontrant la présence de normes coutumières distinctes ou la transposition de normes conventionnelles dans le domaine de la coutume, devient de plus en plus difficile à rapporter car il semblerait que seule la pratique des États non parties au traité puisse être considérée comme pertinente314. Telle est la situation des quatre Conventions de Genève auxquelles la plupart des États sont devenus parties par voie de ratification ou d’adhésion.

303. Malgré ces difficultés, les tribunaux internationaux concluent, de temps à autre, que la coutume existe à côté du droit conventionnel, leur contenu étant fondamentalement identique. Il en a été ainsi dans l’affaire Nicaragua315, s'agissant de l’interdiction de l’usage de la force énoncée par la Charte des Nations Unies. En outre, dans cette affaire, l'analyse faite par la C.I.J. des Conventions de Genève, en particulier de leurs articles 1er et 3, indique qu’elle considérait que ces dispositions faisaient aussi partie du droit international coutumier316. De surcroît, la C.I.J. a conclu que l’article 3 commun ne devait pas simplement s’appliquer aux conflits armés internes, mais que,

[i]l ne fait pas de doute que ces règles constituent aussi, en cas de conflits armés internationaux, un minimum indépendamment de celles, plus élaborées, qui viennent s’y ajouter pour de tels conflits ; il s’agit de règles qui, de l’avis de la Cour, correspondent à ce qu’elle a appelé des "considérations élémentaires d’humanité" (Détroit de Corfou, fond, C.I.J. Recueil 1949, p. 22 ; paragraphe 215 ci-dessus)317.

304. En outre, dans un récent jugement, le TPIR a également discuté la nature coutumière de l’article 3 à propos de l’application des dispositions de son statut318. La Chambre saisie de cette affaire a déclaré que,

[i]l est clair aujourd’hui que l’article 3 commun a acquis le statut de règle du droit coutumier en ce sens que la plupart des États répriment dans leur code pénal des actes qui, s’ils étaient commis à l’occasion d’un conflit armé interne, constitueraient des violations de l’article 3 commun319.

305. Il convient de faire observer qu’en chargeant le Tribunal international d’appliquer les règles coutumières du droit international humanitaire, le Secrétaire général a précisé que certaines conventions faisaient partie de la coutume. Il a notamment fait mention des quatre Conventions de Genève de 1949 sans exclure certaines de leurs dispositions comme l’article 3 commun320. Le fait que l’article 3 commun a été considéré comme faisant partie du droit devant être appliqué par le Tribunal est corroboré par la déclaration du représentant des États-Unis d’Amérique lors de l’adoption de la Résolution 827 du Conseil de sécurité, qui n’a été contredit par aucun autre représentant ; le représentant américain avait alors déclaré que :

il est entendu que les "lois ou coutumes de la guerre" visées à l’article 3 du Statut incluent toutes les obligations découlant des accords en matière de droit humanitaire en vigueur sur le territoire de l’ex-Yougoslavie à l’époque où les actes ont été commis, y compris l’article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949 et les Protocoles additionnels à ces Conventions321.

306. Compte tenu de ce qui précède, la Chambre de première instance est certaine que les interdictions énoncées par l’article 3 commun aux Conventions de Genève sont des interdictions reconnues par le droit international coutumier qui peuvent être considérées comme étant du ressort du Tribunal international aux termes de l’article 3 du Statut.

307. La Chambre de première instance en arrive donc au deuxième argument invoqué par la Défense selon lequel, même si du fait des interdictions qu’il édicte, l’article 3 faisait partie de la coutume, il n’existe en droit coutumier aucune règle qui donne à penser que toute violation de l’article 3 commun engage la responsabilité pénale individuelle de son auteur. Une fois encore, ce point a été traité par la Chambre d’appel dans l’Arrêt Tadic sur la compétence et la Chambre de première instance ne voit aucune raison de ne pas suivre ses conclusions322. Dans son Arrêt, la Chambre d’appel examine les différents droits internes, de même que la pratique, pour montrer qu’il existe de nombreux exemples de dispositions pénales relatives aux violations du droit applicable en cas de conflit armé interne323. À partir de ces sources, la Chambre d’appel extrapole pour conclure que rien ne s'oppose à ce qu'une violation de l’article 3 commun aux Conventions de Genève engage la responsabilité pénale individuelle de son auteur et que, de fait, une telle violation emporte cette responsabilité.

308. Le fait que les Conventions de Genève elles-mêmes n’indiquent pas explicitement que toute violation de l’article 3 commun engage la responsabilité pénale de son auteur n’exclut pas en soi qu’une telle responsabilité puisse naître d’une telle infraction. En outre, le fait de qualifier la violation de certaines dispositions des Conventions d’"infractions graves" entrant dans le cadre de la juridiction obligatoire universelle, ne peut certainement pas être interprété comme privant toutes les autres dispositions des Conventions de toute sanction pénale. Alors que les auteurs des "infractions graves" doivent être poursuivis et punis par tous les États, les auteurs des "autres" infractions aux Conventions de Genève peuvent l’être. Dès lors, une juridiction internationale telle que le Tribunal international doit aussi être habilitée à poursuivre et à punir les auteurs de ces violations.

309. Cette conclusion est étayée par le Projet de Code de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, rédigé par la C.D.I. ("Projet de Code de la C.D.I.")324. L’article 20 du Projet de Code de la C.D.I., intitulé "Crimes de guerre", comprend des violations du droit international humanitaire applicables dans le cas de conflits armés non internationaux, de même que des violations qui constituent des infractions graves aux Conventions de Genève. Les crimes énumérés dans cet article renvoient aux dispositions de l’article 3 commun aux Conventions de Genève, de même que celles de l’article 4 du Protocole additionnel II ("Protocole additionnel II")325. En outre, le Statut définitif de la Cour pénale internationale, adopté à Rome le 17 juillet 1998, reprend explicitement les violations graves de l’article 3 des Conventions de Genève comme crimes de guerre aux termes de son article 8326. Un autre instrument récent, le statut du TPIR, reprend aussi les violations de l’article 3 commun en tant que crimes relevant de la compétence de ce tribunal. Bien que ces instruments aient tous été rédigés après les crimes évoqués dans l’Acte d’accusation, ils indiquent que, de façon générale, on estime que les dispositions de l’article 3 commun ne sont pas incompatibles avec la notion de responsabilité pénale individuelle.

310. Le statut du TPIR et le Rapport du Secrétaire général concernant ce statut ne peuvent s’interpréter de façon à restreindre le champ d’application de notre Statut. Si l’article 4 du statut du TPIR fait explicitement référence à l’article 3 commun aux Conventions de Genève et au Protocole additionnel II, l’absence d’une telle référence explicite dans le Statut du Tribunal international n’exclut pas en soi l’application de ces dispositions. La Défense cite, à l’appui de sa thèse, le rapport du Secrétaire général au sujet du TPIR, qui dispose que l’article 4 de son statut "pour la première fois, érige en crimes les violations de l’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève"327. La Chambre de première instance fait cependant remarquer que les Nations Unies ne peuvent pas "ériger en crimes" la violation de l’une quelconque des règles du droit international humanitaire par le simple fait de conférer une compétence ratione materiae à un tribunal international. Le Tribunal international ne fait qu’identifier et appliquer le droit international coutumier existant ; peu importe, comme nous l’avons indiqué plus haut, que le contenu de cette coutume ait été ou non reconnu explicitement dans le Statut, encore qu’il puisse y être fait référence explicitement, comme dans le statut du TPIR.

311. La Défense se montre extrêmement soucieuse d’attirer l’attention des Juges sur le principe nullem crimen sine lege (pas de crime sans texte de loi) et, partant de là, elle conclut qu’aucun des accusés ne peut être reconnu coupable de crimes sanctionnés par l’article 3 commun aux Conventions de Genève. Elle maintient que, si le Tribunal concluait que toute violation de l’article 3 commun engage la responsabilité pénale individuelle de son auteur, il créerait un droit a posteriori. Une telle pratique est contraire aux droits de l’homme fondamentaux, ainsi qu’il est précisé, entre autres, dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ("Pacte international"), lequel dispose, dans son article 15 :

1. Nul ne sera condamné pour des actions ou des omissions qui ne constituaient pas un acte délictueux d’après le droit national ou international au moment où elles ont été commises. [...]
2. Rien dans le présent article ne s’oppose au jugement ou à la condamnation de tout individu en raison d’actes ou omissions qui, au moment où ils ont été commis, étaient tenus pour criminels, d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations.

312. Outre ce qui a été dit plus haut de la nature coutumière des interdictions énoncées par l’article 3 commun aux Conventions de Genève et de la responsabilité pénale individuelle que leur violation engage, la Chambre de première instance souhaite accorder une importance particulière aux dispositions du Code pénal de la RSFY, qui ont été adoptées par la Bosnie-Herzégovine en avril 1992328. Ce code donne compétence aux juridictions bosniaques pour juger les crimes de guerre commis "en temps de guerre, de conflit armé ou d’occupation", qu’ils s’inscrivent dans le cadre de conflits armés internationaux ou de conflits armés internes. De ce fait, tous les accusés dans la présente espèce auraient pu être déclarés individuellement pénalement responsables aux termes de la loi bosniaque relative aux crimes retenus dans l’Acte d’accusation. Dès lors, sur la base de ce fait également, on peut dire que l’argument selon lequel on ne saurait appliquer les dispositions de l’article 3 commun aux Conventions de Genève en vertu de l’article 3 sans violer le principe nullem crimen sine lege est sans fondement.

313. De surcroît, il convient également de prendre note du second paragraphe de l’article 15 du Pacte international, compte tenu de la nature des crimes allégués dans l’Acte d’accusation. Il apparaît que cette disposition a été insérée lors de la rédaction du Pacte international afin d’éviter la situation dans laquelle s’étaient trouvés les tribunaux de Nuremberg et de Tokyo après la Deuxième Guerre mondiale. Ces tribunaux ont appliqué les normes énoncées dans les Conventions de Genève de 1929 et dans les Conventions de La Haye de 1907, entre autres, bien que ces instruments ne prévoient pas la possibilité de sanctionner pénalement leur violation. Il est indéniable que des actes tels que le meurtre, la torture, le viol et le traitement inhumain sont criminels au regard des "principes généraux de droit" reconnus par tous les systèmes juridiques. Aussi, la réserve exprimée à l’article 15, paragraphe 2, du Pacte international devrait-elle être prise en compte lorsque l’on envisage la question de l’application du principe nullem crimen sine lege au cas d’espèce. L’objectif de ce principe est d’empêcher qu’un individu soit poursuivi et puni pour des actes dont il croyait raisonnablement qu’ils étaient licites à la date de leur perpétration. Il est peu crédible d’affirmer que les accusés ne reconnaîtraient pas la nature criminelle des actes allégués dans l’Acte d’accusation. Peu importe qu’ils n’aient pas pu prévoir la création d’un Tribunal international appelé à engager des poursuites.

314. Si l’article 3 commun aux Conventions de Genève a été formulé de façon à s’appliquer aux conflits armés internes, il ressort également de l’analyse qui précède que ses interdictions fondamentales s’appliquent également en cas de conflit armé international. De même, et comme l’a affirmé la Chambre d’appel, les crimes visés par l’article 3 du Statut du Tribunal international peuvent avoir été commis dans les deux types de conflit. La conclusion de la Chambre de première instance, à savoir que le conflit en Bosnie-Herzégovine en 1993 était de nature internationale, n’a donc aucune influence sur l’application de l’article 3. Il n’est pas nécessaire non plus que la Chambre de première instance examine les dispositions de l’article 75 du Protocole additionnel I, qui s’appliquent aux conflits armés internationaux. Ces dispositions se fondent clairement sur les interdictions énoncées par l’article 3 commun et peuvent également constituer des règles du droit international coutumier. Cependant, la Chambre de première instance trouve suffisamment de raisons dans l’article 3 commun pour appliquer l’article 3 du Statut aux actes allégués dans la présente affaire329.

315. Enfin, la Chambre de première instance ne doute pas un seul instant que l’interdiction du pillage est fermement ancrée dans le droit international coutumier. Le Règlement annexé à la Convention de La Haye (IV) de 1907 concernant les lois et les coutumes de la guerre sur terre ("Règlement de La Haye") consacre cette interdiction, réaffirmée dans les Conventions de Genève330. Le Règlement de La Haye est depuis longtemps considéré comme étant de nature coutumière, ainsi que l’ont confirmé les tribunaux de Nuremberg et Tokyo. De plus, le Rapport du Secrétaire général fait expressément mention du Règlement annexé à la Convention de La Haye dans son commentaire de l’article 3 du Statut, dans les termes suivants :

La Convention de La Haye de 1907 (IV) concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre et les Règles qui y sont annexées constituent un autre domaine important du droit international humanitaire conventionnel, qui fait désormais partie de l’ensemble du droit international coutumier.

Le Tribunal de Nuremberg a reconnu que nombre des dispositions contenues dans les Règles de La Haye, qui paraissaient audacieuses au moment où elles ont été adoptées, étaient, en 1939, reconnues par toutes les nations civilisées et considérées comme énonçant les lois et coutumes de la guerre. Le Tribunal de Nuremberg a reconnu aussi que les crimes de guerre définis à l’article 6 b) du Statut du Tribunal militaire international étaient déjà considérés, en droit international et dans les règles de La Haye comme des crimes de guerre dont les auteurs étaient susceptibles d’être punis331.

Sur cette base, il n’est pas nécessaire de s’étendre plus avant sur l’applicabilité de l’article 3 du Statut s’agissant de l’accusation de pillage.

4. Conclusions

316. Pour conclure, la Chambre de première instance estime que les interdictions fondamentales figurant à l’article 3 commun aux Conventions de Genève, tout comme les dispositions du Règlement de La Haye, constituent des règles de droit international coutumier que le Tribunal international peut appliquer afin de mettre en oeuvre la responsabilité pénale individuelle des accusés pour les crimes allégués dans l’Acte d’accusation. Il découle de la répartition de la compétence ratione materiae entre les articles 2 et 3 du Statut énoncée jusqu’à présent par la Chambre d’appel, que ces violations peuvent être considérées comme étant couvertes par l’article 3.

317. Reconnaissant que cette conclusion entraînerait un élargissement de la notion d’"infractions graves aux Conventions de Genève" allant dans le sens d’une interprétation plus téléologique, la Chambre de première instance estime que les violations de l’article 3 commun aux Conventions de Genève tombent plus logiquement sous le coup de l’article 2 du Statut. Toutefois, aux fins de la présente affaire, l’approche la plus prudente a été suivie. La Chambre de première instance a jugé qu’il y avait un conflit armé international en Bosnie-Herzégovine pendant la période considérée dans l’Acte d’accusation et que les victimes des crimes allégués étaient des "personnes protégées", ce qui rend l’article 2 applicable. En outre, l’article 3 est applicable pour chacun des crimes allégués au motif qu’ils constituent également des violations des lois ou coutumes de la guerre, interdites en substance par l’article 3 commun aux Conventions de Genève (à l’exception des accusations de pillage et de détention illégale de civils).

318. Ayant donc conclu que les conditions d’application des articles 2 et 3 du Statut sont remplies en l’espèce, la Chambre de première instance doit à présent s’intéresser à la nature de la responsabilité pénale individuelle telle que reconnue par l’article 7 du Statut.

F. La responsabilité pénale individuelle aux termes de l’article 7 1)

1. Introduction

319. Les principes de la responsabilité pénale individuelle consacrés par l’article 7 1) du Statut reflètent l’idée fondamentale que la responsabilité pénale individuelle à raison des infractions relevant du Tribunal international déborde le cadre de la responsabilité directe. Comme l’a fait observer le Secrétaire général dans son rapport. "toutes les personnes qui participent à la planification, à la préparation ou à l’exécution de violations graves du droit international humanitaire dans l’ex-Yougoslavie contribuent à commettre la violation et sont donc individuellement responsables"332.

320. L’article 7 1) dispose donc :

Quiconque a planifié, incité à commettre, ordonné, commis ou de toute autre manière aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter un crime visé aux articles 2 à 5 du présent Statut est individuellement responsable dudit crime.

321. L’idée que des individus puissent être tenus pénalement responsables pour avoir pris part à un titre ou à un autre à des infractions est manifestement conforme aux principes généraux du droit pénal. Comme la Chambre de première instance II en a conclu dans le jugement Tadic, il ne fait pas de doute que telle est la règle en droit international coutumier333. Cependant, il appartient à la Chambre de première instance de préciser le degré de participation nécessaire pour qu’un individu puisse être considéré comme ayant participé à une infraction relevant du Tribunal au point d’être pénalement responsable à ce titre aux termes de la présente disposition.

2. Arguments des Parties

322. Invoquant le jugement Tadic, l’Accusation soutient que, pour établir la responsabilité au sens de l’article 7 1), il est nécessaire de démontrer l’existence de deux éléments : I) l’intention, à savoir la conscience de la participation et la décision prise en connaissance de cause de prendre part à un crime. et ii) la participation, c’est-à-dire un mode de comportement qui contribue à l’acte illégal. L’Accusation se fonde aussi sur la doctrine du "but commun" dont l’idée maîtresse serait celle-ci : quiconque participe en connaissance de cause avec d’autres à une entreprise criminelle peut être tenu pour pénalement responsable des actes illicites qui sont la conséquence naturelle et probable de leur but commun334.

323. L’Accusation en conclut qu’il n’est pas nécessaire que l’accusé ait physiquement causé la mort de la victime ou, pour dire les choses autrement, lui ait porté le coup de grâce pour qu’il soit déclaré pénalement responsable d’un crime illicite335. L’Accusation soutient que, pour que sa responsabilité pénale soit engagée, point n’est besoin que l’accusé ait apporté son concours au moment des faits qui ont entraîné la mort de la victime ou sur les lieux du crime ou encore qu’il ait assisté au drame. L’Accusation fait valoir, en revanche, qu’il faut prouver que l’accusé a, par ses agissements, soit aidé à commettre un acte illicite soit participé à une entreprise ou opération commune qui a entraîné la mort de la victime336.

324. Se fondant aussi pour sa part, sur le jugement Tadic, la Défense estime que quatre conditions doivent être réunies pour que l’accusé soit pénalement responsable des agissements d’autrui aux termes de l’article 7 1). Ainsi, selon elle, il faudrait que l’accusé i) ait eu l’intention de prendre part à un acte; ii) au mépris du droit international humanitaire; iii) en sachant que l’acte était contraire au droit; et iv) qu’il apportait en la circonstance une aide directe, appréciable. La Défense fait observer que, pour apporter une aide directe, il n’est pas nécessaire que l’accusé soit présent sur les lieux du crime ou qu’il ait pris part physiquement, directement au crime. A l’inverse, toujours selon la Défense, la présence de l’accusé sur les lieux du crime ne suffit à faire de lui un complice337.

3. Discussion et conclusions

325. Comme il est dit plus haut, la Chambre de première instance II s’est attachée dans l’affaire Tadic à dégager la norme applicable pour conclure à la responsabilité pénale d’un individu aux termes de l’article 7 1) du Statut. Elle a ainsi analysé de manière approfondie les éléments de la responsabilité individuelle en droit international coutumier au travers des précédents que constituaient les procès des criminels de guerre qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale. Ayant examiné les décisions en question, la Chambre reprend à son compte le raisonnement qui s’y trouve développé et conclut que la norme qui y est retenue est applicable en l’espèce.

326. La Chambre de première instance estime, par conséquent, que pour pouvoir mettre en oeuvre la responsabilité pénale d’un individu du fait de sa participation à un crime relevant de la compétence du Tribunal alors même qu’il n’a pas lui-même accompli les actes qui constituent l’infraction, il faut démontrer l’existence de deux éléments, l’un matériel, l’autre moral. L’élément matériel (actus reus) nécessaire est constitué par une participation au crime qui soit s’analyse comme une contribution au méfait soit a eu un effet sur son accomplissement. Ainsi, la participation doit avoir "avoir un effet direct et substantiel sur la perpétration de l’acte illégal"338. L’élément moral ou men’s rea suppose que l’accusé ait pris part au crime en connaissance de cause. Ainsi, il doit y avoir "la conscience de l’acte de participation conjuguée à une décision délibérée de participer en planifiant, incitant, ordonnant, commettant ou de toute autre manière aidant et encourageant la perpétration d’un crime"339.

327. Plus précisément, la Chambre de première instance estime qu’il est juste de dire qu’en l’état actuel du droit, la complicité s’entend de toutes les aides de nature à encourager ou à favoriser l’accomplissement d’un acte criminel et qui s’accompagnent de l’élément moral indispensable. S’il doit être établi qu’elle a concouru à l’accomplissement d’un acte criminel ou a eu un effet sur lui, il n’est pas nécessaire en revanche que l’aide en question ait été apportée sur les lieux mêmes du crime ou au moment des faits. Au surplus, cette aide peut ne pas être seulement matérielle mais aussi prendre la forme d’un soutien psychologique par des paroles ou une présence physique sur les lieux du crime340.

328. S’agissant de l’élément moral, la Chambre de première instance juge nécessaire que l’accusé ait pris part au crime en connaissance de cause. Elle reconnaît qu’il n’est pas besoin que l’intention coupable ait été explicitée : il suffit qu’elle puisse se déduire des circonstances341. Il n’est pas non plus indispensable que la Chambre conclut à l’existence d’un plan criminel préétabli342. Cependant, lorsqu’un tel plan existe ou lorsqu’il y a d’autres raisons qui donnent à penser que les membres d’un groupe poursuivent un but criminel commun, tous ceux qui, en connaissance de cause, participent et oeuvrent directement et largement à la réalisation de ce but peuvent être tenus pénalement responsables du crime qui s’ensuit aux termes de l’article 7 1). Selon les circonstances, le coupable peut en pareil cas être tenu pour pénalement responsable en tant qu’auteur du crime ou complice.

329. En conclusion, l’extrait du jugement Tadic qui suit reflète, dans sa concision, très précisément la position de la Chambre sur l’étendue de la responsabilité pénale individuelle au sens de l’article 7 1) :

l’accusé sera jugé pénalement coupable pour tout comportement où il aura été déterminé qu’il a participé sciemment à la perpétration d’un crime qui contrevient au droit international humanitaire et que sa participation a influé directement et substantiellement sur la perpétration de ce crime en appuyant sa perpétration effective avant, durant et après l’incident. Il sera aussi tenu responsable pour tout ce qui résulte naturellement de la perpétration de l’acte en question343.

G. La responsabilité pénale individuelle au sens de l’article 7 3)

1. Introduction

330. Outre les charges de responsabilité pénale individuelle fondées sur la participation personnelle à une entreprise criminelle, l’Acte d’accusation retient contre trois des accusés - Zejnil Delalic, Zdravko Mucic et Hazim Delic - les charges de responsabilité pénale du fait de l’autorité qu’ils avaient en tant que supérieurs hiérarchiques sur les auteurs des crimes en cause. Par le jeu des chefs 13, 14, 33 à 35, 38, 39 et 44 à 49 de l’acte d’accusation, ces trois accusés sont ainsi tenus pour responsables, en tant que supérieurs hiérarchiques, de tous les crimes visés, réserve faite du chef 49 (pillage de biens privés) dont n’ont à répondre que les accusés Zravko Mucic et Hazim Delic.

331. La responsabilité pénale individuelle du fait de ses subordonnés qui pèse sur les trois accusés est communément désignée comme étant la "responsabilité du supérieur hiérarchique"344. Bien qu’il ne soit pas fait explicitement référence à ce concept dans le Statut du Tribunal international, ses principes essentiels sont énoncés à l’article 7 3), lequel dispose :

le fait que l’un quelconque des actes visés aux articles 2 à 5 du présent statut a été commis par un subordonné ne dégage pas son supérieur de sa responsabilité pénale s’il savait ou avait des raisons de savoir que le subordonné s’apprêtait à commettre cet acte ou l’avait fait et que le supérieur n’a pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher que ledit acte ne soit commis ou en punir les auteurs.

332. La Chambre de première instance doit donc à présent s’attacher à l’interprétation de cet article dont on considère à juste titre qu’il énonce le principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique. Il lui faut, toutefois, d’abord examiner brièvement la nature juridique de cette forme particulière de responsabilité pénale et sa place dans le droit international coutumier.

2. La nature juridique de la responsabilité du supérieur hiérarchique
et sa place dans le droit international coutumier

333. Que les chefs militaires et les autres personnes investies d’un pouvoir hiérarchique puissent être tenus pénalement responsables de la conduite délictueuse de leurs subordonnés est une règle bien établie du droit international coutumier et conventionnel. Cette responsabilité pénale peut découler soit d’actes positifs du supérieur (on parle alors, parfois, de "responsabilité directe du supérieur hiérarchique") soit d’omissions coupables (on parle dans ce cas de "responsabilité indirecte du supérieur hiérarchique" ou de "responsabilité du supérieur hiérarchique au sens strict"). Ainsi, un supérieur hiérarchique peut être tenu pénalement responsable non seulement pour avoir ordonné, provoqué ou planifié des actes criminels qui ont été accomplis par ses subordonnés, mais aussi pour ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour prévenir ou sanctionner les agissements délictueux de ses subordonnés. Comme l’a relevé le Secrétaire général dans son rapport sur la création du Tribunal international.

Toute personne en position d’autorité devrait donc être tenue individuellement responsable d’avoir donné l’ordre illégal de commettre ce crime au sens du présent statut. Mais elle devrait aussi être tenue responsable de ne pas avoir empêché qu’un crime soit commis ou de ne pas s’être opposé au comportement illégal de ses subordonnés. Cette responsabilité implicite ou négligence criminelle existe dès lors que la personne en position d’autorité savait ou avait des raisons de savoir que ses subordonnés s’apprêtaient à commettre ou avaient commis des crimes et n’a pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher que ces crimes soient commis ou punir ceux qui les avaient commis345.

334. Il faut noter la nature juridique distincte des deux types de responsabilité du supérieur hiérarchique. Alors que la responsabilité pénale du supérieur hiérarchique à raison de ses actes découle des principes généraux de la responsabilité pénale du complice ainsi qu’il a été dit à propos de l’article 7 1) (cf. supra), la responsabilité encourue par le supérieur hiérarchique pour ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour prévenir ou sanctionner les agissements délictueux de ses subordonnés se comprend mieux lorsqu’on considère la règle qui veut qu’il ne peut y avoir responsabilité pénale pour omission que si la loi fait obligation d’agir346. Comme il ressort clairement de l’article 87 du Protocole additionnel I concernant les chefs militaires, le droit international fait obligation aux supérieurs hiérarchique d’empêcher les personnes qui se trouvent sous leurs ordres d’enfreindre les règles du droit international humanitaire et c’est, en dernière analyse, cette obligation qui fonde la responsabilité pénale découlant de l’article 7 3) du Statut et en marque les limites.

335. Quoique reconnue dans une certaine mesure par le droit militaire national, on a souvent avancé l’idée que la doctrine moderne de la responsabilité du supérieur hiérarchique trouve son origine dans les Conventions de La Haye de 1907. Il faudra, toutefois, attendre la fin de la Première Guerre mondiale pour que la notion de responsabilité pénale pour ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour prévenir ou réprimer les violations du droit des conflits armés trouve son expression dans un cadre international347. Dans le rapport qu’elle a présenté en 1919 à la Conférence préliminaire de la paix, l’International Commission on the Responsability of the Authors of War and on Enforcement of Penalties a recommandé la création d’un tribunal pour poursuivre tous ceux qui :

ont ordonné ou se sont abstenus de prévenir ou de prendre les mesures nécessaires pour prévenir, mettre un terme ou réprimer les violations des lois ou coutumes de la guerre alors qu’ils en avaient eu connaissance et qu’ils avaient le pouvoir d’intervenir348.

