Affaire No : IT-95-9-T
Composée comme suit :
Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba, Président
Mme le Juge Sharon A. Williams
M. le Juge Per-Johan Viktor Lindholm
Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier
Décision rendue le :
11 octobre 2002
Le Bureau du Procureur :
M. Gramsci Di Fazio
M. Philip Weiner
M. David Re
Les Conseils des accusés :
MM. Igor Pantelic et Srdjan Vukovic pour Blagoje Simic
MM. Novak Lukic et Dragan Krgovic pour Miroslav Tadic
MM. Borislav Pisarevic et Aleksandar Lazarevic pour Simo Zaric
I. INTRODUCTION
II. ARTICLE 98 bis DU RÈGLEMENT
III. CHEF 1 (PERSÉCUTIONS)
A. ALLÉGATIONS FACTUELLES DE PERSÉCUTION
1. Prise de contrôle par la force
2. Arrestations, détentions ou emprisonnements illégaux
3. Traitements cruels et inhumains
4. Déportations, transferts forcés et expulsions
5. Destructions et pillages sans motif et à grande échelle
6. Destruction ou endommagement délibéré d’édifices consacrés à la religion
7. Émission d’ordres, de mesures, de décisions et autres dispositions réglementaires violant les droits des non-Serbes (Blagoje Simic uniquement)
8. Interrogatoires et signature de fausses déclarations obtenue par la contrainte (Simo Zaric uniquement)B. « AGISSANT DE CONCERT AVEC D’AUTRES »
C. INTENTION DISCRIMINATOIRE REQUISE POUR LA PERSÉCUTION
IV. CHEFS 2 ET 3 (EXPULSION ET TRANSFERT)
V. CONCLUSION
VI. DISPOSITIF
1. La Chambre de première instance du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal ») est saisie de demandes d’acquittement déposées le 13 septembre 2002 par les trois accusés en l’espèce, Blagoje Simic, Miroslav Tadic et Simo Zaric (les « Accusés ») en vertu de l’article 98 bis du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le « Règlement »)1. Le Bureau du Procureur (l’« Accusation ») a déposé sa réponse globale le 27 septembre 2002 2.
2. Les Accusés en l’espèce ont demandé en vertu de l’article 98 bis du Règlement à être acquittés de toutes les charges retenues contre eux dans le Cinquième acte d’accusation modifié (l’« Acte d’accusation »)3.
3. En outre, dans leurs demandes respectives4, les Défenses de Simic et de Tadic ont contesté la forme de l’acte d’accusation concernant le chef 1. La Chambre de première instance ne se prononce pas sur ce grief dans la présente Décision au motif que les requêtes pour vice de forme de l’acte d’accusation doivent être déposées en vertu de l’article 72 A) ii) du Règlement sous la forme d’exceptions préjudicielles ou, dans le cas de nouvelles accusations résultant d’une modification de l’acte d’accusation, dans un délai de trente jours à compter de cette modification, comme le prévoit l’article 50 C) du Règlement. Toutefois, la Chambre examinera cette question lors du délibéré, c’est-à-dire après la présentation de tous les éléments de preuve.
4. La présente Décision fait suite à la décision orale relative aux demandes d’acquittement rendue par la Chambre de première instance le 9 octobre 2002.
5. L’article 98 bis du Règlement est ainsi conçu :
A) Un accusé peut déposer une requête aux fins d’acquittement pour une ou plusieurs des infractions figurant dans l’acte d’accusation dans les sept jours suivant la fin de la présentation des moyens à charge et, dans tous les cas, avant la présentation des moyens à décharge en application de l’article 85 A) ii).
B) Si la Chambre de première instance estime que les éléments de preuve présentés ne suffisent pas à justifier une condamnation pour cette ou ces accusations, elle prononce l’acquittement, à la demande de l’accusé ou d’office.
