Affaire no  IT-95-12-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Liu Daqun, Président

Mme le Juge Carmen Maria Argibay
M. le Juge Volodymyr Vassylenko

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
15 septembre 2003

LE PROCUREUR

c/

IVICA RAJIC

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE CONJOINTE DE LA DÉFENSE AUX FINS DE POUVOIR CONSULTER LES PIÈCES JOINTES, LES DOCUMENTS DÉPOSÉS, LES COMPTES RENDUS D’AUDIENCE ET LES PIÈCES À CONVICTION CONFIDENTIELS PRODUITS DANS L’AFFAIRE RAJIC

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Le Bureau du Procureur :

M. Kenneth Scott

Le Conseil de la Défense dans l’affaire Rajic :

M. Zeljko Olujic

Les Conseils de la Défense dans l’affaire Hadzihasanovic et Kubura  :

Mme Edina Residovic
M. Stéphane Bourgon
M. Fahrudin Ibrisimovic
M. Rodney Dixon

 

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I (la « Chambre ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex–Yougoslavie depuis  1991 (le « Tribunal »),

VU la requête conjointe de la Défense aux fins de pouvoir consulter les pièces jointes, les documents déposés, les comptes rendus d’audience et les pièces à conviction confidentiels produits dans l’affaire Rajic (Joint Defence Motion for Access to Confidential Supporting Material, Filings, Transcripts and Exhibits in the Rajic case) (la « Requête ») déposée le 18 juillet 2003 par la Défense d’Enver Hadzihasanovic et Amir Kubura (les « Demandeurs »),

VU la réponse de l’Accusation à la requête conjointe de Hadzihasanovic et Kubura aux fins de pouvoir consulter des pièces jointes, des comptes rendus d’audience et des pièces à conviction confidentiels (Prosecution’s Response to Joint Motion from Hadzihasanovic et Kubura for Access to Confidential Supporting Material, Transcripts and Exhibits) (la « Réponse »), déposée le 31 juillet 2003 par le Bureau du Procureur (« l’Accusation »),

VU l’annexe à la réponse de l’Accusation à la requête conjointe de Hadzihasanovic et Kubura aux fins de pouvoir consulter des pièces jointes, des comptes rendus d’audience et des pièces à conviction confidentiels (Annex to Prosecution’s Response to Joint Motion from Hadzihasanovic and Kubura for Access to Confidential Supporting Material, Transcripts and Exhibits) (« l’Annexe »), déposée le 31 juillet 2003 à titre confidentiel et ex parte par l’Accusation,

ATTENDU que la Requête concerne la consultation de pièces jointes, de comptes rendus et de pièces à conviction confidentiels produits dans l’affaire Le Procureur c/ Ivica Rajic (« l’affaire Rajic ») au motif que i) l’acte d’accusation dans l’affaire Rajic porte sur des lieux, des faits et des crimes en étroit rapport avec certaines des accusations portées dans l’affaire Le Procureur c/ Enver Hadzihasanovic et Amir Kubura (« l’affaire des Demandeurs »)1, ii) la communication des pièces demandées aiderait considérablement la Défense à préparer la cause des Demandeurs2 et que iii) les mesures de protection nécessaires et raisonnables seraient appliquées ,

ATTENDU que, dans sa Réponse, l’Accusation fait valoir que : i) les actes d’accusation dans l’affaire des Demandeurs et dans l’affaire Rajic ne portent pas précisément sur les mêmes faits, mais sur une même région et une même époque et que, par conséquent, l’Accusation ne s’oppose pas ce qu’ils consultent les pièces jointes confidentielles déposées dans l’affaire Rajic, pour autant que les nom, adresse et autres éléments permettant de localiser et d’identifier certains des témoins éventuels mentionnés en annexe (« les renseignements personnels sur des témoins ») en soient supprimés3, ii) c’est aux Demandeurs qu’il revient en premier lieu de déterminer si les pièces concernées sont pertinentes pour leur défense et il n’y a donc aucune raison de communiquer des renseignements personnels sur des témoins à ce stade4 et iii) une fois que les Demandeurs auront pu consulter les pièces expurgées, les renseignements personnels sur des témoins « ne devraient être communiqués que si les Demandeurs ont démontré de manière concluante et précise qu’il existe des motifs légitimes et sérieux de communiquer ces informations5  »,

