Affaire n° : IT-04-74-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I

Composée comme suit :
M. le Juge Liu Daqun, Président
M. le Juge Amin El Mahdi
M. le Juge Alphons Orie

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
1er juillet 2005

LE PROCUREUR

c/

JADRANKO PRLIC
BRUNO STOJIC
SLOBODAN PRALJAK
MILIVOJ PETKOVIC
VALENTIN CORIC
BERISLAV PUSIC

______________________________________________

DÉCISION RELATIVE AUX REQUÊTES DE LA DÉFENSE AUX FINS DE DISJONCTION D'INSTANCES ET DE DISJONCTION DE CHEFS D'ACCUSATION

______________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Kenneth Scott

Les Conseils des Accusés :

M. Michael Karnavas pour Jadranko Prlic
M. Berislav Zivkovic pour Bruno Stojic
M. Bozidar Kovacic pour Slobodan Praljak
Mme Vesna Alaburic pour Milivoj Petkovic
M. Tomislav Jonjic pour Valentin Coric
M. Fahrundin Ibrisimovic pour Berislav Pusic

1- Introduction

1. La Chambre de première instance I (la « Chambre ») du Tribunal international (le « Tribunal ») est saisie de trois exceptions préjudicielles soulevées en application de l’article 72 A) du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement ») aux fins de disjonction d’instances en vertu de l’article 82 ou de disjonction de chefs d'accusation prévue à l'article 49 du Règlement. Les exceptions préjudicielles ont été déposées par Berislav Pusic1 et Valentin Coric2 le 14 décembre 2004 et par Jadranko Prlic le 15 décembre 2004 (les « Requérants »)3. L’Accusation a déposé sa réponse globale du Procureur aux exceptions préjudicielles aux fins de disjonction d'instances (Prosecutor’s Response to Motions Seeking Separate Trials) le 28 janvier 2005 (la « Réponse »). Le 4 février 2005, la Défense des accusés Jadranko Prlic et Valentin Coric a déposé une réplique4.

2. Jadranko Prlic, Bruno Stojic, Slobodan Praljak, Milivoj Petkovic, Valentin Coric et Berislav Pusic (les « Accusés ») sont actuellement mis en cause dans un acte d’accusation conjoint pour des crimes qui auraient été commis sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine entre le 18 novembre 1991 et le mois d’avril 1994. Dans l’acte d’accusation, il est allégué que chaque accusé est directement responsable de ces crimes en vertu de l’article 7 1) du Statut du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis  1991 (le « Statut » et le « Tribunal » respectivement) et en tant que supérieur hiérarchique ou commandant en vertu de l’article 7 3) du Statut. L’acte d’accusation a été confirmé par le Juge Jean-Claude Antonetti le 4 mars 2004 (l’« Acte d’accusation  »). Le 5 avril 2004, les six Accusés se sont rendus au Tribunal et ils ont été mis en liberté provisoire conformément à la Décision de la Chambre du 30 juillet 2004.

3. La Chambre va étudier tour à tour les arguments des Requérants relatifs à la disjonction d'instances et à la disjonction de chefs d'accusation. Elle va d'abord examiner à titre préliminaire la demande de Jadranko Prlic requérant de la Chambre qu’elle prenne d’office la décision d’examiner la confirmation de l’acte d’accusation à la lumière de la version modifiée de l’article 28 A) du Règlement, de séparer l’Accusé visé en l’espèce de ses coaccusés et de renvoyer ensuite son affaire devant la juridiction nationale appropriée, en application de l’article 11 bis du Règlement5.