6. Une chambre de première instance prononce l’acquittement en application de l’article 98 bis B) du Règlement si « les éléments de preuve présentés ne suffisent pas à justifier une condamnation » pour une ou plusieurs des charges retenues dans l’acte d’accusation. Le critère applicable en vertu de l’article 98 bis a été interprété par la Chambre d'appel dans l’affaire Jelisic comme faisant référence à :
une situation où, aux yeux de la Chambre de première instance, les éléments à charge , à supposer qu’ils soient jugés dignes de foi, sont insuffisants pour qu’un juge du fait raisonnable en infère que la culpabilité a été établie au delà de tout doute raisonnable. De ce point de vue, la Chambre d’appel s’en tient à ce qu’elle déclarait récemment dans l’Arrêt Delalic : « [l]e critère appliqué est celui de savoir s’il existe des moyens de preuve au vu desquels (s’ils sont admis) un juge du fond raisonnable pourrait être convaincu au delà du doute raisonnable que l’accusé est coupable du chef d’accusation précis en cause ». Ce qui est essentiel , c’est que les moyens de preuve à charge (s’ils sont admis) puissent justifier une condamnation au delà de tout doute raisonnable par un juge du fait raisonnable. La question n’est donc pas de savoir si le juge prononcerait effectivement une condamnation au delà de tout doute raisonnable au vu des moyens à charge (s’ils sont admis), mais s’il le pourrait. Il se peut qu’à l’issue de la présentation des moyens de l’Accusation, la Chambre considère que les preuves à charge sont suffisantes pour justifier une condamnation au delà de tout doute raisonnable, et qu’elle prononce néanmoins l’acquittement à la fin du procès, même si la Défense n’a pas présenté d’éléments par la suite, dès lors que sa propre analyse des éléments de preuve l’amène à conclure que l’Accusation n’a pas réussi à prouver la culpabilité au delà de tout doute raisonnable5.
7. En outre, une demande déposée en vertu de l’article 98 bis du Règlement sera accueillie si, dans la présentation de ses moyens, l’Accusation a omis un élément essentiel constitutif d’un crime ; car s’il manque, parmi les moyens de preuve produits à charge, un élément requis en droit pour établir le crime, ces moyens ne suffiront pas non plus à justifier une condamnation6.
8. Depuis l’Arrêt Jelisic, plusieurs chambres de première instance ont appliqué ce critère7, que la présente Chambre adopte également. Ainsi, pour une demande d’acquittement déposée en vertu de l’article 98 bis du Règlement, le critère à appliquer consiste à déterminer s’il existe « des éléments de preuve sur lesquels un juge des faits raisonnable pourrait (s’ils sont acceptés) être convaincu au delà de tout doute raisonnable de la culpabilité de l’accusé pour le chef d’accusation précis en cause »8.
9. D’après certaines décisions antérieures, l’article 98 bis B) du Règlement autorise l’acquittement pour i) l’ensemble d’un chef d’accusation, ou pour ii) un événement factuel ou un événement mentionné dans l’acte d’accusation à l’appui de l’infraction, si les éléments de preuve à charge relatifs au chef d’accusation dans son ensemble ou à cet événement en particulier ne satisfont pas au niveau de preuve prévu par cet article9.
10. Compte tenu de ce qui précède, la Chambre de première instance se penchera sur les allégations précises de l’Acte d’accusation. Elle n’examinera pas en substance les différentes formes de responsabilité visées à l’article 7 1) du Statut, mais étudiera d’une manière générale chacune des allégations figurant sous chaque chef.