336. Ce tribunal n’a jamais vu le jour et ce n’est qu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale que la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique pour omission a reçu sa première consécration judiciaire dans un cadre international. Si les Chartes des Tribunaux de Nuremberg ou de Tokyo l’ignorent et si la loi sur le Conseil de contrôle No 10 n’en fait pas expressément mention, un certain nombre d’États ont à l’époque promulgué des lois qui consacrent le principe. Ainsi, l’article 4 de l’Ordonnance française du 28 août 1944 sur la répression des crimes de guerre dispose :

Lorsqu’un subordonné est poursuivi comme auteur principal d’un crime de guerre et que ses supérieurs hiérarchiques ne peuvent être recherchés comme coauteurs, ils sont considérés comme complices dans la mesure où ils ont organisé ou toléré les agissements criminels de leurs subordonnés349.

337. De même, l’article IX de la loi chinoise du 24 octobre 1946 régissant le procès des criminels de guerre dispose :

Les personnes qui encadrent des criminels de guerre ou ont autorité sur eux et qui manquent à l’obligation qui est à ce titre la leur d’empêcher leurs subordonnés de commettre des crimes sont considérées comme complices desdits criminels de guerre350.

338. Dans un certain nombre de procès intentés à des criminels de guerre allemands et japonais au lendemain de la guerre, à commencer par celui du général japonais Tomoyuki Yamashita devant la Commission militaire des États-Unis à Manille351, les cours et les tribunaux militaires se sont fondés sur le principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique pour omission pour déclarer les supérieurs hiérarchiques pénalement et individuellement responsables des agissements criminels de leurs subordonnés. Ainsi, dans son célèbre arrêt Yamashita, la Cour suprême des États-Unis a répondu par l’affirmative à la question de savoir si le droit de la guerre faisait obligation à un chef militaire de prendre les mesures qui étaient en son pouvoir pour contrôler ses troupes et prévenir toute violation du droit de la guerre et si, en l’absence de telles mesures, sa responsabilité pouvait être engagée352. De même, dans l’affaire États-Unis c. Karl Brandt et consorts (l"affaire médicale"), le Tribunal militaire des États-Unis à Nuremberg a déclaré que le droit de la guerre fait peser sur l’officier militaire investi d’un pouvoir hiérarchique l’obligation de prendre, eu égard aux circonstances, les mesures qui sont en son pouvoir pour contrôler ses troupes et les empêcher de contrevenir au droit de la guerre"353.De même, dans l’affaire États-Unis c. Wilhem List et consorts ("l’affaire des otages"), les Juges ont estimé qu’un chef de corps d’armée (devait) être tenu responsable des actes accomplis par ses subordonnés dans l’exécution de ses ordres et des actes dont il avait ou aurait dû avoir connaissance"354. Dans l’affaire États-Unis c. Wilhelm von Leeb et consorts (l"affaire du haut commandement"), le tribunal a également déclaré :

compte tenu des principes fondamentaux de la responsabilité et des pouvoirs du supérieur hiérarchique , un officier qui ne réagit pas lorsque ses subordonnés exécutent un ordre criminel de ses supérieurs dont il sait qu’il est criminel viole une obligation morale découlant du droit international. N’ayant rien fait, il ne peut se laver de la responsabilité internationale355.

339. La Chambre de première instance examinera dans la suite plus en détail les différents aspects de la jurisprudence née de la Deuxième Guerre mondiale pour mieux cerner les éléments de la responsabilité du supérieur hiérarchique au sens de l’article 7 3). Cependant, il n’est pas inutile de rappeler ici les conclusions auxquelles est parvenu le tribunal militaire de Tokyo dans l’affaire de l’amiral japonais Soemu Toyoda. Ayant déclaré qu’il avait soigneusement étudié les jugements et arrêts rendus par les autres juridictions sur la question de la responsabilité du supérieur hiérarchique, le tribunal a conclu, après de longs développements sur ce qu’il considérait comme les éléments essentiels du principe :

On peut dire très simplement que ce Tribunal pense que le principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique fait que, si l’accusé savait ou aurait dû apprendre par l’effet d’une diligence ordinaire quelles atrocités, prouvées de la manière la plus certaine devant ce Tribunal, avaient commises ses subordonnés immédiats ou non ou que certaines pratiques encourageaient pareille dérive et si, en s’abstenant de sanctionner les coupables, il a permis aux atrocités de continuer, il a failli à ses devoirs de commandant et doit être puni356.

340. De l’immédiat après-guerre à aujourd’hui, aucun organe judiciaire international n’a appliqué la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique. Cependant, il ne fait pas de doute que le concept de la responsabilité pénale individuelle des supérieurs pour omission a aujourd’hui bel et bien sa place dans le corpus du droit international humanitaire. Avec l’adoption du Protocole additionnel I, le principe a été codifié et exprimé clairement en droit international conventionnel. Ainsi, l’article 87 du Protocole consacre le devoir des commandants de contrôler les actes de leurs subordonnés et d’empêcher ou, au besoin, de réprimer les violations des Conventions de Genève ou dudit Protocole. Concomitamment, l’article 86 du Protocole consacre le principe qu’un supérieur peut être tenu pénalement responsable des crimes commis par ses subordonnés lorsqu’il a failli à ses devoirs. La lecture des travaux préparatoires à l’adoption de ces dispositions révèle que, si leur insertion n’a pas rencontré d’opposition lors de l’élaboration du Protocole, un certain nombre de délégations ont clairement exprimé l’idée que les principes qui y étaient reconnus étaient conformes au droit préexistant. Ainsi, le délégué suédois a déclaré que ces articles reprenaient les principes de la responsabilité pénale internationale qui avaient été dégagés après la Deuxième Guerre mondiale357. De même. le délégué yougoslave a relevé que l’article sur les devoirs des commandants reprenait des dispositions qui figuraient déjà dans les codes militaires de tous les pays358.

341. Sans vouloir confirmer ou infirmer ce constat, la Chambre de première instance relève la reconnaissance par deux manuels militaires nationaux importants, l’United States Army Field Manual sur le droit de la guerre et le British Manual of Military Law359, du principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique. De telles dispositions figurent assurément dans les règlements portant application du droit international de la guerre aux forces armées de la RFSY, lesquels, sous le titre "Responsabilité du fait des subordonnés" disposaient :

Le commandant est personnellement responsable des violations du droit de la guerre s’il savait ou aurait pu savoir que les troupes ou les individus placés sous ses ordres s’apprêtaient à violer le droit en question et s’il n’a pas pris de mesures pour prévenir ces violations. Le commandant qui a eu connaissance de violations du droit de la guerre et n’a pas sanctionné les responsables est personnellement responsable. S’il n’est pas habilité à les sanctionner et s’il ne les dénonce pas au chef militaire compétent, il est également personnellement responsable.

Un chef militaire est responsable en tant que participant ou instigateur si, n’ayant pas pris de mesures contre les subordonnés qui ont violé le droit de la guerre, il permet à ses troupes de continuer leurs méfaits360.

342. La validité du principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique pour omission a été réaffirmée dans le projet de code de la CDI de 1996 sur les crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité qui en donne une définition très voisine de celle de l’article 7 3)361. Plus récemment le Statut de Rome de la Cour pénale internationale a fait du manquement d’un supérieur à l’obligation de prendre toutes les mesures nécessaires et raisonnables pour prévenir ou réprimer les crimes de ses subordonnés lorsqu’il savait ou a délibérément ignoré une information qui indiquait clairement que lesdits subordonnés étaient en train ou sur le point de commettre ces crimes l’un des fondements de la responsabilité pénale individuelle362.

343. La Chambre de première instance conclut de ce qui précède que le principe de la responsabilité pénale individuelle des supérieurs pour ne pas avoir empêché ou réprimé les crimes commis par leurs subordonnés fait partie intégrante du droit international coutumier.

3. Les éléments de la responsabilité pénale individuelle au sens de l’article 7 3)

(a) Introduction

344. En bref, l’Accusation affirme que les conditions juridiques reconnues de la responsabilité du supérieur hiérarchique telles qu’elles ressortent de l’article 7 3) du Statut sont les suivantes :

1) Le supérieur doit, de fait ou en droit, exercer un autorité ou un contrôle direct ou non sur les subordonnés qui se rendent coupables d’infractions graves au droit international humanitaire et/ou sur leurs supérieurs.
2) Le supérieur doit savoir ou avoir des raisons de savoir que ces infractions étaient sur le point d’être commises ou avaient été commises même avant qu’il ne prenne le commandement ou le contrôle (cela inclut l’ignorance qui résulte d’un défaut de surveillance des subordonnés)
3) Le supérieur doit avoir omis de prendre les mesures nécessaires et raisonnables qui étaient en son pouvoir ou à sa disposition en la circonstance pour empêcher ou punir ses subordonnés pour ces infractions363

345. A l’inverse, les Conseils des accusés Zejnil Delalic et Hazim Delic364 soutiennent que pour établir la culpabilité sur la base de la théorie de la responsabilité du supérieur hiérarchique au sens de l’article 7 3), l’Accusation doit prouver que :

1) l’accusé était un commandant ou était un civil investi d’un pouvoir équivalant à celui d’un commandant militaire sur la personne qui a violé le droit de la guerre;
2) une infraction au droit de la guerre a été effectivement commise ou était sur le point d’être commise;
3) le commandant savait effectivement que le droit de la guerre avait été violé ou avait des informations lui permettant de conclure à une violation du droit de la guerre;
4) le commandant n’a pas pris toutes les mesures raisonnables pour réprimer les violations ; ainsi, il n’a pas enquêté pour vérifier les allégations et punir les auteurs ou pris des mesures pour prévenir de nouvelles violations;
5) l’inaction du commandant est à l’origine du crime de guerre qui a été effectivement commis365

346. S’il est évident que la consommation d’un ou plusieurs des crimes visés aux articles 2 à 5 du Statut est une condition nécessaire et préalable à l’application de l’article 7 3), la Chambre de première instance s’accorde avec l’Accusation pour reconnaître que le principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique s’analyse comme un ensemble de trois éléments constitutifs. Il est possible, à partir de l’article 7 3), de dégager les éléments constitutifs essentiels de la responsabilité du supérieur hiérarchique pour omission, à savoir :

i) l’existence d’une relation de subordination,
ii) que le supérieur savait ou avait des raisons de savoir qu’un crime était sur le point d’être commis ou avait été commis.
iii) que le supérieur n’a pas pris toutes les mesures nécessaires et raisonnables pour prévenir le crime ou en punir l’auteur.

347. La Chambre de première instance s’interrogera plus loin sur le besoin d’un lien de causalité mis en avant par la Défense (point 5 supra) comme sur l’obligation qui est faite au supérieur de prendre toutes les mesures nécessaires et raisonnables pour prévenir ou sanctionner les agissements délictueux de son subordonné.

b) Lien de subordination

i) Arguments des Parties

348. L’Accusation soutient que, pour pouvoir appliquer la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique, il faut d’abord et avant tout apporter la preuve que le supérieur contrôlait ses subordonnés et pouvait les empêcher de commettre des infractions ou les punir s’ils en avaient commis. Plus précisément, elle fait valoir que, si la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique trouve ordinairement son application dans le cas de forces armées régulières placées directement sous l’autorité d’un chef militaire officiellement désigné, les devoirs juridiques d’un supérieur (et, partant, l’application de la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique) ne dépendent pas seulement de ses pouvoirs (officiels) de jure mais aussi du commandement et du contrôle de fait ( pouvoirs de facto non officiels) qu’il exerçait ou de la combinaison des deux.

349. L’Accusation estime que le degré de contrôle nécessaire à l’application de la doctrine peut revêtir différentes formes. Ainsi, elle fait valoir que le commandement et le contrôle sur les subordonnés peuvent s’exercer de diverses manières : sur le plan opérationnel, tactique, administratif, exécutif dans les territoires contrôlés par les supérieurs et même en jouant de son influence. Elle soutient que la responsabilité pénale du supérieur dépend du degré et de la forme de contrôle qu’il exerce et des moyens dont il dispose pour contrôler ses subordonnés366

350. Les avocats de Delalic et de Delic sont d’avis que les accusés ne peuvent être déclarés coupables du fait de la responsabilité du supérieur hiérarchique que s’ils étaient les chefs de la personne qui a violé le droit de la guerre ou s’ils exerçaient une fonction telle qu’ils avaient sur ladite personne le même type de pouvoir qu’un chef militaire367.

351. Il apparaît que la Défense de Delalic rejette, non sans ambiguïté, l’idée défendue par l’Accusation selon laquelle la responsabilité du supérieur hiérarchique peut être engagée sur la base d’une autorité de fait. Ainsi, alors qu’elle affirme que la pierre de touche de cette responsabilité est la capacité réelle de l’accusé à contrôler le contrevenant 368, elle estime également qu’il doit être établi que la personne poursuivie aux termes de l’article 7 3) à raison de sa position de supérieur hiérarchique exerçait sur ses subordonnés un pouvoir qui lui permettait de donner des "ordres contraignants" et de sanctionner ceux qui y contrevenaient369. Elle soutient, de surcroît, que la responsabilité de l’accusé aux termes de l’article 7 3) dépend au premier chef des pouvoirs qu’il tient de la loi370

352. La Défense souligne qu’il est essentiel de faire dans ce contexte la distinction entre, d’une part, les chefs militaires et ceux qui sont investis d’un pouvoir comparable sur leurs subordonnés et, d’autre part, les autres catégories de supérieurs hiérarchiques qui n’ont pas le même pouvoir sur autrui. Partant, la Défense avance que le concept de "supérieur" qui apparaît dans l’article 86 du Protocole I et dans l’article 7 3) du Statut ne fait pas peser sur les supérieurs autres que les commandants une responsabilité pénale du seul fait qu’ils ont un grade supérieur à celui de l’auteur d’un crime de guerre371. La défense de Delic souligne au contraire avec force que le droit international coutumier ne fait peser une telle responsabilité que sur les personnes habilitées à donner des ordres contraignants en leur propre nom et à punir ceux qui y contreviennent. Elle soutient que, dans l’armée, seul un commandant possède un tel pouvoir et que, si les personnes autres que les commandants avaient à répondre au pénal du fait d’autrui, l’effet s’en manifesterait a posteriori et le principe "nul crime sans texte de loi" (nullum crimen sine lege) s’en trouverait violé372.

353. L’Accusation répond en expliquant qu’elle ne prétend nullement que la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique pourrait s’appliquer à ceux qui sont dépourvus de toute autorité. Partant, elle se défend de vouloir en tout état de cause engager la responsabilité de quiconque a un grade supérieur à celui de l’auteur du crime. A l’inverse, elle insiste sur le fait que, pour que le principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique puisse s’appliquer, il faut que l’auteur de l’infraction soit le subordonné de la personne de grade supérieur, autrement dit qu’il soit contrôlé, directement ou non, par elle. Cependant, l’Accusation estime que peuvent être investis d’une autorité les titulaires de postes les plus variés et que cette catégorie de personnes ne se limite pas à ceux qui sont officiellement désignés comme les "commandants"373.

ii) Discussion et conclusions

354. L’exigence d’un lien de subordination qui, selon le Commentaire du Protocole additionnel I, devrait être envisagée "dans une perspective hiérarchique englobant la notion de contrôle"374 fait problème dans des situations telles que celle de l’ex-Yougoslavie pendant la période considérée où les structures anciennes ont volé en éclats et où, pendant une période de transition, les nouvelles structures de contrôle et de commandement, fruit possible de l’improvisation, peuvent être ambiguës et imprécises. Pour les raisons exposées plus haut, la Chambre de première instance estime que les personnes qui ont effectivement autorité sur ces structures plus informelles et pouvoir de prévenir et de sanctionner les crimes des personnes qui sont sous leurs ordres peuvent, dans certaines circonstances, être tenues responsables pour n’en avoir rien fait. Ainsi, la Chambre s’accorde avec l’Accusation pour penser que les personnes investies d’une autorité, que ce soit dans le cadre de structures civiles ou militaires, peuvent être tenues pour pénalement responsables en vertu de la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique eu égard à leur situation de supérieur de droit ou de fait. Le défaut d’autorité sur les subordonnés au regard de la loi ne devrait donc pas empêcher d’engager cette responsabilité.

a) La responsabilité des supérieurs non militaires

355. Avant d’en venir à la nature du lien de subordination exigé, la Chambre de première instance estime qu’il lui faut tout d’abord exposer le raisonnement qu’elle tient sur la question de l’application du principe inscrit à l’article 7 3) aux supérieurs non militaires.

356. Il s’avère que rien dans cet article ne vient expressément limiter la portée de ce type de responsabilité aux chefs militaires ou aux situations apparues sous un commandement militaire. En revanche, l’emploi, dans cet article, du terme générique de "supérieur" indique clairement, tout comme sa juxtaposition avec l’affirmation, dans l’article 7 2), de la responsabilité pénale individuelle des "chefs d’État ou de gouvernement" ou des "haut(s) fonctionnaire(s) " que, par delà les chefs militaires, ce sont les hauts responsables politiques et autres supérieurs civils investis d’une autorité qui sont visés. Cette interprétation est corroborée par l’explication que le représentant des États-Unis a donnée de son vote après l’adoption de la résolution 827 du Conseil de sécurité relative à la création du Tribunal international. Selon l’interprétation qu’il en a alors donnée, un supérieur, politique ou militaire, pourrait être tenu pénalement responsable pour ne pas avoir pris les mesures raisonnables propres à prévenir ou à sanctionner les agissements criminels des personnes qui se trouvaient sous ses ordres375. Cette declaration n'a pas été contestée. C’est également la position qu’a adoptée la Chambre de première instance lorsqu’elle a examiné en application de l’article 61 du Règlement de procédure et de preuve l’acte d’accusation établi à l’encontre de Milan Martic. Elle a ainsi déclaré :

[ l] e Tribunal a des raisons particulièrement valables de poursuivre des personnes qui, de par leur autorité politique ou militaire, sont en mesure d’ordonner des crimes qui ressortissent à son domaine de compétence ratione materiae ou qui délibérément s’abstiennent de prévenir de tels crimes ou de punir ceux qui les ont commis376.

357. Cette interprétation de la portée de l’article 7 3) est conforme à la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique en droit coutumier. Comme l’a fait remarquer la Commission d’experts dans son rapport final, "la plupart des affaires dans lesquelles la doctrine de la responsabilité du commandement a été envisagée ont impliqué des accusés militaires ou paramilitaires. Dans certaines circonstances, les dirigeants politiques et les fonctionnaires de l’État ont été aussi tenus pour responsables en vertu de cette doctrine"377. Ainsi, le Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient (Tribunal de Tokyo) s’est fondé sur ce principe pour déclarer coupables un certain nombre de responsables politiques civils accusés d’avoir délibérément et imprudemment manqué à l’obligation que leur faisait la loi de prendre des mesures de nature à garantir le respect des lois et des coutumes de la guerre et à prévenir leur violation. Ainsi, alors qu’il déclarait le Général Iwane Matsui pénalement responsable de l’infâme "viol de Nankin" parce qu’il avait le pouvoir, comme il avait le devoir, de contrôler ses troupes et de protéger la malheureuse population de Nankin et qu’il avait ainsi failli à ses devoirs"378, le tribunal s’apprêtait à engager la responsabilité du Ministre japonais des affaires étrangères de l’époque, Koki Hirota. En reconnaissant ce dernier coupable de ne pas avoir pris, comme il y était juridiquement tenu, les mesures nécessaires pour garantir le respect des lois de la guerre et en prévenir la violation, le tribunal a déclaré :

Ministre des Affaires étrangères, il a reçu des rapports sur les atrocités qui ont suivi l’entrée des forces japonaises dans Nankin. Selon les éléments de preuve à décharge, il a ajouté foi à ces rapports et a soumis l’affaire au Ministère de la guerre. Le Ministère de la guerre a donné l’assurance qu’il serait mis un terme à ces atrocités. Néanmoins, des rapports faisant état d’atrocités ont continué d’arriver pendant au moins un mois. Le Tribunal est d’avis qu’HIROTA a fait preuve de négligence dans l’exercice de ses fonctions puisqu’il n’a pas insisté auprès du Gouvernement pour que des mesures immédiates soient prises afin de mettre un terme aux atrocités, à défaut de prendre lui-même les mesures qui étaient en son pouvoir pour arriver au même résultat. Il s’est contenté des assurances qui lui avaient été données et dont il savait qu’elles ne seraient pas suivies d’effet cependant que des centaines de meurtres, de viols et autres atrocités étaient commis chaque jour. Son inaction peut être assimilée à une négligence criminelle379

358. De même, le Tribunal a jugé le Premier ministre Hideki Tojo et le ministre des Affaires étrangères Mamoru Shigemitsu pénalement responsables pour ne pas avoir prévenu ou sanctionné les agissements criminels des troupes japonaises. A propos de ce dernier, le Tribunal a déclaré :

Ce n’est pas être injuste envers SHIGEMITSU que de juger que les circonstances, telles qu’il les connaissait, le portaient à penser que le traitement des prisonniers n’était pas ce qu’il aurait dû être. Un témoin a fait des déclarations en ce sens. Or, il n’a pris aucune mesure pour qu’une enquête soit menée bien qu’en tant que membre du gouvernement, il avait la responsabilité générale du bien-être des prisonniers. Il aurait dû insister, jusqu’à démissionner au besoin, afin de se décharger d’une tâche dont il soupçonnait qu’il ne s’était pas acquitté380.

359. Dans l’affaire États-Unis c. Friedrich Flick et consorts381, les six accusés, des industriels civils de premier plan, étaient accusés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité parce qu’ils avaient, en tant qu’auteurs principaux et complices, ordonné, encouragé, participé de leur plein gré et eu partie liée avec des plans et des entreprises d’asservissement et de déportation de civils des territoires occupés, d’asservissement des prisonniers des camps de concentration et d’utilisation des prisonniers de guerre pour des travaux directement en rapport avec les opérations de guerre. Plus précisément, il était reproché aux accusés d’avoir mis à profit les programmes de travaux forcés pour employer des dizaines de milliers de prisonniers dans les entreprises industrielles qu’ils possédaient, contrôlaient ou influençaient382.

360. Le Tribunal a acquitté quatre des accusés mais déclaré coupables Weiss et Flick, le premier pour sa participation volontaire avérée au programme de travaux forcés, le second, qui contrôlait l’entreprise industrielle en question et était le supérieur du premier, pour sa "connaissance et (son) approbation" des actes de Weiss, ainsi qu’il est dit simplement dans le jugement383. Notant cette absence de raisonnement explicite, la Commission des Nations Unies pour les crimes de guerre a observé qu’il "semblait clair" que le Tribunal avait conclu à la culpabilité de Flick au nom de la responsabilité du supérieur hiérarchique du fait de ses subordonnés qu’il a le devoir d’empêcher384.

361 De même, dans l’affaire Roechling,385 le Tribunal supérieur du gouvernement militaire de la zone française d’occupation en Allemagne, statuant en appel, a déclaré pénalement responsables des supérieurs civils pour avoir maltraité les personnes forcées de travailler dans l’industrie allemande. Les accusés étaient dans cette affaire au nombre de cinq, tous cadres dirigeants dans l’usine sidérurgique de Roechling à Voelklingen. Quatre d’entre eux étaient accusés, notamment, d’avoir "fait travailler sous la contrainte des ressortissants de pays à l’époque occupés, prisonniers de guerre et déportés, qui, sur leur ordre ou avec leur aval, subissaient des mauvais traitements" (version non officielle)386. Dans son arrêt en appel le tribunal a précisé les charges qui pesaient sur ces accusés en ces termes :

Herman Roechling et les autres membres du directoire des usines Voeklingen ne sont pas accusés d’avoir ordonné cet horrible traitement mais de l’avoir permis et assurément d’y avoir apporté leur soutien et, en outre, de ne pas avoir fait tout leur possible pour y mettre fin387.

362. Estimant que trois des accusés avaient une autorité suffisante pour intervenir en faveur des déportés, le tribunal les a déclarés coupables par omission.

363. Ainsi, force est de conclure que le principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique inscrit à l’article 7 3) ne s’appliquait pas seulement aux chefs militaires mais aussi à toute personne civile investie d’une autorité hiérarchique.

b) Le concept de supérieur

364. La Chambre de première instance en vient maintenant à examiner l’élément qui est au coeur même du concept de responsabilité du supérieur hiérarchique pour omission, à savoir le lien de subordination.

365. Comme il a été dit plus haut, la Défense estime qu’il faut d’abord et avant tout faire la distinction entre, d’une part, les commandants et, d’autre part, les autres types de supérieurs (y compris les non-commandants qui ont un grade supérieur à celui des auteurs des infractions primaires). Elle s’en explique par une citation :

Les "commandants" sont ceux qui peuvent, de leur propre chef et en leur nom personnel, donner des ordres aux hommes des unités qu’ils commandent, qu’elles soient grandes (division, corps d’armée) ou petites (section, compagnie). Cependant, à moins que les unités soient de petite taille, un commandant ne peut agir efficacement sans des auxiliaires qui le renseignent sur l’état de ses troupes, les intentions de l’ennemi et le lieu où il se trouve et d’autres circonstances qui, toutes ensemble, fondent ses décisions et ses ordres. Ces auxiliaires constituent un "état-major" qui est d’autant plus étoffé que l’unité est plus importante et qui est coiffé par un chef d’état-major. Ce dernier peut être officier de haut rang et sa fonction très importante, mais il ne peut donner des ordres (si ce n’est à ses propres subordonnés de l’état-major) qu’au nom du commandant de l’unité388.

366. Ce texte est à rapprocher de la définition qui a été donnée du poste et des devoirs du chef d’état-major dans l’affaire du Haut commandement :

Les officiers d’état-major ne sont pas investis d’un pouvoir hiérarchique hormis dans des domaines limités. Les officiers subalternes de l’état-major agissent normalement en passant par les chefs d’état-major. Le chef d’état-major dans tout commandement est l’officier le plus proche, officiellement du moins, du commandant. Il a pour rôle de s’assurer que les désirs de son commandant sont exaucés. Il est de son devoir de tenir son commandant informé de ce qui se passe dans sa région. Il a pour tâche de veiller à que le commandant soit déchargé de certains détails et des affaires courantes, à ce qu’une doctrine ait été annoncée et à ce que les méthodes et procédures à suivre pour mettre en oeuvre cette doctrine soient bien appliquées. Sa sphère d’action et ses activités personnelles varient selon la nature et les intérêts de son commandant; leur importance est fonction du poste et des attributions du commandant389.

367. Dans le même ordre d’idées, les tribunaux militaires américains ont, dans les affaires des otages et du haut commandement, jugé que, si les chefs d’état-major peuvent être tenus pour pénalement responsables de leurs propres actes, ils ne sauraient être incriminés du fait de la responsabilité du supérieur hiérarchique390. Il a été jugé dans l’affaire des otages que :

Les officiers d’état-major constituent un chaînon indispensable dans la chaîne de leur exécution finale. Si l’idée de base est criminelle au regard du droit international, l’officier d’état-major qui lui donne lui-même ou par l’entremise de ses subordonnés la forme d’un ordre militaire ou qui prend des mesures pour s’assurer qu’il a bien été transmis aux unités où il devait prendre effet commet un crime au regard du droit international.

Le chef d’état-major n’ayant pas de pouvoir hiérarchique dans la chaîne de commandement, un ordre portant sa signature n’a pas d’autorité pour les subordonnés dans cette chaîne. Un chef d’état-major n’est pas responsable du mauvais usage du pouvoir hiérarchique.