2- La demande de Jadranko Prlic d’examen de l’acte d’accusation en vertu de l’article 28 A) du Règlement et de renvoi de l’accusé en application de l’article  11 bis du Règlement

4. La Défense de Jadranko Prlic a contesté la compétence de la Chambre de première instance en invoquant le fait que l’article 28 A) du Règlement a été modifié en 2004 pour ne permettre l’examen de nouveaux actes d’accusation que dans le cas de hauts dirigeants présumés. Elle fait valoir qu’en l’absence de décision prise en application de l’article 28 A) du Règlement, il faut retirer de l'acte d'accusation le nom des accusés qui ne remplissent pas les conditions de cet article et décider simultanément si leur affaire doit être renvoyée comme le prévoit l’article 11  bis du Règlement6. L’Accusation répond qu’un accusé ne peut invoquer ni l’article 28 A) ni l’article 11 bis du Règlement puisque ces deux articles relèvent entièrement de l’administration du Tribunal et qu’ils ne créent pas de droits pour les accusés7. S’agissant de l’article 11 bis du Règlement, l’Accusation affirme que les Accusés se trouvent manifestement dans la catégorie des « plus hauts dirigeants soupçonnés de porter la responsabilité la plus lourde des crimes relevant de la compétence du Tribunal8 ». Dans la Réplique de Jadranko Prlic, la Défense insiste pour qu’une décision soit prise en application des articles 28 A) et 11 bis du Règlement9.

5. L'acte d'accusation en l’espèce a été confirmé le 11 mars 2004. Le 6 avril 2004, les juges réunis en séance plénière ont modifié l’article 28 A) du Règlement de manière à confier au Bureau le soin de déterminer si, à première vue, l'acte d'accusation vise bien un ou plusieurs des plus hauts dirigeants soupçonnés de porter la responsabilité la plus lourde des crimes relevant de la compétence du Tribunal et s'il peut donc être examiné en vue de sa confirmation. L’article 6 D) du Règlement dispose que les modifications d’un article entrent en vigueur « sans préjudice des droits de l’accusé, d’une personne déclarée coupable ou d’une personne acquittée dans les affaires en instance ». La Chambre fait tout d’abord observer que la Défense ne démontre pas en quoi les modifications de l’article 28 A) du Règlement nuiraient aux droits des Accusés. En outre, elle fait remarquer que, s’agissant d’actes d'accusation confirmés avant l’entrée en vigueur des modifications de l’article 28 A) du Règlement et qui ne se concentrent pas sur un ou plusieurs des plus hauts dirigeants soupçonnés de porter la responsabilité la plus lourde des crimes relevant de la compétence du Tribunal, le renvoi peut être envisagé en application de l’article 11 bis du Règlement.

6. L’article 11 bis du Règlement précise que la formation de renvoi désignée par le Président du Tribunal peut ordonner le renvoi d’un acte d'accusation devant une autre juridiction d’office ou à la demande du Procureur. Cet article n’autorise pas la Défense à déposer une demande de renvoi. Il est erroné de penser que la présente Chambre de première instance peut renvoyer l’affaire de certains accusés. Les décisions en matière de renvoi relèvent exclusivement de la compétence de la Formation de renvoi désignée par le Président du Tribunal. La Chambre prend aussi note de la demande de la Défense de Jadranko Prlic d’envisager le renvoi non seulement pour son client mais aussi pour d’autres Accusés. La Chambre estime que cette demande n’a aucune raison d’être dans ce contexte.

7. Les demandes d’examen de l'acte d'accusation en vertu de l’article 28 A) du Règlement et de renvoi en application de l’article 11 bis du Règlement présentées par la Défense sont rejetées.

3- Demandes de disjonction d’instances présentées par les Requérants

8. Les dispositions applicables aux arguments des Requérants concernant la disjonction d’instances sont les articles 82, notamment le paragraphe B), et 48 du Règlement lu à la lumière de la définition du terme « opération » à l’article 2 du Règlement. Ces dispositions sont les suivantes :

Article 2
Définitions

Opération : un certain nombre d'actions ou d'omissions survenant à l'occasion d'un seul événement ou de plusieurs, en un seul endroit ou en plusieurs, et faisant partie d'un plan, d'une stratégie ou d'un dessein commun ;

Article 48
Jonction d’instances

Des personnes accusées d’une même infraction ou d’infractions différentes commises à l’occasion de la même opération peuvent être mises en accusation et jugées ensemble.