11. Dans l’Acte d’accusation, le Procureur reproche aux Accusés des persécutions , crime contre l’humanité (chef 1) sanctionné par les articles 5 h) et 7 1) du Statut du Tribunal. Les actes allégués à l’appui de ce chef incluent la prise de contrôle de la municipalité de Bosanski Samac par la force ; l’arrestation et l’emprisonnement illégaux de civils non serbes, pour des raisons politiques, raciales ou religieuses , et non pour leur protection et leur sécurité ; les traitements cruels et inhumains , y compris des sévices corporels, la torture, les travaux forcés et l’emprisonnement dans des conditions inhumaines ; la déportation, le transfert forcé et l’expulsion de civils non serbes ; la destruction et le pillage de biens, sans motif et à grande échelle ; et la destruction ou l’endommagement délibéré d’édifices consacrés à la religion. En outre, le Procureur impute à Blagoje Simic l’émission d’ordres, de mesures, de décisions et autres dispositions réglementaires au nom de la Cellule de crise serbe et de la Présidence de guerre qui enfreignaient les droits des non Serbes, et à Simo Zaric l’interrogatoire de civils non serbes arrêtés et détenus et le fait de les contraindre à signer de fausses déclarations.
12. La Défense10 soutient que les éléments de preuve ne suffisent pas à étayer l’Accusation portée contre les Accusés de participation à la prise de contrôle, par la force, de Bosanski Samac11 ou d’Odzak12.
13. L’Accusation soutient qu’il existe des preuves manifestes de la participation de Blagoje Simic13, Miroslav Tadic 14 et Simo Zaric15 à la prise de contrôle de Bosanski Samac par la force. Pour appuyer cette charge , l’Accusation se réfère également aux postes que les Accusés auraient occupés16.
14. La Chambre de première instance conclut qu’il existe des éléments de preuve suffisants au vu desquels (s’ils sont admis) un juge du fond pourrait raisonnablement être convaincu au delà de tout doute raisonnable de la culpabilité de Blagoje Simic , Miroslav Tadic et Simo Zaric en ce qui concerne la prise de contrôle de Bosanski Samac par la force.
15. La Défense de Simic soutient que l’Accusation n’a présenté aucun élément de preuve à l’appui d’une quelconque allégation d’arrestation, de détention ou d’emprisonnement illégal de Croates et de Musulmans de Bosnie ainsi que d’autres civils non serbes , pour des raisons politiques, raciales ou religieuses, et non pour leur protection et leur sécurité17, tandis que les Défenses de Tadic et Zaric affirment que ces deux accusés n’ont pas participé à l’arrestation, à la détention ou à l’emprisonnement illégal de civils non serbes 18. La Défense de Simic soutient également qu’il existe des preuves que les forces de police serbes de Bosnie ont engagé des poursuites pénales contre des suspects sur la base de présomptions a priori fondées 19.
16. L’Accusation soutient qu’il existe des preuves manifestes de la participation de Blagoje Simic20, Miroslav Tadic 21 et Simo Zaric22 à l’arrestation et à l’emprisonnement illégaux de nombreux non-Serbes, pour des raisons politiques, raciales ou religieuses, et non pour leur protection ou leur sécurité23. Elle affirme également que la quasi-totalité des témoins qui ont déclaré avoir été arrêtés et emprisonnés ont dit que les prisonniers étaient des civils croates ou musulmans24.
17. La Chambre de première instance estime que l’Accusation a produit des éléments de preuve suffisants au vu desquels, s’ils sont admis, un juge du fond pourrait raisonnablement être convaincu au delà de tout doute raisonnable de la culpabilité de Blagoje Simic, Miroslav Tadic et Simo Zaric en ce qui concerne l’arrestation, la détention et l’emprisonnement illégaux de Croates et de Musulmans de Bosnie ainsi que d’autres civils non serbes, pour des raisons politiques, raciales ou religieuses .
18. La Défense soutient que l’Accusation n’a présenté aucune preuve de la participation des Accusés aux traitements cruels et inhumains infligés à des Croates et à des Musulmans de Bosnie, ainsi qu’à d’autres civils non serbes, dont la torture, les travaux forcés et l’emprisonnement dans des conditions inhumaines25. La Défense de Simic ne conteste pas les éléments de preuve présentés relatifs aux sévices corporels, à la torture et à l’emprisonnement dans des conditions inhumaines , mais plutôt la participation de Blagoje Simic à ces événements26, tandis que la Défense de Zaric affirme que Simo Zaric condamnait les traitements cruels et inhumains et qu’il n’y participait pas27. Les Défenses de Simic et Tadic soutiennent que l’Accusation n’a apporté aucune preuve de « travaux forcés », et expliquent que ces travaux obligatoires étaient organisés en conformité avec la législation adoptée par les autorités de la Republika Srpska et le « Ministère de la défense »28.