En l’absence de toute participation aux ordres criminels ou à leur exécution au sein du commandement, la responsabilité du chef d’état-major n’est pas engagée au pénal par les crimes qui y sont commis. Il n’a pas de pouvoir hiérarchique sur les unités subordonnées. Tout ce qu’il peut faire en pareil cas c’est d’attirer l’attention de son commandant sur ces questions. Le pouvoir hiérarchique et la responsabilité qui s’y attache échoient en définitive au commandant391.

368. Si les deux affaires viennent donc conforter l’idée que la responsabilité du supérieur suppose un pouvoir hiérarchique, on peut penser que la décision du Tribunal de Tokyo de déclarer coupable le général de corps d'armée Akira Muto est de nature à brouiller les idées. Muto était officier d’état-major sous les ordres du général Iwane Matsui à l’époque de ce qui est désormais connu sous le nom du "viol de Nankin" et il a plus tard servi comme chef d’état-major auprès du Général Yamashita aux Philippines. Le tribunal a jugé que, s’il ne fait pas de doute que Muto avait connaissance des atrocités commises lorsqu’il était officier d’état-major, il ne pouvait à son niveau prendre des mesures pour y mettre fin et il ne pouvait dès lors être tenu pour pénalement responsable. Il a, en revanche, estimé qu’il en allait tout autrement lorsqu’il était chef d’état-major auprès de Yamashita :

Sa situation était alors très différente de celle qui était la sienne pendant le ''viol de Nankin'', Il était désormais en mesure de peser sur la politique. Alors qu’il servait comme chef d’état-major, les troupes japonaises ont mené une campagne de massacres, de tortures et d’autres atrocités contre les populations civiles; des prisonniers de guerre et des détenus civils ont été affamés, torturés et assassinés. MUTO partage la responsabilité de ces graves infractions aux lois de la guerre. Nous rejetons l’argument qu’il a présenté pour sa défense, argument selon lequel il ne connaissait rien de ce qui se passait. C’est totalement invraisemblable392

369. Dans cette affaire, un chef d’état-major officiellement sans aucun pouvoir hiérarchique a été apparemment tenu pour responsable sur la base de la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique. Au moins un éminent commentateur a tiré argument de cette affaire pour soutenir que des personnes sans aucun pouvoir hiérarchique, comme les conseillers auprès d’une unité militaire, peuvent être tenues pénalement responsables sur la base de la responsabilité du supérieur hiérarchique. Quoique n’ayant pas le pouvoir de contrôler la conduite des forces en question, ces personnes seraient, en effet, tenues d’utiliser tous les moyens à leur disposition pour prévenir la perpétration de crimes de guerre (elles pourraient ainsi protester auprès du chef de l’unité, avertir le chef immédiat ou, en dernier ressort demander à être déchargées de leurs fonctions dans l’unité en question)393

370. Si la question donc ne fait pas l’unanimité, la Chambre de première instance estime qu'un pouvoir hiérarchique est une condition préalable et nécéssaire à la mise en oeuvre de la responsabilité du supérieur. Cependant, cette affirmation doit être tempérée par le constat que l’existence d’un tel pouvoir ne peut s’induire du seul titre officiel. Le facteur déterminant est la possession ou non d’un réel pouvoir de contrôle sur les agissements des subordonnés. Ainsi, le titre officiel de commandant ne saurait être considéré comme une condition préalable et nécessaire à la mise en oeuvre de la responsabilité du supérieur hiérarchique, celle-ci pouvant découler de l’exercice de fait, comme en droit, des fonctions de commandant.

371. Si le libellé du Statut ne donne guère d’indications en la matière, il est clair que le terme de "supérieur" est suffisamment large pour englober un poste de responsabilité fondé sur l’existence de pouvoirs de contrôle de fait. On retrouve le même terme dans l’article 86 du Protocole additionnel I, lequel établit, à l'article 87, que l’obligation du commandant de prévenir les infractions aux Conventions de Genève s’étend, par delà les subordonnés, aux "autres personnes sous son autorité". Concernant ce type de supérieur, le lien de subordination est défini dans le Commentaire des Protocoles additionnels par référence au concept de "subordination indirecte", par opposition au lien de subordination direct qui unirait le commandant tactique à ses troupes394. Parmi les exemples de lien de subordination indirect qu’il donne, ce Commentaire relève que :

Si, sur le territoire national, la population civile s’en prend à des prisonniers de guerre et les menace de mauvais traitements, le commandant militaire qui est responsable de ces prisonniers a l’obligation d’intervenir et de prendre les mesures qui s’imposent alors même que cette population n’est pas formellement placée sous son autorité395.

372. L’examen des précédents judiciaires existants montre que les chefs de forces armées régulières ont été à l’occasion tenus pénalement responsables pour ne pas avoir prévenu ou sanctionné les agissements criminels de personnes qui, dans la chaîne de commandement, ne se trouvent pas officiellement sous leurs ordres. Ainsi, dans les affaires des otages et du haut commandement, il a été admis que les chefs chargés des territoires occupés pouvaient être déclarés responsables des crimes de guerre commis par des troupes ne se trouvant pas sous leurs ordres à l’encontre des civils et prisonniers de guerre396. Comme le tribunal l’a fait observer dans l’affaire des otages :

La question de la subordination des unités qui fonde la responsabilité pénale devient importante dans le cas d’un chef militaire qui n’a qu’un commandement tactique. Cependant, s’agissant du général commandant des territoires occupés chargé de maintenir la paix et l’ordre, de punir les crimes et de protéger les vies et les biens, la question de la subordination est relativement mineure. Sa responsabilité est générale et ne se limite pas au contrôle des unités directement sous ses ordres397

373. De même, la conclusion à laquelle sont parvenus les Juges dans l’affaire du haut commandement, à savoir qu’un commandant peut être tenu pénalement responsable pour ne pas avoir empêché l’exécution d’un ordre illégal donné par ses supérieurs et transmis à ses subordonnés indépendants de lui398, indique que le pouvoir juridique de diriger ses subordonnés n’est pas une condition absolue pour mettre en oeuvre la responsabilité du supérieur hiérarchique. De même, on peut considérer qu’en déniant à la division théorique entre pouvoir opérationnel et pouvoir administratif l’importance qu’on lui prêtait, le tribunal saisi de l’affaire Toyoda a accrédité l’idée que les commandants sont tenus de prendre des mesures pour empêcher les troupes qu’ils contrôlent de commettre des crimes de guerre même s’ils n’ont pas officiellement le pouvoir de le faire. Un officier investi d’un seul pouvoir opérationnel et non administratif n’a pas officiellement compétence pour prendre les mesures administratives nécessaires au maintien de la discipline. Cependant, le tribunal saisi de l’affaire Toyoda a estimé que, "de l’avis des militaires tournés vers l’action, la responsabilité de la discipline ne saurait, dans les situations auxquelles est confronté le chef des combats, incomber à d’autres qu’à lui-même"399

374. De même, il convient de considérer que dans l’affaire Pohl400, la reconnaissance de la culpabilité de l’accusé Karl Mummenthey, officier de la Waffen SS à la tête d’un important établissement industriel employant des prisonniers de camps de concentration, se justifie par le pouvoir de contrôle de fait qu’il détenait. Mis en cause pour le traitement réservé aux travailleurs, Mummenthey a fondé en partie sa défense sur l’idée que c’étaient les gardiens des camps de concentration sur lesquels il n’avait aucun contrôle (et dont il ne pouvait, par conséquent, avoir à répondre) qui avaient maltraité les prisonniers. Le tribunal a rejeté cette argumentation en faisant valoir que :

Mummenthey a pour stratégie de se présenter comme un homme d’affaires privé n’ayant rien à voir avec la sévérité et la rigueur de la discipline des SS non plus qu’avec la vie quotidienne des camps de concentration. Cette présentation des faits n’est pas convaincante. Mummenthey a été une figure importante, un rouage du système des camps de concentration et, en qualité d’officier SS, il exerçait un pouvoir militaire de commandement. Si des abus survenaient dans les branches d’activité qu’il contrôlait, il était bien placé non seulement pour le savoir mais aussi pour faire quelque chose. Il assistait de temps à autre aux réunions des chefs des camps de concentration qui faisaient le tour de tous les problèmes de la vie quotidienne des camps comme les affectations, les rations, les vêtements, les quartiers, le traitement des prisonniers, les punitions401.

375. De même, comme il a été dit plus haut, la reconnaissance par le Tribunal de Tokyo de la culpabilité du Général Akiro Muto à raison des faits survenus pendant qu’il était chef d’état-major auprès du général Yamashita montre que le pouvoir d’influence, indépendamment de tout pouvoir officiel de commandement, suffisait de son point de vue à mettre en oeuvre la responsabilité du supérieur hiérarchique402.

376. La mise en oeuvre de la responsabilité pour omission de civils investis d’une autorité indique également que ces personnes peuvent avoir à répondre de crimes commis par des individus sur lesquels ils n’ont officiellement que peu ou pas de pouvoirs au regard de la loi nationale. Ainsi, il a été relevé que le Tribunal de Tokyo a reconnu le Ministre des affaires étrangères Koki Hirota coupable de crimes de guerre du fait de sa responsabilité de supérieur hiérarchique bien qu’il n’ait pas eu au regard de la loi le pouvoir de réprimer les crimes en question403. Le tribunal a jugé qu’Hirota avait fait preuve de négligence dans l’exercice de ses fonctions dans la mesure où il n’avait pas ''insisté'' auprès du gouvernement pour que des mesures soient prises sans attendre afin de mettre un terme aux crimes; les termes qu’il a employés évoquent du reste plus un pouvoir de persuasion qu’un pouvoir officiel d’ordonner certaines mesures404. Par ailleurs, il faut envisager l’affaire Roechling comme un exemple de mise en oeuvre de la responsabilité du supérieur hiérarchique du fait des pouvoirs de contrôle que détenaient de facto des dirigeants industriels civils. Alors que les accusés ont été dans cette affaire reconnus coupables pour ne pas avoir, notamment, pris de mesures pour mettre fin aux mauvais traitements infligés par des membres de la Gestapo à des travailleurs réquisitionnés, il n’est nulle part suggéré que l’accusé avait officiellement le pouvoir de donner des ordres au personnel relevant de la Gestapo. Au contraire, le jugement parle de pouvoirs "suffisants" , un terme qui n’est pas ordinairement employé à propos du pouvoir hiérarchique officiel mais pour décrire un certain degré d’influence (officieuse). Cette idée est corroborée par le raisonnement que tient dans cette affaire le tribunal de première instance, lequel, répondant à l’un des accusés qui faisait valoir qu’il ne pouvait pas donner des ordres à la police de l’entreprise et au personnel d’un camp pénitentiaire puisqu’ils étaient aux ordres de la Gestapo, rappelle qu’il est le gendre d’Herman Roechling, ce qui, manifestement, ne lui confère qu’une influence de fait qui pouvait, toutefois, lui permettre d’obtenir de la police de l’usine des meilleures conditions de traitement pour les travailleurs405.

377. Si la Chambre de première instance estime dès lors qu’un supérieur, qu’il soit militaire ou civil, peut, eu égard à ses pouvoirs de fait, être tenu responsable en vertu du principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique, il ne faudrait pas perdre de vue ce qui fonde cette responsabilité. La doctrine du supérieur hiérarchique repose en dernière analyse sur le pouvoir du supérieur de contrôler les agissements de ses subordonnés. Le supérieur a le devoir de faire usage de ses pouvoirs pour empêcher ses subordonnés de commettre des crimes ou les punir d’en avoir commis et la doctrine le tient pour pénalement responsable dès lors qu’il ne le fait pas avec la diligence voulue. Il s’ensuit qu’il y a un seuil en deçà duquel les personnes n’ont plus le pouvoir de contrôle nécessaire sur les auteurs des infractions et ne peuvent plus dès lors être considérées comme des supérieurs au sens de l’article 7 3) du Statut. Si la Chambre de première instance doit à tout moment être consciente des réalités d’une situation donnée et prête à percer les voiles du formalisme derrière lesquels peuvent s’abriter les principaux responsables d’atrocités, elle doit prendre garde de ne pas commettre d’injustices en tenant des hommes responsables du fait d’autrui en l’absence de tout contrôle ou d’un contrôle véritable.

378. La Chambre de première instance estime donc que, pour que le principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique soit applicable, il faut que le supérieur contrôle effectivement les personnes qui violent le droit international humanitaire, autrement dit qu’il ait la capacité matérielle de prévenir et de sanctionner ces violations. Etant entendu qu'il peut s'agir aussi bien d'un pouvoir de facto que d'un pouvoir de jure, elle s’accorde avec la Commission de droit international pour admettre que la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique ne s’étend aux supérieurs civils que pour autant qu’ils aient le même contrôle sur leurs subordonnés que les chefs militaires406

c) L’élément moral : il savait ou avait des raisons de savoir

i) Arguments des Parties

379. L’Accusation affirme que l’élément moral exigé aux termes de l’article 7 3) peut être établi de diverses façons :

1) connaissance réelle établie par des preuves directes; ou
2) connaissance réelle établie par des preuves circonstancielles (la connaissance étant présumée lorsque les crimes des subordonnés sont de notoriété publique, sont nombreux, s’étalent sur une longue période ou ont eu pour cadre une vaste zone géographique); ou
3) désintérêt injustifiable pour des informations de caractère général portant à conclure que les subordonnés ont effectivement pu ou pourraient commettre des crimes ou renonciation à les obtenir alors qu’elles étaient raisonnablement accessibles au supérieur. Est ainsi visée l’ignorance qui résulte d’un manque de surveillance des subordonnés407.

380. La Défense fait observer que l’article 7 3) définit l’élément moral en des termes peu clairs (savait ou avait des raisons de savoir) et que la norme ainsi posée est sensiblement moins rigoureuse que celle énoncée à l’article 86 du Protocole additionnel I. Elle en conclut que c’est cette dernière norme qui devrait être appliquée pour interpréter le Statut. Elle fait valoir que le texte français du Protocole additionnel (dont elle considère qu’il devrait s’imposer de préférence au texte anglais) exige que le supérieur possède des informations lui permettant de conclure que des subordonnés avaient commis des infractions au droit de la guerre. Elle soutient que, si la Chambre de première instance devait appliquer la norme la moins rigoureuse (''savait ou avait des raisons de savoir''), se poserait le problème de la légalité (pas de crime sans texte de loi) dans la mesure où la responsabilité pénale reposerait sur un élément cognitif qui est moins exigeant qu’il ne l’était à l’époque où les faits rapportés dans l’acte d’accusation sont censés avoir eu lieu. Ainsi, la Défense propose d’harmoniser les deux normes en interprétant l’article 7 3) comme signifiant que le supérieur savait ou avait des raisons de savoir uniquement lorsqu’il possèdait des informations lui permettant de conclure qu’une infraction a été commise.

381. La Défense soutient encore qu’il faut apprécier la nature et la portée des renseignements accessibles au supérieur pour déterminer si celui-ci possédait des informations lui permettant de conclure que des crimes de guerre ont été commis. La Défense admet que cela peut être établi par des preuves circonstancielles telles que le fait que le supérieur exerce un pouvoir exécutif sur une région où les crimes sont fréquents et répandus ou au sujet de laquelle des sources fiables ont rapporté des crimes au quartier général dudit supérieur. La Défense estime qu’à défaut de telles informations, il doit exister des raisons de penser que le supérieur a encouragé les écarts de conduite de ses subordonnés en ne s’informant pas et en n’intervenant pas, ce qui suppose de sa part un manquement grave à ses devoirs de nature à constituer une décision délibérée et injustifiée de ne tenir aucun compte des crimes408.

382. L’Accusation répond à cela en niant que l’application de la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique telle qu’elle est consacrée par l’article 7 3) met en cause le principe "nullum crimen sine lege". Elle affirme que la formule retenue dans le Statut "savait ou avait des raisons de savoir" doit s’interpréter de la même façon que la norme applicable aux termes du droit humanitaire existant et, en particulier, du Protocole I. Elle estime, toutefois, que cette norme n’exige pas que l’accusé ait effectivement en sa possession des informations lui permettant de conclure que des violations sont sur le point d’être commises ou ont été commises. Un supérieur est tenu de trouver et d’obtenir toute l’information possible, ce qui suppose qu’il surveille comme il se doit ses subordonnés et il ne saurait ignorer d’une manière injustifiable les informations qui lui sont raisonnablement accessibles. L’Accusation déclare qu’"il n’est pas besoin que l’information porte à conclure ou que le supérieur ait effectivement conclu que des infractions seront commises ou ont été commises. Il suffit que le supérieur aurait dû conclure en la circonstance à la probabilité de telles infractions ou que les informations en laissent pressentir l’éventualité"409.

ii) Discussion et conclusions

383. La doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique n’établit pas une stricte responsabilité du supérieur qui n’a pas empêché ses subordonnées de commettre des crimes ou qui ne les a pas punis pour en avoir commis. Au contraire, l’article 7 3) dispose qu’un supérieur ne peut être tenu responsable que s’il savait ou avait des raisons de savoir que ses subordonnés s’apprêtaient à commettre ou avaient commis les crimes visés par les articles 2 à 5 du Statut. Une interprétation de cet article à la lumière du contenu de la doctrine en droit coutumier conduit la Chambre de première instance à conclure qu’un supérieur peut avoir l’intention coupable nécessaire pour engager sa responsabilité lorsque 1) il savait effectivement, compte tenu des preuves directes ou circonstancielles dont il disposait, que ses subordonnés commettaient ou s’apprêtaient à commettre les crimes visés aux articles 2 à 5 du Statut, ou 2) qu’il avait en sa possession des informations de nature, pour le moins, à le mettre en garde contre de tels risques dans la mesure où elles appelaient des enquêtes complémentaires pour vérifier si de tels crimes avaient été ou non commis ou étaient sur le point de l'être.

a) Connaissance effective

384. S’agissant de la connaissance effective, l’Accusation affirme que la présomption est de règle lorsque les crimes des subordonnés sont de notoriété publique, sont nombreux, s’étalent sur une longue période et ont pour cadre une vaste zone géographique. Cependant, les textes qu’elle cite ne suffisent pas à accréditer cette idée. L’Accusation invoque, entre autres, à l’appui de ses dires, l’affaire du Général Yamashita. Or, un examen des conclusions de la Commission militaire ne corrobore pas cet argument. En fait, la nature de l’intention coupable prêtée au Général Yamashita ne ressort pas d’emblée de la décision de la Commission. La Commission des Nations Unies pour les crimes de guerre a commenté ainsi cette décision

les crimes dont il est établi qu’ils ont été commis par les troupes de Yamashita s’inscrivaient dans un cadre spatio-temporel si large qu’on peut considérer ou bien qu’ils créent la présomption que l’accusé en avait connaissance ou bien qu’ils apportent la preuve qu’il a manqué à l’obligation qui était la sienne de s’informer sur la conduite de ses troupes410.

385. Le Commentaire des Protocoles additionnels sur lequel l’Accusation s’appuie cite également dans le même ordre d’idées l’affaire du haut commandement et le jugement du Tribunal de Tokyo411 dont, pourtant, aucun ne conclut clairement à l’existence d’une règle générale en matière de présomption. Si, dans l’affaire du Haut commandement, le Tribunal a jugé qu’il fallait présumer que les nombreux rapports qui avaient été adressés au quartier général sur les exécutions illégales avaient été portés à l’attention de l’accusé von Kuechler412, cette affaire ne permet pas de conclure, à l’instar de l’Accusation, à l’existence d’une règle plus générale en matière de présomption. En revanche, le Tribunal a rejeté explicitement dans cette affaire l’argument selon lequel, compte tenu de l’ampleur des atrocités commises et des communications qui étaient à leur disposition, on peut estimer que tous les accusés devaient avoir connaissance des activités illégales qui étaient menées dans la région de leur ressort. Le Tribunal a déclaré qu’on ne pouvait retenir une telle présomption et que la question de la connaissance des supérieurs devait être tranchée eu égard aux éléments de preuve se rapportant à chacun des accusés413.

386. La Chambre de première instance estime donc qu’en l’absence de preuves directes, on ne saurait présumer que le supérieur avait connaissance des infractions commises par ses subordonnés et qu’il faut l’établir à l’aide de preuves circonstancielles. Pour savoir si, malgré ses dénégations, le supérieur devait avoir connaissance des actes de ses subordonnés, la Chambre de première instance peut prendre en compte, notamment, les divers indices énumérés par la Commission d’experts dans son rapport final, à savoir :

a) le nombre d’actes illégaux;
b) le type d’actes illégaux;
c) la portée des actes illégaux;
d) la période durant laquelle les actes illégaux se sont produits;
e) le nombre et le type de soldats qui y ont participé;
f) les moyens logistiques éventuellement mis en oeuvre;
g) le lieu géographique des actes;
h) le caractère généralisé des actes;
i) la rapidité des opérations;
j) le modus operandi d’actes illégaux similaires;
k) les officiers et les personnels impliqués;
l) le lieu où se trouvait le commandant quand les actes ont été accomplis414

b) "il avait des raisons de savoir"

387. S'agissant de cette norme morale, la Chambre de première instance part de l’idée qu’un supérieur ne saurait ignorer délibérément les agissements de ses subordonnés. Il ne fait pas de doute qu’un supérieur qui ignore tout simplement les informations qu’il a effectivement en sa possession et qui devraient l’amener à conclure que ses subordonnés commettent ou sont sur le point de commettre des crimes manque gravement à ses devoirs et peut être à ce titre tenu pour pénalement responsable en application de la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique. En revanche, l’incertitude demeure lorsque, faute d’avoir surveillé correctement ses subordonnés, le supérieur ne dispose pas de ces informations.

388. Il est à noter à cet égard que la jurisprudence de l’immédiat après-guerre affirme que les supérieurs ont l’obligation de se tenir informés des activités de leurs subordonnés. En fait, l’idée qui se dégage de ces décisions est que le supérieur ne saurait tirer argument de son ignorance pour sa défense si, selon les termes du jugement de Tokyo, "il avait eu le tort de ne pas s’informer"415.

389. Ainsi, dans l’affaire des otages, le tribunal a estimé que, dans les territoires occupés, un commandant

est chargé de suivre ce qui se passe sur son territoire. Il peut exiger des rapports sur tous les faits qui entrent dans son domaine de compétence et, si ces rapports sont incomplets ou autrement insatisfaisants, il est tenu de demander un complément d’information sur tous les faits intéressants. S’il ne demande pas et n’obtient pas d’informations complètes, il manque à ses devoirs et il ne peut arguer de sa propre négligence416.

De même, dans le procès de l’Amiral Toyoda, le tribunal a déclaré que le principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique s’applique au supérieur qui "avait connaissance ou aurait dû avoir connaissance (des atrocités commises par ses subordonnés) s’il avait fait preuve de suffisamment de diligence"417. Dans l’affaire Poh également, le tribunal, décrivant la position de Mummenthey comme l’expression d’une "naïveté affectée ou criminelle"418, a estimé que celui-ci ne dégageait pas sa responsabilité en affirmant qu’il ne savait pas ce qui se passait dans les camps de travail et les entreprises qui relevaient de lui puisqu’aussi bien "c’était son devoir de savoir"419. De même, dans l’affaire Roechling, le tribunal a, sous le titre "le moyen de défense tiré de l’ignorance", déclaré que :

aucun supérieur ne peut soulever ce moyen de défense indéfiniment car il est de son devoir de s’informer de ce qui se passe dans son organisation et l’ignorance ne peut dès lors être le fruit que d’une négligence criminelle"420.

390. Si cet ensemble de précédents peut sembler conforter la position de l’Accusation, la Chambre de première instance est tenue d’appliquer le droit coutumier tel qu’il existait au moment des faits allégués. Elle doit donc, dans son interprétation de l’article 7 3), prendre pleinement en compte, outre ces précédents, la norme établie par l’article 86 du Protocole additionnel I.

391. L’article 86 a été profondément remanié durant la rédaction du Protocole et la Chambre de première instance relève que ses rédacteurs se sont explicitement opposés à l’insertion d’une norme morale en vertu de laquelle un supérieur aurait été tenu pour responsable des agissements de ses subordonnés s’il aurait dû en avoir connaissance. Ainsi, non seulement il y a eu rejet du projet du CICR aux termes duquel les supérieurs auraient été tenus pour responsables des agissements de leurs subordonnés "s’ils avaient su ou auraient dû savoir qu’ils commettaient ou commettraient une infraction et s’ils n’avaient pas pris les mesures qui étaient en leur pouvoir pour prévenir ou réprimer le méfait"421 mais la version modifiée proposée par les États-Unis ("s’ils savaient ou auraient dû raisonnablement savoir dans les circonstances de l’époque") n’a pas non plus été acceptée422.

392. Lorsqu’on en vient à considérer le texte final, des problèmes d’interprétation se posent si l’on compare la version anglaise et la version française. Le texte anglais "information which should have enabled them to conclude" est rendu en français par la formule "les informations leur permettant de conclure" et non pas par:"des informations qui auraient dû leur permettre de conclure", ce qui aurait été la traduction littérale. D’aucuns ont avancé l’idée que cette discordance introduisait une distinction entre le texte anglais dont on a dit qu’il posait deux conditions, l’une objective (que le supérieur ait certaines informations), l’autre subjective (il aurait dû tirer certaines conclusions des informations auxquelles il avait accès) et la version française qui énonce une seule condition, objective423. La Chambre de première instance relève, toutefois, que cette discordance dans les termes a donné lieu à discussion lors de l’élaboration du Protocole, les délégués déclarant expressément qu’elle ne touchait pas au fond424.

393. Une interprétation des termes de cette disposition en accord avec leur sens ordinaire amène donc à la conclusion, confirmée par les travaux préparatoires, qu’un supérieur ne peut être tenu pour pénalement responsable que s’il avait à sa disposition des informations particulières l’avertissant des infractions commises par ses subordonnés. Ces informations ne doivent pas nécessairement être telles que, par elles-mêmes, elles suffisent à conclure à l’existence de tels crimes. Il suffit que le supérieur ait été poussé à demander un complément d’information ou, en d’autres termes, qu’il ait paru nécessaire de mener des enquêtes complémentaires pour vérifier si les subordonnés commettaient ou s’apprêtaient à commettre des infractions. Cette norme, qui doit être considérée comme reflétant le droit coutumier à l'époque des faits rapportés dans l’Acte d’accusation, est dès lors déterminante pour l’interprétation de l’élément moral établi par l’article 7 3). La Chambre de première instance ne se prononce donc pas sur l’état actuel du droit coutumier en ce domaine. Il peut être noté toutefois que, s’agissant de la responsabilité des chefs militaires, le Statut de Rome de la Cour pénale internationale dispose qu’un chef militaire peut être tenu pénalement responsable des crimes commis par des forces placées sous son commandement et son contrôle effectifs ou sous son autorité et son contrôle effectifs lorsqu’il n’a pas exercé le contrôle qui convenait sur ces forces dans les cas où il savait ou aurait dû savoir qu'elles commettaient ou allaient commettre ces crimes425.

d) Mesures nécessaires et raisonnables

394. Tout supérieur hiérarchique est tenu de prendre toutes les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher ses subordonnés de commettre des infractions ou pour les punir s’ils en ont commis. La Chambre de première instance est d’avis que l’appréciation des mesures prises par un supérieur pour déterminer s’il a fait son devoir est si inextricablement liée aux faits propres à chaque affaire que toute tentative de formuler dans l’abstrait une norme générale n’aurait aucun sens.