Article 82
Jonction et disjonction d’instances

B) La Chambre de première instance peut ordonner un procès séparé pour des accusés dont les instances avaient été jointes en application de l’article 48, pour éviter tout conflit d’intérêts de nature à causer un préjudice grave à un accusé ou pour sauvegarder l’intérêt de la justice.

9. Alors que l’article 48 du Règlement fixe les conditions générales de jonction d’instances, en précisant au Procureur dans quelles circonstances plusieurs accusés peuvent être mis en accusation ensemble, l’article 82 B) du Règlement sert à remédier à tout effet préjudiciel qui découlerait de l’application de l’article 48 du Règlement, en disjoignant les instances. La présente Chambre doit se demander si, en l’espèce, il convient d’accorder une disjonction d’instances dans le cadre de l’article  82 du Règlement, « pour éviter tout conflit d’intérêts de nature à causer un préjudice grave à un accusé ou pour sauvegarder l’intérêt de la justice ». La Chambre doit déterminer si, malgré les avantages d’une instance conjointe, le besoin d’éviter un conflit éventuel requiert une disjonction d’instances10.

10. a) Insuffisance de la description factuelle et de la différenciation des actes commis par les différents Accusés – Entreprise criminelle commune. Les Requérants font valoir que le lien entre les Accusés n’est pas suffisamment avéré pour les mettre en cause selon la thèse de l'entreprise criminelle commune (« ECC  »)11. La Défense de Berislav Pusic  souligne plus précisément que l'acte d'accusation met les Accusés en cause sans donner une description précise des faits12 ni indiquer pour chacun les actes précis et la forme de responsabilité pénale alléguée 13, ce qui rend impossible la préparation d’une défense individuelle14. Elle ajoute que Berislav Pusic n’a pas été accusé de deux faits particuliers signalés dans l'acte d'accusation15. La Défense de Valentin Coric avance que l'acte d'accusation contre les coaccusés en l’espèce n’indique pas « dans quel sens il s’agit d’un plan, d’une stratégie ou d’un dessein commun, quand ce plan, cette stratégie ou ce dessein commun a été conçu, qui a participé à sa conception et, par conséquent, si les Requérants ont pris part à sa conception et à sa mise en œuvre et de quelle façon16  ». La Défense de Valentin Coric ajoute que les six cocaccusés en l’espèce sont accusés d’avoir participé à un plan commun en tant que membres de l’Union démocratique croate de Bosnie-Herzégovine (HDZ BiH) et du HVO ; n’importe quel membre de cette organisation pourrait donc être coaccusé17. La Défense de Jadranko Prlic affirme que son client ne peut être mis en accusation dans le cadre de l’ECC car les preuves qu’il s’agit d’une seule et même opération, à laquelle il aurait apporté une contribution « importante » sont insuffisantes 18.

11. L’Accusation fait valoir que chaque Accusé est mis en cause pour la même opération 19 et que le fait qu’ils aient joué des rôles différents, fait partie de différentes hiérarchies ou mis en place des degrés variables de communication entre eux n’exclut pas leur participation à la même opération ou ECC ; le procès permettra de caractériser le rôle, les responsabilités et la participation exacts des Accusés20.

12. La Chambre fait remarquer que cette décision porte sur la question de la disjonction d’instances et que les arguments alléguant des vices de forme de l'acte d'accusation sont traités dans une autre décision. Les Accusés sont tous inculpés de crimes contre l’humanité, d’infractions graves aux Conventions de Genève et de violations des lois ou coutumes de la guerre qui auraient été commis contre des Musulmans de Bosnie dans les municipalités de Prozor, Gornji Vakuf, Jablanica, Mostar, Ljubuski, Stolac, Capljina et Vares, ou autour de celles-ci, entre le 18 novembre 1991 et avril 1994 environ, pour leur participation présumée à une entreprise criminelle commune (« ECC ») dans le but d’asservir politiquement et militairement les Musulmans de Bosnie et autres non-Croates qui vivaient dans des régions du territoire de la République de Bosnie-Herzégovine revendiquées par la Communauté croate (future République) de Herceg-Bosna, de les en chasser définitivement, de procéder à un nettoyage ethnique de ces régions, et de réunir ces dernières au sein d’une « Grande Croatie », par la force, l’intimidation ou la menace du recours à la force, la persécution, l’emprisonnement et la détention, le transfert forcé et l’expulsion, l’appropriation et la destruction de biens, et par d’autres moyens consistant à commettre des crimes sanctionnés par les articles 2, 3 et 5 du Statut du Tribunal ou impliquant la commission de tels crimes. Une lecture attentive de l'acte d'accusation montre que l’Accusation n’a pas eu tort de mettre les Accusés en cause conjointement en vertu de l’article 48 du Règlement, puisque, au sens de l’article 2 du Règlement, les actes qu’ils auraient commis font partie de la même opération alléguée. Les moyens utilisés et leur mode de participation à l’ECC alléguée relèvent de la preuve et seront établis au procès.