19. L’Accusation soutient qu’il existe des preuves manifestes de la participation de Blagoje Simic29, Miroslav Tadic 30 et Simo Zaric31 aux traitements cruels et inhumains infligés à des Croates et des Musulmans de Bosnie , ainsi qu’à d’autres civils non serbes, pour des raisons politiques, raciales ou religieuses. Elle affirme également qu’il existe des preuves suffisantes pour établir la participation de Blagoje Simic32, Miroslav Tadic33 et Simo Zaric34 à l’organisation des travaux forcés.
20. La Chambre de première instance conclut qu’il existe des éléments de preuve suffisants au vu desquels, s’ils sont admis, un juge du fond pourrait raisonnablement être convaincu au delà de tout doute raisonnable de la culpabilité de Blagoje Simic , Miroslav Tadic et Simo Zaric en ce qui concerne les traitements cruels et inhumains infligés à des civils non serbes.
21. Dans la mesure où tant la Défense que l’Accusation ont associé leurs arguments sur la déportation en tant que forme de persécution à ceux relatifs aux chefs 2 et 3, ces arguments seront présentés plus bas.
22. La Chambre de première instance conclut qu’il existe des éléments de preuve suffisants au vu desquels, s’ils sont admis, un juge du fond pourrait raisonnablement être convaincu au delà de tout doute raisonnable de la culpabilité des Accusés en ce qui concerne la déportation, le transfert forcé et l’expulsion en tant que forme de persécution.
23. La Défense soutient que l’Accusation n’a pas apporté de preuves suffisantes de cette infraction, les Défenses de Tadic et Zaric affirmant même qu’elle n’a présenté aucun élément de preuve reliant l’un ou l’autre de ces accusés aux actes allégués 35. La Défense de Simic soutient également que l’Accusation n’a pas établi le caractère systématique et à grande échelle de ces événements36.
24. L’Accusation soutient qu’il existe des preuves suffisantes pour établir la participation de Blagoje Simic à la destruction ou au pillage sans motif et à grande échelle de biens appartenant à des non-Serbes37. S’agissant de Miroslav Tadic et Simo Zaric, elle affirme que les éléments de preuve impliquant les deux hommes dans l’organisation des travaux forcés les incriminent également en ce qui concerne le pillage38.
25. La Chambre de première instance fait tout d’abord observer que les paragraphes pertinents de l’Acte d’accusation présentent cette infraction comme comprenant « la destruction et le pillage, sans motif et à grande échelle, des biens de Croates et Musulmans de Bosnie ainsi que d’autres civils non serbes, y compris les habitations, les commerces, les biens privés et le bétail »39. Les observations des parties ne portent pas sur les différents éléments (à savoir la destruction et le pillage) qui sont à la base de l’infraction reprochée. Cependant, la Chambre de première instance est d’avis qu’il faut examiner les éléments de preuve disponibles à ce stade de la procédure en ce qui concerne les divers actes qui fondent cette infraction.
26. Après examen des moyens de preuve présentés, la Chambre de première instance conclut que l’Accusation a produit des éléments de preuve suffisants au vu desquels , s’ils sont acceptés, un juge du fond pourrait raisonnablement être convaincu au delà de tout doute raisonnable de la participation de Blagoje Simic, Miroslav Tadic et Simo Zaric à la destruction et au pillage sans motif et à grande échelle de biens appartenant à des Croates et à des Musulmans de Bosnie, ainsi qu’à d’autres civils non serbes, y compris les habitations, les commerces, les biens privés et le bétail .