395. Il faut reconnaître, toutefois, que le droit international ne peut obliger un supérieur à faire l’impossible. Aussi un supérieur ne peut-il être tenu responsable que pour ne pas avoir pris les mesures qui étaient en son pouvoir. La question se pose donc de savoir quelles mesures doivent être considérées comme étant en son pouvoir. Corollaire de la norme adoptée par la Chambre de première instance concernant le concept de supérieur, nous concluons qu’un supérieur devrait être tenu responsable pour ne pas avoir pris les mesures qui étaient dans ses capacités matérielles. La Chambre de première instance ne suit donc pas la CDI sur ce point et estime qu’un supérieur peut être tenu pour pénalement responsable lors même qu’il n’avait pas officiellement, juridiquement, le pouvoir de prendre les mesures nécessaires pour prévenir ou sanctionner le crime en question426.

e) Lien de causalité

396. Comme il a été noté plus haut en a), la Défense affirme l’existence d’une condition distincte : il doit exister un lien de causalité. Elle soutient que, si l’omission du supérieur n’est pas à l’origine de l’infraction, celui-ci ne peut être responsable pénalement du fait de ses subordonnés. Elle estime qu’il en va également ainsi lorsque le commandant ne sanctionne pas une infraction puisqu’on peut faire valoir que cette forme d’omission est la cause d’infractions futures427.

397. L’Accusation conteste de son côté que la causalité soit un élément de la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique. Elle assure que les supérieurs peuvent être jugés responsables s’ils n’ont pas pris les mesures qui étaient en leur pouvoir pour prévenir ou punir les violations et elle estime qu’il n’est pas besoin de prouver que chacune des violations procède directement de leur omission. Elle fait valoir que c’est d’autant plus vrai que beaucoup de supérieurs à différents échelons peuvent être jugés responsables des agissements de leurs subordonnés dans leur sphère de compétence propre, que leur omission soit ou non à l’origine des infractions. Elle soutient encore que l’exigence d’un lien de causalité interdirait la mise en oeuvre de la responsabilité du supérieur pour omission, laquelle ne peut naître qu’après l'infraction. Elle fait observer que, logiquement, un supérieur ne pourrait être tenu responsable des agissements passés de ses subordonnés si un lien de cause à effet est exigé entre ces agissements et l’absence de sanctions de la part du supérieur429.

398. Nonobstant la place centrale qu’occupe le principe de causalité en droit pénal, l’existence d’un lien de cause à effet n’est traditionnellement pas considérée comme la condition sine qua non pour engager la responsabilité pénale d’un supérieur coupable de ne pas avoir empêché ses subordonnés de commettre des infractions ou de ne pas les en avoir punis. Ainsi, la Chambre de première instance n’a pas trouvé dans la jurisprudence non plus que (à une exception près) dans l’abondante littérature consacrée au sujet de quoi justifier l’exigence de la preuve d’un lien de causalité comme élément distinct de la responsabilité du supérieur hiérarchique.

399. Cela ne veut pas dire que, théoriquement, le principe de causalité ne trouve pas d’application dans la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique; la responsabilité des supérieurs est, en effet, liée à l’absence de mesures de la part de ceux-ci pour prévenir les crimes de leurs subordonnés. En fait, on peut considérer que l’exigence de crimes commis par les subordonnés et de l’absence de mesures de la part du supérieur pour les prévenir emporte reconnaissance de la nécessité d’un lien de causalité. En pareil cas, on peut penser qu’il y a un lien de causalité entre le supérieur et les infractions dans la mesure où il n’y aurait pas eu d’infractions si le supérieur avait fait son devoir.

400. En revanche, si un lien de causalité entre l’absence de mesures de la part du commandant pour sanctionner les crimes passés de ses subordonnés et la perpétration de nouveaux crimes à l’avenir est non seulement possible mais probable, l’Accusation relève à juste titre qu’aucune relation de cause à effet ne peut exister entre une infraction commise par un subordonné et le défaut subséquent de sanctions. L’existence même du principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique pour omission reconnu par l’article 7 3) du Statut et le droit coutumier atteste de l’absence d’une condition de causalité comme élément distinct de la doctrine de la responsabilité du supérieur hiérarchique.

_______________________

401. Après avoir examiné les dispositions applicables du Statut du Tribunal, la Chambre de première instance doit à présent analyser, dans le cadre de ces dispositions, chacune des infractions reprochées aux accusés. Avant de se livrer à cette analyse, elle se propose d’envisager les différents aspects de l’interprétation des lois pénales.

H. Interprétation des lois pénales

402. Les principes nullum crimen sine lege et nulla poena sine lege sont reconnus par les grands systèmes pénaux du monde comme étant des principes fondamentaux du droit pénal. Un autre principe fondamental est l’interdiction des lois pénales postérieures aux faits avec pour corollaire que l’application des lois pénales et des peines ne peut pas être rétroactive. Les termes doivent aussi être explicites et toute ambiguïté doit être bannie des lois pénales. Ces règles constituent les piliers sur lesquels repose le principe de la légalité. Si ces principes ne sont pas respectés, il ne peut y avoir incrimination.

403. Les principes de légalité susmentionnés existent et sont reconnus dans tous les grands systèmes de justice pénale du monde. Nul ne sait avec exactitude dans quelle mesure ils sont admis comme une partie intégrante de la pratique juridique internationale, séparée et distincte des systèmes juridiques internes. La raison en est, pour l’essentiel, que les modes d’incrimination sont différents dans les systèmes internes et dans les systèmes internationaux de justice pénale.

404. Alors que, dans les systèmes internes de justice pénale, le processus d’incrimination dépend de la loi qui fixe le moment à compter duquel la conduite est interdite et le contenu de l’interdiction, le système international de justice pénale atteint le même objectif par des traités ou des conventions, ou lorsque les mesures unilatérales d’interdiction prises par les États passent dans la coutume.

405. Dès lors, on pourrait supposer que les principes de légalité sont, en droit pénal international, différents de ce qu’ils sont dans les systèmes juridiques internes, pour ce qui est de leur application et de leurs normes. Ils semblent être caractérisés par leur objectif clair : tenir la balance égale entre la nécessité de faire preuve de justice et d’équité envers l’accusé et le besoin de préserver l’ordre mondial. À cette fin, l’État ou les États concernés doivent prendre en considération des facteurs tels que la nature du droit international, l’absence de politiques et de normes législatives internationales, les procédures ad hoc de la rédaction technique et l’hypothèse fondamentale selon laquelle les normes en droit pénal international seront transposées dans le droit pénal interne des différents États.

406. La conséquence de cette différence a été exprimé en des termes clairs par le Professeur Bassiouni :

[c]’est un truisme bien établi en droit international que de dire que, si un comportement donné est autorisé par le droit international général ou particulier, il perd son caractère criminel au regard du droit pénal international. Cependant, si une conduite donnée est interdite par le droit international général ou particulier, elle n’en est pas pour autant criminelle ipso jure. Le problème est donc d’établir une distinction entre le comportement interdit qui entre dans la catégorie des crimes définis par le droit et celui qui n’y entre pas430.

407. Cet exercice faisant partie de l’interprétation en général, et du droit pénal en particulier, nous en venons à présent aux principes généraux et à l’interprétation des dispositions pénales du Statut et du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international.

1. Moyens d’interpréter les lois pénales

408. Pour définir de façon incontestable le principe de la légalité, il faut admettre deux corollaires importants. Premièrement, les lois pénales doivent être interprétées de façon restrictive ; il s’agit là d’une règle générale qui remonte à la nuit des temps. Deuxièmement, les lois pénales ne peuvent pas être rétroactives. Ces règles viennent s’ajouter à l’obligation fondamentale et largement reconnue qui est faite à l’interprète de la loi, ou au juge, de donner, honnêtement et fidèlement, aux termes utilisés par le législateur leur signification première et un sens rationnel, et de servir les desseins de ce dernier. Cette règle semblerait être fondée sur le principe bien ancré selon lequel il appartient au législateur et non à la juridiction ou au juge de définir un crime et d’imposer sa sanction.

409. Une loi pénale est un texte par lequel le législateur entend infliger une peine à l’individu ou limiter sa liberté. On est sans aucun doute en droit d'attendre qu’il exprime en pareil cas son intention clairement et sans ambiguïté et qu’il ne permette pas qu’on puisse, à partir des mots qu’il a employés, faire des déductions douteuses. Il ne permettra pas non plus qu’on déduise ses intentions de termes non exprimés. L’intention devrait être manifeste.

410. La règle de l’interprétation restrictive veut que les termes d’une disposition soient interprétés de façon à ne pas faire entrer dans son champ d’application des cas que tant le sens raisonnable des mots que l’esprit et la portée du texte porteraient à exclure. Lorsque l’on interprète une loi pénale, il ne faut pas faire violence au texte pour pouvoir l’appliquer à des personnes qui n’étaient pas expressément visées. On admet que si le législateur n’a pas utilisé de termes suffisamment généraux pour englober, dans son interdiction, tous les cas qui auraient dû naturellement être couverts, l’interprète ne peut leur donner un sens extensif. Il peut uniquement déterminer si tel ou tel cas est visé par la loi, en interprétant les termes explicites.

411. La règle de l’interprétation restrictive veut qu’aucun cas n’entre dans le champ d’application d’une loi s’il ne réunit pas tous les éléments, - moralement importants ou non -, nécessaires pour que le crime tel que défini par le texte soit constitué. En d’autres termes, une interprétation restrictive commande de ne considérer un crime comme établi que s’il réunit tous les éléments essentiels prévus par la loi.

412. Les juridictions ont toujours eu pour règle de ne pas réparer les omissions constatées dans les lois lorsqu’elles peuvent être considérées comme délibérées. Il semblerait toutefois que, lorsque l’omission est accidentelle, il est d’usage de rétablir les termes manquants pour donner au texte le sens que le législateur entendait lui donner. Le but premier quand on interprète une disposition pénale, ou autre, est de s’assurer de l’intention du législateur. La règle de l’interprétation restrictive n’est pas enfreinte si l’on donne à l’expression sa pleine signification ou un autre sens plus en accord avec l’intention du législateur et traduisant mieux cette intention.

413. L’interprétation restrictive des dispositions d’une loi pénale a pour conséquence que, lorsqu’un terme équivoque ou une phrase ambiguë fait naître un doute raisonnable quant à sa signification, doute que le règles d’interprétation ne peuvent dissiper, c’est le sujet qui doit en bénéficier et non le législateur qui ne s’est pas exprimé clairement431. C’est la raison pour laquelle les textes pénaux ambigus doivent être interprétés contre celui qui l’a rédigé (contra proferentem).

2. Interprétation du Statut et du Règlement

414. Il est évident que la compétence ratione materiae du Tribunal repose sur les dispositions du droit international432. Par conséquent, diverses sources du droit international seront utilisées, comme celles énumérées à l’article 38 du Statut de la Cour internationale de Justice, à savoir les conventions internationales, la coutume internationale et les principes généraux de droit, de même que d’autres sources auxiliaires comme les décisions judiciaires et la doctrine des juristes. À l’inverse, il est clair que le Tribunal n’est pas mandaté pour appliquer les dispositions du droit interne d’un système juridique particulier.

415. Concernant les règles du droit international humanitaire que le Tribunal doit appliquer, le Secrétaire général s’est exprimé clairement dans son Rapport, paragraphe 29 :

Il faut souligner qu’en confiant au Tribunal international la tâche de juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire, le Conseil de sécurité ne créerait pas ce droit ni ne prétendrait "légiférer" à cet égard. C’est le droit international humanitaire existant que le Tribunal international aurait pour tâche d’appliquer.

En outre, au sujet de l’application du principe nullum crimen sine lege, le Secrétaire général a indiqué au paragraphe 34 :

De l’avis du Secrétaire général, l’application du principe nullum crimen sine lege exige que le Tribunal international applique des règles du droit international humanitaire qui font partie sans aucun doute possible du droit coutumier, de manière que le problème résultant du fait que certains États, mais non la totalité d’entre eux, adhèrent à des conventions spécifiques ne se pose pas. Cela semblerait particulièrement important dans le cas d’un tribunal international jugeant des personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire.

416. Dès lors, il est clair que le Secrétaire général faisait référence, dans ces paragraphes, à l’application du droit international humanitaire coutumier existant. Cette prise de position permet d’éviter les malentendus auxquels l’absence de législation interne correspondante pourrait donner lieu. Au paragraphe 35 du Rapport, le Secrétaire général a poursuivi en définissant le droit coutumier applicable :

les Conventions de Genève du 12 août 1949 pour la protection des victimes de la guerre ; la Convention de La Haye (IV) concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre et les Règles y annexées du 18 octobre 1907 ; la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948 et le statut du Tribunal militaire international du 8 août 1945.

417. La conséquence de ces explications est que le Conseil de sécurité, n’étant pas un organe législatif, n’a pas un pouvoir d’incrimination. Il donne dès lors au Tribunal compétence pour les crimes déjà reconnus par le droit international humanitaire. Le Statut ne crée pas de droit positif mais crée une instance et un cadre pour l’application du droit international humanitaire.

418. Cela posé, la Chambre de première instance passe à présent à l’examen des éléments constitutifs des infractions alléguées dans l’Acte d’accusation.

I. Les éléments constitutifs des infractions

419. La Chambre de première instance doit examiner le droit international coutumier afin de déterminer les éléments constitutifs des infractions en cause dans la présente affaire tels qu’ils existaient pendant la période considérée dans l’acte d’accusation. Les infractions sont rangées sous différentes rubriques : homicide intentionnel et meurtre, mauvais traitements, détention illégale de civils et pillage.

1. Homicide intentionnel et meurtre

(a) Introduction

420. Il ressort de l’acte d’accusation que chaque accusé serait responsable de la mort de plusieurs détenus du camp de Celebici, soit qu’il ait participé personnellement aux meurtres, soit qu’il ait été le supérieur hiérarchique des auteurs de ces crimes. L’acte d’accusation a été formulé de façon à donner à ces actes une double qualification, celle d'''homicide intentionnel'', qui tombe sous le coup de l’article 2 du Statut, et celle de "meurtre", sanctionné par l’article 3. Dès lors, avant d’analyser les éléments de preuve qui se rapportent à ces différentes charges, la Chambre de première instance doit établir la signification qui s’attache à leur qualification.

421. La première question qui se pose est celle de savoir s’il existe entre l'''homicide intentionnel'' et le ''meurtre'' une différence qualitative qui rendrait leurs éléments constitutifs sensiblement différents. La Chambre de première instance constate que le terme d'"homicide intentionnel" vient tout droit des quatre Conventions de Genève, en particulier de leurs articles 50, 51, 130 et 147, lesquels passent en revue les actes qui constituent de "graves infractions" aux Conventions. L’expression "wilful killing" a été traduite en français par "homicide intentionnel". Par ailleurs, le terme "murder" a été traduit littéralement en français : c’est le meurtre interdit par l’article 3 commun aux Conventions,

422. Comme il a été dit plus haut, la Chambre de première instance est d’avis que c’est la simple essence de ces infractions, dérivée du sens ordinaire des termes dans le cadre des Conventions de Genève, qu’il faut mettre en lumière dans l’abstrait avant de leur donner une forme et une substance concrètes eu égard aux faits en cause en l’espèce. Cela posé, on ne saurait tracer une ligne de démarcation entre l"homicide intentionnel" et le "meurtre" qui affecte leur contenu.

423. En outre, il ne faudrait pas oublier que l’article 3 commun aux Conventions de Genève avait principalement pour objet d’étendre les ''considérations élémentaires d’humanité'' aux conflits armés internes. Ainsi, de même qu’il est interdit de tuer des personnes protégées durant un conflit armé international, il est interdit de tuer quiconque n’a pas pris une part active aux hostilités qui constituent un conflit armé interne. Les uns et les autres devant bénéficier de la même protection, il n’y a pas lieu d’attacher la moindre signification à la différence de terminologie que l’on relève dans l’article 3 commun et les articles concernant les "infractions graves" aux Conventions433.

424. Cela dit, il reste à analyser les éléments constitutifs de ces crimes que sont l"homicide intentionnel" et le "meurtre". C’est un principe général du droit que l’établissement de la culpabilité pénale passe par l’analyse de deux éléments434. Le premier des deux peut être qualifié d’élément matériel ou actus reus : c’est l’acte physique nécessaire à l’infraction. Dans tout homicide, l’élément matériel est clairement constitué par la mort de la victime en conséquence des actes de l’accusé. La Chambre de première instance juge inutile de s’attarder sur la question, encore qu’elle relève que des omissions peuvent, au même titre que des actes positifs, constituer l’élément matériel nécessaire435 et, de surcroît, que la conduite de l’accusé doit être une des causes majeures de la mort de la victime"436.

425. L’autre élément constitutif de tout homicide est l’élément moral ou mens rea. Le débat est souvent axé sur la question d"intention" et c’est de fait sur cette question que, en l’espèce, les parties s'opposent. Avant d’aller plus avant dans la discussion, la Chambre de première instance juge nécessaire d’exposer les arguments soulevés par les parties à ce propos.

(b) Arguments des Parties

426. Pour dire les choses simplement, l’Accusation estime que l’élément moral de l’homicide intentionnel ou du meurtre est établi lorsque l’accusé avait l’intention de tuer la victime ou de porter gravement atteinte à son intégrité physique. Elle fait valoir que le terme "intentionnel" doit s’interpréter de façon à englober les faits d’imprudence (à l’exclusion de la simple négligence) aussi bien que le désir de tuer. Plus précisément, l’Accusation soutient que, si les actes de l’accusé doivent être "intentionnels", le concept d’intention peut revêtir différentes formes, directe ou indirecte. L’intention est indirecte lorsque l’accusé accomplit un acte sans se soucier des conséquences alors même que la mort est prévisible437. L’Accusation cite à l’appui de sa thèse le Commentaire de l’article 85 du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève, lequel définit l"intention" de la manière suivante :

intention : l’auteur doit avoir agi avec conscience et volonté, c’est-à-dire en se représentant son acte et ses résultats et en les voulant ("intention criminelle" ou "dol pénal"); cela englobe la notion de "dol éventuel", soit l’attitude d’un auteur qui, sans être certain de la survenance du résultat, l’accepte au cas où il se produirait; n’est pas couverte, en revanche, l’imprudence, c’est-à-dire le cas où l’auteur agit sans se rendre compte de son acte ou de ses conséquences438.

427. La Défense439 prend le concept d’intention dans un sens plus étroit, écartant par là même toute notion d’imprudence. Selon la Défense de Landzo et Delic, l’Accusation doit, pour rapporter la preuve de l’élément moral propre à l’homicide intentionnel, prouver que l’accusé avait bien l’intention de causer la mort par ses actes440. La Défense soutient à ce propos que les mots "imprudent" et "intention" s’excluent mutuellement et ''en common law'', les infractions supposant l’intention doivent être habituellement distinguées de celles où la simple imprudence suffit"441. Il cite à ce propos l’affaire anglaise Sheppard442 et rapporte les propos tenus par Lord Diplock :

intentionnellement'' signifie avant tout "délibérément"443. La Défense juge préférable cette interprétation de l’élément moral de l’homicide intentionnel ou du meurtre au sens des Conventions de Genève et du Protocole additionnel I.

428. La Défense soutient encore que cette interprétation s’accorde avec la version française de l’article 130 de la IIIe Convention de Genève et de l’article 147 de la IVe Convention de Genève (traitant des infractions graves), laquelle assimile l"homicide intentionnel" au "wilful killing". La Défense croit discerner une différence de sens entre les deux versions des Conventions, le terme "intentional" ayant un sens beaucoup plus fort en anglais que "wilful". Ainsi, il faudrait préférer la version française à la version anglaise au motif que, lorsqu’il existe de telles différences, il faut trancher en faveur de l’accusé.

429. La Défense estime qu’il y a contradiction entre la définition que le Commentaire de l’article 85 du Protocole additionnel I donne du qualificatif "intentionnel" (''wilful'') et les dispositions de l’article 32 de la IVe Convention de Genève, lequel interdit aux Parties contractantes,

toute mesure de nature à causer soit des souffrances physiques, soit l’extermination des personnes protégées en leur pouvoir. Cette interdiction vise non seulement le meurtre, la torture, les peines corporelles, les mutilations et les expériences médicales ou scientifiques non nécessitées par le traitement médical d’une personne protégée, mais également toutes autres brutalités, qu’elles soient le fait d’agents civils ou d’agents militaires"444.

Le Commentaire de cet article relève :

"Objet de la prohibition". - C’est à dessein que la Conférence diplomatique a employé les mots "de nature à causer", à la place de la formule "destinée à provoquer" qui figurait au projet initial. En substituant ainsi un critère de causalité à celui d’intention, la Conférence a entendu élargir la portée de l’article; désormais, l’acte n’a pas besoin d’être intentionnel pour engager la responsabilité de l’auteur. Il s’agit d’assurer à toute personne protégée un traitement humain de la part des Autorités civiles et militaires. A cet égard, l’article 32 est aussi général que possible et ne mentionne qu’à titre d’exemples les principaux forfaits commis au cours du deuxième conflit mondial et qui doivent être à jamais prohibés. Relevons, cependant, que la plupart des actes énumérés dans la seconde phrase de cet article ne peuvent être commis autrement qu’avec intention".445

Se fondant sur la dernière phrase du commentaire, la Défense estime que "cela donne à penser que le meurtre ne peut être commis qu’avec intention"446.

430. En réponse à ces arguments, l’Accusation fait valoir que c’est à tort que la Défense ramène l’imprudence à une simple négligence. De surcroît, elle conteste la lecture que la Défense fait de l’arrêt Sheppard dans lequel la Chambre des Lords constate :

un homme néglige "intentionnellement" de porter à un enfant toute l’attention médicale nécessaire 1) s’il le fait délibérément en sachant les risques qu’il lui fait courir ou 2) s’il le fait parce que peu lui importe si l’enfant a besoin de soins ou non447.

(c) Discussion

431. Tant l’Accusation que la Défense se sont attachées au mot "intentionnel" dans l’analyse de l’élément moral nécessaire pour que l'"homicide intentionnel" ou le "meurtre" soit constitué. Ce faisant, elles détournent malheureusement l’attention de la nature et du but de l’interdiction édictée par les Conventions de Genève, qui est clairement d’empêcher qu’il ne soit attenté à la vie des personnes vulnérables et sans défense qu’elles protègent448. C’est cette nature et ce but qui guident la Chambre dans ses réflexions sur la question et son analyse de la terminologie employée car la simple approche sémantique ou celle qui se limite aux spécificités de certaines juridictions nationales ne peut qu’être une source de confusion ou conduire à une recherche vaine de points communs qui se dérobent. Dans tout système juridique national, les termes sont employés dans un cadre juridique précis et les connotations particulières qui s’y attachent sont dues à la jurisprudence qui s’y développe. Ces connotations peuvent perdre de leur pertinence lorsque ces termes sont employés dans un cadre international.

432. L’article 32 de la IVe Convention de Genève édicte une interdiction fondamentale : il interdit les actes de nature à entraîner la mort de personnes protégées ou à leur infliger des souffrances physiques. Dans son Commentaire, il est noté qu’il est formulé de manière à faire ressortir le lien de causalité entre l’acte et le résultat tout en reconnaissant que les infractions énumérées supposent généralement un élément intentionnel - ce que nous avons désigné sous le nom d’élément moral. Reste à préciser la nature de cet élément intentionnel. Le Commentaire du Protocole additionnel I peut ici nous guider. Traitant de l’article 11 dudit protocole, le Commentaire inclut la notion d’imprudence dans celle d’intentionnalité tout en excluant la simple négligence de son champ d’application. De même, à propos de l’article 85 du Protocole additionnel, le Commentaire tend à distinguer la négligence ordinaire de l’intention coupable ou de l’imprudence et considère que seule cette dernière entre dans l’élément intentionnel.

433. La Chambre de première instance est également guidée par le sens propre, ordinaire du mot "intentionnel" ''(wilful)'' tel qu’il est défini dans le Concise Oxford English Dictionary : "intentional, deliberate (ou : "(of action or state) for which compulsion or ignorance or accident cannot be pleaded as excuse, intentional, deliberate, due to perversity or self-will"). Cette définition ne fait apparaître aucune divergence entre l’expression "willful killing" et la traduction qui en a été donnée dans le texte français, "homicide intentionnel". Le nouveau petit Robert définit le mot intentionnel comme " ce qui est fait exprès, avec intention, à dessein". De l’utilisation de cette terminologie dans les deux langues, on peut simplement déduire que la mort ne saurait être la conséquence accidentelle des agissements de l’accusé. Le droit français définit le meurtre comme un homicide involontaire et illégal. Pris dans son acception ordinaire, le mot anglais "murder" (meurtre) s’entend de crimes qui vont au delà du "manslaughter" (homicide involontaire) et, dès lors, comme il a été dit plus haut, l’emploi de l’expression "wilful killing" (homicide intentionnel) à la place de "murder" ne prête pas à conséquence.

434. En common law, on utilise souvent l’expression "intention coupable" pour désigner l’élément nécessaire pour faire d’un homicide involontaire un meurtre. Cependant - il faut le répéter - le risque de confusion est grand si cette terminologie est transposée dans le cadre du droit international sans que sa signification exacte ne soit précisée. L’intention coupable ne se ramène pas seulement aux mauvaises intentions qui animent l’auteur d’un homicide; elle va jusqu’à vouloir porter gravement atteinte à l’intégrité physique d’autrui ou tuer sans fait justificatif ou excuse et elle "dénote un mépris pernicieux et pervers de la vie et de la sécurité d’autrui"449. Dans la plupart des systèmes de common law, l’exigence d’un élément moral est, dans le cas de meurtres, satisfaite dès lors que l’accusé savait qu’il pouvait causer la mort d’autrui ou a fait preuve d’imprudence. En Australie, par exemple, le critère est la connaissance des risques que l’accusé faisait, par ses agissements, courir à autrui450. Le droit canadien exige tout à la fois que l’accusé soit conscient des risques qu’il fait courir à autrui et qu’il ait l’intention de lui nuire gravement451. Il en va de même au Pakistan452.

435. Le concept de dol emprunté au droit civil rend compte du caractère volontaire des agissements et intègre une intention à la fois directe et indirecte453. Selon la théorie de l’intention indirecte (dolus eventualis), si l’accusé adopte un comportement dangereux, son homicide est réputé intentionnel s’il s’est fait à l’idée qu’il pouvait causer la mort d’autrui. Dans de nombreux systèmes hérités du droit romain, la prévisibilité de la mort est un élément à prendre en considération et la possibilité que la mort s'en suive suffit généralement à établir la nécessaire intention de tuer.

436. La Chambre de première instance est consciente des avantages d’une approche qui analyse le risque pris par l’accusé de causer la mort d’autrui et permet de décider si celui-ci était excessif. Dans le cadre de cette approche, toutes les circonstances entourant les faits et le décès de la victime qui s’en est suivi sont analysées, la question étant de savoir s’il en ressort que les agissements de l’accusé trahissaient "une extrême indifférence à la valeur de la vie humaine"454. Une telle approche permet au jugement de prendre en compte des facteurs tels que l’utilisation d’armes ou d’autres instruments et la situation de l’accusé vis à vis de la victime.

(d) Conclusions

437. Si les différents systèmes juridiques utilisent divers modes de classification de l’élément moral en cause dans le meurtre, il est clair qu’il faut une certaine intention. Cependant, l’intention peut être déduite des circonstances, soit que la mort était prévisible compte tenu des agissements de l’accusé, soit que celui-ci ait pris un risque excessif, ce qui témoigne de son imprudence. Comme l’a fait remarquer l’Accusation, le Commentaire des articles 11 et 85 du Protocole additionnel I, définissant la notion d"intention", a envisagé ''l’imprudence'' pour l’en exclure.

