Affaire n° : IT-04-74-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Liu Daqun, Président
M. le Juge Amin El Mahdi
M. le Juge Alphons Orie

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
3 novembre 2005

LE PROCUREUR

c/

JADRANKO PRLIC
BRUNO STOJIC
SLOBODAN PRALJAK
MILIVOJ PETKOVIC
VALENTIN CORIC
BERISLAV PUSIC

________________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA DEMANDE DE MILIVOJ PETKOVIC DE CERTIFIER L'APPEL DE LA DÉCISION RELATIVE À LA DEMANDE D’AUTORISATION DE MODIFIER L’ACTE D’ACCUSATION ET AUX GRIEFS DE LA DÉFENSE SUR LE PROJET D’ACTE D’ACCUSATION MODIFIÉ

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Le Bureau du Procureur :

M. Kenneth Scott
M. Daryl Mundis

Les Conseils des Accusés :

M. Michael Karnavas pour Jadranko Prlic
M. Tomislav Kuzmanovic pour Bruno Stojic
Slobodan Praljak pour lui-même
Mme Vesna Alaburic pour Milivoj Petkovic
M. Tomislav Jonjic pour Valentin Coric
M. Fahrundin Ibrisimovic pour Berislav Pusic

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I (la « Chambre ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis  1991 (le « Tribunal »),

VU la demande de certifier l’appel de la Décision de la Chambre de première instance relative à la demande d’autorisation de modifier l’acte d’accusation et aux griefs de la Défense sur le projet d’acte d’accusation modifié (Motion of the Defence for the Accused Petkovic for Certification to Appeal the Trial Chamber’s Decision on Prosecution’s Application for Leave to Amend the Indictment and of Defence Complaints on Form of the Indictment), déposée le 25 octobre 2005 (la « Demande  » ) par la Défense de l’accusé Milivoj Petkovic (la « Défense » et l’« Accusé », respectivement) en application de l’article 73 du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement »),

VU la réponse de l’Accusation à la Demande (Prosecution’s Motion of the Defence for the Accused Petkovic for Certification to Appeal the Trial Chamber’s Decision on Prosecution’s Application for Leave to Amend the Indictment and of Defence Complaints on Form of the Indictment Filed on 25 October 2005), déposée le 28  octobre 2005 dans laquelle l’Accusation affirme que la Demande n’est pas fondée (la « Réponse »),

VU la Réplique de la Défense de l’accusé Petkovic donnant suite à la Réponse de l’Accusation à la Demande de la Défense en date du 25 octobre 2005 de certifier l’appel de la Décision de la Chambre de première instance relative à la Demande d’autorisation de modifier l’acte d’accusation et aux griefs de la Défense sur le projet d’acte d’accusation modifié, déposée le 1er novembre 2005 (la « Réplique  »),

ATTENDU que la Défense n’a pas déposé la Réplique avec l’autorisation de la Chambre conformément à l’article 126 bis et que, par conséquent, la Réplique n’est pas prise en compte,

ATTENDU qu’aux termes de l’article 73 du Règlement, deux conditions doivent être réunies pour que la Chambre exerce son pouvoir de certification de l’appel interlocutoire, à savoir 1) que la question est susceptible de compromettre sensiblement l’équité et la rapidité du procès, ou son issue et 2) que son règlement immédiat par la Chambre d’appel pourrait concrètement faire progresser la procédure ;

VU la Décision relative à la demande d’autorisation de modifier l’acte d’accusation et aux griefs de la Défense sur le projet d’acte d’accusation modifié rendue le 18 octobre 2005 (la « Décision attaquée ») ;

ATTENDU que, pour étayer sa Demande, la Défense affirme que la Chambre a commis une erreur de droit et de fait en :

a) considérant que les modifications proposées aux paragraphes 60, 150, 151, 153 et 159 de l’acte d’accusation ne sont pas de nouvelles accusations mais des précisions,

b) considérant que « la perpétration indirecte en tant que mode précis de commission des crimes et forme précise de responsabilité » était déjà incluse dans l’acte d’accusation,

c) considérant que la Défense « conteste la forme des modifications proposées dans ses conclusions respectives » et

d) ne statuant pas de façon correcte et en temps opportun sur la demande d’éclaircissements urgente déposée par Milivoj Petkovic (Petkovic Urgent Motion for Clarification ), (la « Demande urgente »)1,

ATTENDU que la Défense affirme que la Chambre a commis une erreur en examinant ces quatre questions, qui compromettent sensiblement l’équité et la rapidité du procès, ou son issue, et dont le règlement immédiat pourrait concrètement faire progresser la procédure2 ;

