V. DE LA PEINE

A. Dispositions applicables

1191. Le présent chapitre du Jugement se fonde sur les dispositions suivantes du Statut et du Règlement :

Article 24 du Statut
Peines

1. La Chambre de première instance n’impose que des peines d’emprisonnement. Pour fixer les conditions d’emprisonnement, la Chambre de première instance a recours à la grille générale des peines d’emprisonnement appliquée par les tribunaux de l’ex-Yougoslavie.

2. En imposant toute peine, la Chambre de première instance tient compte de facteurs tels que la gravité de l’infraction et la situation personnelle du condamné.

3. Outre l’emprisonnement, la Chambre de première instance peut ordonner la restitution à leurs propriétaires légitimes de tous biens et ressources acquis par des moyens illicites, y compris par la contrainte.

Article 85 du Règlement
Présentation des moyens de preuve

A) Chacune des parties peut appeler des témoins à la barre et présenter des moyens de preuve. À moins que la Chambre n’en décide autrement dans l’intérêt de la justice, les moyens de preuve sont présentés dans l’ordre suivant :

[ ...]

(vi) toute information pertinente permettant à la Chambre de première instance de décider de la sentence appropriée si l’accusé est reconnu coupable d’un ou plusieurs des chefs figurant dans l’acte d’accusation.

[ ...]

Article 101 du Règlement
Peines

A) Toute personne reconnue coupable par le Tribunal est passible de l’emprisonnement pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement à vie.

B) Lorsqu’elle prononce une peine, la Chambre de première instance tient compte des dispositions prévues au paragraphe 2) de l’article 24 du Statut, ainsi que :

(i) de l’existence de circonstances aggravantes ;

(ii) de l’existence de circonstances atténuantes, y compris le sérieux et l’étendue de la coopération que l’accusé a fournie au Procureur avant ou après sa déclaration de culpabilité ;

(iii) de la grille générale des peines d’emprisonnement telles qu’appliquées par les tribunaux en ex-Yougoslavie ;

(iv) de la durée de la période, le cas échéant, pendant laquelle la personne reconnue coupable avait déjà purgé une peine imposée à raison du même acte par une juridiction interne, en application du paragraphe 3) de l’article 10 du Statut.

C) En cas de multiplicité des peines, la Chambre de première instance détermine si celles-ci doivent être purgées de façon consécutive ou si elles doivent être confondues.

D) La durée de la période pendant laquelle la personne reconnue coupable a été gardée à vue en attendant d’être remise au Tribunal ou en attendant d’être jugée par une Chambre de première instance ou la Chambre d’appel est déduite de la durée totale de sa peine.

1192. Il semblerait que l’article 24 2) du Statut, qui enjoint à la Chambre de première instance de tenir compte de la gravité de l’infraction et de la situation personnelle de l’accusé, et l’article 101 du Règlement embrassent les nombreux facteurs et circonstances qu'il faut prendre en compte pour fixer la peine applicable à la personne reconnue coupable. Cela étant, l’article 24 1) du Statut et l’article 101 B) iii).du Règlement vont plus loin, en donnant pour instruction à la Chambre de première instance d’avoir "recours à la grille générale des peines d’emprisonnement appliquée par les tribunaux de l’ex-Yougoslavie" et de "tenir compte [ ...] de la grille générale des peines d’emprisonnement telles qu’appliquées par les tribunaux en ex-Yougoslavie". La Chambre de première instance est d’avis que ces dispositions tendent à une harmonisation de la durée des peines, et non pas nécessairement à une application de cette grille, les condamnations devant être modulées en fonction de la gravité des infractions, ainsi que d’autres facteurs. Dans l’article 101 B), le choix de l’expression "ainsi que" montre que l'énumération n'est pas exhaustive et que la Chambre de première instance a en la matière un pouvoir d'appréciation.

1193. Le Statut du Tribunal international fait mention des peines d’emprisonnement appliquées par les tribunaux de l’ex-Yougoslavie. Nous y reviendrons plus en détail dans la sous-section 1 ci-après. Pendant toute la période considérée en l'espèce, la peine capitale était inscrite dans le Code pénal de la République socialiste fédérative de Yougoslavie. En 1977, un amendement apporté à la Constitution l'a abolie dans certaines des républiques de la RSFY, mais pas en Bosnie-Herzégovine. En République socialiste fédérative de Yougoslavie, la peine d’emprisonnement avait une durée maximale de 15 ans, qui pouvait être portée à 20 ans lorsque la prison était proposée comme alternative à la peine de mort1009 Cette disposition semble être en contradiction avec l’article 101 A) du Règlement, lequel dispose qu’une personne reconnue coupable par le Tribunal "est passible de l’emprisonnement pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement à vie". L’article 101 du Règlement a été rédigé conformément et en vertu de l’article 15 du Statut et doit être interprété en conséquence. Vu sous cet angle, l’article 101 A) du Règlement ne contredit pas l’article 24 1) du Statut, qui demande simplement à la Chambre de première instance d’avoir recours à la grille générale des peines d’emprisonnement appliquée par les tribunaux de l’ex-Yougoslavie.

1194. L’expression clé de l’article 24 1) est "avoir recours à" (have recourse to), que la Chambre de première instance considère comme une expression anglaise ordinaire et non technique. Le Concise Oxford Dictionary1010 définit "recourse" par "le fait de faire appel à quelqu’un ou quelque chose qui peut aider", ce qui donne à penser que l'on n'est pas lié par ce à quoi on fait appel. De l’avis général, c'est simplement un moyen permettant de dégager les principes à suivre.

1195. Il ne fait aucun doute que cette référence faite aux peines d'emprisonnement appliquées dans l’ex-Yougoslavie constitue une nouveauté. Il est vrai que le droit international n’a pas encore élaboré sa propre échelle des peines et qu’il doit tirer profit de l’expérience des juridictions internes. En l’espèce, le système juridique de l’ex-Yougoslavie semble être le système dont on peut tirer le plus d'enseignements quant aux orientations à suivre. Mais cette référence appelle immédiatement deux grandes questions. En premier lieu, le recours à la "grille générale" signifie-t-il que l'on doit se reporter à la législation ou prendre en compte les peines effectivement prononcées par les Juges et les tribunaux de l’ex-Yougoslavie ? L’interprétation littérale de l’expression employée dans l’article 24 2) du Statut laisse penser qu’il faut s’inspirer des peines réellement appliquées. En deuxième lieu, on remarque une contradiction flagrante entre l'échelle des peines du Tribunal international et celle appliquée par les juridictions de l’ex-Yougoslavie. Aucune disposition ne permet au Tribunal de prononcer la peine capitale mais il peut condamner un coupable à la réclusion à perpétuité. De son côté, le Code pénal de la RSFY prévoyait la peine capitale pour certaines infractions mais n’autorisait pas les Juges à prononcer des peines d'emprisonnement supérieures à 20 ans, même pour des infractions passibles de la peine capitale. Comment donc surmonter cette contradiction entre les peines minimales et maximales prévues, d’une part, par le Statut et le Règlement du Tribunal international et, d’autre part, par le Code pénal de la RSFY ? Cette question soulève des problèmes difficiles dans l’interprétation de l’expression clé utilisée à l’article 24 1) du Statut du Tribunal.

1196. La Chambre de première instance I a examiné cette disposition dans le Jugement portant condamnation qu'elle a rendu le 29 novembre 1996 dans l’affaire Le Procureur c/ Drazen Erdemovic1011. Elle a estimé que la référence à la grille générale des peines d’emprisonnement appliquée par les tribunaux de l’ex-Yougoslavie s’avérait un reflet "du principe général de droit internationalement reconnu par l’ensemble des nations, selon lequel les peines les plus lourdes peuvent être imposées pour les crimes contre l’humanité"1012 Dans la sentence prononcée contre Tadic1013, la Chambre de première instance faisait expressément référence à l’expression "avoir recours" lorsqu’elle a précisé qu’elle s’était "appuyée sur les dispositions réglementaires gouvernant l’imposition de sentences en ex-Yougoslavie et à l’application des peines pratiquée par ses tribunaux"1014 Dans chacune de ces deux affaires, les Juges ont tenu compte de la pratique judiciaire en ex-Yougoslavie pour fixer la peine.

1197. La Défense de Hazim Delic fait valoir que les sanctions pénales inscrites dans le Code pénal de la RSFY et auxquelles il convient d’avoir recours étaient en vigueur avant que le Conseil de sécurité ne mette en place, avec le Tribunal, un nouveau système de répression, doté de sa propre échelle des peines. Elle soutient que l’article 24 1) du Statut n’habilite pas le Tribunal à prononcer la peine capitale et ne fixe pour aucune infraction une peine minimale ou maximale. Selon elle, l’article 101 du Règlement permet de prononcer une peine d’emprisonnement à vie pour toute infraction. En conséquence, la Défense de Delic est d’avis que le principe de légalité et la règle nullum crimen sine lege excluent que le Tribunal prononce des peines supérieures à 15 ans d’emprisonnement : pareilles peines dépasseraient celles qui étaient en vigueur au moment où les crimes ont été commis et il y aurait alors violation de la règle nullum crimen sine lege. La Défense semble laisser entendre que le Tribunal international est tenu, de par l’article 24 1) de son Statut, d’appliquer les dispositions législatives de l’ex-Yougoslavie relatives aux peines.

1198. Le Chapitre 16 du Code pénal de la RSFY, intitulé "Crimes contre l’humanité et le droit des gens" est la partie qui nous intéresse le plus en l'espèce. Son article 142 prohibe un certain nombre d’actes criminels, dont l’homicide, la torture, le fait de soumettre la population civile à des traitements inhumains, le fait de causer de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé, le transfert illégal forcé des populations, le recours aux mesures visant à provoquer la crainte ou la terreur, ainsi que l'incarcération illégale en camp de concentration et autres privations illégales de liberté. Chacun de ces crimes est passible d'une peine qui ne peut être inférieure à cinq années d’emprisonnement. Il est dit expressément dans l'article : "sera puni d’une peine d’emprisonnement d’au moins cinq ans ou de la peine capitale".

1199. L’article 41 1) du Code pénal de la RSFY énumère les différents facteurs à prendre en considération pour la fixation de la peine. En résumé, cette disposition donne pour instruction aux tribunaux de tenir compte des facteurs suivants : a) le degré de responsabilité pénale et les mobiles de l’infraction, la gravité de la menace ou de l’atteinte portée à l’objet protégé, ainsi que les circonstances dans lesquelles l’infraction a été commise ; b) les antécédents de l’auteur de l’acte, sa situation personnelle et son comportement après le crime ; c) toute autre circonstance relative à la personnalité de l’auteur.