438. Ayant discuté des règles d’interprétation applicables, la Chambre de première instance estime que c’est dans ce cadre et eu égard à la nature et au but des Conventions de Genève qu’elle doit déterminer le sens des termes employés dans le Statut du Tribunal. Comme l’a fait observer Fletcher,

La méthode qui consiste à analyser l’usage ordinaire des mots nous invite à prendre en compte la signification qui est donnée à ces termes lorsqu’ils sont employés et non lorsqu’ils sont sortis de leur contexte et définis pour les besoins de l’analyse juridique455.

439. Sur la base de cette seule analyse, la Chambre de première instance ne doute pas que l’intention, l’élément moral nécessaire pour qu’un meurtre ou un homicide intentionnel soit constitué ainsi que l’ont reconnu les Conventions de Genève, est présent dès lors qu’il est démontré que l’accusé avait l’intention de tuer ou de porter gravement atteinte à l’intégrité physique d’autrui par l’effet de son imprudence et du peu de cas qu’il faisait de la vie humaine. C’est sur cette base que, au chapitre IV, la Chambre apprécie les éléments de preuve se rapportant à chacun des homicides présumés et tire les conclusions juridiques qui s’imposent.

2. Mauvais traitements

(a) Introduction à diverses formes de mauvais traitements

440. L’Acte d’accusation reproche à chacun des accusés d’avoir infligé diverses formes de mauvais traitements aux détenus du camp de détention de Celebici. Ces mauvais traitements qui n’ont pas entraîné la mort ont reçu des qualifications diverses : ils sont assimilés à des tortures qui, reconnues par l’article 3 1) a) des Conventions de Genève, constituent une infraction grave aux Conventions de Genève sanctionnée par l’article 2 b) du Statut et une violation des lois ou coutumes de la guerre tombant sous le coup de l’article 3 du Statut ; à des viols entrant dans la catégorie des tortures qui, reconnus par l’article 3 1) a) des Conventions de Genève, constituent une infraction grave aux Conventions de Genève sanctionnée par l’article 2 b) du Statut et une violation des lois ou coutumes de la guerre tombant sous le coup de l’article 3 du Statut ; au fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé qui constitue une infraction grave aux Conventions de Genève sanctionnée par l’article 2 c) du Statut ; aux traitements inhumains qui constituent une infraction grave aux Conventions de Genève sanctionnée par l’article 2 b) du Statut ; et aux traitements cruels qui, reconnus par l’article 3 1) a) des Conventions de Genève, constituent une violation des lois ou coutumes de la guerre sanctionnée par l’article 3 du Statut.

441. Les tortures, le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé et les traitements inhumains sont interdits en tant qu’ils constituent des infractions graves aux Conventions de Genève. Les tortures et les traitement cruels sont interdits par l’article 3 commun aux Conventions de Genève. Cependant, celles-ci ne donnent aucune définition ou explication de ces infractions. Aussi la Chambre de première instance doit-elle rechercher la définition que le droit international coutumier donnait des éléments constitutifs de ces infractions pendant la période considérée par l’Acte d’accusation. On trouvera exposé en détail dans les paragraphes qui suivent le raisonnement qui sous-tend cette démarche.

442. Les interdictions qui frappent les infractions graves sont interdépendantes. La Chambre de première instance estime que la torture est la forme la plus spécifique de ces infractions et que, pratiquée par un agent de l’État ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite, elle implique des actes ou des omissions qui visent un but défendu précis et qui causent de graves souffrances physiques ou morales.. Le fait d’infliger intentionnellement de graves souffrances ou de porter atteinte à l’intégrité physique ou à la santé se distingue de la torture essentiellement par le fait qu’il n’est pas besoin que le but recherché soit frappé d’interdit. Enfin, dans le cadre des infractions graves, les traitements inhumains impliquent des actes ou des omissions qui causent de graves souffrances physiques ou morales ou portent gravement atteinte à l’intégrité physique ou mentale ou à la dignité humaine. Partant, tout acte ou omission assimilé à des tortures ou au fait de causer intentionnellement de graves souffrances ou de porter gravement atteinte à l’intégrité physique ou à la santé constitue également un traitement inhumain. Cependant, cette troisième catégorie que constituent les traitements inhumains ne comprend pas uniquement les actes déjà incorporés dans les deux précédentes ; elle englobe également les actes qui violent le principe fondamental du traitement humain et attentent en particulier à la dignité humaine.

443. Les crimes de torture et de traitements cruels interdits par l’article 3 commun aux Conventions de Genève sont également interdépendants. Les caractéristiques des tortures sont les mêmes aux termes tant de l’article 3 commun que des dispositions des Conventions de Genève concernant les infractions graves. L’expression "traitements cruels" dans l’article 3 commun a le même sens que ''traitements inhumains'' dans les dispositions des Conventions de Genève concernant les infractions graves. Ainsi, aux fins de l’article 3 commun aux Conventions de Genève, tous les actes de torture sont inclus dans la notion de traitements cruels, laquelle englobe également tous les actes ou omissions qui causent de graves souffrances physiques ou morales ou portent gravement atteinte à l’intégrité physique ou mentale ou à la dignité humaine.

444. Il a déjà été question des conditions générales d’application des articles premier, 2 et 3 du Statut (cf. chapitre III supra). Fait plus important, il a été jugé que, pour que les actes visés par les différents chefs d’accusation susmentionnés constituent des infractions à l’article 2 ou 3 du Statut, la Chambre de première instance devait être convaincue qu’il y avait bien un lien entre les actes de l’accusé et le conflit armé. La Chambre estime que ce lien existe incontestablement pour chacun des actes rapportés dans l’Acte d’accusation.

445. Ces remarques préliminaires faites sur l’interdépendance des crimes de mauvais traitements aux termes tout à la fois de l’article 3 commun et des dispositions des Conventions de Genève relatives aux infractions graves et sur l’exigence d’un lien entre les actes de l’accusé et le conflit armé comme condition préalable nécessaire à l’application des articles premier, 2 et 3 du Statut, la Chambre de première instance en vient à l’analyse des définitions et des critères qui s’attachent à chacune de ces infractions en droit international coutumier.

(b) Torture

i) Introduction

446. Les Conventions de Genève interdisent formellement la pratique de la torture à l’encontre de quiconque ne prend pas une part active aux hostilités dans les conflits armés, tant internes qu'internationaux. Elles font expressément état de la torture comme d’une infraction grave ainsi que la violation de l’article 3 commun et d'autres dispositions des Conventions et des Protocoles additionnels456. Il convient d’en préciser les éléments constitutifs dans la mesure où c’est ce qui la différencie des autres mauvais traitements sanctionnés par les Conventions de Genève. Tant l’Accusation que la Défense ont présenté d’importantes conclusions sur la question et la Chambre de première instance juge utile d’en donner un aperçu avant de poursuivre la discussion.

ii) Arguments des Parties

447. L’Accusation n’a cessé d’affirmer que la Chambre de première instance devrait appliquer la définition que le droit coutumier donne de la torture et que reprend la Convention de 1984 contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ("la Convention contre la torture"). Dans sa réponse à la demande de rejet et dans son mémoire en clôture, elle défend encore l’idée que la Chambre de première instance devrait prendre pour base la définition que le droit coutumier donne de la torture. Elle fait observer que cette définition est plus large que celle qui est proposée dans le Commentaire de la IVe Convention de Genève. Elle cite à ce propos le Professeur Bassiouni qui émet l’idée qu’à la différence des traitements inhumains, la torture exige, par delà les atteintes à l’intégrité de la personne, un second but : l’extorsion d’aveux par exemple. Prenant acte, les dispositions du Protocole additionnel I et de la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ("Déclaration sur la torture"), Bassiouni fait aussi remarquer que ce qui constitue un second but a évolué dans le temps457.

448. Faisant valoir que la torture peut être utilisée à des fins autres que l’extorsion de renseignements, l’Accusation fait état de la remarque de Bassiouni à propos des viols entrant dans la catégorie des tortures : les viols collectifs ont été pendant les conflits dans l’ex-Yougoslavie un moyen de punir les victimes, de les intimider ou d’intimider leur communauté.

449. La Défense fait observer que la définition que le droit coutumier et le droit conventionnel donnent de la torture pour les besoins du droit international humanitaire est plus étroite que celle proposée par l’Accusation. Elle soutient qu’aux termes des Conventions de Genève, la torture doit avoir pour mobile l’obtention de renseignements. Selon elle, la définition proposée par l’Accusation tend à élargir celle que le droit coutumier donne de la torture pour les besoins du droit international humanitaire et ce contre la volonté du Secrétaire général et du Conseil de Sécurité qui entendaient que le Tribunal applique le droit international coutumier établi de façon à éviter toute transgression du principe nullum crimen sine lege.

450. La Défense cite à l’appui de cet argument le Commentaire de l’article 147 de la IVe Convention de Genève. Elle souligne encore que le trait distinctif de la torture réside dans sa finalité. Il est clair à ses yeux que le "but défendu" est l’extorsion d’aveux ou de renseignements et il est douteux qu’on puisse y ajouter toute autre fin. La Défense se réclame également à ce propos de Bassiouni. Elle prétend que ce dernier laisse planer un doute quant à la possibilité que la torture serve à d’autres fins qu’à l’extorsion d’aveux ou de renseignements et elle affirme que les autres mobiles retenus par l’Accusation dans sa définition sont par trop larges, autrement dit qu’ils ne rendent pas compte de ce qu’est, à n’en point douter, l’état du droit coutumier. La Défense estime dès lors que la Chambre de première instance devrait interpréter strictement le "but défendu" exigé de façon à respecter le rapport du Secrétaire général et le principe général du droit pénal qui veut qu’on donne des textes ambigus une interprétation restrictive, favorable à l’accusé.

451. M. Michael Greaves, s’exprimant au nom de la Défense, a déclaré dans le cadre de ses ultimes conclusions orales que les "autres actes inhumains" visés par l’article 6 c) de la Charte du Tribunal militaire international englobaient la torture et le viol458. Reste toutefois, selon lui, à définir les éléments constitutifs de ces infractions. Il a suggéré de plus à la Chambre de première instance de déterminer ces éléments en s’appuyant sur le droit pénal applicable des anciennes républiques de la RFSY, ce qui serait conforme au principe de légalité. En outre, il a fait remarquer que la définition donnée par la Convention sur la torture ne rendait pas compte des règles établies du droit international coutumier. Il a cité à sujet l’article premier de la Convention sur la torture qui précise que la définition est donnée "aux fins de la présente Convention". Il a également fait observer que la définition de la torture variait d’un système juridique à l’autre et a cité à ce propos la décision rendue par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Irlande c. R.U 459sans porter un jugement sur la définition qu’elle donne de la torture.

iii) Discussion

a. Définition de la torture en droit international coutumier

452. Il ne fait pas de doute que tant le droit international coutumier que le droit international conventionnel interdit le recours à la torture. Outre les interdictions édictées par le droit international humanitaire qui sont invoquées dans l’Acte d’accusation, il existe un certain nombre d’instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme qui condamnent la pratique de la torture. Tant la Déclaration universelle des droits de l’homme460 que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques ("le Pacte international") contiennent pareille prohibition461. La pratique de la torture est également interdite par un certain nombre de traités régionaux relatifs aux droits de l’homme parmi lesquels la Convention européenne des droits de l’homme462, la Convention américaine relative aux droits de l’homme,463 la Convention interaméricaine pour la prévention et la répression de la464 (la Convention interaméricaine") et la Charte africaine des droits de l’homme et des465.

453. En outre, il existe deux instruments internationaux portant exclusivement interdiction de la466 dont le plus important est la Convention contre la torture adoptée par l’Assemblée générale le 10 décembre 1984 à laquelle 109 États, dont la RSFY, soit plus de la moitié des États membres de l’ONU, sont devenus parties par voie de ratification ou d’467. Elle avait été précédée de la Déclaration sur la torture que l’Assemblée générale de l’ONU a adoptée par consensus le 9 décem468.

454. Compte tenu de ce qui précède, on peut dire que l’interdiction de la torture est une norme du droit coutumier. Elle constitue aussi une norme du ju469, ainsi que l’a confirmé le Rapporteur spécial de l’ONU pour la470. Il faut ajouter que l’interdiction édictée par les instruments internationaux susmentionnés est absolue et il ne peut y être dérogé en a471.

455. Bien qu’il y ait manifestement un consensus international pour interdire le recours à la torture, quelques tentatives ont été faites pour en donner une définition juridique de la torture. En fait, seuls trois des instruments interdisant la torture en donnent une définition. Le premier d’entre eux est la Déclaration sur la torture qui dispose dans son article premier :

le terme "torture" désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont délibérément infligées à une personne par des agents de la fonction publique ou à leur instigation, aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’un tiers des renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte qu’elle a commis ou qu’elle est soupçonnée d’avoir commis, ou de l’intimider ou d’intimider d’autres personnes... La torture constitue une forme aggravée et délibérée de peines ou de traitements cruels, inhumains ou dégradants.

456. Cette définition a servi de base à celle donnée dans la Convention contre la472, laquelle dispose dans son article premier :

le terme "torture" désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimider ou de faire pression sur elle ou d’intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit, lorsqu’une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite.

457. Cette formulation s’écarte de celle adoptée dans la Déclaration sur la torture sur deux points. Primo, la Convention contre la torture ne parle pas de la torture comme d’une forme aggravée de mauvais traitements. Cependant, cet élément quantitatif est implicite : il se retrouve dans le degré de souffrances exigé. Secundo, la Convention contre la torture donne comme exemple de "but défendu" tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit" et, en cela, elle se différencie de la Déclaration sur la torture.

458. Troisième instrument du genre, la Convention interaméricaine a été signée le 9 décem473. La définition que son a474 donne de la torture recoupe celle énoncée dans la Convention contre la torture et on peut même dire qu’elle est plus large en ce sens qu’elle ne fixe pas un seuil au-delà duquel des mauvais traitements constituent des tortures.

459. On peut dès lors dire que la définition que la Convention contre la torture donne de la torture recoupe les définitions qui ont été retenues tant dans la Déclaration sur la torture que dans la Convention interaméricaine et elle traduit donc un consensus que la Chambre de première instance considère comme représentatif du droit international coutumier.

460. Cela posé, la Chambre de première instance va à présent examiner le degré minimal de douleur ou de souffrances, l’existence d’un but défendu et l’intervention d’agents de l’État qui sont nécessaires pour que le crime de torture soit constitué.

b. Degré de douleur ou de souffrances

461. Le Comité des droits de l’homme, instance créée par le Pacte international pour en contrôler l’application, a eu l’occasion de préciser la nature des mauvais traitements interdits par l’article 7 dudit Pacte mais il n’a généralement pas fait la distinction entre les différentes formes de mauvais traitements qui étaient interdites. Cependant, dans certains cas, il a conclu à la pratique de tortures compte tenu du mode de comportement adopté : sévices corporels, électrochocs et simulacres d’ex475, plantones, coups et privation de no476, maintien au secret pendant plus de trois mois avec les yeux bandés et les mains liées, ce qui a entraîné une paralysie des membres, des lésions aux jambes, une perte de poids importante et une infection 477.

462. La Cour européenne des droits de l’homme ("Cour européenne") et la Commission européenne des droits de l’homme ("Commission européenne") ont aussi développé une jurisprudence qui traite du mode de comportement constitutif de la torture, interdit par l’article 3 de la CEDH. Il est difficile de se faire une idée précise des éléments matériels de la torture à partir des décisions de ces instances comme, du reste, à partir des conclusions du Comité des droits de l’homme ; elles sont, toutefois, utiles dans la mesure où elles donnent des exemples de conduite prohibée. Les décisions les plus marquantes de la Cour européenne sont les arrêts Affaire grecque et Affaire Irlande c. Roy478. L’arrêt Affaire grecque est la première décision longuement motivée sur la question de l’interdiction conventionnelle de la torture ; la Commission européenne a, en l’occurrence, jugé que les services de sécurité d’Athènes se sont rendus coupables de tortures et de mauvais traitements en administrant des coups sur toutes les parties du corps (pratique connue sous le nom de falanga)479.

463. L’arrêt Affaire Irlande c. Royaume Uni est une bonne illustration de la difficulté de fixer un seuil au-delà duquel les mauvais traitements constituent des tortures. Alors que la Commission européenne a jugé que l’usage combiné de certaines techniques d’interrogatoire comme la station debout contre un mur, l’encapuchonnement, l’exposition au bruit, la privation de sommeil, de nourriture et de boisson constituait une violation de l’article 3 de la CEDH et était assimilable à des tortures, la Cour européenne a jugé que ces agissements ne pouvaient être qualifiés de torture puisqu’ils "n’ont pas causé des souffrances de l’intensité et de la cruauté particulières qu’implique le mot torture ainsi entendu"480. Elle a estimé qu’ils constituaient des traitements inhumains et dégradants contraires à l’article 3.

464. Dans son arrêt Affaire Irlande c. Royaume Uni, la Cour européenne a jugé qu’il n’y avait tortures que pour autant que les mauvais traitements avaient occasionné de "fort graves et cruelles souffrances481. Elle s’est en cela appuyée sur cette partie de la définition donnée par la Déclaration sur la torture qui décrit celle-ci comme "une forme aggravée de peines ou de traitements cruels, inhumains ou dégradants". La Chambre de première instance relève que la Cour européenne a expressément reconnu que l’utilisation des cinq techniques d’interrogatoire en question a causé de "vives souffrances physiques et morales", mais elle a néanmoins jugé, sans plus d’explication, que l’intensité des souffrances infligées n’était pas telle qu’elle justifie la qualification de tortures. Ce passage de la décision a suscité des critiques dans les publications consacrées aux droits de l'homme482. Par ailleurs, d’autres instances chargées de veiller au respect des droits de l’homme ont, dans des affaires ultérieures, jugé que des mauvais traitements analogues à ceux dont la Cour européenne avait eu à connaître constituaient des tortures483.

465. La Cour européenne a, dans deux autres affaires, conclu à une violation de l’article 3 qui pouvait être assimilée à des tortures. Dans l’affaire Aksoy c. Turquie484, la Cour a estimé que le requérant avait été soumis à la torture au mépris de l’article 3 lorsqu’il s’était retrouvé entièrement nu, avec les mains attachées dans le dos et suspendu par les bras. Elle a estimé que :

ce traitement ne peut avoir été infligé que délibérément : en effet, sa réalisation exigeait une dose de préparation et d’entraînement. Il apparaît avoir été administré dans le but d’obtenir du requérant des aveux ou des informations. Hormis de graves souffrances qu’il doit avoir causées à l’intéressé à l’époque, les preuves médicales montrent qu’il conduisit à une paralysie des deux bras qui mit un certain temps avant de disparaître. La Cour estime que ce traitement était d’une nature tellement grave et cruelle que l’on peut le qualifier de torture485

466. De même, dans l’affaire Aydin c. Turquie486, la Cour a constaté une violation de l’article 3 de la CEDH pouvant être assimilée à des tortures, et ce pour deux raisons. Tout d’abord, le viol de la requérante pendant sa garde à vue a été qualifié de torture ; on y reviendra plus en détail. Ensuite, la Cour européenne a estimé que les agissements suivants justifiaient aussi la qualification de torture :

Elle est restée en garde à vue pendant trois jours, apeurée et désorientée par le bandeau qui lui couvrait les yeux, dans un état permanent de douleur physique et d’angoisse provoquées par les coups accompagnant les séances d’interrogatoire et l’incertitude sur son sort. On la montra aussi nue, dans des circonstances humiliantes, ce qui ne pouvait qu’accentuer son sentiment de vulnérabilité et elle fut de même arrosée de violents jets d’eau alors qu’on la faisait tourner dans un pneu487.

467. Enfin, il est aussi à noter que le Rapporteur spécial sur la torture a dressé en 1986, dans son rapport, une liste détaillée mais non exhaustive des agissements qui causent des souffrances suffisamment aiguës pour justifier la qualification de tortures (sévices corporels, arrachement d’ongles, de dents, brûlures, électrochocs, suspension, suffocation, exposition à une lumière ou à un bruit excessif, agression sexuelle, administration de médicaments en prison ou dans un hôpital psychiatrique, privation prolongée de repos ou de sommeil, de nourriture, de conditions d’hygiène satisfaisantes ou de soins médicaux, isolement total et absence de stimuli sensoriels, maintien dans une incertitude constante en termes de temps et d’espace, menaces de torture ou de mort proférées à l’encontre de membres de la famille, total abandon et simulacres d’exécution488.

468. Il ressort de ce qui précède que les cas de torture les plus caractéristiques font apparaître des actes positifs. Cependant, des omissions peuvent également fournir l’élément matériel nécessaire pour autant que les souffrances morales ou physiques sont d’une gravité suffisante et que les actes ou omissions sont intentionnels, c’est-à-dire que, jugés objectivement, ils apparaissent délibérés et non accidentels. Les mauvais traitements qui ne présentent pas un degré de gravité suffisant pour être qualifiés de tortures peuvent constituer une autre infraction.

469. Comme le montre la jurisprudence citée plus haut, il est difficile de fixer précisément le degré de souffrance nécessaire pour que d’autres formes de mauvais traitements deviennent des tortures. Cependant, il ne faudrait pas voir dans cette zone grise une invitation à dresser une liste exhaustive des actes constituant des tortures afin de bien classer l’interdiction. Comme le fait remarquer Rodley, "une définition juridique ne peut dépendre d’un catalogue de pratiques horribles car ce serait tout simplement mettre à l’épreuve l’ingéniosité des tortionnaires et non pas édicter une interdiction juridique valable"489.

c. But défendu

470. L’existence d’un but défendu représente un autre élément constitutif essentiel du crime de torture. Comme il a déjà été dit, la liste des buts défendus insérée dans la Convention contre la torture va au-delà de celle figurant dans la Déclaration sur la torture puisqu’elle y ajoute les discriminations quelles qu’elles soient. L’emploi de l’expression "aux fins notamment" dans la définition coutumière de la torture indique que les buts énumérés ne constituent pas une liste exhaustive mais qu’ils sont simplement cités à titre d’exemple. De plus, il n’est pas nécessaire que les actes aient été accomplis uniquement dans un but défendu. Ainsi, pour que la condition posée soit remplie, il suffit que le but défendu ait été l’un des mobiles de l’acte ; il n’est pas nécessaire qu’il ait été le seul but visé ou le principal.

471. S’agissant du but pour lequel la torture est infligée, une distinction fondamentale s’impose : la distinction entre un "but défendu" et un but purement privé. Cette distinction se justifie par le fait que l’interdiction de la torture ne touche pas les comportements privés qui sont ordinairement sanctionnés par le droit national490. La Chambre de première instance relève que les souffrances infligées par sadisme, la satisfaction de pulsions sexuelles, la participation à des pratiques telles que la mutilation des organes génitaux chez la femme pourraient satisfaire aux conditions posées quant au but pour que la qualification de torture soit retenue. Pendant les conflits armés, la volonté d’intimidation, de coercition, de punition ou de discrimination peuvent souvent faire partie intégrante du comportement, ce qui fait entrer la conduite en question dans le cadre de la définition. Ainsi,

ce n’est que dans des cas exceptionnels qu’il serait donc possible de conclure que les douleurs ou souffrances graves infligées par un agent de l’État ne constituent pas des tortures au motif qu’il a agi pour des raisons purement privées491.

472. Comme il a été noté plus haut, la Défense fait valoir qu’un acte ne constitue une torture que s’il a été accompli dans l’un des buts limités énumérés dans le Commentaire de l’article 147 de la IVe Convention de Genève. Telle n’est pas la règle en droit coutumier, lequel envisage clairement des buts défendus autres que ceux proposés par le commentaire.

d. Sanction officielle

473. Traditionnellement, des tortures doivent être pratiquées par un agent de l’État ou par une personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. En droit international humanitaire, il faut interpréter cette condition comme incluant les agents des parties au conflit autres que les États afin que l’interdiction conserve une signification dans les situations de conflits armés internes ou de conflits internationaux impliquant des entités non étatiques.

474. En incluant cet élément dans la définition qu’elle donne de la torture, la Convention contre la torture se situe dans le droit fil de la Déclaration sur la torture ; elle la complète toutefois en ajoutant :"ou avec son consentement exprès ou tacite" et "ou toute autre personne agissant à titre officiel". Elle élargit son champ d’application aux agents publics qui restent passifs ou ferment les yeux sur les tortures, se gardant de les prévenir ou de les punir en application du droit pénal ou militaire national.

iv) Le viol en tant que torture

475. Le viol n’est pas expressément mentionné parmi les crimes énumérés dans les dispositions des Conventions de Genève relatives aux infractions graves, ni dans leur article 3 commun. Aussi est-il rangé parmi les tortures et traitements inhumains. Ce chapitre a pour but de déterminer si le viol constitue une forme de torture aux termes des dispositions susmentionnées des Conventions de Genève. Afin de traiter la question comme il convient, la Chambre de première instance va d’abord discuter de la prohibition du viol et des violences sexuelles en droit international, puis définir le viol, pour finalement se pencher sur la question de savoir si le viol, forme de violence sexuelle, peut être considéré comme une torture.

a. Prohibition du viol et des violences sexuelles en droit international humanitaire

476. Il ne fait aucun doute que le viol et les autres formes de violences sexuelles sont expressément prohibés par le droit international humanitaire. L’article 27 de la IVe Convention de Genève interdit expressément le viol, toute forme d’attentat à la pudeur et la prostitution des femmes sous la contrainte, ce qu'interdit également l’article 4 2) du Protocole additionnel II aux Conventions de Genève relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux. L’article 4 1) de ce Protocole interdit aussi implicitement le viol et les violences sexuelles, puisqu’il dispose que toutes les personnes ont droit au respect de leur personne et de leur honneur. De plus, l’article 76 1) du Protocole additionnel I exige explicitement que les femmes soient protégées contre le viol, la prostitution sous la contrainte et toute autre forme d’attentat à la pudeur. On trouve également une prohibition implicite du viol et des violences sexuelles à l’article 46 de la IVe Convention de la Haye de 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, lequel garantit l’honneur et les droits de la famille. En dernier lieu, le viol est prohibé en tant que crime contre l’humanité par l’article 6 c) du Statut du Tribunal international de Nuremberg et nommément cité à l’article 5 de notre Statut.

477. Si ces dispositions font clairement apparaître une interdiction du viol et des violences sexuelles en droit international humanitaire, elles ne définissent pas le viol. La Chambre de première instance va donc s’attacher à en donner une définition.

b. Définition du viol

478. Bien que la prohibition du viol en droit humanitaire international soit une évidence, on ne trouve dans aucune convention ou autre instrument international de définition du terme lui-même. La Chambre de première instance va s’inspirer sur ce point de la définition que le TPIR a donnée récemment du viol dans le contexte des crimes contre l’humanité, dans l’affaire Le Procureur c/ Jean-Paul Akayesu492. La Chambre de première instance saisie de cette affaire a estimé qu’il n’existait pas de définition de ce terme communément admise en droit international et a fait remarquer que si "le viol s’entend[ ait] traditionnellement en droit interne de rapports sexuels non consensuels", il existait plusieurs définitions des diverses formes que pouvait revêtir cet acte. Elle concluait que :

le viol est une forme d’agression dont une description mécanique d’objets et de parties du corps ne permet pas d’appréhender les éléments constitutifs. [ ...] La Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants n’énumère pas des actes spécifiques dans sa définition de la torture, dégageant plutôt le cadre conceptuel de la violence sanctionnée par l’État. La Chambre juge cette solution plus utile dans le contexte du droit international.

[ ...]