27. S’agissant de la « destruction », les preuves invoquées par l’Accusation ne relient précisément aucun des Accusés à la destruction d’habitations, de commerces , de biens privés ou de bétail. Des témoins ont déclaré que pareils faits s’étaient déroulés40, mais aucun autre élément de preuve n’a incriminé les Accusés. De même, Izet Izetbegovic41, Hasan Bicic42 et Kemal Mehinovic43 ont parlé de la destruction de maisons et de biens par des bombardements, mais leurs témoignages n’ont donné d’indications ni sur l’identité des responsables de ces bombardements ni sur la provenance des tirs. Le Témoin K a expliqué que sa résidence secondaire avait été réduite en cendres en décembre 1991, et des informations recueillies ultérieurement par un détective ont révélé que l’incendie avait été provoqué par deux membres du Quatrième détachement44. Ce témoignage est toutefois peu concluant. Aucun autre élément de preuve reliant les Accusés à cet élément de l’infraction n’a été présenté par l’Accusation.
28. La Chambre de première instance estime que les éléments de preuve présentés ne suffisent pas à établir la participation de Blagoje Simic, Miroslav Tadic et Simo Zaric à la destruction sans motif et à grande échelle de biens appartenant à des Croates et à des Musulmans de Bosnie ainsi qu’à d’autres civils non serbes , y compris des habitations, des commerces, des biens privés et du bétail. En conséquence , Blagoje Simic, Miroslav Tadic et Simo Zaric n’ont pas à répondre des accusations de « destruction » formulées aux paragraphes 13 f), 14 e) et 15 f) de l’Acte d’accusation .
29. La Défense de Simic soutient que ces faits se sont déroulés dans le cadre d’opérations de combat45. Les Défenses de Tadic et Zaric affirment que l’Accusation n’a établi aucun lien entre ces deux accusés et la destruction d’édifices consacrés à la religion46.
30. L’accusation soutient que des « preuves indirectes » relient Blagoje Simic à la destruction d’édifices consacrés à la religion, en grande partie du fait de son rôle en tant que « personnalité civile le plus puissante de la municipalité de Bosanski Samac »47. Elle affirme que Miroslav Tadic est impliqué dans la destruction d’édifices consacrés à la religion en ce qu’il a pris part au programme de travaux forcés dans le cadre duquel s’est effectué l’enlèvement des décombres de la mosquée détruite à l’explosif et de l’église catholique rasée48. S’agissant de Simo Zaric, l’Accusation se réfère aux témoignages selon lesquels cet accusé et un groupe de Serbes se sont abrités, avec des travailleurs forcés, peu avant l’explosion qui a rasé la mosquée d’Odzak, ainsi qu’aux preuves de l’allocution radio dans laquelle il a accusé les Croates d’avoir détruit la mosquée49.
31. La Chambre de première instance n’est pas persuadée que tous ces éléments de preuve soient suffisants pour qu’un juge du fond puisse raisonnablement être convaincu au delà de tout doute raisonnable de la culpabilité des Accusés pour cette allégation particulière. La Chambre rejette l’argumentation de l’Accusation et conclut que, bien qu’il y ait des preuves de la destruction d’édifices consacrés à la religion , elles ne sont pas suffisantes pour incriminer les Accusés. Des témoins ont déclaré que pareils faits s’étaient déroulés sans toutefois établir un lien entre les Accusés et les destructions50. Le Témoin K a déclaré avoir entendu Simo Zaric parler à la radio serbe de Samac de la destruction de l’église catholique d’Odzak ; il aurait dit que les « Oustachis » avaient essayé de bombarder un grand magasin et qu’en ratant leur cible, ils avaient touché l’église et l’avait détruite. Il aurait aussi évoqué à la radio la destruction à l’explosif de la mosquée de Bosanski Samac par les « Zengas » et les « Oustachis ». Le témoin a également dit qu’aucune de ces déclarations n’était exacte puisque c’étaient les soldats serbes qui avaient fait sauter l’église51. Hajrija Drljacic pensait que les Musulmans avaient détruit l’église catholique de Bosanski Samac sur l’ordre des Serbes52. Le Témoin L a déclaré que Simo Zaric et d’autres Serbes s’étaient réfugiés dans la cave du bâtiment du SUP à Odzak juste avant qu’une explosion ne ravage la mosquée 53. Ces témoignages sont toutefois peu concluants. Aucun autre moyen de preuve reliant les Accusés à cet aspect du crime de persécution n’a été présenté par le Procureur. En conséquence, ils n’ont à répondre d’aucune des accusations formulées aux paragraphes 13 g), 14 f) et 15 g) de l’Acte d’accusation.