1200. On peut soutenir à juste titre que les directives données par l’article 41 1) du Code pénal de la RSFY pour la fixation de la peine à appliquer à la personne reconnue coupable sont plus complètes que celles qui ressortent de la lecture combinée de l’article 24 2) du Statut du Tribunal international et de l’article 101 B) de son Règlement. Dès lors, bien qu’on puisse avoir recours à la grille des peines appliquées par les juridictions de l’ex-Yougoslavie, celle-ci a une valeur purement indicative. À cet égard, la présente Chambre de première instance partage totalement le point de vue suivant, exprimé dans le Jugement portant condamnation d’Erdemovic du 29 novembre 1996, à savoir que :

[C]ompte tenu de l’absence de précédents jurisprudentiels nationaux significatifs et des obstacles juridiques et pratiques auxquels se heurte une application stricte du renvoi à la grille générale des peines d’emprisonnement appliquées par les tribunaux de l’ex-Yougoslavie, la Chambre considère que la référence à cette grille est de nature indicative dépourvue de valeur contraignante...

Le Tribunal examinera, chaque fois que l’exercice est possible, la pratique judiciaire pertinente de l’ex-Yougoslavie mais ne saurait être aucunement lié par cette pratique dans le prononcé des peines et sanctions qu’il impose pour les crimes relevant de sa compétence.1015

1201. Dans ce contexte, il convient peut-être de faire remarquer que l'article du Statut du TPIR relatif aux peines renvoie pareillement à la grille générale des peines appliquées par les tribunaux du Rwanda1016 Récemment, dans l’affaire Le Procureur c/ Jean Kambanda, la Chambre de première instance a conclu qu’elle n’était pas liée par cette grille, qui n’est qu'un des facteurs parmi d'autres à prendre en compte1017.

1202. En outre, il importe de ne pas perdre de vue le fait que les crimes à sanctionner sont des infractions au droit international humanitaire et le but de l’exercice de cette juridiction ad hoc. Alors que la jurisprudence internationale peut faire défaut, on ne saurait ignorer les raisons qui ont présidé, il y a cinq ans, à la création du Tribunal international au titre du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies.

1203. Un récent dictum de la Chambre de première instance I du TPIR semble faire écho à l’attitude universelle vis-à-vis de ceux que ce Tribunal et le nôtre pourraient juger coupables. Ainsi a-t-elle déclaré :

il est donc clair que les peines qui sont infligées aux accusés déclarés coupables par le Tribunal doivent avoir pour finalité d’une part la rétribution desdits accusés, ceux-ci devant avoir leur forfait puni, et d’autre part et au-delà, la dissuasion, c’est-à-dire de décourager à jamais ceux qui seront tentés dans le futur de perpétrer de telles atrocités en leur montrant que la Communauté internationale n’était plus disposée à tolérer les graves violations du droit international humanitaire et des droits de l’homme.1018

C’est là une politique qui privilégie le concept de peine en tant que moyen de dissuasion, tant générale que spéciale. Les Nations Unies n’ont pas renoncé à leur politique de réconciliation dans les situations de conflits internes. Chaque fois qu’il existe une chance de réconciliation, la Chambre de première instance se doit de la favoriser.

1. Dispositions du Code pénal de la RSFY relatives à la peine applicables en l'espèce

1204. Comme il est dit plus haut, l’article 24 1) du Statut du Tribunal international prescrit à la Chambre de première instance d’avoir recours à la grille générale des peines d’emprisonnement appliquées par les tribunaux de l’ex-Yougoslavie. En conséquence, il convient de passer en revue les dispositions qui nous intéressent en l'espèce, à savoir les articles 38 et 48 du Code pénal de la RSFY.

Emprisonnement
Article 38

1) La peine d’emprisonnement a une durée de 15 jours au moins et de 15 ans au plus.
2) Une peine de 20 ans d’emprisonnement peut être prononcée pour des crimes passibles de la peine capitale.
3) Pour des crimes commis délibérément et normalement passibles de 15 ans de réclusion, la peine d'emprisonnement peut être portée à 20 ans en cas de circonstances aggravantes ou de conséquences particulièrement graves, si la loi en dispose ainsi.
4) Les peines d’emprisonnement sont fixées en années et en mois, mais les peines d’emprisonnement ne dépassant pas 6 mois peuvent également être fixées en jours.
5) La peine d’emprisonnement est purgée dans des établissements pénitentiaires fermés, semi-ouverts ou ouverts.
6) Le condamné peut bénéficier d'une remise de peine après avoir purgé la moitié de sa peine, ou, à titre exceptionnel, le tiers de sa peine, sous réserve qu’il ne commette pas de nouvelle infraction avant l’expiration de la durée initialement prévue de sa peine (libération conditionnelle).

Concours d’infractions
Article 48

1) Si, par un seul acte ou par plusieurs, le délinquant a commis plusieurs infractions pour lesquelles il est jugé en une seule fois et si ce jugement n’a pas encore été rendu, le tribunal évaluera au préalable les peines pour chacune des infractions puis procédera au prononcé de la peine unique (peine d’ensemble).
2) Le tribunal prononcera la peine unique conformément aux règles suivantes :

i) si, pour l’une quelconque des infractions en concours, il a fixé la peine capitale, il ne prononcera que cette peine ;
ii) si, pour l’une quelconque des infractions en concours, il a fixé une peine de 20 ans d’emprisonnement, il ne prononcera que cette peine ;
iii) s’il a fixé des peines d’emprisonnement pour les infractions en concours, la peine unique consistera en une aggravation de la peine la plus sévère préalablement évaluée, sans toutefois que la peine ainsi alourdie puisse atteindre le cumul de toutes les peines encourues ni excéder 15 ans d’emprisonnement ;
iv) s’il a fixé pour les infractions en concours des peines dont le cumul n’excède pas trois ans, la peine unique ne peut excéder huit ans d’emprisonnement ;
v) s’il a fixé des amendes pour les infractions en concours, il augmentera l’amende la plus lourde préalablement évaluée, sans toutefois qu’elle puisse excéder le total de toutes les amendes encourues ni 50.000 dinars, c’est-à-dire une amende totale de 200.000 dinars lorsqu’une ou plusieurs des infractions ont été commises par appât du gain ;
vi) s’il a fixé des peines d’emprisonnement pour certaines des infractions en concours et des amendes pour les autres, il prononcera une seule peine d’emprisonnement et une amende unique, conformément aux dispositions des alinéas iii) à v) du présent paragraphe.

3) Le tribunal imposera une peine accessoire si celle-ci est prescrite pour l’une quelconque des infractions en concours et, s’il a fixé plusieurs amendes, il prononcera une amende unique conformément aux dispositions de l’alinéa v) du paragraphe 2 du présent article.
4) Si le tribunal a imposé des peines d’emprisonnement en établissement pénitentiaire pour adultes pour certaines des infractions en concours et en centre pour mineurs pour les autres, il prononcera une peine unique d’emprisonnement en établissement pour adultes, conformément aux dispositions des alinéas ii) à iv) du paragraphe 2 du présent article.

1205. Expliquant les dispositions du droit pénal de l'ex-Yougoslavie relatives aux peines, Zvonimir Tomic, témoin expert à décharge, a souligné, qu’en vertu de l’article 38 1), les peines d’emprisonnement étaient dans ce pays d’au moins 15 jours et d’au plus 15 ans. En conséquence, la loi fixait un plafond et un plancher aux peines que les tribunaux pouvaient prononcer. Ce régime a été qualifié de modèle fermé de fixation des peines. On parle de modèle semi-ouvert lorsqu'il n'est fixé qu'un plafond ou qu'un plancher. Il existe une troisième variante qui laisse aux juridictions toute latitude pour prononcer des peines comprises entre cinq et quinze ans d’emprisonnement.

1206. M. Tomic a expliqué que des peines d’emprisonnement pouvaient être prononcées pour des crimes passibles de la peine capitale, en cas de circonstances atténuantes. La peine ne pouvait alors être supérieure à 20 ans d’emprisonnement. En conséquence, les tribunaux pouvaient sanctionner ces crimes soit par la peine capitale, soit par une peine de 20 ans d’emprisonnement, soit encore par une peine comprise entre 5 et 15 ans d’emprisonnement. La peine de 20 ans d’emprisonnement ne pouvait être prononcée que pour les crimes les plus graves1019.

1207. Aux questions du Conseil de la Défense sur le bien fondé de la condamnation à 20 ans d’emprisonnement de Dusko Tadic, M. Tomic a répondu :

Le tribunal avait toujours la possibilité de prononcer une peine de 20 années d’emprisonnement au lieu de la peine capitale. Ainsi, en première instance, le tribunal pouvait punir de 20 ans d’emprisonnement les crimes pour lesquels la peine capitale était prévue. Il avait toujours le choix. Il pouvait prononcer soit la peine capitale soit une peine de 20 ans d’emprisonnement. C'était une possibilité. Autre possibilité, même si le tribunal avait prononcé la peine capitale, une juridiction du second degré, une cour d’appel, pouvait la commuer en une peine de 20 ans d’emprisonnement. Mais c’était la première solution qui prévalait.1020

1208. Un autre aspect de la politique de fixation des peines a également fait l’objet d’une controverse. Il ne fait aucun doute que le Tribunal international doit s’inspirer de la grille générale des peines appliquée par les tribunaux de l’ex-Yougoslavie pour sanctionner les personnes jugées coupables. Cependant, pour les crimes passibles de la peine capitale en ex-Yougoslavie, la Chambre de première instance ne peut prononcer, au plus, qu’une peine d’emprisonnement à vie, et ce en accord avec la pratique des États qui ont aboli la peine capitale. Cet état de choses s’inscrit dans le droit fil de l’engagement pris progressivement par les États d'abolir la peine capitale, en application du Deuxième protocole facultatif du Pacte international relatif aux droits civils et politiques1021 C’est le sens que les membres du Conseil de sécurité ont donné aux dispositions pertinentes du Statut et à l’article 101 A) du Règlement1022.

1209. Dans la sentence prononcée contre Tadic, la Chambre de première instance II a considéré, suivant en cela les dispositions du Code pénal de la RSFY, que "[ l] ’emprisonnement, en tant que peine, était limité à 15 ans [ et] dans les cas où la peine capitale était prescrite comme option à l’emprisonnement, la réclusion était limitée à 20 ans"1023. On peut, sur cette base, soutenir qu’il serait contraire au droit que le Tribunal international prononce une peine supérieure à 20 ans d'emprisonnement. C’est l’avis du Professeur Bassiouni, qui a écrit que le principe de légalité et la règle nullum crimen sine lege interdisent au Tribunal international de prononcer une peine supérieure à 20 années d’emprisonnement. D’après cet auteur :

Un problème plus grave se pose dans la mesure où les codes pénaux internes applicables ne prévoient pour les crimes internationaux du type de ceux visés aux articles 2 à 5 du Statut qu'une peine de 20 ans de prison au plus. On ne peut sans contrevenir aux principes de légalité et de non rétroactivité des lois prononcer une peine supérieure, ce que l’article 101 A) du Règlement semble autoriser. Il conviendrait donc de modifier l’article 101 en conséquence.1024

1210. La Chambre de première instance rejette cette opinion qui lui paraît procéder d'une interprétation excessivement restrictive et erronée du principe nullum crimen sine lege. Ce principe part de l'idée qu'il doit y avoir un droit applicable. Le fait que la nouvelle peine maximale soit supérieure à l’ancienne ne fait pas tomber les nouvelles dispositions sous le coup de ce principe.

