Affaire n° : IT-98-34-A

LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit :
M. le Juge Fausto Pocar, Président
M. le Juge Mohamed Shahabuddeen
M. le Juge Mehmet Güney
M. le Juge Wolfgang Schomburg
Mme le Juge Inés Mónica Weinberg de Roca

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
20 octobre 2004

LE PROCUREUR

c/

Mladen NALETILIC, alias « TUTA »
Vinko MARTINOVIC, alias « STELA »

_________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE MARTINOVIC AUX FINS DE PRÉSENTATION D’UN TÉMOIGNAGE SUPPLÉMENTAIRE

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Le Substitut du Procureur :

M. Norman Farrell

Les Conseils des Accusés :

MM. Matthew Hennessy et Christopher Young Meek, pour Mladen Naletilic
MM. Zelimir Par et Kurt Kerns, pour Vinko Martinovic

 

LA CHAMBRE D’APPEL du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal international »),

VU la requête aux fins de présentation d’un témoignage supplémentaire ( Request for Presentation of Additional Evidence), déposée par Vinko Martinovic (l’« Appelant ») le 15 mars 2004 (la « Requête présentée en application de l’article  115 ») en application de l’article 115 du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement »), par laquelle l’Appelant demande l’admission de la déposition d’un nouveau témoin, à savoir le « témoin A »,

VU la réponse de l’Accusation à la Requête présentée en application de l’article  115 (Prosecution’s Response to Vinko Martinovic’s Request for Presentation of Additional Evidence), déposée le 25 mars 2004 (la « Réponse de l’Accusation  »), dans laquelle il est indiqué que ladite requête devrait être rejetée car elle ne remplit pas les conditions d’admissibilité des moyens de preuve supplémentaires en appel,

ATTENDU que l’Appelant n’a pas déposé de réplique,

VU l’article 115 A) du Règlement, qui dispose qu’« [u]ne partie peut demander à pouvoir présenter devant la Chambre d’appel des moyens de preuve supplémentaires  » et qu’une telle requête « doit indiquer clairement et précisément la conclusion de fait spécifique de la Chambre de première instance à laquelle le moyen de preuve supplémentaire se rapporte »,

ATTENDU qu’en vertu de l’article 115 B) du Règlement, pour que des moyens de preuve supplémentaires soient admis en appel, la partie qui les présente doit établir qu’ils n’étaient pas disponibles au procès en première instance et qu’elle n’aurait pu en découvrir l’existence malgré toute la diligence voulue1, ce qui implique que la partie en question a cherché à « utiliser à bon escient tous les mécanismes de protection et de contrainte prévus par le Statut et le Règlement du Tribunal international afin de présenter les moyens de preuve à la Chambre de première instance2 »,

ATTENDU que, pour faire preuve de toute la diligence voulue, la partie requérante doit signaler à la Chambre de première instance toutes les difficultés rencontrées pour obtenir des éléments de preuve, y compris celles résultant de manœuvres d’intimidation et de son incapacité à retrouver certains témoins3, et qu’elle doit également lui demander de prendre des mesures pour contraindre un témoin éventuel récalcitrant à coopérer4,

ATTENDU que, pour être admissibles en vertu de l’article 115, les moyens de preuve qui n’étaient pas disponibles au procès en première instance et dont l’existence n’aurait pu être découverte malgré toute la diligence voulue doivent se rapporter à une question déterminante et être dignes de foi, de telle sorte qu’ils auraient pu influer sur le jugement, en d’autres termes, qu’ils auraient pu démontrer, dans le cas d’une requête présentée par une personne déclarée coupable en première instance, que la déclaration de culpabilité était sujette à caution5,

ATTENDU que, si les moyens de preuve étaient disponibles au procès en première instance ou si l’on avait pu les découvrir en exerçant toute la diligence voulue, l’Appelant serait tenu de surcroît d’établir que l’exclusion de ces moyens de preuve supplémentaires entraînerait une erreur judiciaire parce que s’ils avaient été examinés au procès, ils auraient influé sur le jugement6,

ATTENDU que la partie qui demande l’admission de moyens de preuve supplémentaires doit indiquer clairement en quoi ceux-ci auraient influé sur la décision de la Chambre de première instance7, faute de quoi la Chambre d’appel peut rejeter ces moyens de preuve sans examen approfondi8,

ATTENDU que, d’après la jurisprudence du Tribunal international, les moyens de preuve supplémentaires doivent être examinés en regard des éléments présentés au procès et de ceux admis en appel, et non de façon isolée9,

ATTENDU que l’Appelant n’a pas expliqué pourquoi le témoin A, qui se dit proche de lui et affirme le connaître depuis 1990, n’est pas venu témoigner au procès en première instance, et que, vu sa déclaration écrite jointe à la Requête présentée en application de l’article 115, l’affirmation selon laquelle l’Appelant n’aurait découvert l’existence du témoin A qu’après la publication d’un article paru dans la presse croate en février 2004 n’est pas convaincante,

ATTENDU que, bien que le témoin A indique dans sa déclaration qu’il a reconnu après coup devant un tribunal qu’il avait été contraint de fournir un faux témoignage contre l’Appelant en 1996, la Défense n’explique pas pourquoi elle n’était pas informée de l’existence de ce témoin ni de sa déposition devant ledit tribunal,

ATTENDU que la Défense n’indique pas quelles sont les mesures raisonnables qu’elle a prises, en exerçant toute la diligence voulue, pour essayer d’obtenir le témoignage du témoin A pendant le procès en première instance,