ATTENDU que l’Accusation a en outre fait valoir que la Requête, qui vise la consultation de toutes les pièces confidentielles dans l’affaire Rajic peut s’interpréter comme signifiant que les Demandeurs souhaitent pouvoir consulter des pièces confidentielles qui seront produites ultérieurement, mais qu’autoriser la consultation de pièces jointes, de comptes rendus d’audience et de pièces à conviction confidentiels qui ne sont pas encore produits « limiterait de manière injustifiée et inappropriée le pouvoir qu’a la Chambre d’apprécier les questions nouvelles qui se poseront à l’avenir en fonction des circonstances du moment » et que cette autorisation ne devrait pas être donnée sans que les Demandeurs aient précisément expliqué en quoi la consultation de ces documents peut servir leur cause6,

ATTENDU qu’une partie ne peut se lancer dans une campagne de pêche aux informations , mais que, si tel n’est pas le cas, elle peut demander à consulter des documents de toute source susceptibles de l’aider à préparer son dossier, pour autant que les conditions suivantes soient remplies : i) qu’elle puisse désigner les documents visés ou en indiquer aussi clairement que possible le caractère général même si elle ne peut le faire dans le détail et ii) qu’elle ait démontré qu’elle cherche à les consulter dans un but légitime juridiquement pertinent7,

ATTENDU que, pour établir la pertinence des pièces recherchées par une partie , il suffit de prouver l’existence d’un lien entre l’affaire dans laquelle elle est partie et l’affaire dans laquelle ces pièces ont été présentées à savoir que , si les affaires ont de nombreux points communs, par exemple la région ou l’époque considérée, ou tout autre aspect, il est probable, ou à tout le moins fort possible , que les pièces recherchées aideront considérablement les Demandeurs à présenter leur cause8,

ATTENDU que les Demandeurs ont indiqué le caractère général des pièces recherchées et que la région et l’époque visées dans l’affaire des Demandeurs et dans l’affaire Rajic coïncident, la Chambre de première instance conclut qu’il est probable , ou à tout le moins fort possible, que les pièces jointes confidentielles présentées dans l’affaire Rajic seront d’une grande utilité aux Demandeurs,

ATTENDU que la Chambre constate que la Requête aux fins de pouvoir consulter tous les documents confidentiels produits dans l’affaire Rajic vise aussi la consultation des pièces qui restent encore à déposer ; que cette affaire est dans sa phase préparatoire, qu’il est prématuré de demander la communication de pièces qui n’ont pas encore été présentées, et qu’une telle demande ne devrait être faite que lorsque les pièces existent déjà, afin de permettre à la Chambre de se prononcer en fonction des circonstances du moment,

VU l’« Ordonnance relative à la requête de l’Accusation aux fins de mesures de protection en faveur de victimes et de témoins et à la requête aux fins de modification de la requête de l’Accusation », rendue le 24 juillet 2003 par la Chambre saisie de l’affaire Rajic,

ATTENDU qu’il appartient à la Chambre, dans l’exercice de son pouvoir d’appréciation , de trouver un juste équilibre entre, d’une part, le droit d’une partie à consulter les pièces nécessaires à la préparation de sa cause et, d’autre part, la protection des informations et la préservation de leur confidentialité9  ; qu’elle considère aussi que les mesures de protection accordées par la présente décision protègent les victimes et les témoins et n’ont pas de retombées sur la capacité des Demandeurs à préparer leur dossier,

ATTENDU qu’au stade où en est l’affaire, les Demandeurs n’ont pas besoin de renseignements personnels précis sur les témoins en question pour pouvoir déterminer si les pièces recherchées les aideront effectivement à préparer leur défense10  ; que, cependant, l’Accusation peut se voir demander de communiquer ces précisions ultérieurement si les Demandeurs en établissent la nécessité, après analyse des pièces,

PAR CES MOTIFS,

EN APPLICATION des articles 20, 21 et 22 du Statut et des articles 54 et  75 du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement »),