1211. En conséquence, la Chambre de première instance rejette la thèse de la Défense de Hazim Delic selon laquelle, puisque ni le Statut ni le Règlement n’étaient en vigueur au moment des faits, la Chambre de première instance ne peut prononcer en l'espèce de peine supérieure à 15 années d’emprisonnement, quelle que soit la nature de l’infraction. Cette thèse repose sur l’idée que les ressortissants bosniaques savaient qu'ils encouraient une peine maximale d'emprisonnement de 15 ans ou la peine capitale, laquelle pouvait être commuée en une peine de 20 ans de prison.

1212. La Chambre de première instance est d’avis que, ce que le principe nullum crimen sine lege exige, c'est qu'il existe une peine sanctionnant l'infraction. Comme l’a déclaré la Chambre d’appel dans l’Arrêt Tadic relatif à la compétence :

ces violations étaient punissables aux termes du Code pénal de la République socialiste fédérative de Yougoslavie et de la loi portant exécution des deux Protocoles additionnels de 1977. Les mêmes violations ont été rendues punissables dans la République de Bosnie-Herzégovine en vertu du décret-loi du 11 avril 1992. Les citoyens de l’ex-Yougoslavie ainsi qu’à présent, ceux de Bosnie-Herzégovine, étaient par conséquent conscients qu’ils étaient passibles de poursuites devant leurs juridictions pénales nationales en cas de violation du droit international humanitaire, ou auraient dû l’être.1025

Le fait que la nouvelle peine prévue pour sanctionner l’infraction soit supérieure à l’ancienne ne constitue pas une violation du principe. De plus, la Chambre de première instance récuse l'idée que les Juges, en condamnant Tadic à 20 années d’emprisonnement1026, ont eu tort de ne pas suivre la procédure en vigueur dans l’ex-Yougoslavie pour la fixation des peines. Rien dans la jurisprudence ou le droit ne permet d’affirmer que le Tribunal international est lié par les décisions des tribunaux de l’ex-Yougoslavie. L’article 24 1) du Statut ne l'exige pas et l’article 9 2), qui donne au Tribunal la primauté sur les juridictions nationales, porterait à conclure à l'inverse.

2. Principes généraux applicables aux peines prononcées par le Tribunal

1213. Les pratiques suivies dans le cadre des systèmes internes pour fixer la peine ont généralement pour objet de protéger les intérêts des justiciables. Ces pratiques comprennent un large éventail de possibilités, qui varient souvent de temps à autre selon les principaux buts assignés à la peine dans la plupart des systèmes internes. S’agissant du Tribunal international, l’article 24 2) de son Statut dispose que la gravité de l’infraction et la situation personnelle du condamné doivent être prises en compte pour la détermination de la peine. L’article 101 B) du Règlement impose en outre à la Chambre de première instance de tenir compte d’éventuelles circonstances aggravantes ou atténuantes, y compris du degré de coopération avec le Procureur dont l’accusé a fait preuve avant ou après sa déclaration de culpabilité, ainsi que de la partie de la peine prononcée à raison des mêmes faits par une juridiction interne de quelque pays que ce soit que le coupable aura déjà purgée. C’est là que les éléments de preuves apportés par l’Accusation et la Défense prennent toute leur pertinence. Alors que l'Accusation est en droit de produire tous les éléments de preuve qui pourraient aider la Chambre de première instance à fixer la peine appropriée, au cas où celle-ci déclarerait l’accusé coupable d'un ou de plusieurs des chefs d’accusation, elle devrait respecter le principe fondamental qui veut que l'accusé est présumé innocent aussi longtemps qu'il n'a pas été déclaré coupable.

1214. D'un autre côté, la Défense, qui tend à établir les circonstances atténuantes, est présumée supposer que l’accusé a été jugé coupable de l’infraction. La Chambre de première instance se trouve alors dans une situation singulière, puisqu’elle devrait écarter tout ce qui est susceptible d'aggraver le cas d'un accusé présumé innocent. Il est, en pareil cas, assez difficile de maintenir le délicat équilibre entre la nécessité de respecter pleinement les droits de l’accusé et l'obligation d'appliquer, avant le verdict de culpabilité, les règles de procédures à suivre pour fixer la peine. La Chambre de première instance devrait faire abstraction de tous les éléments de preuve préjudiciables produits pour établir les circonstances atténuantes ou aggravantes qui pourraient peser dans le verdict.

1215. L’article 85 A) vi) du Règlement précise sans ambiguïté la nature des informations pertinentes exigées par le Statut. Il s’agit de "toute information pertinente permettant à la Chambre de première instance de décider de la sentence appropriée si l’accusé est reconnu coupable d’un ou plusieurs des chefs figurant dans l’acte d’accusation". Les termes de cette disposition semblent si généraux qu'ils paraissent autoriser l’admission d’éléments de preuve qui ne pourraient pas être admis durant le procès pour établir l’innocence ou la culpabilité de l’accusé. C’est l’opinion de l’Accusation, qui soutient que la Chambre de première instance devrait avoir le droit d’examiner un large éventail d’informations, sans pour autant nécessairement accorder le même poids à toutes les preuves présentées par l'une ou l'autre des parties. L’article 85 A) vi) semble lui donner raison.

1216. Dans de nombreux systèmes de tradition civiliste et aux États-Unis, presque toutes les informations peuvent être considérées comme pertinentes sous ce rapport et il n’y a guère de restrictions quant aux informations qu'une juridiction peut prendre en considération pour fixer la peine :

Les juridictions américaines peuvent admettre et prendre en considération toutes les informations concernant les antécédents, la personnalité et la conduite de la personne reconnue coupable pour fixer la peine.1027

Le Code criminel canadien dispose :

Pour fixer la peine, le tribunal prend en considération l’ensemble des éléments d’information pertinents dont il dispose y compris les observations ou les conclusions présentées par le ministère public ou le contrevenant ou en leur nom1028.

1217. Les qualifications données aux troubles que l'accusé a pu, par son comportement pendant le procès, apporter dans le cours de la justice varient, semble-t-il. Dans la plupart des systèmes, tant de la common law que de tradition civiliste, le comportement de l’accusé concernant l’administration de la justice et pendant le procès peut être considéré comme un élément à prendre en compte dans la condamnation. Par exemple, aux termes de l’article 77 A ii) du Règlement, toute intervention de l'accusé auprès d’un témoin constitue un outrage au Tribunal et donc une circonstance aggravante. La Chambre de première instance peut, après avertissement, ordonner l'expulsion de la salle d’audience de l’accusé qui continue à perturber les débats1029. Ces faits pourraient constituer une circonstance aggravante même s'ils ne sont pas reconnus expressément comme tels et être pris en compte dans l’évaluation de la personnalité de l’accusé. Dans les cours fédérales des États-Unis, l'entrave à la justice est considérée comme une circonstance aggravante de nature à alourdir la peine. Par entrave à la justice, on entend, notamment, l’intimidation des témoins ou toute autre manière d’influencer illégalement un coaccusé ou un témoin, le parjure, ainsi que la subornation de témoins1030.

1218. Même si l’article 85 A) vi) permet de prendre en compte un grand nombre de facteurs dans la sentence ou la condamnation, les principaux sont ceux qui touchent aux circonstances du crime dont l’accusé a été reconnu coupable. Ainsi, bien que les parties puissent présenter des éléments de preuve qui ne touchent pas directement à l’affaire et qui concernent la situation personnelle de l’accusé, la question des circonstances aggravantes ou atténuantes ne se pose qu’après que l’accusé a été jugé coupable. La raison en est que la question de la condamnation doit dépendre des circonstances particulières du crime lui-même et du rôle que l’accusé y a joué. En l’absence de condamnation, il n’y a pas lieu d’examiner les circonstances aggravantes ou atténuantes.

1219. Le Statut du Tribunal international envisage la responsabilité pénale et la culpabilité à raison tant du fait de l'exercice de l'autorité hiérarchique que d'une participation directe au crime. Les dispositions des articles 24 du Statut et 101 du Règlement concernant la peine n’opèrent pas pareille distinction. Cela tient probablement au fait que le concept de responsabilité du supérieur hiérarchique repose sur une vérité évidente, exprimée par la maxime qui facit per alium facit per se, et que les infractions sont commises par des hommes, et non par des entités abstraites. La Chambre de première instance a déjà fait remarquer que la question de la peine ne se pose qu'une fois que la culpabilité a été établie. En conséquence, comme le fait valoir l’Accusation en l’espèce, "il ne peut y avoir de règle absolue concernant la manière dont la place de l’accusé dans la hiérarchie peut affecter sa peine"1031. On admet généralement que "la peine infligée, comme la question de la culpabilité elle-même, dépendra des circonstances de l’espèce"1032.

1220. Le jugement porté sur la culpabilité d’un accusé en tant que supérieur hiérarchique dépendra de la connaissance qu'il avait des crimes commis et de son éventuel manquement à l’obligation de prévenir les infractions ou d’en punir les auteurs. Le comportement de l’accusé dans l’exercice de son pouvoir hiérarchique peut être perçu comme une circonstance aggravante ou atténuante. Il ne fait aucun doute que les abus de pouvoir ou de confiance seront considérés comme des circonstances aggravantes. Lorsque la situation personnelle du supérieur et l’exercice du pouvoir ne semblent pas lui avoir permis d’avoir effectivement connaissance des crimes mais qu'il a été reconnu coupable du fait de la connaissance virtuelle qu'il pouvait en avoir, il peut bénéficier de circonstances atténuantes.

1221. Comme nous l’avons fait remarquer, une personne peut, en vertu de l’article 7 1) du Statut, être poursuivie à titre personnel pour un crime dont elle est l’un des auteurs, mais elle peut l'être aussi en tant que supérieur hiérarchique aux termes de l'article 7 3). La Défense de Hazim Delic a fait valoir qu’il serait malvenu d'appliquer une double peine à un accusé reconnu coupable à ce double titre. Elle est d’avis que ces deux chefs d'accusation s'excluent mutuellement dans la mesure où une accusation portée en vertu de l’article 7 1) se fonde sur des actes prétendument commis, alors qu’une accusation en vertu de l’article 7 3) se fonde sur une omission et sur le manquement à l’obligation de prévenir un crime de guerre et/ou d’en punir les auteurs.