ATTENDU que l’Accusation a répondu que :

a) Les modifications apportées à plusieurs paragraphes du projet d’acte d’accusation modifié ne représentent pas de nouvelles accusations parce que les modifications introduites aux paragraphes 60 et 153 ne font que réparer l’oubli de renvois entre le paragraphe  229 de l’acte d’accusation et les chapitres intitulés « Municipalité de Prozor » et « Municipalité et centres de détention de Ljubuški » et que les allégations faites aux paragraphes 151 et 159 donnent lieu à des accusations entrant dans le cadre des chefs 1, 6 à 11 et 15 à 173,

b) L’argument de la Défense selon lequel la perpétration indirecte n’était mentionnée qu’à deux reprises aux paragraphes 221 et 222 de l’acte d’accusation initial est faible et fallacieux, ces mentions suffisant à prévenir l’Accusé qu’il serait tenu pour responsable en tant qu’auteur indirect ; de plus, ce concept n’est pas neuf puisque la perpétration indirecte a été reconnue dès la première affaire jugée par le Tribunal, l’affaire Tadic, dans laquelle la Chambre de première instance a conclu que « SuCne interprétation du Statut sur la base de son objet et de son but mène à la conclusion qu’il vise à étendre la compétence du Tribunal à toutes les “personnes responsables de violations graves du droit international humanitaire ” commises en ex-Yougoslavie (article 1 du Statut)4  »,

c) L’affirmation de la Défense selon laquelle elle n’a pas contesté la forme des modifications proposées dans ses conclusions respectives n’est pas étayée et elle devrait être rejetée5,

d) Aux paragraphes 7 et 8 de la Décision attaquée, la Chambre de première instance s’est prononcée sur la Demande urgente « en avançant des raisons claires et précises qui justifient ses conclusions » et ce, d’une façon correcte et en temps opportun 6,

e) La Défense ne partage pas le raisonnement suivi par la Chambre de première instance dans la Décision attaquée mais cela n’altère en rien le fait que la Chambre n’a pas eu tort, ni en droit, ni en fait, et que la Défense n’a pas prouvé que la Décision attaquée porterait un préjudice tel qu’il ne pourrait être réparé à l’issue du procès, et même d’un procès en appel7,

ATTENDU que, s’agissant du grief de la Défense selon lequel la Chambre s’est fourvoyée, en droit et en fait, lorsqu’elle a considéré que les modifications proposées aux paragraphes 60, 150, 151, 153 et 159 de l’acte d’accusation ne constituent pas des accusations nouvelles mais des précisions, la Chambre rappelle qu’elle a appliqué un critère pour ce faire8 ; que la Défense n’explique pas en quoi la Chambre a commis une erreur en appliquant ce critère aux paragraphes 60, 150, 151, 153 et 159 du projet d’acte d’accusation modifié,

ATTENDU que, s’agissant du grief de la Défense selon lequel la Chambre a commis une erreur en concluant que la « perpétration indirecte » était déjà incluse dans l’acte d’accusation en tant que mode précis de commission de crimes, la Chambre remarque qu’elle a conclu, dans la Décision attaquée, que la notion de perpétration indirecte était déjà présente dans l’acte d’accusation initial9 ; que la Défense le reconnaît quand elle affirme que « l’expression "perpétration indirecte" apparaît deux fois aux paragraphes 221 et 222 de l’acte d’accusation initial ; qu’en outre elle reconnaît qu’elle n’a pas attaqué le concept de « perpétration indirecte » dans son exception préjudicielle relative à la compétence du Tribunal (Defence Motion Challenging Jurisdiction of the Tribunal) au motif que celui-ci semblait inoffensif dans l’acte d’accusation initial10  ; que la Chambre estime que la Défense ne peut pas utiliser la Demande pour mettre en cause tardivement la compétence du Tribunal concernant cette forme de responsabilité, qui – la Chambre insiste – était déjà présente dans l’acte d’accusation initial,

ATTENDU en outre que, s’agissant de l’ajout de l’expression « perpétration indirecte » dans le projet d’acte d’accusation modifié, la Défense affirme que la Chambre a appliqué le mauvais critère pour déterminer si de nouvelles accusations étaient portées contre l’Accusé ; qu’un des critères préférés de la Défense est celui mentionné – notamment – dans une décision du TPIR qui indique qu’un fait est essentiel quand il transforme des allégations vagues et inintelligibles en une allégation factuelle et intelligible11 ; que ce critère n’est pas pris en compte par les Chambres du présent Tribunal ; qu’il n’est cependant pas nécessaire en l’espèce de déterminer s’il existe une contradiction que la Chambre d’appel devrait résoudre puisque personne ne se plaint ni ne s’est plaint à un stade antérieur de la procédure, que la référence à une « perpétration indirecte » dans l’acte d’accusation initial était à tel point « inintelligible  » que les modifications proposées transformeraient des « allégations vagues en une allégation factuelle et intelligible » ;