13. Aucune raison convaincante n’a été présentée à la Chambre et celle-ci ne voit aucun motif de penser qu’une disjonction d’instances serait nécessaire pour éviter tout conflit d’intérêts de nature à causer un préjudice grave à un accusé ou pour sauvegarder l’intérêt de la justice.

14. b) Conflit d’intérêts. La Défense de Berislav Pusic  et celle de Valentin Coric estiment qu’une instance conjointe basée sur l'acte d'accusation en l’état soulèverait un conflit d’intérêts de nature à leur causer un préjudice grave21. La Défense de Valentin Coric souligne que la présentation d’éléments de preuve contre un accusé, même si ces éléments ne concernent pas les autres accusés, exerce une pression sur la défense22. La Défense de Jadranko Prlic considère que le danger de présenter des défenses antagonistes est réel, ce qui nuirait gravement aux droits de son client23. La Défense de Berislav Pusic dénonce un conflit d’intérêts entre les Accusés dû à la forme imprécise de l'acte d'accusation24.

15. L’Accusation estime que la Défense n’a pas pu prouver que le procès conjoint entraînerait un préjudice grave ou un risque de défenses antagonistes25. Elle ajoute qu’il n’y a pas lieu de craindre des conclusions défavorables aux accusés, puisque les éléments de preuve seront entendus par des juges professionnels26 et que la grande majorité de ces éléments est applicable aux six accusés27.

16. Dans sa réplique, la Défense de Valentin Coric rappelle que, lorsque l’un d’entre eux n’est pas concerné, la présentation d’éléments de preuve contre des coaccusés impose une charge inutile à la Défense et peut causer un préjudice grave à l’un d’entre eux28. Elle insiste aussi sur le fait que le souci de protection des témoins ne saurait prendre le pas sur les droits des accusés29. Dans sa réplique, la Défense de Jadranko Prlic rappelle que le danger de l’émergence de défenses antagonistes est réel30.

17. L’argument de la Défense de Berislav Pusic selon lequel un conflit d’intérêts pourrait exister entre les Accusés en raison de la forme imprécise de l'acte d'accusation n’a pas sa place ici. La première question à résoudre est de savoir si des éléments de preuve, présentés contre un seul des accusés, risquent d’exercer une pression sur la défense des autres accusés. Cette préoccupation vaut surtout pour des systèmes avec jury où on pourrait craindre une confusion entre les éléments de preuve relatifs aux différents accusés. Comme cela a été répété à maintes reprises, les chambres de ce Tribunal international sont composées de juges professionnels qui examinent les éléments de preuve uniquement par rapport au prévenu concerné et qui, par conséquent, les apprécient dans un procès conjoint d’une façon juste et équitable31.

18. S’agissant du risque de défenses antagonistes évoqué par la Défense de Jadranko Prlic, la présente Chambre fait siennes les conclusions d’autres Chambres de première instance de ce Tribunal que, pour l’examen d’une requête aux fins de disjonction d’instances, l’éventualité desdits « moyens de défense mutuellement antagonistes ne présente pas un conflit d’intérêts susceptible de causer un préjudice grave, et qu’en tout cas, des disjonctions d’instances n’écarteraient pas l’éventualité du témoignage d’un accusé contre un autre32  ».