1222. Bien qu’en théorie cette thèse paraisse inattaquable, il existe dans la pratique des situations dans lesquelles une personne peut être accusée et reconnue coupable en vertu à la fois des articles 7 1) et 7 3) du Statut. Par exemple, lorsqu’un commandant ou une personne investie d'un pouvoir hiérarchique donne personnellement l’ordre à ses subordonnés de battre une personne à mort et qu'il leur apporte son concours, il engage sa responsabilité pénale en tant que coauteur aux termes de l'article 7 1) et en tant que supérieur hiérarchique aux termes de l’article 7 3). Les responsabilités ne sont pas exclusives l'une de l'autre puisque l'exercice du pouvoir hiérarchique n'est pas en ce cas le simple résultat d'une omission ou d'un manquement à l’obligation d’empêcher le crime d’être commis. Il y a eu un acte positif : la connaissance du crime et la part qui y a été prise.

1223. La question qui se pose est de savoir si le supérieur qui prend part au crime n’encourt qu’une seule peine. En bonne logique, un supérieur qui prend part de fait à un crime devrait être reconnu coupable aussi bien en tant que supérieur qu’en tant que coauteur au même titre que les autres coauteurs qui ont obéi à ses ordres. Cependant, pour éviter de sanctionner deux fois la même conduite, il suffirait de considérer celle-ci comme une circonstance aggravante entraînant l’alourdissement de la peine.

1224. Une personne reconnue coupable peut être condamnée jusqu'à la réclusion à perpétuité. Pour fixer la peine, la Chambre de première instance tiendra compte des facteurs mentionnés aux articles 24 2) du Statut et 101 B) du Règlement, ainsi que de circonstances comme l’âge de l’accusé, ses antécédents et notamment sa réputation, ainsi que de toute autre information susceptible de lui permettre de sanctionner comme il convient le crime, compte tenu de sa gravité. En cas de peines multiples, la Chambre indiquera s'il y a cumul ou confusion des peines. Il sera en outre tenu compte du temps éventuellement passé en prison dans l’attente d'un transfert au Tribunal international, du jugement ou de l'arrêt d’appel.

1225. L’article 24 2) du Statut et l’article 101 du Règlement énoncent tous les éléments nécessaires pour fixer la peine qui convient, une fois reconnue la culpabilité de l'accusé. Le critère de loin le plus important, et que l’on pourrait considérer comme déterminant pour fixer une juste peine, est la gravité de l’infraction. Il convient de rappeler ici que le Tribunal est compétent pour juger les violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991. Parmi les infractions commises en l’espèce, il faut citer : plusieurs meurtres, des actes de torture, des violences sexuelles parmi les plus révoltantes, des viols multiples, des sévices corporels graves, des traitements cruels et la détention des personnes dans des conditions inhumaines. Dans le Jugement Tadic relatif à la sentence, la Chambre de première instance II semble avoir tenu compte du mal que l’accusé avait précisément causé aux victimes1033. De même, dans le Jugement portant condamnation d’Erdemovic du 29 novembre 1996, la Chambre a reconnu que la souffrance des victimes était un élément à prendre en compte dans la condamnation1034. L’Accusation a exhorté la Chambre de première instance à tenir compte, dans l’évaluation de la gravité des infractions, de la souffrance des victimes qui sont mortes pendant leur détention au camp de Celebici.

1226. La gravité des infractions du type de celles reprochées aux accusés a toujours été mesurée à l’aune de leurs conséquences pour la victime ou, au plus, pour les personnes touchées et leurs proches. La gravité s'apprécie in personam et n’a pas un caractère universel. Alors que la culpabilité de l’accusé peut être liée au mal précisément et généralement causé à la victime et à ses proches, il ne saurait être question de lui faire porter la responsabilité de tous les maux subis par l’entourage. Ceci étant, s’agissant des prisonniers du camp de détention de Celebici, il est possible que le comportement du coupable ait pu causer des blessures ou la mort d’autres victimes que celles dont il a été précisément fait état plus haut. La Chambre de première instance n’est toutefois pas censée se livrer à des conjectures et doit être liée par les éléments de preuve dont elle dispose. Elle adopte le même point de vue pour ce qui est des ex-détenus qui ont survécu mais qui souffrent des effets d’une longue détention.

1227. En principe, la gravité de l’infraction et la situation personnelle de l’accusé doivent normalement être prises en considération eu égard aux faits particuliers et singuliers de l'espèce. C’est ainsi que la situation personnelle de l’accusé déterminera les circonstances que la Chambre de première instance retiendra comme atténuantes ou aggravantes. Dans le Jugement Tadic relatif à la sentence, la participation volontaire de l’accusé à la violente campagne de nettoyage ethnique a été tenue pour circonstance aggravante1035. Dans le Jugement portant condamnation d’Erdemovic du 29 novembre 1996, après avoir fait remarquer qu'il n'y avait pas lieu de discuter des éventuelles circonstances aggravantes dans le cas des crimes contre l'humanité, puisque ceux-ci étaient en eux-mêmes d’une gravité extrême, la Chambre de première instance fait allusion à des circonstances entourant le crime qui interdisaient toute clémence.

1228. L’article 101 B) ii) du Règlement dispose que lorsqu’elle prononce une peine, la Chambre de première instance doit tenir compte de circonstances atténuantes, "y compris le sérieux et l’étendue de la coopération que l’accusé a fournie au Procureur avant ou après sa déclaration de culpabilité". L'emploi de l’expression "y compris", qui marque une extension, donne à penser que l'énumération n'est pas exhaustive. En conséquence, la Chambre de première instance peut tenir compte d’autres facteurs de ce type pour fixer la peine.

1229. Dans la condamnation de Tadic, il a été tenu compte de ce que l’accusé était un dirigeant de second plan1036. Les Juges ont pris en compte dans la condamnation de Drazen Erdemovic des facteurs comme l’obéissance aux ordres du supérieur hiérarchique et la large coopération de l'accusé avec l’Accusation. Bien que la contrainte ait été écartée comme fait justificatif dans le cas de crimes contre l'humanité et/ou de crimes de guerre impliquant le meurtre d’êtres innocents, elle a été retenue comme circonstance atténuante1037.

1230. L’article 33 du Code pénal de la RSFY mettait en avant trois raisons de punir qui devaient être prises en compte dans la condamnation. Il s’agissait :

1) d’empêcher le délinquant de commettre des infractions et de le rééduquer
2) d’exercer une influence éducative sur les autres afin de les dissuader de commettre des infractions ;
3) [ ...] de favoriser le développement du sens de la responsabilité et de la discipline sociales chez les citoyens.

La Chambre de première instance convient qu’il s’agit là de raisons qui méritent d'être prises en compte lors de la fixation de la peine. La Chambre examinera brièvement des éléments à prendre en compte dans la condamnation, comme la protection de la société, la rééducation et le mobile des infractions.

(a) Le châtiment

1231. La théorie du châtiment, avatar de la théorie primitive de la vengeance, conduirait la Chambre de première instance à sévir pour apaiser la victime. La politique du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies vise à la réconciliation entre les parties. Tel est le fondement des Accords de Dayton par lesquels toutes les parties au conflit en Bosnie-Herzégovine ont convenu de vivre ensemble. Il serait contreproductif de faire du châtiment l'unique fondement de la peine et ce serait contraire au but du Conseil de sécurité, qui est de restaurer et de maintenir la paix sur le territoire de l’ex-Yougoslavie. Le châtiment n'est pas en lui-même une garantie de justice.

(b) La protection de la société

1232. La volonté de protéger la société contre le coupable joue un grand rôle dans la condamnation. La politique de protection dépend de la nature de l’infraction et du comportement de l’accusé. La protection de la société contre le comportement hostile, prédateur, du coupable implique souvent de longues peines de prison. C'est un facteur important lorsque le coupable apparaît dangereux pour la société.

(c) La rééducation

1233. Sont prises ici en compte les possibilités de réinsertion sociale du coupable. C’est généralement le cas lorsque les éléments les plus jeunes ou les moins éduqués de la société sont reconnus coupables. Il est alors nécessaire de les réinsérer dans la société pour qu’ils deviennent utiles, et qu'ils puissent mener une vie normale et productive à leur sortie de prison. L’âge de l’accusé, sa situation personnelle, sa capacité à se réinsérer et les moyens disponibles au sein de l’établissement pénitentiaire sont autant de facteurs à prendre en compte.

(d) La dissuasion

1234. La dissuasion est probablement le principal facteur à prendre en compte dans la condamnation des responsables de violations du droit international humanitaire. La peine devrait non seulement étouffer toute velléité de récidive chez l'accusé, mais également dissuader les personnes placées dans la même situation de commettre des crimes similaires. Un bon moyen de restaurer la paix en ex-Yougoslavie est de dissuader les hauts responsables militaires et civils par des peines de prison appropriées. Même si les longues peines d’emprisonnement ne constituent pas une solution idéale, elles sont, dans certaines situations, nécessaires pour assurer le maintien de la stabilité dans la région. La condamnation de hauts responsables politiques et militaires montrera qu’ils ne peuvent continuer, en toute impunité, à ignorer les injonctions et les desseins de la communauté internationale.

(e) Les mobiles des infractions

1235 En général, le mobile n’est pas un élément déterminant de la responsabilité en cas d'infractions. En revanche, il est, dans une certaine mesure, un facteur à prendre en compte dans la condamnation, une fois la culpabilité établie. Les infractions reprochées aux accusés sont des violations du droit international humanitaire et l’examen de leurs mobiles est, en conséquence, essentiel. Le mobile du crime peut constituer une circonstance aggravante ou atténuante. Par exemple, s’il est avéré que l’accusé a commis l’infraction qui lui est reprochée avec un sang froid et une préméditation qui dénotent une volonté de se venger de la victime ou du groupe auquel elle appartient, la peine ne peut qu'en être alourdie. Si, par contre, il est établi que l’accusé a commis l’infraction qui lui est reprochée à contrecoeur et sous la pression du groupe et qu’il a, de surcroît, fait preuve de compassion envers la victime ou le groupe auquel elle appartient, la Chambre de première instance y verra certainement des circonstances atténuantes qui influenceront la condamnation.