32. Selon la Défense de Simic, l’Accusation n’a pas prouvé que l’accusé avait voté , émis ou adopté un quelconque texte de loi discriminatoire enfreignant les droits de la population non serbe. Elle affirme que Blagoje Simic n’agissait pas au nom de la Cellule de crise serbe ou de la Présidence de guerre, et il n’y a aucune preuve qu’il était lui-même l’auteur des documents de la Cellule de crise qu’il a signés 54.
33. L’Accusation soutient qu’il existe des preuves suffisantes de la participation de Blagoje Simic à l’émission d’ordres, de mesures, de décisions et autres dispositions réglementaires violant les droits des non-Serbes. Elle fait état de témoignages indiquant qu’après la prise de contrôle de la municipalité, les non-Serbes devaient porter des brassards blancs, qu’ils ne pouvaient pas se réunir à plus de trois, et qu’un couvre-feu était établi en ville. L’Accusation affirme également que des éléments de preuve établissent que Blagoje Simic avait connaissance des conditions de vie dans les camps de détention55.
34. La Chambre de première instance estime qu’il existe des éléments de preuve suffisants au vu desquels, s’ils sont admis, un juge du fond pourrait raisonnablement être convaincu au delà de tout doute raisonnable de la culpabilité de Blagoje Simic en ce qui concerne l’émission d’ordres, de mesures, de décisions et autres dispositions réglementaires violant les droits des non-Serbes.
35. Si la Défense de Zaric ne nie pas que l’accusé a recueilli les déclarations d’un certain nombre de détenus au bâtiment du SUP à Bosanski Samac et à la caserne militaire de la JNA à Brcko, elle soutient que les éléments de preuve n’établissent pas qu’il a contraint l’un quelconque des témoins à signer de fausses déclarations 56.
36. L’Accusation soutient qu’il ressort des éléments de preuve que Simo Zaric a participé à l’interrogatoire de prisonniers non serbes au bâtiment du SUP et à la caserne militaire de la JNA à Brcko. Elle a évoqué des témoignages indiquant que les témoins concernés avaient été frappés lors de ces interrogatoires dont ils étaient ressortis couverts de bleus et de sang, et que c’est dans ces circonstances que Simo Zaric avait recueilli de fausses déclarations et contraint les prisonniers à les signer57.
37. La Chambre de première instance estime qu’il existe des éléments de preuve suffisants au desquels, s’ils sont admis, un juge du fond pourrait raisonnablement être convaincu au delà de tout doute raisonnable de la participation de Simo Zaric telle qu’alléguée ci-dessus.
38. Les Défenses de Tadic et Zaric ont formulé des observations sur ce point, qui n’est en revanche pas soulevé dans la Demande de Simic. Dans leurs requêtes respectives , tant Tadic58 que Zaric59 soutiennent que l’Accusation n’a pas prouvé que les Accusés « avaient agi de concert » avec d’autres responsables civils ou militaires serbes pour commettre les infractions au chef 1. La Défense de Zaric affirme également que la pièce à conviction P3, intitulée « Instructions sur l’organisation et l’activité des institutions du peuple serbe de BosnieHerzégovine dans une situation d’urgence » (« Variante A&B »), n’est pas fiable et qu’on ne peut lui accorder aucune valeur probante en l’espèce60.