Pour la Chambre constitue le viol tout acte de pénétration physique de nature sexuelle commis sur la personne d’autrui sous l’empire de la coercition. La Chambre considère la violence sexuelle, qui comprend le viol, comme tout acte sexuel commis sur la personne d’autrui sous l’empire de la coercition493.

479. La présente Chambre de première instance accepte ce raisonnement et ne voit aucune raison de s’écarter de la conclusion formulée en la matière par le TPIR dans le Jugement Akayesu. En conséquence, elle estime que le viol constitue une pénétration physique de nature sexuelle sous la contrainte. Ayant atteint cette conclusion, la Chambre de première instance va maintenant brièvement discuter de la jurisprudence d’autres instances judiciaires internationales concernant la question du viol en tant que torture.

c. Conclusions d'instances judiciaires internationales et régionales

480. Le viol ne peut être assimilé à une torture que s'il en a tous les éléments constitutifs tels qu'ils ont été analysés plus haut. Dans ce cadre, la Chambre de première instance estime utile de passer en revue les conclusions des autres instances judiciaires et quasi-judiciaires internationales, ainsi que certains rapports de l’ONU qui se rapportent au viol.

481. Tant la Commission interaméricaine des droits de l’homme ("Commission interaméricaine") que la Cour européenne des Droits de l’Homme ont eu récemment à se prononcer sur la question de savoir si le viol constitue une forme de torture. Le 1er mars 1996, dans l’affaire Fernando et Raquel Mejia c. Pérou494, la Commission interaméricaine s'est prononcée sur le cas d’une institutrice violée, à deux reprises, par des membres de l’armée péruvienne. Les faits de l’espèce sont les suivants.

482. Dans la soirée du 15 juin 1989, des membres de l’armée péruvienne, armés de mitraillettes et le visage masqué, ont pénétré chez les Mejia. Ils ont enlevé Fernando Mejia, avocat, journaliste et militant politique, soupçonné d’être un élément subversif et un membre du mouvement révolutionnaire Tupac Amaru. Peu de temps après, l’un de ces soldats est revenu au domicile des Mejia, apparemment à la recherche des papiers d’identité de M. Mejia. Sa femme Raquel s’est entendu dire, alors qu’elle cherchait ces papiers, qu’elle était également considérée comme un élément subversif, ce qu’elle a nié. Le soldat en question l’a alors violée. Environ 20 minutes plus tard, le même soldat est revenu, l’a traînée dans sa chambre et l’a violée de nouveau. Raquel Mejia a passé le reste de la nuit dans un état de terreur extrême. Le cadavre de son mari a été retrouvé par la suite sur les berges de la rivière Santa Clara ; il portait des traces évidentes de torture.

483. La Commission interaméricaine a estimé que le viol de Raquel Mejia constituait un acte de torture contraire à l’article 5 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme495. Pour aboutir à cette conclusion, la Commission interaméricaine a jugé que la torture, au sens de l’article 5, est constituée dès lors que trois éléments sont réunis. Premièrement, il doit y avoir un acte intentionnel par lequel une personne inflige une souffrance physique ou mentale à une autre personne ; deuxièmement, cette souffrance doit être infligée dans un certain but ; et troisièmement, elle doit être infligée par un agent de l'État ou par une personne privée agissant à l’instigation d’un agent de l'État496.

484. En appliquant ces principes aux faits de l’espèce, la Commission interaméricaine a conclu que le premier de ces éléments était présent, au motif que :

[ l] e viol cause une souffrance physique et mentale à la victime. Outre la violence subie au moment où il est commis, la victime est généralement blessée ou, dans certain cas, elle tombe enceinte. Le fait d’être soumise à des mauvais traitements de cette nature entraîne également un traumatisme psychologique à cause, d’une part, du fait d’avoir été humiliée et prise pour victime et, d’autre part, de la condamnation des membres de sa propre communauté si la victime raconte ce qu’on lui a fait subir497.

485. Concluant à la présence du deuxième élément constitutif de la torture, la Commission interaméricaine a affirmé que Raquel Mejia avait été violée dans le but de la punir personnellement et de l’intimider. Enfin, le troisième élément constitutif était également présent, puisque l’homme qui a violé Raquel Mejia était membre des forces de sécurité498.

486. Cette décision appelle deux remarques importantes. Tout d’abord, lorsqu'on se demande si le viol a provoqué une douleur ou des souffrances, on doit prendre en compte non seulement les séquelles physiques mais également les conséquences psychologiques et sociales du viol. Par ailleurs, dans sa définition des éléments constitutifs de la torture, la Commission interaméricaine n’a pas repris une exigence du droit coutumier, à savoir que le viol occasionne de vives souffrances physiques et psychologiques. Cependant, l'intensité des souffrances ressort implicitement du constat fait par la Commission interaméricaine : le viol était, en l'espèce, un "acte de violence" qui a causé une douleur et des souffrances physiques et psychologiques qui ont induit chez la victime un état de choc ; la crainte d’être frappée d’ostracisme ; un sentiment d’humiliation ; la peur de la réaction de son mari ; le sentiment que l’intégrité de sa famille était compromise et la peur que ses enfants puissent se sentir humiliés s’ils apprenaient ce qu’avait subi leur mère499.

487. Récemment, la Cour européenne s'est, elle aussi, à l’occasion de l’affaire Aydin c/ Turquie, penchée sur la question du viol en tant que torture, prohibée par l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme ("CEDH"). Dans cette affaire, la majorité des Juges a repris les conclusions de la Commission disant qu’après avoir été détenue, l’intéressée a été emmenée à un poste de police où elle :

a eu les yeux bandés, a été frappée, dévêtue, placée à l’intérieur d’un pneu et arrosée de violents jets d’eau, et violée. Il paraît vraisemblable que la requérante a été soumise à de tels traitements parce qu’elle-même ou des membres de sa famille étaient soupçonnés de collaborer avec des membres du PKK, l’objectif étant d’obtenir des informations et/ou de dissuader sa famille et d’autres villageois de s’impliquer dans des activités terroristes500.

488. La Cour européenne a estimé que la distinction faite à l’article 3 de la CEDH entre la torture et les traitements inhumains ou dégradants visait à marquer du sceau de l’infamie qui s'attache à la torture les seuls traitements inhumains délibérés provoquant de fort graves et cruelles souffrances501. Elle a ajouté que :

[ p] endant sa détention, la requérante fut violée par un individu dont l’identité n’a pas encore été établie. Le viol d’un détenu par un agent de l’État doit être considéré comme une forme particulièrement grave et odieuse de mauvais traitement, compte tenu de la facilité avec laquelle l’agresseur peut abuser de la vulnérabilité de sa victime et de sa fragilité. En outre, le viol laisse chez la victime des blessures psychologiques profondes qui ne s’effacent pas aussi rapidement que d’autres formes de violence physique et mentale. La requérante a également subi la vive douleur physique que provoque une pénétration par la force, ce qui n’a pu manquer d’engendrer en elle le sentiment d’avoir été avilie et violée sur les plans tant physique qu’émotionnel.

[ ...]

Dans ces conditions, la Cour est convaincue que l’ensemble des actes de violence physique et mentale commis sur la personne de la requérante et celui de viol, qui revêt un caractère particulièrement cruel, sont constitutifs de tortures interdites par l’article 3 de la Convention. La Cour serait d’ailleurs parvenue à la même conclusion pour chacun de ces motifs pris séparément502.

489. En précisant qu’elle aurait conclu à une violation de l’article 3 même si chacun des motifs avait été pris séparément, la Cour européenne a clairement affirmé qu’elle était d’avis, sur la base des faits qui lui avaient été présentés, que le viol ne pouvait être assimilé à une torture que pour autant qu'il avait occasionné des souffrances suffisamment vives. Une majorité des Juges de la Cour (14 contre 7) a donc conclu à une violation de l’article 3 de la CEDH, les autres doutant de la réalité des faits allégués mais souscrivant au raisonnement tenu par la majorité concernant l’application de l’article 3503. De fait, deux des Juges dissidents ont expressément affirmé que si les faits avaient été établis avec certitude, ils auraient constitué une violation extrêmement grave de l’article 3504.

490. Le Jugement Akayesu (précité) exprime également un avis sur la question du viol en tant que torture, lorsqu’il affirme dans des termes très forts :

À l’exemple de la torture, le viol est perpétré par exemple pour intimider, avilir, humilier, punir, détruire une personne, exercer une discrimination à son encontre ou un contrôle sur elle. À l’exemple de la torture, le viol est une atteinte à la dignité de la personne et constitue en fait la torture lorsqu’il est pratiqué par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement505.

491. Le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture est également d’avis que le viol constitue une forme de torture. Lorsqu’il a pris la parole devant la Commission des droits de l’homme pour présenter son rapport de 1992, il a déclaré :

Il est évident que dans la mesure où, de manière particulièrement ignominieuse, ils portent atteinte à la dignité et au droit à l’intégrité physique de la personne, le viol et toutes les autres formes de violence sexuelle dont peuvent être victimes les femmes placées en détention constituent des actes de torture506.

Dans son premier rapport, il a également énuméré parmi les modes de torture les diverses formes d’agressions sexuelles, dont le viol et l’insertion d’objets dans les orifices corporels507.

492. On trouve explicitement analysés dans le rapport de la Commission d’experts les effets en profondeur du viol et des autres formes d'agression sexuelle :

Le viol et les autres formes de violence sexuelle ne portent pas seulement atteinte au corps de la victime. L’atteinte la plus grave est le sentiment de perte totale de contrôle sur les décisions et les fonctions corporelles les plus intimes et les plus personnelles. Cette perte de contrôle porte atteinte à la dignité humaine de la victime et explique l’efficacité du viol et des violences sexuelles en tant qu’instruments du nettoyage ethnique508.

493. Enfin, dans un rapport récent, le Rapporteur spécial des Nations Unies sur les formes contemporaines d’esclavage, le viol systématique, l’esclavage sexuel et les pratiques tenant de l’esclavage en période de conflit armé, a envisagé la question du viol en tant que torture sous un angle particulier, son aspect discriminatoire. Il a rappelé que le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a reconnu que la violence faite aux femmes parce qu’elles sont des femmes, notamment les actes qui infligent des maux ou des souffrances d’ordre physique, mental ou sexuel, représente une forme de discrimination qui empêche largement les femmes de jouir des libertés et des droits de l'homme. Le Rapporteur a dès lors avancé que "dans de nombreux cas, le volet relatif à la discrimination de la définition de la torture figurant dans la Convention contre la torture offre une justification supplémentaire pour poursuivre les auteurs de viol et de violences sexuelles sous le chef de torture"509.

v) Conclusions

494. À la lumière de ce qui précède, la Chambre de première instance estime qu’aux fins de l’application des articles 2 et 3 du Statut, les éléments constitutifs de la torture sont les suivants :

(i) il y doit y avoir un acte ou une omission qui provoque de vives souffrances, morales ou physique,
(ii) infligées délibérément,
(iii) dans le but, par exemple, d’obtenir des informations ou des aveux de la victime ou d’une tierce personne, de punir la victime pour un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, d’intimider ou de contraindre la victime ou une tierce personne, ou pour toute autre raison fondée sur une discrimination quelle qu’elle soit,
(iv) et cet acte ou cette omission doit être commis par un agent de l’État ou une personne agissant à titre officiel, ou à son instigation ou avec son consentement.

495. La Chambre de première instance considère que tout viol est un acte abject, qui porte atteinte au plus profond de la dignité humaine et de l’intégrité physique. La condamnation et la répression du viol s'impose d'autant plus qu'il a été commis par un agent de l'État, ou à son instigation ou avec son consentement. Le viol provoque de vives douleurs et souffrances, tant physiques que psychologiques. La souffrance psychologique des victimes de viol, notamment des femmes, est parfois encore aggravée par les conditions socioculturelles et elle peut être particulièrement vive et durable. De plus, il est difficile d’imaginer qu'un viol commis par un agent de l'État, ou à son instigation ou avec son consentement, puisse être considéré comme ayant une finalité autre que la volonté de punir, de contraindre, de discriminer ou d'intimider. Pour la Chambre de première instance, c’est un phénomène inhérent aux situations de conflit armé.

496. En conséquence, chaque fois qu’un viol ou une autre forme de violence sexuelle répondra aux critères susmentionnés, il constituera, comme tous les autres actes qui satisfont à ces critères, une torture.

497. C’est à la lumière de ces conclusions que seront examinés au chapitre IV les éléments de preuve relatifs aux chefs de torture figurant dans l’Acte d’accusation.

(c) Le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé

498. Constitue une infraction grave à chacune des quatre Conventions de Genève et est à ce titre expressément interdit le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé. Pour déterminer la signification de cette prohibition, il est nécessaire d’analyser les circonstances dans lesquelles des actes donnés peuvent provoquer pareilles souffrances ou atteintes. La question fait d’ailleurs l'objet de discussions entre les Parties au présent procès.

i) Arguments des Parties

499. Il ressort clairement des mémoires de l’Accusation qu’elle est d’avis qu’il y a deux infractions distinctes : d’une part "le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances" et, d’autre part, "le fait de porter intentionnellement des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé". Selon elle, les éléments constitutifs de la première de ces infractions sont les suivants : premièrement, l’accusé entendait infliger de grandes souffrances mais son intention et son but n'étaient pas de ceux qui caractérisent la torture, l'imprudence constituant une forme suffisante d'intention  ; et, deuxièmement, la victime a effectivement enduré de grandes souffrances. Les souffrances peuvent être non seulement physiques, mais également mentales ou morales.

500. L’Accusation soutient par ailleurs que la seconde infraction consistant à "porter intentionnellement atteinte à l’intégrité physique ou à la santé" est constituée lorsque les deux éléments principaux suivants sont réunis : premièrement, l’accusé entendait porter atteinte à l’intégrité physique ou à la santé de la victime, y compris à sa santé mentale, l'imprudence constituant une forme suffisante d'intention ; et, deuxièmement, la victime s'est vue effectivement gravement atteinte dans son intégrité physique ou sa santé.

501. L’Accusation fait valoir que les éléments constitutifs de ces infractions ressortent clairement de leur formulation et fait référence au Commentaire de l’article 147 de la IVe Convention de Genève, lequel suggère que des souffrances peuvent être infligées sans que l’on recherche les buts que l’on se propose, par exemple, par l’emploi de la torture et que "le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances" n’entraîne pas nécessairement une atteinte à l’intégrité physique ou à la santé. L’Accusation soutient, en outre, que si "le fait de porter intentionnellement atteinte à l’intégrité physique ou à la santé" exige effectivement que la victime ait subi pareille atteinte, cette dernière ne doit pas nécessairement avoir un caractère permanent.

502. Dans sa Réponse à la demande de rejet, l’Accusation avance que rien ne justifie l’adoption de conditions supplémentaires pour ces deux infractions, telles le fait que la victime ait été mutilée ou ait perdu l’usage d’un membre ou d’un organe, ou que l’atteinte à la santé ne s’entende qu’au sens de dommages corporels. Elle est d’avis que l’ajout de telles conditions est absolument sans fondement et contraire à la définition des crimes510.

503. Pour sa part, la Défense met en avant deux arguments principaux. Elle soutient en premier lieu que l’infraction consistant à causer "de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé" trouve son origine à la fois dans l’article 3 commun aux Conventions de Genève, qui prohibe "les atteintes portées à la vie et à l’intégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices", et dans les articles 130 de la IIIe Convention de Genève et 147 de la IVe Convention de Genève. La Défense prétend toutefois que les termes de ces dispositions n'ont pas la précision exigée des lois pénales et qu'ils ne peuvent donc servir de fondement à des poursuites pénales, car cela irait à l'encontre du principe nullem crimen sine lege511.

504. À défaut, si cet argument ne devait pas être retenu, la Défense fait valoir que les éléments constitutifs de cette infraction sont les suivants :

1. La violation était intentionnelle ; et
2. elle a causé de grandes souffrances ; ou
3. des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé.

505. La Défense fait valoir que le terme "intentionnel" doit s’entendre dans le même que dans l'expression "homicide intentionnel" et, partant, que l'auteur de mauvais traitements doit nécessairement avoir eu l’intention d'arriver au résultat constaté, autrement dit soit d'infliger une grande souffrance, soit de porter gravement atteinte à l’intégrité physique ou à la santé d'autrui. La Défense est d’avis qu’il ne suffit pas de démontrer que l’auteur de l’infraction avait l’intention de commettre l’acte et que cet acte a abouti au résultat constaté. Elle estime aussi que, mesurée à l'aune de critères objectifs, la souffrance doit être réelle et grande. Elle rejette le sens que le Commentaire prête à l’expression "atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé" et soutient qu’une atteinte grave se définit par la perte durable de l’usage d’un membre ou d’un organe. Elle propose d'utiliser le mot "durable" afin d’éviter le critère de l’"incapacité de travail" préconisé par le Commentaire, tout en reconnaissant que certaines atteintes sont graves et d’autres non.

ii) Discussion

506. L’article 2 c) du Statut cite le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé parmi les infractions graves aux Conventions de Genève. Chacune des quatre Conventions de Genève utilise cette terminologie de la même manière512. L’analyse de l’expression "le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé" donne à penser qu’il s’agit là d’une seule et même infraction, dont les éléments sont formulés comme les branches d’une alternative et sont immédiatement apparents.

507. Le Commentaire de la IVe Convention de Genève qui, à cet égard, est identique à ceux des IIe et IIIe Conventions513, contient un certain nombre de remarques utiles pour comprendre l’expression "le fait de causer de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé".

Le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances. - Il s’agit de souffrances infligées sans que l’on recherche les buts que l’on se propose par l’emploi de la torture ou par les expériences biologiques. Ces souffrances seraient donc infligées soit à titre de peine, soit à titre de vengeance, ou pour tout autre motif ou encore par pur sadisme. Étant donné que ces souffrances ne semblent pas, en raison de l’alternative qui suit ce membre de phrase, porter atteinte à l’intégrité physique ou à la santé, on peut se demander s’il ne s’agit pas là d’un délit particulier, inconnu des législations nationales. Les Conventions ne précisant pas s’il s’agit uniquement de souffrances physiques, on doit donc admettre que les souffrances morales sont également couvertes.

Les atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé. - C’est une notion connue des Codes pénaux qui, généralement, pour apprécier la gravité des atteintes, recourent comme critère à la durée d’incapacité de travail de la victime514.

508. Le Commentaire commence donc par opérer une distinction entre cette infraction et celle de torture, au motif que le but défendu constitutif de cette dernière n’est pas exigé pour la première. Tout en faisant sienne cette distinction fondamentale, la Chambre de première instance considère que l'existence du but défendu qu'est la volonté de punir peut conduire à élever le fait de causer de grandes souffrances ou de porter atteinte à l’intégrité physique ou à la santé au rang de torture, telle que définie plus haut.

509. En second lieu, le Commentaire laisse penser que "le fait de causer de grandes souffrances" va au-delà de la simple souffrance physique, et couvre également les souffrances morales. Ce point de vue peut s'appuyer sur la signification ordinaire de l’expression "causer intentionnellement de grandes souffrances", puisque les notions d’"intégrité physique" et de "santé" n’y sont pas accolées, comme c’est le cas pour l’expression "porter atteinte". Les souffrances subies peuvent donc être d’ordre mental ou physique.

510. Troisièmement, le Commentaire propose l’incapacité de travail comme critère d’appréciation de la gravité de l’atteinte. Toutefois, bien que ce critère puisse être utilisé dans certains cas, la Chambre de première instance ne peut, dans la définition du mot "graves" ("serious") et en l’absence de tout autre élément d’interprétation, que s’en remettre à la signification ordinaire du terme. L’Oxford English Dictionary le définit par "ni léger ni négligeable" ("not slight or negligible"). Pour sa part, le terme "grandes" ("great") est défini par "dont la taille, la quantité ou l’intensité dépasse de beaucoup la moyenne" ("much above average in size, amount or intensity"). La Chambre de première instance préfère donc retenir ces expressions quantitatives comme critère de base pour déterminer si des mauvais traitements ont effectivement causé de grandes souffrances ou des atteintes graves.

iii) Conclusions

511. En conséquence, la Chambre de première instance estime que l’infraction consistant à causer intentionnellement de grandes souffrances ou à porter des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé est un acte ou une omission intentionnel, c’est-à-dire un acte qui, jugé objectivement, apparaît délibéré et non accidentel, et qui cause de grandes souffrances physiques et morales ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé. Entrent dans cette catégorie les actes qui ne remplissent pas les conditions posées quant au but pour être qualifiés de torture, alors même que tous les actes de torture répondent à la définition donnée.

(d) Traitements inhumains

512. Plusieurs des chefs de l’Acte d’accusation font état des traitements inhumains qui tombent sous le coup de l’article 2 b) du Statut. Nous chercherons dans la suite à préciser ce que recouvre la prohibition des traitements inhumains.

i) Arguments des Parties

513. La thèse de l’Accusation est la suivante :

1. Constitue un traitement inhumain tout acte ou omission qui porte atteinte à l’intégrité physique, intellectuelle ou morale de la victime ou qui l’humilie ou la fait souffrir ; et
2. l’accusé doit avoir eu l’intention de porter illégalement atteinte à l’intégrité physique, intellectuelle ou morale de la victime, ou de l’humilier ou de la faire souffrir d’une manière qui n’a rien à voir avec le traitement qu'un être humain devrait réserver à autrui. L'imprudence constitue une forme suffisante d'intention515.

514. L’Accusation soutient, en outre, qu’il n’est pas nécessaire de démontrer que l’acte en question a eu des conséquences graves pour la victime516. Elle s’appuie en cela sur les développements consacrés dans le Jugement Tadic à la signification de la notion de "traitements cruels", tel que prohibés par l’article 3 1) commun aux Conventions de Genève, développements à l’issue desquels la Chambre de première instance II a estimé qu'une démonstration ne s'imposait pas517. Dans cette affaire, l’interdiction des traitements cruels a été considérée comme un moyen au service d’une fin, "celle-ci étant d’assurer que les personnes ne participant pas directement aux hostilités seront, en toutes circonstances, traitées humainement"518.

515. Dans sa Demande de rejet519, la Défense fait valoir que la notion de traitements inhumains n’est pas suffisamment précise pour servir de fondement à des poursuites pénales, sauf dans les affaires les plus simples. Dans sa plaidoirie520, la Défense a ajouté que ce manque de précision pouvait être à l’origine d’une violation du principe nullem crimen sine lege.

ii) Discussion

516. Les traitements inhumains - en anglais inhuman(e) treatment - figurent dans chacune des quatre Conventions de Genève, en tant qu’infraction grave521. De plus, l’article 119 de la IVe Convention de Genève dispose que les peines disciplinaires applicables aux internés civils ne doivent en aucun cas être "inhumaines, brutales ou dangereuses pour la santé des internés". Une interdiction similaire figure à l’article 89 de la IIIe Convention de Genève relative aux prisonniers de guerre.

517. Comme la torture, les traitements inhumains sont incontestablement prohibés par le droit international conventionnel et coutumier. Les instruments internationaux ou onusiens relatifs aux droits de l’homme qui interdisent le recours à la torture prohibent également les traitements inhumains522. Compte tenu de son caractère quasi-universel, on peut dire que l'interdiction des traitements inhumains constitue une norme du droit international coutumier. Cependant, aucun des instruments susmentionnés n’a essayé de donner une définition des traitements inhumains, comme cela a été fait pour la torture. Il incombe donc à la Chambre de première instance de déterminer la signification essentielle de cette infraction.

518. Selon l’Oxford English Dictionary, un traitement est "inhuman" lorsqu’il est "brutal, lacking in normal human qualities of kindness, pity etc." La variante orthographique "inhumane" est simplement définie comme "not humane", ce qui évoque par antonymie les notions de "kind-hearted, compassionate, merciful". De façon similaire, pour ce qui est de la version française, le Nouveau Petit Robert définit "inhumain" par "qui manque d’humanité", et renvoie aux adjectifs "barbare, cruel, dur, impitoyable, insensible". Il ressort nettement du sens ordinaire de l’adjectif "inhumain" que l’expression "traitement inhumain" se définit par référence à son antonyme, "traitement humain".

519. Cette interprétation va dans le sens de l’approche adoptée par le CICR dans son commentaire de l’article 147 de la IVe Convention de Genève. Pour expliquer ce terme, il fait référence à l’article 27 de la Convention et affirme que "[ l] e traitement envisagé par cet article serait donc un traitement tel qu’il cesserait d’être humain"523. Le commentaire de l’article 119 confirme également ce point de vue puisqu’il y est dit que "[ l] e présent alinéa ... réaffirme les idées humanitaires consacrées par les articles 27 et 32, et souligne ainsi la nécessité de ne jamais perdre de vue ces principes essentiels"524. Dans le commentaire de l’article 51 de la IIe Convention de Genève, le traitement inhumain en tant qu’infraction grave est également défini par référence à l’article 12 de cette Convention, qui dispose que les personnes protégées doivent être traitées avec humanité. En conséquence, le commentaire de l’article 51 explique que "les traitements envisagés ici sont donc de ceux qui sont contraires à cette prescription générale"525.

520. Ayant déterminé qu’un traitement inhumain est essentiellement un traitement qui manque d’humanité et qui viole ainsi un principe fondamental des Conventions de Genève, la Chambre de première instance peut maintenant aller plus loin dans la définition des termes "traitement inhumain" et "traitement humain". Bien que les définitions de dictionnaire mentionnées plus haut aient manifestement leur place dans cette discussion, la terminologie doit être replacée dans le cadre des dispositions pertinentes des Conventions de Genève et des Protocoles additionnels.

521. S’agissant des traitements inhumains, on lit dans le commentaire de l’article 147 de la IVe Convention de Genève que :

[ i] l ne saurait s’agir, semble-t-il, uniquement de traitements qui porteraient atteinte à l’intégrité physique ou à la santé ; le but de la présente Convention est certainement d’accorder aux personnes civiles, au pouvoir de l’ennemi, une protection telle qu’elles conservent leur dignité humaine et ne soient pas ravalées au niveau de la bête. Cela amène à penser que par "traitement inhumain" on ne peut pas se contenter d’envisager uniquement ce qui a trait à l’intégrité physique ou à la santé. Il semble, par exemple, que certaines mesures qui tendraient à laisser des internés civils sans aucun rapport avec l’extérieur, en particulier avec leur famille, ou qui les soumettraient à des atteintes graves à leur dignité d’hommes, devraient être considérées comme des traitements inhumains526.

522. Les mêmes termes sont repris dans le commentaire de l’article 51 de la IIe Convention de Genève527, ainsi que dans celui de l’article 130 de la IIIe Convention528. La seule différence est que dans le commentaire de l’article 147 de la IVe Convention, la dernière phrase commence par "Il semble que", alors que dans ceux des articles 51 de la IIe Convention et 130 de la IIIe Convention, elle commence par "On doit admettre que". Cette nuance terminologique semble indiquer que les auteurs des Commentaires des IIe et IIIe Conventions de Genève prenaient plus fermement position sur la question de savoir si les actes portant gravement atteinte à la dignité humaine devaient également être inclus dans la notion de traitement inhumain.

523. Comme cela a déjà été dit dans le présent Jugement, la notion de traitement humain imprègne les quatre Conventions de Genève et les Protocoles additionnels, et était déjà présente dans le Règlement de La Haye et les deux Conventions de Genève de 1929529. L’article 27 de la IVe Convention de Genève représente la principale disposition concernant l’obligation de traiter avec humanité les personnes protégées ; ses deux premiers paragraphes disposent :

[l]es personnes protégées ont droit, en toutes circonstances, au respect de leur personne, de leur honneur, de leurs droits familiaux, de leurs convictions et pratiques religieuses, de leurs habitudes et de leurs coutumes. Elles seront traitées, en tout temps, avec humanité et protégées notamment contre tout acte de violence ou d’intimidation, contre les insultes et la curiosité publique.