FAIT PARTIELLEMENT DROIT à la Requête et ORDONNE que le Greffe autorise les Demandeurs à consulter les pièces jointes confidentielles dans l’affaire Rajic, sous réserve des instructions et mesures de protection suivantes :

1. Aux fins du présent dispositif :

a) par « Accusation », on entend le Procureur du Tribunal et le personnel de son Bureau,

b) par « Demandeurs », on entend les accusés Enver Hadzihasanovic et Amir Kubura , leurs conseils de la Défense respectifs, les assistants juridiques et autres membres de l’équipe de la Défense proprement dite, ainsi que d’autres personnels spécifiquement commis par le Tribunal à leur défense et dont le nom figure sur une liste qui doit être tenue à jour par le conseil principal et déposée auprès de la Chambre saisie de l’affaire des Demandeurs, ex parte et sous pli scellé, dans les dix jours qui suivent la présente ordonnance. Chaque fois que l’une des personnes des catégories susmentionnées, qui sont nécessairement identifiées et qui participent de manière légitime à la préparation de la défense, est ajoutée ou retirée de la liste initiale , la Chambre en est informée selon les mêmes modalités, dans les sept jours suivant l’ajout ou la suppression,

c) par « public », on entend toutes les personnes, États, organisations, entités , clients, associations et groupes, autres que les juges du Tribunal et le personnel du Greffe (qu’il soit affecté aux Chambre ou au Greffe), l’Accusation et les Demandeurs , tels que définis plus haut. Le « public » comprend, sans s’y limiter, la famille, les amis et l’entourage des Demandeurs, les accusés dans d’autres affaires ou procédures devant le Tribunal et les conseils de la Défense dans d’autres affaires ou procédure devant le Tribunal,

d) par « média », on entend toutes les personnes travaillant pour des medias vidéo , audio et pour la presse écrite, y compris les journalistes, les auteurs, le personnel de télévision et de radio, leurs agents et représentants,

2. comme l’Accusation connaît bien les pièces, elle est chargée de les expurger comme demandé avant de les fournir Greffe pour communication aux Demandeurs,

3. Les pièces qui relèvent de l’article 70 du Règlement de procédure et de preuve ne seront pas communiquées, sauf autorisation préalable obtenue par l’Accusation des autorités compétentes ; l’Accusation est chargée de communiquer les informations voulues au Greffe,

4. Les Demandeurs ne communiquent pas aux médias de pièces confidentielles ou non publiques fournies par l’Accusation,

5. Hormis dans les cas où cela est strictement nécessaire à la préparation et à la présentation de leur cause et uniquement sur autorisation préalable de la Chambre , les Demandeurs ne communiquent pas au public, aux médias ni aux membres de leur famille ou de leur entourage :

a) les noms et les renseignements permettant d’identifier ou de localiser tout témoin ou témoin potentiel identifié par l’Accusation, les copies des déclarations des témoins, leur teneur, ou toute autre information qui permettrait de les identifier et enfreindrait la confidentialité imposée par les mesures de protection en place , sauf dans les cas ou cela serait absolument nécessaire à la préparation de la cause des Demandeurs et toujours avec l’autorisation de la Chambre ou

b) tout élément de preuve (y compris sous forme documentaire, audiovisuelle, matérielle ou autre) ou toute déclaration écrite d’un témoin ou la teneur en tout ou partie de tout élément de preuve, déclaration ou déclaration préalable non public communiqué aux Demandeurs,

6. Si les Demandeurs jugent qu’il est strictement nécessaire de communiquer de telles informations pour pouvoir préparer et présenter leur dossier et après avoir obtenu l’autorisation de la Chambre pour ce faire, ils informent tout membre du public auquel ils montrent ou communiquent des pièces ou des informations non publiques (des déclarations de témoins, comptes rendus de témoignages, pièces à conviction, déclarations préalables, vidéos ou la teneur de ceux-ci), qu’il lui est interdit de copier, reproduire ou rendre public ces pièces ou informations non publiques ainsi que de les montrer ou de les communiquer à toute autre personne. Quiconque reçoit l’original, une copie ou une reproduction d’une telle pièce, les rend aux Demandeurs lorsqu’ils ne sont plus nécessaires à la préparation ou à la présentation de la défense des Demandeurs,

7. Si un membre des équipes de la Défense concernées se retire de l’affaire, toutes les pièces en sa possession sont remises au conseil principal de la Défense de l’équipe concernée,

8. Les Demandeurs n’ont aucun contact avec les témoins concernés par les pièces communiquées, sauf si la Chambre en décide autrement et dans les conditions établies par celle-ci,

9. Sous réserve des mesures de protection et des instructions indiquées ci-dessus , les mesures de protection des pièces communiquées qui sont déjà en vigueur le restent.