19. La Chambre est consciente que la pression peut être plus forte pour la Défense dans un procès conjoint. Cependant, celle-ci n’a pas démontré que la charge de la preuve supplémentaire qui lui est imposée porte préjudice à l’Accusé, ou qu’elle l’emporte largement sur les bénéfices d’un procès conjoint, et la Chambre de première instance elle-même ne trouve aucune raison allant dans ce sens.

20. La Chambre de première instance estime que les arguments des Requérants en la matière ne permettent pas de conclure que la disjonction d’instances provoquerait un conflit d’intérêts de nature à causer un préjudice grave aux Accusés.

21. c) Intérêts de la justice – retard excessif. Les Requérants arguent de l’intérêt de la justice pour demander une ordonnance de disjonction d’instances33. La Défense de Valentin Coric et celle de Jadranko Prlic estiment qu’un long procès impliquant six accusés peut être à l’origine d’un retard excessif34. Cette dernière souligne notamment que le temps et les frais qu’engagerait un procès conjoint seraient excessifs35. La Défense de Valentin Coric soutient que, dans un procès conjoint, l’Accusation peut présenter contre un coaccusé des éléments de preuve qui ne concernent pas forcément tous les coaccusés, ce qui rend le procès plus long et plus compliqué et qui le retarde lorsqu’un coaccusé est malade ou incapable de suivre l’audience pour toute autre raison36. Selon la Défense de Valentin Coric, l’avantage, pour les témoins, de ne pas avoir à répéter leur déposition, ne devrait pas l’emporter sur celui d’un procès plus rapide contre un seul accusé 37.

22. L’Accusation considère qu’un procès conjoint, loin d’entraîner des retards38, offre au contraire la possibilité d’accélérer toute cette phase de la procédure. L’Accusation déclare en outre qu’un procès conjoint sert les intérêts de la justice et l'économie des moyens judiciaires car il permet d’aboutir à un jugement cohérent et de brosser un tableau complet de tous les éléments de preuve qu’une seule chambre de première instance, et non plusieurs, entendra et appréciera dans leur globalité. Les victimes et les témoins seraient aussi protégés contre la répétition du traumatisme et de l’épreuve que représente chaque comparution39.

23. La Chambre estime qu’il est dans l’intérêt de la justice de favoriser des procès conjoints40. Séparer les procès en l’espèce susciterait la répétition de nombreux éléments de preuve et la nécessité d’imposer aux témoins l’épreuve de comparutions répétées, tandis qu’un procès conjoint contribue à l’économie des moyens judiciaires et à l’efficacité du procès contre les Accusés mis en cause pour des crimes qui auraient été commis dans le cadre de la même opération.

24. La Chambre pense qu’un procès conjoint en l’espèce contribuerait au mieux à l’objectif de l’article 21 4) c) du Statut d’être jugé sans retard excessif. Il pourrait sembler qu’un procès conjoint provoque un certain retard mais, en l'espèce, il sera beaucoup plus rapide de juger les six Accusés conjointement, un accusé n'ayant plus à attendre, pour être jugé, que d'autres procès très longs soient terminés. La Chambre souligne néanmoins que, si le procès devait subir des retards, par exemple en cas de maladie d’un coaccusé ou de son incapacité de suivre l’audience, elle reverrait sa position en fonction du préjudice qui pourrait en résulter.

25. En résumé, même envisagés conjointement, les différents désavantages examinés ci-dessus ne l’emportent pas sur les avantages d’une jonction d’instances et ils n’affectent pas l’équité du procès. La Défense n’a pas démontré qu’une disjonction d’instances servirait mieux l’intérêt de la justice en l’espèce. La Chambre considère que, l’intérêt de la justice ne commande nullement de disjoindre les instances.

5- La demande de Jadranko Prlic relative à une disjonction de chefs d’accusation

26. L’article 49 du Règlement régit la question de la jonction de chefs d’accusation comme suit :

Article 49
Jonction de chefs d’accusation

Plusieurs infractions peuvent faire l’objet d’un seul et même acte d’accusation si les actes incriminés ont été commis à l’occasion de la même opération et par le même accusé.