Les femmes seront spécialement protégées contre toute atteinte à leur honneur, et notamment contre le viol, la contrainte à la prostitution et tout attentat à leur pudeur.

524. Cet article constitue "la base [ de la Convention] , énonçant les principes dont s’inspire tout le ‘droit de Genève’ " et il "proclame le respect de la personne humaine et le caractère inaliénable de ses droits fondamentaux"530. Le Commentaire met clairement en avant l’importance fondamentale du traitement humain lorsqu’il affirme qu’il constitue "le véritable leitmotiv des quatre Conventions de Genève"531. Il ajoute que le mot "traitement"

doit être pris ici dans son sens le plus général, comme s’appliquant à toutes les conditions de l’existence d’un homme. [ ...] Le but de la Convention n’est autre que de préciser la manière dont on doit se conduire à l’égard de l’être humain, qui souhaite pour lui-même un traitement conforme à sa nature, et qui peut donc l’accorder à ses semblables532.

En conclusion, le Commentaire qualifie de générales et absolues l'exigence d’un traitement humain et la prohibition de certains actes incompatibles avec ce principe, et les déclare valables en toutes circonstances et en tout temps533.

525. Après avoir énoncé le principe général de traitement humain, l’article 27 de la IVe Convention de Genève donne des exemples d’actes incompatibles avec ce principe, comme les actes de violence ou d’intimidation "inspiré[ s] non pas par des nécessités militaires ou un intérêt légitime de sécurité, mais par un mépris systématique des valeurs humaines (insultes, exposition des personnes à la curiosité publique, etc.)"534. Cette liste est complétée par l’article 32 de la même Convention, qui prohibe tout acte de nature à causer soit des souffrances physiques soit l’extermination, notamment le meurtre, la torture, les peines corporelles, les mutilations et les expériences médicales ou scientifiques non nécessitées par le traitement médical d’une personne protégée, et toutes autres brutalités535. Cet article ne propose pas de liste exhaustive, il est aussi général que possible et donne simplement un aperçu des principaux forfaits commis au cours de la Deuxième Guerre mondiale536.

526. On retrouve dans l’article 13 de la IIIe Convention de Genève les mêmes principes et prohibitions que dans les articles 27 et 32 de la IVe Convention de Genève. Il dispose que les prisonniers de guerre doivent être traités en tout temps avec humanité. De nouveau, le principe est énoncé par référence à un comportement incompatible avec lui. Après avoir affirmé l’obligation générale de traiter avec humanité tous les prisonniers de guerre, l’article déclare que tout acte ou omission illicite entraînant la mort ou mettant gravement en danger la santé d’un prisonnier de guerre sera considéré comme une infraction grave :

En particulier, aucun prisonnier de guerre ne pourra être soumis à une mutilation physique ou à une expérience médicale ou scientifique de quelque nature qu’elle soit qui ne serait pas justifiée...

Les prisonniers de guerre doivent de même être protégés en tout temps, notamment contre tout acte de violence ou d’intimidation, contre les insultes et la curiosité publique.

527. Le Commentaire de l'article 13 de la IIIe Convention de Genève aborde explicitement la question de l’application du principe de traitement humain et de la prohibition des actes incompatibles avec ce principe, dans les situations où les personnes protégées sont légitimement détenues :

La prescription d’un traitement humain et la prohibition de certains actes incompatibles avec ce traitement revêtent un caractère général et absolu. Elles sont valables en tout temps et s’appliquent notamment lorsqu’une personne protégée fait légitimement l’objet de mesures de rigueur. Car il faut que les exigences dictées par l’humanité soient respectées même lors de l’application des mesures de sécurité ou de répression. Ainsi l’obligation conserve toute sa valeur à l’égard des personnes soumises au régime pénitentiaire ou d’internement, que ce soit sur le territoire d’une Partie au conflit ou en territoire occupé. C’est dans ces situations, où les valeurs humaines paraissent les plus menacées, que cette disposition prend toute son importance537.

528. Ce Commentaire ajoute que la notion de traitement humain désigne certes, en premier lieu, l’absence de tous sévices corporels, mais qu’elle ne comporte pas simplement cet aspect négatif. Elle intègre également l’idée de protection du prisonnier de guerre, ce qui signifie "prendre la défense de quelqu’un, lui prêter secours et appui" mais aussi le "mettre à l’abri d’une incommodité, d’un danger"538. L'exigence d’un traitement humain impose donc une obligation de protection positive, qui "s’étend à des valeurs d’ordre moral, telles que l’indépendance morale du prisonnier (protection contre l’intimidation) et son honneur (protection contre les insultes et la curiosité publique)"539.

529. L'exigence d’un traitement humain est également énoncée dans les deuxième, troisième et quatrième alinéas communs aux articles 12 de la Ire et de la IIe Conventions de Genève, relatives à l’amélioration du sort des blessés et des malades, respectivement sur terre et sur mer. Les Commentaires de ces Conventions insistent sur le fait que ces alinéas ont pour but de développer et de préciser les notions de traitement humain et de soins540. Après avoir affirmé l’obligation générale de traiter avec humanité les personnes protégées, l’article 12 dispose que ce traitement doit être dispensé sans aucune discrimination et interdit strictement toute atteinte à leur vie et à leur personne, en particulier le meurtre, l’extermination, la torture, les expériences biologiques, le fait de les laisser de façon préméditée sans secours médical ou sans soins, ou de les exposer à des risques de contagion ou d’infection. Le Commentaire de la Ire Convention de Genève précise que le mot traitement doit être pris ici dans son sens le plus général, comme s’appliquant à toutes les conditions de l’existence d’un homme541.

530. La IIIe Convention de Genève comprend deux autres dispositions qui consacrent le principe fondamental de traitement humain. L’article 20 dispose que l’évacuation des prisonniers de guerre s’effectuera toujours avec humanité, et qu’on leur fournira notamment de l’eau potable et de la nourriture en suffisance, ainsi que les vêtements et les soins médicaux nécessaires. Le Commentaire de la IIIe Convention de Genève reconnaît que les conditions générales de vie des troupes de la Puissance détentrice peuvent différer profondément de celles des prisonniers de guerre. De plus, "tel traitement supportable pour les premiers causerait d’indicibles souffrances aux seconds : les habitudes de climat, de nourriture, de confort, d’habillement ne peuvent pas toujours être confondues"542. Le facteur déterminant est alors la notion de traitement humain : il convient de ne pas mettre en danger la vie des prisonniers ni de nuire à leur santé, et de leur éviter les grandes fatigues et souffrances543. Par ailleurs, l’article 46 de la IIIe Convention de Genève donne des garanties similaires en matière de transfert des prisonniers de guerre. Il va même au delà des dispositions de l’article 20 dans la mesure où il dispose explicitement qu’il doit toujours être tenu compte des conditions climatiques auxquelles les prisonniers de guerre sont accoutumés. En conséquence, l’interdiction des traitements inhumains s’étend aux conditions de vie des personnes protégées : constitue donc une violation de cette interdiction le fait de ne pas leur fournir une eau, une nourriture, des vêtements, des soins médicaux et un logement en rapport avec leurs habitudes et de leur état de santé.

531. L’article 75 du Protocole additionnel I et les articles 4 et 7 du Protocole additionnel II consacrent également le principe fondamental du traitement humain. De fait, le CICR, dans son Commentaire du Protocole additionnel II, affirme, en faisant référence à l’article 27 de la IVe Convention de Genève, que "le droit au respect de l’honneur, des convictions et des pratiques religieuses est un élément du traitement humain"544.

532. Enfin, fait important, le principe du traitement humain constitue le fondement de l’article 3 commun aux Conventions de Genève. Cet article prohibe un certain nombre d’actes, dont les atteintes à la vie et à l’intégrité de la personne, notamment le meurtre, les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices, les atteintes à la dignité et les traitements humiliants et dégradants. Dans sa partie consacrée à l’article 3 commun, le Commentaire de la Ire Convention de Genève aborde la question de la définition de la notion de traitement humain et, partant, de traitement inhumain, de la façon suivante :

Il serait donc vain, et même dangereux, de vouloir énumérer ce qui doit être fourni à un être humain pour assurer sa subsistance normale en ce qu’elle se distingue de celle d’un animal, et de préciser la manière dont on doit se conduire à son égard pour montrer qu’on le traite "humainement", c’est-à-dire comme un semblable, et non comme une bête ou une chose. D’ailleurs, les éléments de ce traitement peuvent varier avec les circonstances - notamment avec le climat - et avec les possibilités.

En revanche, il est plus aisé d’énumérer ce qui est incompatible avec un traitement humain. C’est la voie que suit la Convention, en énonçant quatre prohibitions absolues. [ ...] Il n’y a pas d’échappatoire, pas d’excuse, pas de circonstance atténuante possible545.

Sur la question de l’énumération des actes prohibés, le CICR ajoute :

Quelque soin que l’on prît à énumérer toutes les sortes d’exactions, on serait toujours en retard sur l’imagination des tortionnaires éventuels qui voudraient, en dépit de toutes les interdictions, assouvir leur bestialité. Plus une énumération veut être précise et complète, plus elle prend un caractère limitatif546.

C’est ce commentaire de la Ire Convention qui expose le mieux l’approche générale adoptée par les auteurs des Conventions de Genève pour cerner la notion de traitement humain ou inhumain. Comme nous l’avons déjà dit, la notion de traitement humain constitue la clé de voûte des quatre Conventions et elle est définie par antonymie, par référence à un catalogue général et non exhaustif d’actes répréhensibles qui sont incompatibles avec elle et qui constituent des traitements inhumains.

533. L’analyse qui précède est valable pour la notion d’"actes inhumains", envisagés dans le cadre des crimes contre l’humanité. Ces actes sont prohibés et sanctionnés par l’article 5 du Statut qui les énumère ainsi : l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, l’expulsion, l’emprisonnement, la torture, le viol, les persécutions pour des raisons politiques, raciales et religieuses et les autres actes inhumains. Cette liste recoupe celles qui figuraient à l’article 6 c) du Statut du Tribunal de Nuremberg et à l’article II 1) c) de la Loi N°10 du Conseil de contrôle, cette dernière ayant été le premier texte reconnaissant expressément ces actes comme crimes contre l’humanité. Dans le Projet de code élaboré par la CDI, l’article 18 k) contient une liste d’actes susceptibles de recevoir la qualification de crimes contre l’humanité, liste plus longue que celle qui figurait dans les dispositions susmentionnées. Il précise également que les "autres actes inhumains" sont des actes qui portent en fait gravement atteinte à l’intégrité physique ou mentale, à la santé ou à la dignité humaine de la victime. La CDI s’est également rendu compte qu’il était impossible d’établir une liste exhaustive des autres actes inhumains qui pourraient constituer des crimes contre l’humanité547.

534. Après avoir examiné la notion de traitement inhumain dans le cadre des Conventions de Genève et dans ses rapports avec la catégorie des crimes contre l’humanité, la Chambre de première instance va maintenant se pencher sur l’interprétation que les autres instances judiciaires internationales ont donnée de cette interdiction. Comme nous l’avons dit plus haut, la Cour et la Commission européennes des droits de l’homme ont développé une importante jurisprudence concernant les diverses formes de mauvais traitements prohibés par l’article 3 de la CEDH. Pour opérer une distinction entre les différentes infractions prohibées par l’article 3, ces organes ont eu recours à une gradation des souffrances subies548. En adoptant cette approche, la Cour européenne a estimé que seuls les traitements inhumains délibérés provoquant de fort graves et cruelles souffrances devaient être marqués du sceau de l'infamie qui s'attache à la torture549. La Chambre de première instance a déjà discuté de la conclusion de la Cour dans l’affaire Irlande c. Royaume-Uni selon laquelle la "distinction [ entre les notions de torture et de traitement inhumain ou dégradant] procède principalement d’une différence dans l’intensité des souffrances infligées"550.

535. Pour distinguer la torture des autres traitements inhumains ou dégradants, la Cour européenne a également utilisé le but pour lequel les mauvais traitements ont été infligés. Deux arrêts récents de la Cour concluant à une violation de l'article 3 assimilable à des tortures (arrêts précités) sont ici d'un intérêt particulier. Dans l’affaire Aydin c. Turquie, la Cour a considéré que les souffrances infligées à la requérante, qui constituaient des tortures, étaient destinées à permettre aux forces de sécurité d’obtenir des informations551. De même, dans l’affaire Aksoy c. Turquie, la Cour a estimé que le mauvais traitement dont elle a conclu qu’il constituait une torture "apparaît avoir été administré dans le but d’obtenir du requérant des aveux ou des informations"552.

536. À l'inverse, la Cour européenne a conclu que, pour que des mauvais traitements tombent sous le coup l’article 3, ils doivent ;

... atteindre un minimum de gravité [ ...] Cette appréciation est relative : elle dépend de l’ensemble des données de la cause. Il faut prendre en compte des facteurs tels que la nature et le contexte du traitement, sa durée, ses effets physiques ou mentaux ainsi, parfois, que le sexe, l’âge et l’état de santé de la victime553.

537. Dans l’affaire Tomasi c. France, où la Cour européenne a conclu explicitement à l'administration de traitements inhumains en violation de l’article 3, le requérant affirmait que, interrogé par la police, il avait reçu des gifles, des coups de pied et de poing et des manchettes, qu’on l’avait laissé debout pendant de longues périodes sans support aucun, qu’on lui avait attaché les mains dans le dos avec des menottes, qu’on lui avait craché dessus, qu’on l’avait laissé nu devant une fenêtre ouverte, qu’on l’avait privé de nourriture et menacé d’une arme à feu. La Cour a conclu que "l’intensité et la multiplication des coups portés à M. Tomasi ... [ constituent] deux éléments assez sérieux pour conférer à ce traitement un caractère inhumain et dégradant"554. Dans l’affaire Ribitsch c. Autriche555, la Cour européenne a estimé que le requérant avait été soumis à un traitement inhumain et dégradant en violation de l’article 3, quand lors d’une garde à vue, la police l’avait battu et que lui et son épouse, qui était également détenue, avaient été menacés et insultés. La Cour est même allée plus loin en estimant que :

[ À] l’égard d’une personne privée de sa liberté, tout usage de la force physique qui n’est pas rendu strictement nécessaire par le propre comportement de ladite personne porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3556.

538. Plus récemment, la Cour a jugé que les mauvais traitements infligés à un garçon de neuf ans battu à coups de bâton assenés avec beaucoup de force et à plusieurs reprises, constituaient une violation de l’article 3557. Dans sa formulation la plus cohérente de la notion, la Commission européenne a décrit le traitement inhumain comme "un traitement qui provoque volontairement de graves souffrances mentales ou physiques"558.

539. L’article 7 du Pacte international dispose ce qui suit :

Nul ne sera soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. En particulier, il est interdit de soumettre une personne sans son libre consentement à une expérience médicale ou scientifique.

Dans son Commentaire général de cette disposition, le Comité des droits de l’homme a adopté une approche globale, préférant ne pas faire une distinction tranchée entre les différents types de peines ou de traitements559. Le Comité a cependant noté que toute distinction dans les termes dépendrait de la nature, du but et de la sévérité du traitement infligé560.

540. Dans quelques cas, le Comité des droits de l’homme a explicitement conclu à un traitement inhumain en violation de l’article 7 du Pacte international. Dans l’affaire Portorreal c. République dominicaine561, le requérant a été arrêté et enfermé dans une cellule mesurant 20 mètres sur 5, dans laquelle étaient détenues quelque 125 personnes accusées de diverses infractions et où le manque de place obligeait certaines d’entre elles à s’asseoir sur des excréments. Le requérant n’a reçu ni nourriture ni eau avant le lendemain et il a finalement été libéré après 50 heures de détention. Le Comité a estimé qu’il s’agissait d’un traitement inhumain et dégradant contrevenant à l’article 7 du Pacte international. Dans l’affaire Tshisekedi c. Zaïre562, où le requérant a été privé de nourriture et d’eau pendant quatre jours après son arrestation et a été détenu par la suite dans des conditions d’hygiène inacceptables563, le Comité a également conclu à une violation de l’article 7, constituant un traitement inhumain. De même, dans l’affaire Bouton c. Uruguay, le Comité a jugé que constituaient également un traitement inhumain le fait d’être obligé, pendant 35 heures, à rester debout attaché et les yeux bandés, tout en écoutant les cris des autres détenus qui étaient torturés, et en étant menacé d’être puni, ainsi que le fait d’être obligé à rester assis immobile sur un matelas, les yeux bandés, pendant de nombreux jours564.

541. S'appuyant sur l’énumération, par le Comité des droits de l’homme, des différences entre la torture et les traitements inhumains et dégradants, Nowak a fait remarquer que le traitement inhumain doit comprendre toutes les manières d’infliger des souffrances graves qui ne peuvent être qualifiées d’actes de torture, faute d'en réunir tous les éléments constitutifs565. En outre, il est d’avis que constituent également des traitements inhumains les mauvais traitements qui ne sont pas d'une gravité suffisante pour pouvoir être qualifiés d’actes de torture566.

542. Il apparaît clairement que les instances judiciaires internationales qui se sont penchées sur la question de l’application de cette infraction de traitement inhumain ont eu tendance à la définir en des termes relatifs : le traitement inhumain est un traitement qui provoque délibérément des souffrances mentales et physiques, graves, mais néanmoins insuffisantes pour justifier la qualification de torture. De surcroît, l’infraction de traitement inhumain peut être constituée en l’absence du but défendu et de l’aval étatique caractéristiques de la torture.

iii) Conclusions

543. En résumé, la Chambre de première instance considère qu’un traitement inhumain est un acte ou une omission intentionnel, c’est-à-dire un acte qui, jugé objectivement, apparaît délibéré et non accidentel, et qui cause de graves souffrances mentales ou physiques ou constitue une atteinte grave à la dignité humaine. Le sens ordinaire de l'expression ''traitement inhumain'', examiné dans le cadre des Conventions de Genève, vient valider cette approche et apporte des éclaircissements. Ainsi, les traitements inhumains sont des traitements intentionnellement administrés qui contreviennent au principe fondamental d’humanité ; ils constituent une catégorie dans laquelle entrent toutes les autres infractions graves énumérées dans les Conventions. Par conséquent, les actes que les Conventions et les Commentaires qualifient d’inhumains, ou qui sont contraires au principe d’humanité, sont des exemples d’actes relevant de la catégorie de traitements inhumains.

544. Avec cette classification des infractions, tous les actes assimilés à des tortures ou au fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé constitueraient également des traitements inhumains. Cependant, cette troisième catégorie d’infractions ne se limite pas aux actes qui entrent déjà dans l’une des deux autres ; elle comprend aussi d’autres actes contraires au principe fondamental du traitement humain, en particulier ceux qui ne respectent pas la dignité humaine. En dernière analyse, la question de savoir si un acte donné qui ne relève d’aucune des catégories du noyau central est contraire au principe du traitement humain et constitue, partant, un traitement inhumain, est une question de fait à trancher eu égard à l'ensemble des circonstances de l’espèce.

(e) Traitement cruel

545. Aux termes de l'article 3 du Statut, il est reproché aux accusés dans l'Acte d'accusation d'avoir commis des crimes qualifiés de traitement cruel, à défaut de torture, ou d'avoir administré des traitements cruels en plus du fait d'avoir causé intentionnellement de grandes souffrances ou d'avoir porté des atteintes graves à l’intégrité physique d’une personne et d’avoir infligé des traitements inhumains, fait sanctionné par l'article 2 du Statut.

i) Arguments des Parties

546. L’Accusation soutient que le traitement cruel est constitué des mêmes éléments que le traitement inhumain. Selon elle, il y a traitement cruel lorsque l’accusé maltraite la victime et lui inflige des souffrances ou des douleurs physiques ou mentales, sans poursuivre l’un des buts constitutifs du crime de torture567. Dans sa Réponse à la Demande de rejet568, l’Accusation invoque, à l'appui de cet argument, la définition donnée du "traitement cruel" dans le Jugement Tadic569. Dans cette affaire, la Chambre de première instance II a conclu que l’interdiction du traitement cruel est un moyen au service d’une fin, celle-ci étant d’"assurer que les personnes ne participant pas directement aux hostilités seront, en toutes circonstances, traitées humainement"570. Le Jugement Tadic fait ensuite référence à l’article 4 du Protocole additionnel II, qui prévoit que les interdictions concernent "les atteintes portées à la vie, à la santé et au bien-être physique ou mental des personnes, en particulier le meurtre de même que les traitements cruels tels que la torture, les mutilations ou toutes formes de peines corporelles"571.

547. La Défense n’a pas présenté de conclusions particulières au sujet de la définition du crime de traitement cruel. Cependant, dans l’analyse du crime consistant à "causer de grandes souffrances ou à porter des atteintes graves à l’intégrité physique" qu’elle propose dans la Demande de rejet, la Défense a indiqué que "les rédacteurs de l’article 3 commun ont délibérément donné des définitions vagues des actes interdits"572.

ii) Discussion

548. Il est possible d’affirmer que le traitement cruel est inclus dans l’article 3 du Statut en se fondant sur son interdiction par l’article 3 1) commun aux Conventions de Genève, qui proscrit "les atteintes portées à la vie et à l’intégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices". Le traitement cruel ou les actes de cruauté sont prohibés non seulement par l'article 3 commun mais aussi par l’article 87 de la IIIe Convention de Genève, relative au traitement des prisonniers de guerre, et par l’article 4 du Protocole additionnel II, lequel dispose que sont interdites :

les atteintes portées à la vie, à la santé et au bien-être physique ou mental des personnes, en particulier le meurtre de même que les traitements cruels tels que la torture, les mutilations ou toutes formes de peines corporelles.

549. Comme c’est le cas pour le traitement inhumain, aucun instrument international ne définit le traitement cruel, bien qu’il soit explicitement interdit par l’article 5 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’article 7 du Pacte international, l’article 5, paragraphe 2, de la Convention interaméricaine des droits de l’homme et l’article 5 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Chacun de ces instruments range le traitement cruel dans la même catégorie de crimes que le traitement inhumain.

550. Dans le Jugement Tadic, la Chambre de première instance II a donné sa définition du crime en observant que, en vertu de l’article 3 commun aux Conventions de Genève, "l’interdiction des traitements cruels est un moyen au service d’une fin, celle-ci étant d’assurer que les personnes ne participant pas directement aux hostilités seront, en toutes circonstances, traitées humainement"573. Ainsi, pour cette Chambre, le traitement cruel est un traitement qui est inhumain.

551. Envisagé dans le cadre de l’article 3 commun, de l’article 4 du Protocole additionnel II, des différents instruments relatifs aux droits de l’homme mentionnés ci-dessus et compte tenu de son sens ordinaire, le traitement cruel est, aux yeux de la Chambre de première instance, un traitement qui cause de grandes souffrances physiques ou mentales ou qui porte gravement atteinte à la dignité humaine, et qui équivaut à un traitement inhumain, dans le cadre des dispositions relatives aux infractions graves aux Conventions de Genève.

iii) Conclusions

552. Au vu de ce qui précède, la Chambre de première instance conclut que le traitement cruel constitue un acte ou une omission intentionnel, c’est-à-dire un acte qui, objectivement, est délibéré et non accidentel, qui cause de grandes souffrances ou douleurs physiques ou mentales ou qui constitue une atteinte grave à la dignité humaine. À ce titre, il a la même signification et donc la même fonction résiduelle aux fins de l’article 3 du Statut, que le traitement inhumain en tant qu’infraction grave aux Conventions de Genève. Dès lors, le crime de torture aux termes de l’article 3 commun aux Conventions de Genève est également inclus dans la notion de traitement cruel. Tout traitement qui ne remplit pas les conditions posées quant au but pour être qualifié de torture en vertu de l’article 3 commun, est un traitement cruel.

553. Après avoir examiné en détail la signification des crimes précités, la Chambre de première instance va à présent envisager les conditions inhumaines par lesquelles, aux termes de l’Acte d’accusation, les accusés auraient causé intentionnellement de grandes souffrances et auraient infligé un traitement cruel à leurs victimes.

(f) Conditions inhumaines

554. Les chefs 46 et 47 de l’Acte d’accusation font également état de l’existence de conditions inhumaines dans le camp de détention de Celebici, par lesquelles les accusés auraient causé intentionnellement de grandes souffrances, aux termes de l’article 2 c) du Statut et auraient infligé un traitement cruel, sanctionné par l’article 3 du Statut. Bien que le fait de faire régner des "conditions inhumaines" ne soit pas reconnu comme un crime en droit international humanitaire, il est nécessaire de déterminer si l’on peut considérer ou non que cette notion est incluse dans les crimes consistant à causer intentionnellement de grandes souffrances ou à porter des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé, ou à infliger un traitement cruel.

555. Dans sa Réponse à la Demande de rejet, l’Accusation aborde la question des conditions inhumaines574. Elle rejette l’argument de la Défense selon lequel, si les conditions de vie dans un centre de détention ne sont pas satisfaisantes mais si les circonstances du moment ne permettent pas d’en assurer de meilleures, on ne peut pas parler de conditions inhumaines. L’Accusation fait valoir à ce propos qu’une administration pénitentiaire ne peut légalement affamer ou détenir des prisonniers dans des conditions qui, de toute évidence, sont inhumaines et dangereuses.

556. L’expression "conditions inhumaines" est une description factuelle qui rend compte des conditions générales dans lesquelles les prisonniers sont détenus et du traitement qu’ils reçoivent. En conséquence, la Chambre de première instance est tenue d’appliquer à ces faits les normes juridiques dégagées pour le crime consistant à causer intentionnellement de grandes souffrances ou à porter des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé et à infliger un traitement cruel.

557. Ces normes juridiques sont absolues et non relatives. De ce fait, lorsque l’on considère l’allégation factuelle de conditions inhumaines eu égard à ces crimes reconnus par le droit, il convient de faire abstraction des conditions régnant dans le centre de détention afin de déterminer quelle aurait dû être la norme en matière de traitement. La norme juridique valable pour chacun des crimes de mauvais traitements évoqués plus haut, définit une norme minimale de traitement applicable également aux conditions de détention. Au cours d’un conflit armé, les personnes ne devraient pas être détenues dans des conditions qui ne satisfont pas à cette norme minimale.

558. Étant donné que, dans l’article 3 du Statut, le traitement cruel a la même signification que le traitement inhumain dans l’article 2 du Statut, les conditions inhumaines dont il est fait grief sont qualifiées à juste titre de traitement cruel. Cependant, compte tenu de ce qui a été dit de ces crimes, la Chambre de première instance estime que, s’il est possible d’assimiler les conditions inhumaines au fait de causer de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé, sanctionné par l’article 2 du Statut, il est préférable de les qualifier de traitements inhumains.

3. Détention illégale de civils

559. L’Acte d’accusation reproche à trois des accusés, à savoir Hazim Delic, Zdravko Mucic et Zejnil Delalic, d’être responsables directement et en tant que supérieurs hiérarchiques de la détention illégale de nombreux civils au camp de détention de Celebici. S’inscrivant dans le cadre de notre examen du droit applicable, le présent chapitre a pour objet de déterminer les paramètres de ce crime, comme infraction grave aux Conventions de Genève.