ATTENDU, par conséquent, que l’Appelant n’a pas démontré que le moyen de preuve supplémentaire qu’il demande à présenter n’était pas disponible au procès en première instance,

ATTENDU que, l’Appelant n’ayant pas démontré la non-disponibilité du témoignage du témoin A au procès, il doit, pour que la Chambre d’appel le verse au dossier, établir que son exclusion entraînerait une erreur judiciaire parce que s’il avait été présenté au procès, ce moyen de preuve supplémentaire aurait influé sur le jugement,

ATTENDU que les conclusions figurant aux paragraphes 710 à 713 et 715 du Jugement rendu en l’espèce10, qui selon l’Appelant seront mises en cause par le témoignage supplémentaire en question, ne sont qu’un résumé des conclusions rendues par la Chambre de première instance et ne contiennent aucune des constatations spécifiques sur lesquelles cette dernière s’est fondée pour déterminer la crédibilité des témoins à charge ou pour prononcer une déclaration de culpabilité au regard de l’accusation de persécutions, en tant que crime contre l’humanité, visée au chef 1 de l’acte d’accusation présenté contre l’Appelant,

ATTENDU que l’Appelant affirme que les témoins à charge WW, GG et MM ont été contraints de fournir un faux témoignage à l’appui de l’accusation de persécutions (chef 1) portée à son encontre et que, par conséquent, ils manquent de crédibilité, mais que celui-ci n’a pas démontré précisément quel est le rapport entre les propos d’ordre général contenus dans la déclaration écrite du témoin A et ces témoins en particulier ni en quoi ces propos mettent en cause les conclusions de la Chambre de première instance quant à la crédibilité desdits témoins,

ATTENDU qu’il ressort clairement du Jugement que, contrairement à ce qu’affirme l’Appelant11, la Chambre de première instance ne s’est pas fondée uniquement sur les dépositions des témoins WW, GG et MM pour juger l’Appelant responsable du crime de persécutions visé au chef 1 de l’acte d’accusation, mais aussi sur d’autres témoignages et documents, dont ceux qui ont permis d’évaluer sa responsabilité pour d’autres actes qui lui ont été reprochés, afin de déterminer s’ils pouvaient être qualifiés de persécutions12,

ATTENDU que, après avoir examiné le témoignage du témoin A en regard de l’ensemble des éléments de preuve admis jusqu’à présent en l’espèce et non de façon isolée, la Chambre d’appel conclut que l’Appelant n’a pas démontré que l’exclusion de la déclaration écrite du témoin A entraînerait une erreur judiciaire parce que cette déclaration, si elle avait été présentée au procès, aurait influé sur la déclaration de culpabilité prononcée en première instance pour le crime de persécutions visé au chef 1 de l’acte d’accusation,

PAR CES MOTIFS,

CONCLUT que le témoignage supplémentaire présenté par l’Appelant n’est pas admissible en application de l’article 115 du Règlement, et

REJETTE en tous points la Requête présentée en application de l’article 115.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 20 octobre 2004
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre d’appel
_________
Fausto Pocar

[Sceau du Tribunal]


1 - Le Procureur c/ Tadic, affaire n° IT-94-1-A, Décision relative à la requête de l’appelant aux fins de prorogation de délai et d’admission de moyens de preuve supplémentaires, 15 octobre 1998 (« Décision Tadic »), par. 35 à 45 ; Le Procureur c/ Kupreskic et consorts, affaire n° IT-95-16-A, Arrêt, 23 octobre 2001 (« Arrêt Kupreskic »), par. 50 ; Le Procureur c/ Krstic, affaire n° IT-98-33-A, Décision relative aux requêtes aux fins d’admission de moyens de preuve supplémentaires en appel, 5 août 2003 (« Décision Krstic »), p. 3 ; et Le Procureur c/ Blaskic, affaire n° IT-95-14-A, Décision relative à l’admissibilité d’éléments de preuve, 31 octobre 2003 (« Décision Blaskic »), p. 3.
2 - Décision Tadic, par. 47.
3 - Ibid., par. 40.
4 - Le Procureur c/ Krstic, affaire n° IT-98-33-A, Motifs des décisions relatives aux requêtes aux fins d’admission de moyens de preuve supplémentaires en appel, 6 avril 2004 (« Motifs Krstic »), par. 10.
5 - Décision Blaskic, p. 3.
6 - Décision Krstic, p. 4 ; Motifs Krstic, par. 12 ; Décision Blaskic, p. 3.
7 - Arrêt Kupreskic, par. 69.
8 - Ibid.
9 - Arrêt Kupreskic, par. 66 et 75 ; Décision Krstic, p. 4 ; Décision Blaskic, p. 4.
10 - Le Procureur c/ Naletilic et Martinovic, affaire n° IT-98-34-T, Jugement, 31 mars 2003, par. 709 à 713 et 715.
11 - Requête présentée en application de l’article 115, p. 4.
12 - Voir, de manière générale, Jugement, par. 632 et 639 à 702 ; voir aussi, par exemple, par. 559 à 564 et 628, renvoyant aux dépositions des témoins AB, OO, F et II, ainsi qu’aux pièces à conviction PP 620.1 et PP 707, concernant les conclusions spécifiques portant sur les actes sur lesquels repose l’accusation de persécutions dont l’Appelant doit répondre.