27. Bien que la Défense de Jadranko Prlic ait fondé sa demande de disjonction de chefs d’accusation sur l’article 49 du Règlement, les arguments avancés en faveur de ladite disjonction ne relèvent pas de cet article puisqu’ils invoquent les formes de responsabilité, l’imprécision de l'acte d'accusation et la admissibilité des déclarations présentées en application de l’article 92bis du Règlement.

28. a) Les formes de responsabilité – Article 7 1) et 3) du Statut. La Défense de Jadranko Prlic demande la disjonction des chefs allégant la responsabilité en vertu de l'article 7 1) de ceux allégant la responsabilité visée à l’article 7 3 ) du Statut au motif que, dans l’arrêt Blaskic41, il a été conclu que ces chefs doivent être traités séparément et non simultanément comme c’est le cas dans cet acte d'accusation42. D’après la Défense de Jadranko Prlic, l’Arrêt Blaskic a modifié la pratique du Tribunal permettant de mettre en cause la responsabilité visée aux articles 7  1) et 7 3) du Statut à titre cumulatif ou subsidiaire43.

29. L’Accusation affirme qu’il n’en est rien44. Elle soutient aussi que les arguments concernant les allégations faites en vertu des articles 7 1) et 7 3) du Statut portent sur la forme de l'acte d'accusation45.

30. Dans l’Arrêt Blaskic, la Chambre d’appel estime que :

…il est malvenu de déclarer un accusé coupable d’un chef d’accusation précis sur la base à la fois de l’article 7 1) et de l’article 7 3) du Statut. Lorsque, pour le même chef, la responsabilité de l’accusé est mise en cause sur la base de ces deux articles et que les conditions juridiques nécessaires pour ce faire sont réunies, la Chambre de première instance devrait prononcer une déclaration de culpabilité sur la seule base de l’article 7 1) et retenir la place de l’accusé dans la hiérarchie comme une circonstance aggravante46.

La Défense de Jadranko Prlic confond le cumul des qualifications et le cumul des déclarations de culpabilité, deux questions distinctes régies par des dispositions différentes. Dans l’Arrêt Blaskic, la Chambre d'appel rappelle la position qu’elle a défendue dans l’affaire Delalic et consorts, selon laquelle l’Accusation peut cumuler les qualifications dans un acte d’accusation, y compris concernant l’article 7 1) et 7 3) du Statut, et qu’il faudrait éviter le cumul abusif de déclarations de culpabilité.

32. La Chambre ne voit pas le bien-fondé des arguments de la Défense en faveur d’une disjonction des chefs invoquant l’article 7 1) et 7 3) du Statut.

33. b) Imprécision de l'acte d'accusation concernant les fonctions et l’autorité de l’Accusé. La Défense de Jadranko Prlic affirme que les chefs relatifs aux périodes pendant lesquelles celui-ci n’était pas impliqué, n’exerçait pas de pouvoir ou n’assumait pas de fonction doivent être disjoints puisqu’ils ne sont pas invoqués à titre individuel47. Ladite Défense soutient que les chefs invoquant une participation par le biais de fonctions autres que civiles pour lesquels Jadranko Prlic n’est pas directement incriminé devraient être disjoints48.

34. Ces deux types d’arguments portent sur des vices de forme de l'acte d'accusation et ne trouvent pas leur place ici.

35. c) Admissibilité des déclarations relevant de l’article 92 bis A) et C) du Règlement. La Défense de Jadranko Prlic prétend que les chefs allégant la participation à une entreprise criminelle commune avec des personnes maintenant décédées devraient être retirés, parce qu’il ne devrait pas être permis qu’un acte d'accusation contienne des allégations basées sur des actes et des déclarations qui ne seraient pas admissibles au procès parce qu’elles ont été faites hors prétoire et sans que le déclarant, maintenant décédé, ait prononcé de déclaration solennelle49.