(a) Arguments des Parties

560. Selon l’Accusation, la IVe Convention de Genève autorise la détention ou l’internement de "personnes protégées" sur le territoire d’une partie au conflit uniquement si la sécurité de la puissance détentrice rend cette détention ou cet internement absolument nécessaire et, sur un territoire occupé, seulement pour des raisons impératives de sécurité575. Dès lors, selon l’Accusation, la détention devrait toujours être considérée comme une mesure exceptionnelle et elle ne peut être légale que lorsqu’il existe une menace réelle pour la sécurité. En outre, une telle décision ne peut être prise qu’au coup par coup et le simple fait qu’un civil est un sujet d’une puissance ennemie ne peut justifier sa détention.

561. De surcroît, l’Accusation soutient qu’il doit exister des garanties procédurales pour les civils ainsi détenus, notamment le droit d’introduire un recours contre la mise en détention et le droit de voir cette décision régulièrement reconsidérée. Elle maintient que, en l’absence de ces garanties procédurales, un internement qui, dans d’autres circonstances, serait licite devient illégal. En outre, l’Accusation fait valoir que, même si une détention peut à l’origine être considérée comme légale, certains droits fondamentaux en matière de procédure doivent être préservés pendant la période de détention. En particulier, le placement en détention doit être examiné par un tribunal compétent.

562. Dans sa réponse, la Défense invoque le Commentaire de la IVe Convention de Genève576, lequel décrit l’interdiction frappant la détention illégale de personnes protégées dans les termes suivants :

La détention illégale : La plupart des Codes nationaux répriment la privation illégale de liberté, une assimilation de cette violation à un délit de droit commun paraît fort possible. Cependant, il semble que ce délit sera fort difficile à établir. En effet, les Puissances belligérantes peuvent interner les ressortissants ennemis ou étrangers se trouvant sur leur territoire si elles le jugent absolument nécessaire pour leur sécurité ; de même, les Puissances occupantes peuvent interner certains des habitants des territoires occupés. Le caractère illégal de la détention sera donc fort difficile à prouver, étant donné le pouvoir étendu concédé dans ce domaine aux États. Il va de soi, cependant, que les internements auxquels il serait procédé sans qu’existe aucun motif spécial, en particulier dans les territoires occupés, pourraient tomber sous le coup de cette infraction577.

(b) Discussion

563. Le crime de détention illégale de civils est punissable aux termes de l’article 2 g) du Statut, comme infraction grave aux Conventions de Genève, sanctionnée par l’article 147 de la IVe Convention de Genève. Lorsque l’on analyse ce crime, il faut préciser en premier lieu les circonstances dans lesquelles les civils peuvent être détenus et, en deuxième lieu, les conditions devant être remplies pour qu’une détention devienne légale dans une situation donnée. On examinera dans la suite tour à tour ces deux questions.

i) Légalité de la détention

564. La Chambre de première instance a déjà conclu que les personnes détenues dans le camp de détention de Celebici étaient protégées par la IVe Convention de Genève et que, dès lors, elles pouvaient être considérées comme des civils. En conséquence, il convient uniquement de déterminer si, en l’espèce, la détention des personnes est ou non contraire au droit international humanitaire.

565. Protéger les civils durant les conflits armés est l’un des objectifs fondamentaux du droit international humanitaire. Toutefois, la liberté de circulation des civils "ennemis" peut en temps de guerre être limitée, voire, si les circonstances l’exigent, être suspendue. C’est pourquoi le droit à la liberté de circulation ne figure pas parmi les droits absolus consacrés par les Conventions de Genève. Cependant, cela ne signifie point qu’il y a une suspension générale de ce droit pendant le conflit armé. Au contraire, les règles concernant les civils sur le territoire d’une partie à un conflit armé procèdent de l’idée que la liberté personnelle des personnes civiles devrait être préservée. Il s’agit donc d’un droit relatif qui peut être restreint578.

566. Lorsque le projet de texte de la IVe Convention de Genève, rédigé par le C.I.C.R., a été présenté à la Conférence diplomatique de 1949, plusieurs délégations ont affirmé que, dans le cas des espions, des saboteurs ou d’autres combattants ne bénéficiant pas d’un régime de faveur, des entorses devraient pouvoir être apportées aux droits normalement accordés aux personnes protégées, faute de quoi ces droits pourraient être utilisés aux dépens de l’une des parties à un conflit579. Dès lors, la détention de civils est autorisée dans un nombre limité de cas. L’article 5 de la IVe Convention de Genève énonce une règle générale prévoyant une limitation des droits des civils ; il dispose :

Si, sur le territoire d’une Partie au conflit, celle-ci a de sérieuses raisons de considérer qu’une personne protégée par la présente Convention fait individuellement l’objet d’une suspicion légitime de se livrer à une activité préjudiciable à la sécurité de l’État ou s’il est établi qu’elle se livre en fait à cette activité, ladite personne ne pourra se prévaloir des droits et privilèges conférés par la présente Convention qui, s’ils étaient exercés en sa faveur, pourraient porter préjudice à la sécurité de l’État.

Si, dans un territoire occupé, une personne protégée par la Convention est appréhendée en tant qu’espion ou saboteur ou parce qu’elle fait individuellement l’objet d’une suspicion légitime de se livrer à une activité préjudiciable à la sécurité de la Puissance occupante, ladite personne pourra, dans les cas où la sécurité militaire l’exige absolument, être privée des droits de communication prévus par la présente Convention.

Dans chacun des cas, les personnes visées par les alinéas précédents seront toutefois traitées avec humanité et, en cas de poursuites, ne seront pas privées de leur droit à un procès équitable et régulier tel qu’il est prévu par la présente Convention. Elles recouvreront également le bénéfice de tous les droits et privilèges d’une personne protégée, au sens de la présente Convention, à la date la plus proche possible eu égard à la sécurité de l’État ou de la Puissance occupante, suivant le cas.

567. Les termes de l’article 5 sont très larges et ses dispositions peuvent être applicables dans de multiples cas580. La notion d’"activité préjudiciable à la sécurité d’un État" est difficile à définir. Il s’agit probablement avant tout de l’espionnage, du sabotage et des rapports prohibés avec les forces ennemies ou les ressortissants ennemis. Cette disposition ne saurait viser l’attitude politique d’un individu à l’égard d’un État581. Toutefois, aucune autre indication ne peut être tirée du libellé de l’article 5 en ce qui concerne le type d’action envisagé.

568. S’il n'est pas nécessaire que l’activité en cause soit criminelle au regard du droit interne pour qu’un État puisse restreindre les droits de civils protégés en application de l’article 5, il est presque certain que l’activité condamnée sera, dans la plupart des cas, frappée d’une sanction pénale en vertu du droit interne582. Cependant, les actes qui peuvent être considérés comme préjudiciables à la sécurité d’un État doivent apparaître comme tels en droit international, qu’ils aient été accomplis en territoire occupé ou non. Il est clair qu’un civil ne peut tirer sur un soldat ennemi qui passe, cacher une bombe dans le campement ennemi ou nuire directement ou indirectement à son ennemi et espérer continuer à bénéficier de toutes les protections offertes par la IVe Convention de Genève583. Toutefois, tous ces actes doivent causer à l’adversaire un préjudice matériel direct et non simplement apporter un soutien aux forces de la partie aux côtés de laquelle le civil s’est rangé.

569. Il est incontestable que la détention de civils peut faire partie de ces "mesures de contrôle et de sécurité" que les parties à un conflit ont le droit de prendre en application de l’article 27 de la IVe Convention de Genève, lequel dispose que,

[l]es personnes protégées ont droit, en toutes circonstances, au respect de leur personne, de leur honneur, de leurs droits familiaux, de leurs convictions et pratiques religieuses, de leurs habitudes et de leurs coutumes. Elles seront traitées, en tout temps, avec humanité et protégées notamment contre tout acte de violence ou d’intimidation, contre les insultes et la curiosité publique.

Les femmes seront spécialement protégées contre toute atteinte à leur honneur, et notamment contre le viol, la contrainte à la prostitution et tout attentat à leur pudeur.

Compte tenu des dispositions relatives à l’état de santé, à l’âge et au sexe, les personnes protégées seront toutes traitées par la Partie au conflit au pouvoir de laquelle elles se trouvent avec les mêmes égards, sans aucune distinction défavorable, notamment de race, de religion ou d’opinions politiques.

Toutefois, les Parties au conflit pourront prendre, à l’égard des personnes protégées, les mesures de contrôle ou de sécurité qui seront nécessaires du fait de la guerre.

570. Cependant, les mesures de sécurité que les États sont habilités à prendre ne sont pas précisées. Une fois encore, la Convention se borne à énoncer une règle générale, un large pouvoir d’appréciation étant laissé aux parties au conflit quant au choix des moyens. Il semblerait que parmi ces moyens il faille inclure par exemple des restrictions bénignes, telles que l’obligation d’enregistrement, mais aussi des mesures plus sévères telles que la mise en résidence forcée ou l’internement. Ce qui est essentiel, c’est que les mesures de contraintes adoptées ne portent pas atteinte au droit fondamental des personnes concernées à être traitées avec humanité584. Le droit au respect de la personne humaine couvre l’ensemble des droits individuels, c’est-à-dire les droits et qualités qui sont, comme tels, indissociables de la personne, du fait même de son existence, en particulier, le droit à l’intégrité corporelle, morale et intellectuelle585.

571. Si, d’une manière générale, les droits fondamentaux des personnes concernées ne sont pas menacés par certaines mesures administratives qui peuvent être prises à leur encontre, il peut en aller autrement en cas de mise en résidence forcée ou d’internement. L’expérience de la Deuxième Guerre mondiale a tragiquement montré combien était grand le risque d’atteintes à la personne humaine dans certaines conditions. De surcroît, durant les conflits armés, le seul fait d’être ressortissant ennemi a trop souvent été considéré comme justifiant l’internement. Aussi, les normes du droit international humanitaire ont-elles évolué en ce domaine au point que seule la nécessité absolue, fondée sur les exigences de la sécurité de l’État, peut justifier le recours à ces mesures. Encore faut-il que cette sécurité ne puisse être préservée par d’autres moyens moins rigoureux586.

572. Les auteurs de la IVe Convention de Genève, conscients de ces dangers, n’ont admis l’internement et la mise en résidence forcée qu’en dernier ressort et en les encadrant strictement (articles 41 à 43 et article 78).

573. L’article 41 de la IVe Convention de Genève dispose :

Si la Puissance au pouvoir de laquelle se trouvent les personnes protégées n’estime pas suffisantes les autres mesures de contrôle mentionnées dans la présente Convention, les mesures de contrôle les plus sévères auxquelles elle pourra recourir seront la mise en résidence forcée ou l’internement conformément aux dispositions des articles 42 et 43.

En appliquant les dispositions du deuxième alinéa de l’article 29 au cas de personnes contraintes d’abandonner leur résidence habituelle en vertu d’une décision qui les astreint à la résidence forcée dans un autre lieu, la Puissance détentrice se conformera aussi exactement que possible aux règles relatives au traitement des internés (section IV, titre III de la présente Convention).

574. L’article 41 souligne donc le fait que l’internement de civils n’est admissible que dans un nombre limité de cas et est, en tout état de cause, soumis à des règles strictes que l’on trouve énoncées pour l’essentiel dans les articles 42 et 43, lesquels se fondent sur la réserve générale formulée à l’article 27, paragraphe 4, aux fins d’autoriser "les mesures de contrôle ou de sécurité qui seront nécessaires du fait de la guerre". Les articles 42 et 43 reprennent la notion de "sécurité", notion assez large, pour justifier les restrictions qui peuvent être apportées aux libertés. La notion de "sécurité" demeure aussi vague ici que dans les articles précédents et ne semble pas pouvoir faire l’objet d’une définition plus concrète. Il revient en grande partie aux autorités de l’État de décider des activités préjudiciables à la sécurité intérieure ou extérieure de l’État qui justifient l’internement ou la mise en résidence forcée.

575. L’article 42 de la IVe Convention de Genève dispose :

L’internement ou la mise en résidence forcée des personnes protégées ne pourra être ordonnée que si la sécurité de la Puissance au pouvoir de laquelle ces personnes se trouvent le rend absolument nécessaire.

Si une personne demande, par l’entremise des représentants de la Puissance protectrice, son internement volontaire et si sa propre situation le rend nécessaire, il y sera procédé par la Puissance au pouvoir de laquelle elle se trouve.

576. De toute évidence, l’internement n’est autorisé que s’il est absolument nécessaire. Des menées subversives sur le territoire d’une partie au conflit, de même que des actes qui favorisent directement une partie ennemie, peuvent menacer la sécurité de la première qui, en conséquence, pourra recourir à l’internement ou à la mise en résidence forcée si elle a des raisons sérieuses et légitimes de penser que les personnes en cause sont susceptibles de nuire gravement à sa sécurité par des moyens tels que le sabotage ou l’espionnage.

577. En revanche, le fait qu’une personne est un ressortissant ou s’est rangée aux côtés d’une partie ennemie ne peut pas être considéré comme une menace pour la sécurité de l’autre partie, sur le territoire de laquelle il réside, et ne constitue dès lors pas un critère valable pour justifier son internement ou sa mise en résidence forcée. Pour légitimer le recours à ces mesures, il faut que la partie ait des raisons sérieuses de penser que la personne représente, par ses activités, connaissances ou qualifications, une menace véritable pour sa sécurité présente et future. Le fait d’être un homme et en âge de porter les armes ne devrait pas nécessairement être considéré comme justifiant l’application de telles mesures.

578. S’agissant du territoire occupé, les dispositions particulières des Conventions de Genève s’appliquent. Bien qu’il n’y ait pas eu occupation dans la présente affaire, il est utile d’examiner brièvement ces dispositions dans la mesure où elles concernent la détention illégale de civils. L’article 78 de la IVe Convention de Genève énonce une règle analogue à celle figurant à l’article 41 pour les situations d’occupation : il permet aux Puissances occupantes d’interner des personnes protégées sous certaines conditions587. Cependant, l’internement et la mise en résidence forcée, que ce soit sur le territoire national de la partie occupante ou sur le territoire occupé, sont des mesures exceptionnelles ne devant être prises qu’après un examen minutieux de chaque cas individuel588. Pareille mesure ne peut être collective.

ii) Garanties procédurales

579. Même si l’internement de civils peut se justifier en sur la base des articles 5, 27 ou 42 de la IVe Convention de Genève, les personnes détenues doivent se voir accorder certains droits fondamentaux en matière de procédure. Ces droits sont consacrés par l’article 43 de la IVe Convention de Genève, qui dispose :

Toute personne protégée qui aura été internée ou mise en résidence forcée aura le droit d’obtenir qu’un tribunal ou un collège administratif compétent, créé à cet effet par la Puissance détentrice, reconsidère dans le plus bref délai la décision prise à son égard. Si l’internement ou la mise en résidence forcée est maintenu, le tribunal ou le collège administratif procédera périodiquement, et au moins deux fois l’an, à un examen du cas de cette personne en vue d’amender en sa faveur la décision initiale, si les circonstances le permettent.

À moins que les personnes protégées intéressées ne s’y opposent, la Puissance détentrice portera, aussi rapidement que possible, à la connaissance de la Puissance protectrice les noms des personnes protégées qui ont été internées ou mises en résidence forcées et les noms de celles qui ont été libérées de l’internement ou de la résidence forcée. Sous la même réserve, les décisions des tribunaux ou collèges indiqués au premier alinéa du présent article seront également notifiées aussi rapidement que possible à la Puissance protectrice.

580. L’article 43 complète les articles 41 et 42 en instituant une procédure de nature à garantir que les parties à un conflit armé, recourant à l’internement, respectent les droits fondamentaux des personnes concernées en matière de procédure. Étant donné que la IVe Convention de Genève laisse un large pouvoir d’appréciation à la partie détentrice en ce qui concerne la mesure initiale d’internement ou de mise en résidence forcée, la décision de celle-ci, concernant la nécessité d’un placement en détention, doit pouvoir être "reconsidérée dans le plus bref délai par un tribunal ou un collège administratif compétent".

581. L’organe judiciaire ou administratif chargé de reconsidérer le placement en détention décidé par une partie à un conflit doit avoir constamment à l’esprit le fait qu’une telle mesure ne peut être prise que si la sécurité l’exige absolument. Dès lors, si ces mesures ont été inspirées par d’autres considérations, l’instance de recours est tenue de les annuler. De toute évidence, les procédures établies par la IVe Convention de Genève elle-même constituent un minimum ; le principe fondamental est qu’aucun civil ne devrait être maintenu en résidence forcée ou placé dans un camp d’internement pendant une période supérieure à ce qu’exige absolument la sécurité de la partie détentrice589.

582. Il suffit de signaler en passant que l’article 78 traitant de la détention de civils en territoire occupé garantit aussi les droits fondamentaux des personnes concernées en matière de procédure. Il est dès lors possible de conclure que le respect de ces droits est un principe essentiel consacré par la Convention dans son ensemble.

(c) Conclusions

583. Pour les raisons susmentionnées, la Chambre de première instance est d’avis que la détention de civils pendant un conflit armé peut être acceptable dans un nombre limité de cas ; toutefois, cette détention doit, en tout état de cause, respecter les dispositions des articles 42 et 43 de la IVe Convention de Genève. La sécurité de l’État concerné peut exiger l’internement de civils ; en outre, il appartient dans une large mesure aux États de décider si leur sécurité peut exiger l'internement de civils et si un civil représente une menace pour sa sécurité. Cependant, il convient de toujours garder à l’esprit que l’internement pour des raisons de sécurité est une mesure exceptionnelle qui ne peut jamais être collective. Un internement licite à l’origine devient clairement illégal si la partie détentrice ne respecte pas les droits fondamentaux des personnes détenues en matière de procédure et ne crée pas de tribunal ou de collège administratif compétent, ainsi que l’exige l’article 43 de la IVe Convention de Genève.

4. Pillage (plunder)

(a) Introduction

584. Sous le chef 49 de l’Acte d’accusation, il est reproché aux accusés Zdravko Mucic et Hazim Delic d’être responsables personnellement et en tant que supérieurs hiérarchiques, du pillage d’argent, de montres et autres objets de valeur appartenant aux personnes détenues au camp de détention de Celebici. Les deux accusés s’y voient reprocher une violation des lois ou coutumes de la guerre sanctionnée par l’article 3 (e) du Statut, "pillage de biens publics ou privés". Avant d’examiner au fond cette accusation, la Chambre de première instance se doit d’établir la signification du terme de "pillage" (plunder) en droit international.

(b) Arguments des Parties

585. Selon l’Accusation, l’interdiction du "pillage" est un principe bien ancré en droit international, que l’on retrouve, notamment, aux articles 28 et 47 du Règlement annexé à la Convention de La Haye de 1907 (IV) et à l’article 33 de la IVe Convention de Genève. À ses yeux, pour que ce crime soit constitué, il faut non seulement que l’accusé soit lié à l’une des parties à un conflit armé mais aussi que les éléments ci-après soient réunis :

a) L’accusé a illégalement détruit, pris ou obtenu tout bien public ou privé appartenant à des institutions ou des personnes liées à l’autre partie au conflit armé.
b) Ledit bien a été détruit, pris ou obtenu par l’accusé avec l’intention de priver son propriétaire ou toute autre personne de l’usage ou de la jouissance de ce bien, ou de réserver le bien à l’usage d’une autre personne que le propriétaire590.

586. Tout en se refusant à proposer une autre définition du crime de pillage (plunder), les Conseils de Hazim Delic et de Zdravko Mucic soutiennent que les conditions nécessaires à son application ne sont pas remplies en l’espèce. Se référant à l’article 1er du Statut, la Défense affirme que le vol d’argent, de montres et d’autres objets de valeur allégué dans l’Acte d’accusation, ne peut constituer une violation du droit international humanitaire suffisamment grave pour que les crimes allégués soient de la compétence ratione materiae du Tribunal international591. Outre cet argument, fondé sur les limites de la compétence du Tribunal international qui découlent de son Statut, la Défense semble faire valoir que les actes énumérés dans l’Acte d’accusation ne constituent pas, en droit, un pillage (plunder). Dans la Demande de rejet, le Conseil de Hazim Delic estime donc que "le Règlement de La Haye interdisant le pillage était destiné à empêcher des exactions comme celles commises par les Nazis pendant la Deuxième Guerre mondiale, lorsqu’ils avaient pris aux pays occupés des objets de valeurs tels que des oeuvres d’art. Il ne visait pas à punir, en application du droit international, de simples soldats qui volent à des civils des objets de faible valeur"592. De même, dans sa plaidoirie, la Défense a soutenu que :

le pillage n’a rien à voir avec le vol de montres et de pièces de monnaies, qui ne constitue pas une infraction grave aux Conventions de Genève. Le pillage, c’est ce qu’a fait Herman Goering avec les oeuvres d’art en Europe orientale. Voilà ce que sont les infractions graves. Ou, par exemple, vider des maisons entières de leurs meubles précieux593.

(c) Discussion et conclusions

587. Lorsqu’elle envisage les éléments du crime de pillage (plunder), la Chambre de première instance doit partir du fait que, non seulement, le droit international humanitaire interdit certains comportements nuisibles à la personne humaine mais comprend aussi des règles destinées à protéger les droits patrimoniaux lors d’un conflit armé. Dès lors, si dans le passé temps, les biens de l’ennemi ont été pris de façon arbitraire en temps de guerre, le droit international fixe aujourd’hui des limites strictes aux mesures qu’une partie à un conflit armé peut légalement prendre à l’égard des biens privés ou publics de l’autre partie. Les normes fondamentales en la matière, qui font partie du droit international coutumier, figurent dans le Règlement de La Haye, l’objectif général des articles 46 à 56 étant de préserver l’inviolabilité des biens publics et privés en cas d’occupation militaire. S’agissant des biens privés, le principe fondamental est énoncé à l’article 46, qui prévoit que les biens privés doivent être respectés et ne peuvent pas être confisqués594. Si cette disposition est assortie de réserves bien précises, comme le droit pour une puissance occupante de percevoir des contributions et de procéder à des réquisitions595, elle est renforcée par l’article 47 qui, sans la moindre équivoque, établit que "[L]e pillage est formellement interdit" . De même, l’article 28 du Règlement de La Haye dispose qu’"SiCl est interdit de livrer au pillage une ville ou localité même prise d’assaut".

588. On retrouve le principe du respect de la propriété privée dans les quatre Conventions de Genève de 1949. En conséquence, si l’article 18 de la IIIe Convention de Genève protège les biens personnels des prisonniers de guerre de toute appropriation arbitraire, l’article 15 de la Ire Convention de Genève et l’article 18 de la IIe Convention de Genève prévoient expressément que les parties à un conflit doivent prendre toutes les mesures possibles pour protéger les naufragés, les blessés et les malades contre le pillage et pour empêcher qu’ils ne soient dépouillés. De même, l’article 33 de la IVConvention de Genève dispose que "SLCe pillage est interdit". On notera que cette interdiction est d’application générale, s’étendant à l’intégralité des territoires des parties au conflit, et ne se limite donc pas aux actes commis sur des territoires occupés596.

589. En l’espèce, nul n’a mis en question le principe fondamental selon lequel les violations des dispositions protégeant les droits patrimoniaux en cas de conflit armé peuvent constituer des crimes de guerre, pour lesquels la responsabilité individuelle peut être engagée597. Au lieu de cela, la Défense semble contester les affirmations de l’Accusation au sujet de la nature et du degré des violations qui peuvent faire naître la responsabilité pénale. Une question fondamentalement terminologique s’y trouve intimement liée, celle de savoir si les actes allégués dans l’Acte d’accusation, si tant est qu’ils soient considérés comme criminels en droit international, constituent un "pillage" (plunder). La Chambre de première instance va à présent se pencher sur ces questions.

590. Dans cet ordre d’idées, il convient d’observer que l’interdiction de l’appropriation arbitraire de biens ennemis, publics ou privés, est de portée générale et s’étend à la fois aux actes de pillage commis par des soldats isolés dans leur propre intérêt et à la saisie organisée de biens, opérée dans le cadre d’une exploitation économique systématique du territoire occupé. Contrairement à ce qu’affirme la Défense, le fait que ce sont les actes entrant dans la dernière catégorie qui ont fait l’objet de poursuites devant le Tribunal militaire international à Nuremberg et, lors de procédures ultérieures, devant les Tribunaux militaires de Nuremberg598 ne prouve pas qu’en droit international, les actes individuels de pillage commis par des personnes mues par la cupidité n’engage pas la responsabilité pénale individuelle de ces dernières. En revanche si l’on envisage les choses dans une perspective historique, il est clair que l’interdiction du pillage visait précisément la deuxième catégorie d'infractions. Allant dans le même sens, des cas isolés de vol de biens personnels de faible valeur ont été assimilés à des crimes de guerre dans un certain nombre de procès tenus devant les tribunaux militaires français après la Deuxième Guerre mondiale599. Dans le commentaire qu’elle a consacré au sujet, la Commission des Nations Unies pour les crimes de guerre a décrit à juste titre ces crimes comme des "crimes de guerre du style le plus traditionnel"600.

591. Si la Chambre de première instance doit dès lors rejeter tout argument de la Défense selon lequel les atteintes à la propriété privée alléguée dans l’Acte d’accusation, si elles sont prouvées, ne peuvent pas faire naître la responsabilité pénale individuelle en droit international, elle est tenue d’examiner l’affirmation plus spécifique selon laquelle les actes ainsi allégués ne constituent pas un "pillage" (plunder). Dans ce contexte, il convient de relever que le crime d’appropriation illégale de biens publics ou privés au cours d’un conflit armé a été qualifié tantôt de "pillage" (pillage), tantôt de "pillage" (plunder) et tantôt de "spoliation". Par conséquent, tandis que l’article 47 du Règlement de La Haye et l’article 33 de la IVe Convention de Genève interdisent de par leur libellé l’acte de "pillage" (pillage), le Statut du Tribunal de Nuremberg601, la Loi n° 10 du Conseil de contrôle602 et le Statut du Tribunal international603 font tous référence au crime de guerre de "pillage (plunder) de biens publics ou privés". Si l’on peut faire observer que la notion de pillage (pillage) au sens traditionnel du terme implique un élément de violence604, qui n’est pas forcément présent dans le crime de pillage (plunder)605, il n’est pas nécessaire en l’espèce de déterminer si, en vertu du droit international actuel, ces deux termes sont entièrement synonymes. La Chambre de première instance arrive à cette conclusion en se fondant sur l’argument selon lequel le dernier terme (plunder), tel qu’incorporé dans le Statut du Tribunal international, devrait être compris comme couvrant toutes les formes d’appropriation illégale de biens lors d’un conflit armé qui, en droit international, font naître la responsabilité pénale, y compris les actes traditionnellement décrits comme des actes de "pillage" (pillage). On observera qu’il n’est pas possible, sans une analyse complète du cadre juridique existant en matière de protection de la propriété publique et privée en droit international humanitaire, de décrire ici d’une manière plus exhaustive les circonstances dans lesquelles une telle responsabilité pénale est engagée.

592. Comme il a été indiqué plus haut, la Défense soutient également que les faits allégués dans l’Acte d’accusation ne représentent pas une violation du droit international suffisamment grave pour que le Tribunal international soit compétent ratione materiae. Dans la mesure où ce point est plus étroitement lié à l’accusation particulière portée dans l’Acte d’accusation qu’à l’analyse du crime de pillage envisagé dans l’abstrait, il sera abordé par la Chambre de première instance au Chapitre IV ci-après.

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593. Ainsi s’achève l’examen effectué par la Chambre de première instance du droit applicable à la présente affaire. La Chambre est donc à présent en mesure d’analyser les éléments de preuve présentés par l’Accusation et par la Défense, afin de tirer les conclusions qui s’imposent au sujet de l’innocence ou de la culpabilité des accusés eu égard aux charges figurant dans l’Acte d’accusation.