B. Facteurs à prendre en compte dans la condamnation de chacun des accusés

1236. Le présent chapitre traite des peines à infliger à chacun des accusés reconnus coupables des crimes allégués dans l’Acte d’accusation. Pour décider de la peine à infliger à une personne reconnue coupable, la Chambre de première instance prend généralement en considération les dispositions de l’article 24 2) du Statut et de l’article 101 B) du Règlement, de même que les peines appliquées par les juridictions de l’ex-Yougoslavie, en vertu des dispositions du Code pénal de la RSFY. La Chambre de première instance a analysé plus haut le droit et la pratique. Pour décider de la peine qui convient, la Chambre de première instance passe brièvement en revue, le cas échéant, les circonstances du crime, le rôle joué par l’accusé, les circonstances atténuantes et aggravantes ainsi que tout autre élément pertinent. Les trois accusés concernés sont Zdravko Mucic, Hazim Delic et Esad Landzo. Nous examinerons successivement la peine qu'il convient d'infliger à chacun d’eux à commencer par Zdravko Mucic, compte tenu des chefs d’accusation retenus. Zejnil Delalic ayant été acquitté de tous les chefs d’accusation, son cas ne sera pas examiné ici.

1. Zdravko Mucic

1237. Aux termes de l’article 7 3) du Statut, la Chambre de première instance a reconnu Zdravko Mucic coupable de l’homicide intentionnel et du meurtre de Zeljko Cecez, Petko Gligorevic, Gojko Miljanic, Miroslav Vujicic et Pero Mrkajic, scepo Gotovac, Zeljko Milosevic, Simo Jovanovic et Bosko Samoukovic, et du fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé, et du traitement cruel de Slavko susic (chefs d’accusation 13 et 14) ; de la torture de Milovan Kuljanin, Momir Kuljanin, Grozdana Cecez, Milojka Antic, Spasoje Miljevic et Mirko Dordic (chefs d’accusation 33 et 34) ; du fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé, et du traitement cruel de Dragan Kuljanin, Vukasin Mrkajic et Nedeljko Draganic, et du traitement inhumain et cruel de Mirko Kuljanin (chefs d’accusation 38 et 39) ; et du traitement inhumain et cruel de Vaso Dordic, Veseljko Dordic, Danilo Kuljanin, Miso Kuljanin, Milenko Kuljanin et Novica Dordic (chefs d’accusation 44 et 45). Zdravko Mucic ayant contribué à créer des conditions inhumaines dans le camp de détention de Celebici et s'étant abstenu de prendre toute mesure pour prévenir ou sanctionner les actes violents de ses subordonnés qui entretenaient un climat de terreur parmi les prisonniers du camp de détention de Celebici, la Chambre de première instance le juge coupable d’avoir causé intentionnellement de grandes souffrances ou porté des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé, et d’avoir infligé des traitements cruels (chefs 46 et 47). Mucic a également été reconnu coupable, aux termes de l’article 7 1) du Statut, de détention illégale de civils (chef d’accusation 48).

1238. Lorsque l’on détermine la peine à infliger en cas de déclaration de culpabilité, il est important de tenir compte, en plus des éléments généraux, des données personnelles telles que l’âge de l’accusé et ses antécédents, ainsi que du temps passé en détention avant et pendant le procès. La réputation de l’accusé doit aussi être prise en considération. Ces éléments peuvent constituer soit des circonstances aggravantes, soit des circonstances atténuantes.

1239. Le Conseil de Zdravko Mucic a présenté des éléments de preuve établissant la bonne moralité de l’accusé. De nombreux témoins, y compris la fille de ce dernier, ont déposé à ce sujet devant la Chambre de première instance. La Défense a souligné, sans que l’Accusation n’oppose la moindre dénégation, qu’aucun élément de preuve crédible ne montrait que l’accusé avait participé en personne, activement et directement, à des actes de violence ou à des traitements inhumains. Par ailleurs, même l’Accusation a présenté des éléments de preuve montrant que l’accusé, par ses paroles ou ses actes et, de fait, par sa présence effective au camp de Celebici, avait empêché la perpétration d’actes de violence.

1240. Pendant toute la période considérée, Zdravko Mucic était chef du camp de détention de Celebici et responsable des conditions de vie à l’intérieur. Il était le supérieur immédiat de Hazim Delic. Il importe de faire observer que, réserve faite des chefs d’accusation 46 et 47 (conditions inhumaines) et du chef d’accusation 48 (détention illégale de civils), Mucic n’a pas été reconnu coupable d’avoir pris une part active aux crimes allégués dans l’Acte d’accusation. Tous les verdicts de culpabilité se rapportent à des crimes pour lesquels il est responsable du fait de ses subordonnés.

1241. Comme il est indiqué au Chapitre III, le camp de détention de Celebici a été créé pour incarcérer les Serbes de Bosnie habitant la municipalité de Konjic, dont la loyauté envers l’État de Bosnie-Herzégovine était incertaine. Pour conjurer la menace que paraissaient représenter les personnes arrêtées pendant les opérations militaires menées par les forces de l’État bosniaque, en particulier à Bradina et Donje Selo, il avait été décidé de les emprisonner dans le camp de détention de Celebici, sous l’oeil vigilant de gardiens bosniaques qui garantiraient que ces personnes ne constituent plus un danger ou un risque pour la sécurité de l’État. La Chambre de première instance a conclu que les installations improvisées du camp de détention de Celebici n’étaient pas satisfaisantes car sans rapport aucun avec le nombre des détenus. De toute évidence, les responsables du camp ne se sont pas souciés de la question de l’inadéquation des installations, qui n’étaient pas utilisées comme prison en temps de paix. De surcroît, les détenus étaient des Serbes de Bosnie ainsi que des opposants à la survie de l’État bosniaque indépendant. Les responsables du camp de détention étaient des soldats de cet État naissant, dont certains défendaient sa survie avec zèle et nourrissaient un ressentiment et une rancoeur à l’endroit de leurs ennemis et de leurs activités réelles ou imaginaires.

1242. La Chambre de première instance a conclu que les conditions d’emprisonnement au camp de détention de Celebici étaient dures et, de fait, inhumaines. Les détenus étaient privés de nourriture ; les conditions sanitaires étaient mauvaises et pour dire vrai, déplorables. Les gardiens étaient agressifs ; les sévices corporels graves, la torture et l’humiliation des détenus étaient la norme. Certains gardiens essayaient de nouvelles méthodes de punition sur les détenus et il était fréquent que des prisonniers décèdent, ce qui ne surprenait personne. Nul ne semblait se préoccuper de la survie des détenus. C'est Zdravko Mucic, chef du camp de détention Celebici après sa création, qui a créé ces conditions. Des éléments de preuve indiquent que Mucic choisissait les gardiens. Il a également choisi son adjoint, Hazim Delic, montrant ainsi quel type de discipline il entendait faire régner au camp de détention. De plus, le camp était installé dans la caserne de Celebici à laquelle les soldats de l’armée bosniaque pouvaient accéder librement.

1243. Nul n’a contesté les éléments de preuve présentés à la Chambre de première instance indiquant que Mucic était le chef du camp de détention, qu’il avait toute autorité sur les officiers, les gardiens et les détenus et que les officiers et les gardiens relevaient de lui. Mucic était responsable des conditions de vie dans le camp de détention et de la détention illégale des civils qui y étaient emprisonnés. Il n’a rien fait pour empêcher les gardiens de maltraiter les prisonniers ou pour les en punir ou même pour enquêter sur les cas de mauvais traitement, notamment le décès de détenus. Il y a, au contraire, tout lieu de croire qu’il ne se trouvait jamais au camp la nuit, lorsque le risque de mauvais traitements était le plus grand. Il s’absentait régulièrement plusieurs jours de suite pour rendre visite à sa famille, négligeant ainsi ses obligations de chef du camp et se désintéressant du sort des détenus vulnérables qui s’y trouvaient. D’après les éléments de preuve présentés à la Chambre de première instance, il n’ignorait pas que des détenus étaient maltraités, voire tués. Il a toléré et paru ainsi encourager cet état de fait pendant toute la période où il était chef du camp.

1244. Le comportement de Mucic devant la Chambre de première instance au cours du procès constitue une autre circonstance aggravante. La Chambre de première instance a observé attentivement la conduite et le comportement de Mucic pendant le procès. L’accusé a constamment adopté une attitude provocante et n’a cessé de manifester le peu de cas qu’il faisait de la procédure judiciaire et des personnes participant au procès, allant presque jusqu’à ignorer la gravité des crimes dont il était accusé et la solennité de la procédure. À plusieurs reprises, le Président de la Chambre a dû lui lancer des avertissements sévères afin de lui rappeler qu’il était jugé pour des crimes graves. L’Accusation a également présenté des preuves d’un échange de notes entre Zejnil Delalic et Zdravko Mucic, d’accord pour fabriquer des éléments de preuve qui seraient utilisés pendant le procès. Mucic ne serait pas étranger aux menaces dont un témoin a fait l’objet dans le prétoire. De telles tentatives pour influencer et/ou intimider des témoins constituent une circonstance aggravante particulièrement pertinente que la Chambre de première instance est en droit de prendre en compte dans sa condamnation.

1245. À côté des circonstances aggravantes, il existe certaines circonstances atténuantes. Dans la municipalité de Konjic régnait un vif sentiment antiserbe pendant la période visée dans l’Acte d’accusation. C’est dans ce climat d’hostilité à l’égard des Serbes que Mucic est devenu chef d’un centre de détention destiné aux Serbes soupçonnés d’activités antibosniaques. Zdravko Mucic était un Croate de Bosnie qui vivait parmi les Musulmans de Bosnie. Il ne pouvait se permettre de passer pour favorable aux Serbes de Bosnie que beaucoup considéraient comme les ennemis de l’État bosniaque. Aussi n’a-t-il pas pris, sans doute par instinct de conservation, des mesures plus sévères pour en finir avec la maltraitance - évidente - des détenus.

1246. L’Accusation semblerait accepter ce point de vue ; cependant, elle soutient que ces éléments n’excusent pas le fait que Mucic n’ait pas pris les mesures nécessaires et n’ait pas fait tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher les mauvais traitements infligés aux détenus.

1247. De son côté, la Défense de Mucic a fait état de la déposition de témoins à charge qui avaient parlé en termes élogieux de l’attitude de Mucic envers les détenus. Elle a ainsi évoqué la déposition de Miro Golubovic, de Nedeljko Draganic, de Grozdana Cecez, du Témoin P et du Témoin T, qui étaient tous des témoins à charge. Miro Golubovic a affirmé au cours de sa déposition qu’il n’y aurait pas eu de guerre en Bosnie-Herzégovine si seulement 20 % de la population avait été comme Mucic. En effet, le témoin a déclaré qu’il devait la vie à Mucic et que c’était grâce à lui qu’il avait pu déposer1038. Grozdana Cecez a raconté comment Mucic avait empêché le viol d’une fille de 13 ans au camp de détention en la ramenant à ses parents1039. Elle a aussi indiqué qu’il avait déboursé 300 marks allemands pour qu’elle puisse s’échapper et qu’il aurait contribué à sauver d’autres personnes1040. L'intérêt que Mucic portait aux détenus ressort de la déposition du Témoin P, lequel a surpris une conversation téléphonique au cours de laquelle Mucic demandait avec beaucoup d’insistance que l’on apporte de toute urgence de la nourriture aux prisonniers1041.