36. Bien que les arguments de la Défense ne soient pas clairs, la Chambre fait les observations suivantes. L’argument selon lequel la mort d’un coauteur présumé d’une ECC devrait faire obstacle aux poursuites contre d’autres participants à ladite ECC et à leur procès n’est pas fondé. La Défense n’a pas identifié les déclarations des personnes décédées qui, selon elle, ne peuvent pas être versées au dossier en vertu de l’article 92bis C) du Règlement et elle n’a pas, non plus, analysé la teneur de ces déclarations, si elles existent, ni donné les raisons de leur inadmissibilité. La Défense n’a pas réussi à démontrer que les accusations portées contre les Accusés ne peuvent être prouvées que par des éléments de preuve inadmissibles.

37. La demande de la Défense de Jadranko Prlic relative à une disjonction des chefs d’accusation est rejetée.

PAR CES MOTIFS,

EN APPLICATION de l’article 72 du Règlement de procédure et de preuve,

REJETTE les Requêtes.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 1er juillet 2005
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance
_____________
Liu Daqun

[Sceau du Tribunal]


1 - The Accused Berislav Pusic’s Preliminary Motion Seeking Separate Trials, déposé le 14 décembre 2004 (l’« Exception préjudicielle de Berislav Pusic »).
2 - The Accused Valentin Coric’s Motion Requesting a Separate Trial, déposé le 14 décembre 2004 (l’« Exception préjudicielle de Valentin Coric »).
3 - Preliminary Motion of Jadranko Prlic Pursuant to Rule 72(A)(iii) to Seek Separate Trials under Rule 82(B) and/or to Sever Counts in the Indictment under Rule 49, déposé le 15 décembre 2004 (l’« Exception préjudicielle de Jadranko Prlic »).
4 - Jadranko Prlic’s Reply to Prosecutor’s Response to Motions Seeking Separate Trials, depose le 4 février 2005 (la « Réplique de Jadranko Prlic ») et Defence Reply to Prosecutor’s Response to the Accused Valentin Coric’s Motion Requesting a Separate Trial, déposé le 4 février 2005 (la « Réplique de Valentin Coric »).
5 - Exception préjudicielle de Jadranko Prlic, par. 1-2.
6 - Exception préjudicielle de Jadranko Prlic, par. 30.
7 - Réponse, par. 30.
8 - Réponse, par. 31.
9 - Réplique de Jadranko Prlic, par. 2.
10 - Décision relative aux requêtes de Momir Talic aux fins de la disjonction d'instance et aux fins d'autorisation de dépôt d'une réplique, Le Procureur c/ Brdjanin et Talic, affaire n° IT-99-36, 9 mars 2000, par. 29 ; Décision relative à la demande de disjonction de l'instance formulée oralement par l'Accusation, Le Procureur c/ Brdjanin et Talic, affaire n° IT-99-36, 20 septembre 2002, par. 22.
11 - Exception préjudicielle de Berislav Pusic, par. 16 à 18 ; Requête de Valentin Coric, par. 5.
12 - Exception préjudicielle de Berislav Pusic, par. 26 à 30 et 32 à 33.
13 - Exception préjudicielle de Berislav Pusic, par. 8 à 13 et 37.
14 - Exception préjudicielle de Berislav Pusic, par. 10, 34 et 35.
15 - Exception préjudicielle de Berislav Pusic, par. 31.
16 - Exception préjudicielle de Valentin Coric, par. 5.
17 - Exception préjudicielle de Valentin Coric, par. 6.
18 - Exception préjudicielle de Jadranko Prlic, par. 5 à 7.
19 - Réponse, par. 9 à 12.
20 - Réponse, par. 13 à 15.
21 - Exception préjudicielle de Berislav Pusic, par. 7-8 ; Requête de Valentin Coric, par. 6-7.
22 - Exception préjudicielle de Valentin Coric, par. 7.
23 - Exception préjudicielle de Jadranko Prlic, par. 7.