REJETTE la Requête pour ce qui est d’éventuelles pièces confidentielles qui pourraient être déposées à un stade ultérieur dans l’affaire Rajic.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 15 septembre 2003
La Haye (Pays–Bas)

Le Président de la Chambre de première instance
_________
Liu Daqun

[Sceau du Tribunal]


1 - La Requête, par. 3. Les Demandeurs font valoir que « dans ces deux affaires, les crimes allégués ont été commis durant le même conflit armé qui a opposé le HVO à l’ABiH dans la même région et il est allégué que les accusés respectifs de ces affaires auraient été dans des camps opposés ».
2 - La Requête, par. 6. Les Demandeurs font valoir que les pièces pourraient leur être très utiles dans la préparation de leur défense s’agissant des « accusations de destructions sans motifs que ne justifient pas les exigences militaires à Vares, en particulier pour ce qui est de la conduite des opérations militaires, des forces déployées, [...] les détails des crimes allégués [... et] des structures de commandement et de contrôle des forces en présence, un élément fondamental dans l’affaire des Demandeurs, qui sont uniquement accusés en application de l’article 7 3) du Statut ».
3 - La Réponse, par. 6 et 7.
4 - La Réponse, par. 8.
5 - La Réponse, par. 7.
6 - La Réponse, par. 4.
7 - Le Procureur c/ Enver Hadzihasanovic et consorts, affaire n° IT–01–47–AR73, Décision relative à l’appel interjeté contre le refus d’autoriser l’accès à des pièces confidentielles admises dans une autre affaire, 23 avril 2002, p. 4; Le Procureur c/ Dario Kordic & Mario Cerkez, affaire n° IT–95–14/2–A, Décision relative à la requête de Hadzihasanovic, Alagic et Kubura aux fins d’accès à des pièces jointes, des comptes rendus d’audience et des pièces à conviction confidentiels de l’affaire Le Procureur c/ Kordic et Cerkez, 23 janvier 2003, p. 3.
8 - Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, affaire n° IT–95–14–A, Décision relative à la requête des appelants Dario Kordic et Mario Cerkez aux fins de consultation de mémoires d’appel, d’écritures et de comptes rendus d’audience confidentiels postérieurs à l’appel déposés dans l’affaire Le Procureur c/ Blaskic, 16 mai 2002 par. 15, renvoyant à Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin et Momir Talic, affaire n° IT-99-36-PT, Décision relative à la requête de Momir Talic aux fins d’accès à des informations confidentielles, 31 juillet 2000, par. 8 ; Le Procureur c/ Miroslav Kvocka et consorts, affaire n° IT–98–30/1–A, Décision relative à la requête de Momcilo Gruban aux fins d’accéder à des pièces, 13 janvier 2003, par. 7 ; Le Procureur c/ Dario Kordic et Mario Cerkez, affaire IT–95–14/2–A, Décision relative à la requête de Hadzihasanovic, Alagic et Kubura aux fins d’accès à des pièces jointes, des comptes rendus d’audience et des pièces à conviction confidentiels de l’affaire Le Procureur c/ Kordic et Cerkez, 23 janvier 2003, p. 4.
9 - Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, affaire n° IT–95–14–A, Décision relative à la requête des appelants Dario Kordic et Mario Cerkez aux fins de consultation de mémoires d’appel, d’écritures et de comptes rendus d’audience confidentiels postérieurs à l’appel déposés dans l’affaire Le Procureur c/ Blaskic, 16 mai 2002 par. 29.
10 - Le Procureur c/ Br|anin et Talic, affaire n° IT–99–36–PT, Deuxième Décision relative aux requêtes de Radoslav Brdjanin et Momir Talic aux fins d’accès à des documents confidentiels, 15 novembre 2000, par. 10.