1248. La Chambre de première instance a mûrement pesé les arguments des parties. Il y a beaucoup à dire, tant en matière de circonstances atténuantes qu’en matière de circonstances aggravantes. Il est utile, et capital, de tenir compte des circonstances dans lesquelles les événements se sont déroulés, des pressions sociales et de l’environnement hostile dans lequel l’accusé a agi. Dans l’ensemble, la Chambre de première instance a pris en considération le comportement de l’accusé alors qu’il détenait un pouvoir immense et avait le droit de vie ou de mort sur les détenus du camp de détention. La Chambre de première instance a tenu compte du fait qu’aucun témoin n’a désigné l’accusé comme ayant pris une part active à l’un des meurtres ou actes de torture pour lesquels sa responsabilité en tant que supérieur hiérarchique est engagée. Elle n’a accordé aucune crédibilité au témoignage d’Esad Landzo, selon lequel Mucic a ordonné le meurtre de scepo Gotovac. Le tableau qui est fait semble plutôt indiquer une défaillance due à la faiblesse humaine qu’une intention de nuire. La responsabilité pénale de Mucic tient entièrement au fait qu’il a omis d’exercer son autorité de supérieur hiérarchique au bénéfice des prisonniers du camp de détention de Celebici.

1249. Le Conseil de Mucic a invité la Chambre de première instance à comparer son cas à celui du maréchal von Leeb pendant la Deuxième Guerre mondiale1042. Le maréchal avait été reconnu coupable de l’exécution d’un ordre par ses subordonnés, connu sous le nom de "Ordre d’habilitation dans le cadre de l’opération Barberousse". Cet ordre accordait aux officiers subalternes le pouvoir d’exécuter les personnes soupçonnées d’avoir commis certains actes. Des éléments de preuve indiquaient que von Leeb avait exécuté cet ordre en le transmettant par la voie hiérarchique. Le Tribunal militaire des États-Unis a conclu que l’ordre avait été mis en oeuvre de façon criminelle par les unités et que, pour l’avoir transmis, von Leeb devait porter la responsabilité de son exécution illicite. Le seul parallèle que l’on puisse établir avec la présente affaire est que le maréchal von Leeb et Mucic ont exercé l’autorité de commandement et étaient investis d’un pouvoir de supérieur hiérarchique sur leurs subordonnés s’agissant de leurs actes illicites pour lesquels ils étaient et sont pénalement responsables.

1250. En l’espèce, Mucic, pour avoir négligé délibérément son obligation de superviser ses subordonnés, leur permettant ainsi de maltraiter les prisonniers au camp de détention, se voit reprocher le fait qu’il avait connaissance de leur crimes. Mucic créait sciemment des alibis pour les actes criminels éventuels de ses subordonnés. Permettre que le manquement calculé à un devoir essentiel soit utilisé comme circonstance atténuante de la responsabilité pénale constituerait un simulacre de justice et un abus de la notion d’autorité de commandement. Dans ce cas particulier, le fait de s’absenter du camp de détention pendant la nuit, sans prendre aucune mesure pour assurer la discipline pendant ces périodes, afin de rester à l’écart des excès des gardiens et des soldats, constitue plutôt une circonstance aggravante. La peine de trois années de réclusion infligée au maréchal Von Leeb ne devrait pas être considérée comme un précédent à suivre au vu des faits de la présente espèce.

1251. Pendant le procès, dans le prétoire et en dehors de celui-ci, Mucic semble en général avoir adopté la même attitude, désinvolte et négligente à l’égard de ses responsabilités, que celle qu’il avait au camp de détention de Celebici. Lorsqu’il le pouvait, il a déployé des efforts soutenus et concertés pour harceler des témoins et les suborner afin qu’ils déposent en sa faveur. Son comportement pendant le procès semble indiquer qu’il considérait toute cette procédure comme une farce et une coûteuse plaisanterie. Zdravko Mucic a refusé de déposer devant la Chambre de première instance, en dépit de son rôle éminent dans les événements ayant donné lieu aux poursuites intentées contre les accusés.

1252. La Chambre de première instance, en fixant la peine, a tenu compte de la gravité des crimes dont l’accusé a été reconnu coupable. Elle n’estime pas que le châtiment pur et simple constitue une base souhaitable de condamnation pour les crimes dont elle est saisie. La Chambre ne perd pas de vue que, lorsque l’on reconnaît la culpabilité de personnes exerçant une autorité de supérieur hiérarchique pour des actes commis par leurs subordonnés, ceux-ci sont souvent accusés et reconnus coupables des mêmes crimes.

2. Hazim Delic

1253. La Chambre de première instance a reconnu Hazim Delic coupable d’avoir commis une série d’actes criminels violents contre des prisonniers qui se trouvaient à sa merci au camp de détention de Celebici. Il a été jugé coupable de l’homicide intentionnel et du meurtre de deux détenus, scepo Gotovac et Zeljko Milosevic (chefs 1 à 4) ; de sévices corporels graves à l’égard de Slavko susic, qui constituent un traitement cruel et le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé (chefs d’accusation 11 et 12) ; du viol de deux détenues, Grozdana Cecez et Milojka Antic, qui constituent des actes de torture (chefs d’accusation 18, 19, 21 et 22) ; d’actes inhumains à l’égard de nombreux détenus, en utilisant notamment un appareil à électrochocs, actes qui constituent un traitement inhumain et cruel (chefs d’accusation 42 et 43) ; et, dans la mesure où chacun des crimes susmentionnés a contribué à faire régner un climat de terreur et donc à créer et à maintenir des conditions inhumaines au camp de détention de Celebici, d’avoir causé intentionnellement de grandes souffrances ou porté des atteintes graves à l’intégrité physique ou infligé un traitement cruel (chefs d’accusation 46 et 47).

1254. L’Accusation soutient, notamment, que Hazim Delic a personnellement participé à des crimes monstrueux. Il a tué un certain nombre de détenus, a violé brutalement plusieurs femmes qui se trouvaient au camp de détention et s’en est vanté, et il frappait fréquemment les détenus, souvent à l’aide d’une batte de base-ball, brisant ainsi les côtes de ses victimes. L’Accusation fait valoir qu’il a pris un plaisir sadique à infliger des souffrances ; par exemple, lorsqu’il soumettait les détenus à des électrochocs, il riait quand ses victimes imploraient sa pitié.

1255. Selon l’Accusation, lorsque Delic ne maltraitait pas physiquement les prisonniers, il les faisait souvent souffrir d’autres manières, par jeu, notamment en les obligeant à courir en cercle comme s’ils étaient des voitures. Elle soutient que le comportement violent de Delic à l’égard des prisonniers et son mépris odieux de leur bien-être ne pouvaient qu’encourager la brutalité des autres et assurer l’existence d'un sentiment d'impunité au camp de détention de Celebici.

1256. L’Accusation fait savoir que Delic a déjà été condamné pour meurtre en Bosnie-Herzégovine, crime pour lequel il a purgé une peine de deux ans à deux ans et demi d’emprisonnement. L’Accusation a également présenté des déclarations de victimes dans lesquelles elles décrivaient les répercussions des tortures qui leur avaient été infligées. De surcroît, l’Accusation estime que la Chambre de première instance est à même de considérer les souffrances des victimes dues aux conditions de détention comme une circonstance aggravante.

1257. La Défense fait valoir que les antécédents personnels de Hazim Delic doivent être pris en compte pour décider de la peine à appliquer. Il est né et a vécu presque toute sa vie dans la municipalité de Konjic. Ayant terminé l’école secondaire en 1980, il a effectué son service militaire comme fantassin dans les rangs de la JNA, de janvier 1982 à février 1983. Cinquante-cinq jours avant la date prévue, il a été libéré de ses obligations militaires pour bonne conduite. Peu après, il a commencé à travailler comme mécanicien d’entretien dans une usine de transformation du bois. Delic s’est marié le 31 janvier 1984 et a deux jeunes enfants. Il a été mobilisé dès le début du conflit armé en Bosnie-Herzégovine. Il n’avait jusqu’alors eu aucun démêlé avec la justice et son casier judiciaire était vierge. Il n’a reçu aucune formation avant d’être nommé au camp de détention de Celebici. Son Conseil a présenté plusieurs déclarations, dont une de son père et une de sa femme. Elles confirment les faits rappelés par la Défense et attestent de l’honorabilité de Delic1043.

1258. En outre, la Défense soutient que, d’après l’avis d’un expert médical, Hazim Delic souffre de stress post-traumatique des suites de la guerre. Apparemment, durant l’année écoulée, il a réussi à se réadapter et arrive de mieux en mieux à se maîtriser ; son isolement cellulaire touchant à sa fin, il est aussi moins déprimé. De plus, la Défense affirme que Delic a de bons rapports avec le personnel du Quartier pénitentiaire et avec les autres détenus, de quelque horizon qu’ils viennent. Enfin, la Défense s’appuie sur une déclaration de l’un de ses enquêteurs qui a interrogé un certain nombre de personnes dans la municipalité de Konjic et a rapporté, entre autres, que Hazim Delic a organisé la libération de prisonniers, est intervenu pour mettre fin à des sévices infligés à des prisonniers par des gardiens, a essayé de procurer des soins médicaux à certains détenus et a demandé une fois du savon pour les détenus afin d’améliorer les conditions d’hygiène et de réduire les risques de maladie.

1259. Au cours de la procédure de détermination de la peine, Hazim Delic a lu une brève déclaration dans le but d'atténuer la sévérité de sa peine. Il a affirmé qu’il avait dit "tout ce qu’il pouvait à l’Accusation" et que, depuis qu’il avait entendu la déposition d’Esad Landzo, il ne dormait plus1044. Il a nié avoir donné l’ordre de tuer des détenus, de les brûler vifs ou de les forcer à se faire des fellations.1045

1260. Le critère pour décider de la peine à infliger est la gravité du crime pour lequel l’accusé a été reconnu coupable, ce qui suppose de prendre en compte les conséquences subies par la victime. Dès lors, la Chambre de première instance va à présent examiner les circonstances entourant chacun des crimes pour lesquels Delic est déclaré coupable.

1261. Hazim Delic s’est rendu coupable d'un crime en provoquant la mort de deux détenus au camp de détention de Celebici. Il a participé aux sévices corporels cruels et impitoyables infligés à scepo Gotovac. Il a frappé mortellement cet homme âgé parce qu’on l’accusait d’être responsable de la mort de Musulmans pendant la Deuxième Guerre mondiale. La préméditation et la cruauté de Hazim Delic sont soulignées par le fait qu’il a prévenu sa victime qu’elle ne s’en sortirait pas vivante. Zeljko Milosevic est également mort aux mains de Hazim Delic parce que ce dernier le prenait pour un tireur embusqué serbe. Il l’a frappé avec un câble électrique, avant de le battre mortellement. Ayant refusé de faire des "aveux" à des journalistes venus visiter le camp de détention, la victime a provoqué l’ire de Delic qui l’a prévenu de ce qui allait arriver et de s’attendre à subir des sévices à une certaine heure. Il a ensuite emmené ce détenu dehors et l’a battu à mort, ce qui montre avec quelle froide préméditation il projetait ses crimes. Il a également été reconnu que Delic avait infligé une série de coups violents à Slavko susic, dont certains avec un objet lourd.