ATTENDU finalement que, s’agissant de la question de la « perpétration indirecte  », un règlement immédiat de celle-ci par la Chambre d’appel ne pourrait pas concrètement faire progresser la procédure puisque dans l’acte d’accusation initial qui présente un large éventail de formes de responsabilité reprochées à titre cumulatif ou alternatif, les faits – que la Défense prétend être de nouvelles accusations plutôt que des éclaircissements – sont déjà exposés pour étayer les accusations ; qu’en se fondant sur l’acte d’accusation initial, les parties auraient dû se pencher sur les détails factuels du rôle joué, le cas échéant, par l’Accusé dans les crimes reprochés, d’une manière identique à ce qu’elles doivent maintenant faire sur la base de l’acte d’accusation modifié12,

ATTENDU que, s’agissant du grief de la Défense selon lequel la Chambre a conclu que la Défense « s’est opposée à la forme des modifications proposées dans ses conclusions respectives », les paragraphes 65 et suivants de la Décision attaquée  traitent des griefs concernant la forme des modifications proposées que l’Accusation doit effectuer ; que les alinéas B) et C) de l’article 50 du Règlement indiquent que si l'acte d'accusation modifié contient de nouveaux chefs d'accusation, une seconde comparution aura lieu et l'accusé disposera d'un nouveau délai de trente jours pour soulever, en vertu de l'article 72, des exceptions préjudicielles relatives aux nouveaux chefs d'accusation ; que si l’acte d'accusation modifié ne contient pas de nouveaux chefs d’accusation – comme la Chambre en a décidé en l’espèce – l’Accusé ne peut pas déposer d’exception préjudicielle fondée sur des vices de forme de l’acte d’accusation modifié,

ATTENDU en outre que la teneur des conclusions de la Défense concernant l’acte d’accusation modifié dans lesquelles elle conteste la forme des modifications proposées contredit l’argument selon lequel elle ne voulait pas le faire à ce stade de la procédure ; que l’affirmation de la Défense selon laquelle elle ne souhaitait pas que la Chambre rende une décision sur la forme de l’acte d’accusation modifié à ce stade mais uniquement après que l’autorisation de modifier l’acte d’accusation ait été accordée peut être considérée comme contraire aux intérêts d’un procès rapide ; que la Chambre a examiné les arguments soulevés par la Défense concernant la forme des modifications effectuées par l’Accusation en toute équité envers l’Accusé en l’espèce ; que le fait de répondre aux arguments de la Défense à ce stade de la procédure n’a, par conséquent, pas porté préjudice à l’Accusé ;

ATTENDU que la Défense fait grief à la Chambre de ne pas avoir statué de façon correcte et en temps opportun sur la Demande urgente déposée le 10 octobre 2005 et persiste à considérer que les informations qu’elle y demande sont essentielles ; que la Défense avait le droit de recevoir les orientations demandées avant de déposer ses commentaires sur les pièces justificatives nouvellement communiquées ; que la Décision attaquée aborde cependant les questions signalées dans la Demande urgente et indique pourquoi celle-ci ne soulève pas de questions essentielles13 ; que la Chambre ne voit pas en quoi la Défense subit un préjudice tel qu’il ne pourrait pas être réparé à l’issue du procès, y compris par un appel postérieur au jugement, étant donné les raisons avancées par la Chambre dans la Décision attaquée ;

ATTENDU que la Défense n’a pu établir que les deux conditions nécessaires à la certification sont réunies ;

EN APPLICATION de l’article 73 du Règlement,

REJETTE la Demande.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 3 novembre 2005
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance I
___________
Liu Daqun

[Sceau du Tribunal]


1 - Demande, par. 11.
2 - Demande, par. 23 à 35.
3 - Réponse, par. 7 à 12.
4 - Réponse, par. 13 à 17.
5 - Réponse, par. 18.
6 - Réponse, par. 19.
7 - Réponse, par. 20 à 25.
8 - Décision attaquée, par. 13.
9 - Décision attaquée, par. 38.
10 - Demande, par.16.
11 - La Défense explique erronément dans la Demande que ce critère est mentionné dans l’affaire n° ICTR-96-14-I, Le Procureur c/ Niyitegeka, Decision on Prosecutor’s Request for Leave to File an Amended Indictment, rendue le 21 juin 2000. La Défense signale ce critère pour la première fois dans son addendum déposé le 17 octobre 2005 et indique la référence correcte : affaire n° ICTR-2000-55A-PT, Le Procureur c/ Muvunyi, Decision on Prosecutor’s Request for Leave to File an Amended Indictment, rendue le 23 février 2005, par. 39. Le supplément soulève donc des questions juridiques importantes.
12 - Les parties devraient examiner non seulement les positions des Accusés mais aussi des aspects tels que (les lignes de) communication avec les coaccusés ou d’autres personnes prétendument impliquées dans la commission des crimes, leurs interactions, les actes de ceux qui ont physiquement commis les crimes et maints autres aspects.
13 - Décision attaquée, par. 7 à 9.