24 - Exception préjudicielle de Berislav Pusic, par. 8 à 15.
25 - Réponse, par. 26, 29.
26 - Réponse, par. 21-22, 26.
27 - Réponse, par. 23.
28 - Réplique de Valentin Coric, par. 6.
29 - Réplique de Valentin Coric, par. 6.
30 - Réplique de Jadranko Prlic, par. 4.
31 - Décision relative à la demande de la Défense aux fins de disjonction d'instances, Le Procureur c/ Simic et consorts, affaire n° IT-95-9-PT, 15 mars 1999, p. 3, Motifs de la décision relative à l'appel interlocutoire de l'Accusation contre le rejet de la demande de jonction, Le Procureur c/ Milosevic, affaires n° IT-99-37-AR73, IT-01-50-AR73, IT-01-51-AR73, 18 avril 2002, par. 29, Décision relative à la requête de l'Accusation aux fins de jonction d'instances, Le Procureur c/ Meakic et consorts, Le Procureur c/ Fustar et consorts, affaires n° IT-95-4-PT, IT-95-8/1-PT, 17 septembre 2002, par. 29.
32 - Décision relative à la demande de la Défense aux fins de disjonction d'instances, Le Procureur c/ Simic et consorts, affaire n° IT-95-9-PT, 15 mars 1999, p. 3. Voir aussi, Décision relative à la demande de disjonction de l'instance formulée oralement par l'Accusation, Le Procureur c/ Brdjanin et Talic, affaire n° IT-99-36, 20 septembre 2002, par. 2 et Decision on Ntahobali’s Motion for Separate Trial, Le Procureur c/ Ntahobali, affaire n° ICTR-97-21-T, affaire conjointe n° ICTR-98-42-T, 2 février 2005, par. 36 à 40.
33 - Exception préjudicielle de Valentin Coric, par. 8 à 11, Requête de Berislav Pusic, par. 7 et Requête de Jadranko Prlic, par. 3 à 7.
34 - Exception préjudicielle de Valentin Coric, par. 8 à 11, Requête de Jadranko Prlic, par. 3.
35 - Exception préjudicielle de Jadranko Prlic, par. 3.
36 - Exception préjudicielle de Valentin Coric, par. 8 à 10.
37 - Exception préjudicielle de Valentin Coric, par. 11.
38 - Réponse, par. 27.
39 - Réponse, par. 32 à 36.
40 - Décision relative aux exceptions préjudicielles aux fins de disjonction d'instances soulevées par les accusés Delalic et Mucic, Le Procureur c/ Delalic et consorts, affaire n° IT-96-21, 25 septembre 1996, par. 5 à 7 ; Décision relative à la requête de l'accusé Delalic demandant qu'il soit statué sur les accusations portées contre lui, Le Procureur c/ Delalic et consorts, affaire n° IT-96-21, 1er juillet 1998, par. 35 ; Décision relative aux requêtes de Momir Talic aux fins de la disjonction d'instance et aux fins d'autorisation de dépôt d'une réplique, Le Procureur c/ Brdanin et Talic, affaire n° IT-99-36, 9 mars 2000, par. 31. Décision relative à la demande de disjonction de l'instance formulée oralement par l'Accusation, Le Procureur c/ Brdanin et Talic, affaire n° IT-99-36, 20 septembre 2002, par. 21. Voir aussi Decision on Motions By Ntabakuze for Severance and to Establish a Reasonable Schedule for the Presentation of Prosecution Witnesses, Le Procureur c/ Bagosora et consorts, affaire n° ICTR-96-7, 9 septembre 2003, par. 20 à 22.
41 - Le Procureur c/ Blaskic, affaire n° IT-95-14, arrêt du 29 juillet 2004 (l’« Arrêt Blaskic »)
42 - Exception préjudicielle de Jadranko Prlic, par. 8.
43 - Exception préjudicielle de Jadranko Prlic, par. 8, se reférant à l’Arrêt Blaskic.
44 - Réponse, par. 16.
45 - Réponse, par. 17.
46 - Arrêt Blaskic, par. 91 (pas souligné dans l’original).
47 - Exception préjudicielle de Jadranko Prlic, par. 9.
48 - Exception préjudicielle de Jadranko Prlic, par. 10.
49 - Exception préjudicielle de Jadranko Prlic, par. 11.