1262. Hazim Delic est coupable de torture pour avoir violé ignominieusement deux détenues au camp de détention de Celebici. Il a non seulement soumis Grozdana Cecez aux souffrances inhérentes au viol mais a intensifié son humiliation et son avilissement en la violant en présence de ses collègues. Les conséquences de ce crime sont manifestes au vu de la déposition de la victime, qui a déclaré que "... il a foulé aux pieds ma dignité et je ne pourrai jamais plus être la femme que j’étais"1046.

1263. Avant de violer Milojka Antic pour la première fois, Hazim Delic l’a menacée en lui disant que, si elle refusait ce qu’il lui demandait de faire, elle serait envoyée dans un autre camp de détention ou serait abattue. Il l’a ensuite forcée, sous la menace d’un revolver, à se dévêtir, ne l’a pas écoutée lorsqu’elle implorait sa pitié mais l’a injuriée et l’a menacée alors qu’il la violait. Le lendemain, il a accru ses craintes et sa douleur en lui disant "... [ p] ourquoi pleures-tu ? Tu n’es pas au bout de tes souffrances"1047. Ce viol a été suivi de deux autres, dont l’un avec pénétration anale, douloureuse et dégradante physiquement. Hazim Delic a commis ces viols alors qu’il était armé et au mépris des supplications de sa victime. Mlle Antic a évoqué les conséquences personnelles de ces viols, notamment un sentiment de détresse, l’envie constante de pleurer et l’impression d’être devenue folle. Dans une déclaration où elle faisait état des conséquences des sévices subis, soumise par l’Accusation dans le cadre de la procédure de fixation de la peine, elle a affirmé que "les blessures infligées par ces viols à Celebici ne disparaîtront jamais"1048.

1264. Hazim Delic est également coupable de traitements inhumains et cruels pour avoir infligé des électrochocs à des détenus. Les électrochocs produits provoquaient des douleurs, des brûlures et des convulsions et suscitaient l’épouvante chez les victimes et les autres détenus. L’aspect le plus inquiétant et le plus grave de ces actes, qui constitue donc une circonstance aggravante, est que Delic aimait manifestement infliger de tels sévices à ses victimes sans défense. Il considérait cet appareil comme un jouet. Il trouvait son emploi amusant et riait lorsque ses victimes le suppliaient d’arrêter. La Chambre de première instance n’a rien besoin d’ajouter pour qualifier cette attitude perverse qui parle d’elle-même.

1265. Outre les crimes pour lesquels Hazim Delic a été reconnu coupable, la Chambre de première instance est arrivée à plusieurs conclusions factuelles s’agissant de son comportement au camp de détention. Par exemple, Delic a joué un rôle décisif pour ce qui est de l’enfermement de Milovan Kuljanin dans un petit trou sombre, avec un autre détenu, pendant au moins un jour et une nuit, sans nourriture et sans eau. L’idée était d’intimider la victime avant son interrogatoire, au cours duquel Delic est entré dans la pièce et a frappé Milovan Kuljanin avec un objet en bois. Il était également présent lors des sévices corporels collectifs infligés aux prisonniers. De plus, il n’a cessé d’infliger des mauvais traitements à l’un des détenus en particulier, Vukasin Mrkajic, et il le frappait presque chaque fois qu’il venait au Hangar 6, sans raison apparente.

1266. Du fait des actes susmentionnés, Hazim Delic est coupable d’avoir contribué à faire régner un climat de terreur au camp de détention. Il a délibérément aidé à faire régner un climat où les prisonniers vivaient dans la peur constante d’être tués ou maltraités physiquement. En outre, Hazim Delic a aggravé cette situation en menaçant des détenus. Par exemple, le Témoin R a déclaré que, lorsqu’un détenu réclamait à Delic des soins médicaux, il répondait en disant "asseyez-vous, de toute façon, vous allez mourir, avec ou sans soins médicaux"1049. Ce même témoin a indiqué que c’était une des phrases préférées de Delic. Cette affirmation est corroborée par le témoignage de Nedeljko Draganic qui a dit que, lorsqu’il avait demandé à aller à l’infirmerie pour faire nettoyer sa blessure, Delic avait refusé en précisant : "'c’est pas la peine car vous n’en avez plus pour très longtemps"1050. De plus, le Témoin R a indiqué que, quand il se trouvait dans le Hangar 6, Delic venait et disait aux détenus : "asseyez-vous, basluci", ce terme signifiant "tombe musulmane" ; il voulait dire par là que nous ne nous en sortirions pas 1051.

1267. Qui plus est, Hazim Delic avait un comportement humiliant envers les détenus. Par exemple, des témoignages indiquent qu’il autorisait les détenus à quitter le Hangar 6 uniquement deux fois par jour pour uriner, par groupe de 30 à 40 personnes. Delic leur ordonnait de sortir en courant du Hangar et d’aller jusqu’à un fossé où ils essayaient d’uriner. Au bout de très peu de temps, on leur disait d’arrêter et de retourner au Hangar. Au début au moins, les détenus avaient été autorisés à aller aux toilettes sans restriction, dans le fossé et la fosse septique se trouvant derrière le Hangar.

1268. Un examen de ces crimes et, le cas échéant, des motifs qui les sous-tendent, montrent qu’ils ne peuvent être caractérisés autrement que comme certains des crimes les plus graves que l’on puisse commettre en temps de guerre. La façon dont ils ont été commis prouve le sadisme de leur auteur qui, parfois, a fait montre d’un mépris total du caractère sacré de la vie et de la dignité humaines. Le fait que Hazim Delic était le commandant adjoint du camp de détention ne fait qu’aggraver les choses. Ses victimes étaient des prisonniers à sa merci ; il a abusé du pouvoir et de la confiance que lui conférait son poste, causant la mort de deux hommes au moins et infligeant à de nombreux autres des souffrances affreuses qui étaient le lot de ceux qui survivaient aux actes de torture et autres sévices graves. Dès lors, la Chambre de première instance considère que ces éléments constituent des circonstances aggravantes importantes dont il convient de tenir compte pour fixer la peine à infliger à Hazim Delic.

1269. Les motifs de ces infractions au droit humanitaire sont aussi une circonstance aggravante dont il faut tenir compte pour décider de la peine à infliger à Hazim Delic. D’après les éléments de preuve, Hazim Delic, en plus d’un certain sadisme, nourrissait un désir de vengeance à l’égard des personnes d’origine serbe. Avant de violer Mlle Antic, il a déclaré que "les Tchetniks étaient responsables de tout ce qui se passait. Il [Delic] a commencé à insulter ma mère tchetnik"1052. Nedeljko Draganic a déclaré que Delic "est venu un jour dans le Hangar 6 et nous a dit que nous étions tous détenus parce que nous étions serbes"1053. Mirko Dordic a indiqué que Delic avait un jour fait sortir les prisonniers en plein soleil. Les gardiens avaient mis une cassette de chants religieux musulmans pendant que les détenus devaient crier des slogans, comme "Hazim est le plus grand" ou "Sieg Heil", à la demande de Delic et d’autres1054. Risto Vukalo a raconté que Delic avait emmené les prisonniers devant le Hangar 6, et leur avait ordonné de dire "Allah Ekber" et, lorsqu’il demandait "qui est le plus grand ?", les prisonniers devaient crier des slogans à caractère religieux qui leur étaient désagréables1055.

1270. Les circonstances atténuantes, jouant en faveur de Hazim Delic, sont d’abord le fait qu'il a distribué une fois des couvertures aux prisonniers comme il est attesté1056. De plus, certains détenus recevaient de temps à autre des médicaments et des soins médicaux grâce à lui1057. Par ailleurs, la Chambre de première instance estime que les éléments de preuve présentés par la Défense au sujet des antécédents personnels, de la réputation et de la santé de Hazim Delic sont des éléments pertinents pour la détermination de la peine et elle en a tenu compte.

1271. Contrairement à ce qu’affirme la Défense, Hazim Delic ne s’est pas livré au Tribunal mais a été arrêté le 2 mai 1996 en Bosnie-Herzégovine par les autorités bosniaques et a ensuite été transféré au Tribunal le 13 juin 1996. Dès lors, cette affirmation est fausse et ne peut être utilisée pour atténuer sa peine.

3. Esad Landzo

1272. Les accusations portées à l’encontre de Esad Landzo et qui ont été confirmées sont, de toute évidence, extrêmement graves, s’agissant de l’homicide intentionnel et du meurtre de Scepo Gotovac, Simo Jovanovic et Bosko Samoukovic, d’actes de torture à l’encontre de Momir Kuljanin, Spasoje Miljevic et Mirko Dordic et du fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou d’infliger des atteintes graves à l’intégrité physique, et d’infliger un traitement cruel à Slavko susic et Nedeljko Draganic. Outre les actes précisés dans l’Acte d’accusation pour lesquels Landzo a été reconnu coupable, la Chambre de première instance fait également observer qu’il a grandement contribué à faire régner un climat de terreur au camp de détention de Celebici, par suite des traitements cruels infligés aux prisonniers. Les sévices corporels et autres formes de mauvais traitements que Landzo a infligés aux prisonniers se trouvant dans le Hangar 6 et ailleurs dans le camp de détention l’ont été arbitrairement et sans raison, l’accusé faisant preuve d’une cruauté inventive et d’une férocité extrême.

1273. Ainsi, la Chambre de première instance prend note des circonstances aggravantes applicables au comportement de Landzo au camp de détention de Celebici. En particulier, et comme elle l’a souligné ci-dessus, il conviendra de tenir compte des souffrances, blessures et douleurs importantes que Landzo a infligées à chacune de ses victimes ainsi qu’aux personnes qui étaient incarcérés au camp de détention et ont été témoins de sa cruauté. Nombre de ces victimes et témoins, portent les cicatrices permanentes, tant physiques que psychologiques, de la cruauté de Landzo et de ce qu’ils ont vécu au camp de détention. Par exemple, Novica Dordic a déclaré que :

si je vivais 70 autres vies, des vies normales, je ne pense pas que je pourrais oublier tout cela. J’oublie les détails mais l’essentiel de tout ce que j’ai enduré et vécu, demeure. C’est peut-être simplement refoulé dans mon subconscient. Cela n’affecte peut-être pas la vie de tous les jours mais l’essentiel demeure. J’y ai été humiliée à tout point de vue, en tant qu’être humain et en tant que personne, dans mon corps et dans ma santé, et cela, je ne peux l’oublier1058.

En particulier, la sauvagerie avec laquelle Landzo a frappé mortellement scepo Gotovac, un vieil homme sans défense, est indéniable de même que la cruauté dont il a fait preuve lorsqu’il lui a cloué un écusson en métal sur le front, après l’avoir battu. Un témoin a également raconté à la Chambre de première instance que Landzo avait continué à frapper M. Gotovac, indifférent à ses supplications1059. Il en fut de même pour le meurtre de Simo Jovanovic, que l’on a entendu crier : "Par pitié, mes frères", alors qu’il était battu à mort devant le Hangar 61060, meurtre pour lequel Landzo a été reconnu coupable. De même, sa violente agression de Bosko Somoukovic a été continue et cruelle, motivée, il est vrai, par un désir de vengeance, et de nature à causer la mort peu de temps après. La Chambre de première instance a aussi entendu un témoignage selon lequel Landzo avait menacé les prisonniers de coups s’ils essayaient de venir en aide aux détenus qu’il sélectionnait pour des mauvais traitements1061.

1274. De surcroît, de nombreux témoins ont déclaré à la Chambre de première instance que, manifestement, Landzo aimait surtout infliger de graves brûlures aux prisonniers du camp de détention. La Chambre de première instance estime que de telles méthodes sont la marque d’un sadisme certain et clairement d’une préméditation. Landzo a en effet été reconnu coupable de torture pour ces brûlures, en particulier celles infligées à Momir Kuljanin, Spasoje Miljevic, Mirko Dordic, de même que du fait d’avoir infligé intentionnellement de grandes souffrances et un traitement cruel à Nedeljko Draganic.

1275. Sur le plan factuel, la Chambre de première instance a en outre conclu qu’Esad Landzo avait attaché une mèche allumée autour de Vukasin Mrkajic, avait contraint deux frères à se faire des fellations et avait ordonné à un père et à son fils de se frapper. Si Landzo n’a pas été accusé directement d’avoir commis ces crimes et n’a donc pas été condamné à ce titre, la Chambre de première instance constate de nouveau la nature odieuse de ces actes et la perversion nécessaire pour concevoir et infliger ce type de souffrances.

1276. Landzo a également été reconnu coupable d’avoir directement contribué à faire régner un climat de terreur au camp de détention de Celebici pendant toute la période considérée dans l’Acte d’accusation, pour avoir asséné des coups de pied et infligé, des sévices corporels et des mauvais traitements aux prisonniers. Le fait que Landzo ait délibérément cherché à faire naître un tel sentiment de terreur et d’appréhension chez les détenus est évident au vu de ses paroles et de sa conduite menaçantes envers eux. Par exemple, le Témoin N a déclaré à la barre que Landzo l’avait un jour fait sortir du Hangar 6 et il l’avait forcé à s’agenouiller en appuyant un pistolet contre son cou, comme s’il voulait l’exécuter1062. Ces témoignages prouvent bien que tous les détenus éprouvaient un sentiment d’angoisse terrible à l’égard de Landzo et craignaient plus que tout qu’il s’intéresse à eux, avec tout ce que cela pouvait entraîner d’horrible1063.

1277. Le Conseil de Landzo, dans son mémoire relatif à la peine, a évoqué certaines circonstances atténuantes qu’il juge pertinente. Il cite notamment l’extrême jeunesse de Landzo à l’époque dont il est question dans l’Acte d’accusation, ses antécédents familiaux, son caractère, le fait qu’il ait reconnu sa culpabilité et qu’il ait éprouvé des remords, ses efforts pour coopérer avec l’Accusation et le fait qu’il se soit livré de son plein gré aux autorités de Bosnie-Herzégovine1064. La Défense estime en outre que, pour les chefs dont il pourrait être reconnu coupable, aucune peine dépassant cinq ans ne devrait être infligée à Landzo et que toutes ces peines devraient être confondues. Elle fait valoir que Landzo serait ainsi en mesure d’espérer un avenir meilleur, maintenant qu’il est devenu responsable et qu’il s’est amendé.

1278. L’Accusation reconnaît que la jeunesse et l’état mental de Landzo à l’époque où les crimes ont été commis doivent entrer en ligne de compte dans la fixation de sa peine1065. Cependant, elle soutient également que ses problèmes de personnalité sont tels qu’il représente un danger permanent pour la société. L’Accusation conteste aussi l’affirmation selon laquelle Landzo a proposé de coopérer avec elle ; elle affirme que la Défense de Landzo l’a approchée, en septembre 1997, pour lui dire que Landzo plaiderait coupable si elle acceptait de ne requérir qu’une peine maximale de cinq ans d’emprisonnement. L’Accusation ajoute que, compte tenu de la gravité des crimes commis par Landzo, elle n’avait pas accepté cette proposition1066.

1279. La Chambre de première instance n’estime pas que le fait que Landzo ait tardivement reconnu une partie de sa culpabilité ou qu’il ait exprimé des remords permette, compte tenu des circonstances, d’atténuer significativement la gravité des crimes qu’il a commis. Avant de comparaître à la barre comme témoin, Landzo n’a jamais reconnu sa culpabilité, que ce soit lors d’interrogatoires ou dans des déclarations écrites. Il n’a pas changé d’attitude alors qu’il assistait à l’audience aux dépositions des nombreuses victimes de ses mauvais traitements et que ces dernières étaient soumises au contre-interrogatoire pénible de son Conseil. À l’issue de son procès, Landzo a fait parvenir à la Chambre de première instance une déclaration écrite dans laquelle il disait qu’il était désolé d’avoir agi comme il l’avait fait au camp de détention de Celebici et qu’il souhaitait exprimer ses regrets à l’égard de ses victimes et de leurs familles1067. Il aurait été plus approprié qu’il exprime ses remords en audience publique, en présence des victimes et des témoins, et cette contrition tardive et peu crédible ne semble avoir d’autre but que d’obtenir une réduction de sa peine. De plus, la Chambre de première instance ne considère pas les tentatives de marchandage judiciaire comme une circonstance atténuante pour la détermination de la peine.

1280. Une fois encore, le Conseil de Landzo fait également valoir qu’il n’était qu’un simple soldat et que, à ce titre, il ne devrait pas relever du Tribunal international car sa compétence est limitée aux personnes détenant une autorité de supérieur hiérarchique. Cet argument a été examiné plus haut et rejeté ; la Chambre de première instance ne voit aucune raison de reprendre son examen en détail. Elle prend, cependant, note de la déclaration publiée en mai de cette année (1998) par le Procureur du Tribunal au sujet du retrait de l’acte d’accusation établi à l’encontre de plusieurs personnes mises en accusation. Selon cette déclaration, citée par la Défense1068, il est dérogé, pour les personnes soupçonnées de crimes exceptionnellement violents ou extrêmement graves, à la nouvelle politique, consistant à poursuivre les enquêtes et à maintenir l’acte d’accusation uniquement pour les personnes dont la fonction, militaire ou politique, leur confère une autorité. Au vu des faits établis et des conclusions en matière de culpabilité auxquelles est arrivée la Chambre de première instance en l’espèce, les actes d’Esad Landzo semblent relever de cette exception.

1281. La Défense soutient, en outre, que Landzo a commis les crimes dont il a été reconnu coupable sur ordre de ses supérieurs. Cet argument a été examiné et rejeté lors de l’analyse des éléments de preuve relatifs à chacun des chefs de l’Acte d’accusation retenus contre lui. Même si l’on admettait que Landzo a parfois reçu l’ordre de tuer ou de maltraiter des prisonniers au camp de détention, il ne ressort pas des témoignages qu’il a exécuté ces ordres avec réticence. Au contraire, comme nous l’avons vu, la nature de ses actes indique clairement qu’il a pris un plaisir pervers à infliger des souffrances et des humiliations horribles.

1282. De plus, il est faux d’affirmer que Landzo s’est livré de son plein gré au Tribunal international. D’après ses propres déclarations, il a d’abord été convoqué par les autorités bosniaques à Sarajevo, où il a été détenu en attendant son transfert à La Haye. À l’issue de la procédure engagée par la Cour suprême de Bosnie-Herzégovine, Landzo a été transféré à La Haye, le 13 juin 1996.

1283. Néanmoins, dans le cas de Landzo, certains éléments doivent être pris en considération pour fixer la peine qu’il convient de lui infliger. Premièrement, il faut citer sa relative jeunesse - il n’avait que dix-neuf ans à l’époque des faits - et ses antécédents familiaux défavorables. Dans cet ordre idée, on peut également citer sa personnalité fragile et immature à cette époque, élément qu’aucune des parties n’a contesté et qui a été confirmé par plusieurs témoins experts. Alors que le moyen de défense spécial fondé sur l’altération des facultés mentales, évoqué par la Défense, a été rejeté par la Chambre de première instance, celle-ci prend toutefois note des éléments de preuve présentés par de nombreux experts psychiatriques, qui font tous état de traits de personnalité de Landzo devant être pris en compte pour fixer la peine. Deuxièmement, il n’a pas reçu de formation militaire adéquate lui permettant de savoir comment se comporter à l’égard de prisonniers tels que ceux se trouvant au camp de détention de Celebici. Troisièmement, le contexte difficile, découlant du conflit armé dans son ensemble et les événements survenus dans la municipalité de Konjic en particulier, doivent également être pris en considération.

1284. Ce conflit armé a créé une situation que, de toute évidence, Landzo n’a pas choisie. Sa ville natale de Konjic a été bombardée pendant une période prolongée en 1992, installant une peur constante, pour lui et sa famille, d’être blessés ou tués. La ville faisait également l’objet d’un blocus, ce qui rendait les conditions de vie très pénibles. Après avoir été expulsées de leurs maisons situées dans d’autres régions de Bosnie-Herzégovine, de nombreuses personnes déplacées arrivaient dans la ville, colportant certainement les récits des mauvais traitements infligés par les Serbes et les Croates de Bosnie dont ils avaient été victimes ainsi que la population musulmane de Bosnie en général. De surcroît, des proches de Landzo comptaient parmi les victimes du conflit. Dans la mesure où les prisonniers du camp de détention de Celebici étaient des Serbes de Bosnie, arrêtés à la suite d’opérations militaires menées par les forces gouvernementales bosniaques afin d’éliminer des poches de résistants qui s’opposaient aux autorités légitimes de la municipalité, et où la personnalité de Landzo était immature et impressionnable, il n’est pas surprenant qu’il ait pu identifier ces détenus à l’ennemi qui avait infligé des souffrances et des épreuves à lui-même, à sa famille et à ses concitoyens de Bosnie-Herzégovine.