39. L’Accusation soutient qu’elle a apporté des preuves du plan et de la participation de chacun des Accusés, et que l’on peut en déduire qu’ils avaient l’intention de participer à ce plan. Elle affirme qu’en prenant part aux actes ou omissions allégués dans l’Acte d’accusation, les Accusés ont dû agir selon un objectif de persécution fixé à l’avance61. L’Accusation s’est référée à des éléments de preuve relatifs aux postes occupés par les Accusés et à leur rôle dans la prise de contrôle de Bosanski Samac par la force 62, au mode d’exécution de cette opération en conformité avec la Variante A&B63, et au comportement de la Cellule de crise de Bosanski Samac après la prise de contrôle 64. Elle affirme qu’en l’espèce, on peut appliquer la thèse de la responsabilité résultant de l’adhésion au but commun pour engager la responsabilité des Accusés à raison du crime de persécution65. Subsidiairement, le Procureur fait également valoir que les éléments de preuve suffisent à établir que les Accusés ont aidé et encouragé la commission des infractions qui leur sont reprochées66.
40. S’agissant de la valeur probante à accorder à la Variante A&B (pièce à conviction P3), la Chambre de première instance souligne tout d’abord qu’en conformité avec la jurisprudence du Tribunal, elle s’abstiendra de porter un jugement sur la fiabilité et la crédibilité d’éléments de preuve à charge dans le cadre de l’examen de demandes d’acquittement déposées à mi-procès, à moins qu’il ne soit possible de dire que la cause de l’Accusation « s’est totalement effondrée »67. Ce n’est pas le cas en l’espèce ; la Chambre ne se prononcera donc sur cette question qu’après la présentation de tous les éléments de preuve.
41. À ce stade de la procédure, la Chambre de première instance n’examinera pas la thèse, avancée par l’Accusation, de la responsabilité engagée par l’adhésion au but commun. Elle estime toutefois qu’il existe des éléments de preuve suffisants au vu desquels, s’ils sont admis, un juge du fond pourrait raisonnablement être convaincu au delà de tout doute raisonnable que Blagoje Simic, Miroslav Tadic et Simo Zaric ont agi de concert avec d’autres dans le cadre du crime de persécution énoncé au chef 1.
42. La Défense soutient que l’Accusation n’a pas établi l’intention discriminatoire des Accusés pour des raisons politiques, raciales ou religieuses, requise pour les actes allégués au chef 168. La Défense de Zaric se réfère aux éléments de preuve relatifs au milieu familial multi-ethnique de l’accusé, et elle déclare à l’appui de cet argument que Zaric n’a jamais appartenu à l’un quelconque des trois partis nationalistes qui existaient sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine69.
43. L’Accusation affirme avoir présenté des éléments de preuve suffisants pour permettre à la Chambre de première instance de déclarer les trois Accusés coupables de chacun des éléments de la persécution70.
44. La Chambre de première instance estime que l’Accusation a présenté des éléments de preuve suffisants au vu desquels, s’ils sont admis, un juge du fond pourrait raisonnablement être convaincu au delà de tout doute raisonnable que Blagoje Simic , Miroslav Tadic et Simo Zaric étaient animés de l’intention discriminatoire requise pour justifier une déclaration de culpabilité pour le crime de persécution en tant que crime contre l’humanité.
45. Dans l’Acte d’accusation, le Procureur reproche aux Accusés de s’être rendus coupables d’expulsions, crimes contre l’humanité sanctionnés par les articles 5 d) et 7 1) du Statut (chef 2), ainsi que d’expulsions et de transferts illégaux, infractions graves des Conventions de Genève de 1949 sanctionnées par les articles 2 g) et 7 1) du Statut (chef 3). Concernant ces chefs, il est allégué dans l’Acte d’accusation que du 17 avril 1992 environ aux alentours du 31 décembre 1993, pour Blagoje Simic et Miroslav Tadic, et du 17 avril 1992 environ au 31 décembre 1992 au moins, pour Simo Zaric, les Accusés ont planifié, incité à commettre, ordonné, commis ou de toute autre manière aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter l’expulsion et le transfert forcé illégaux de centaines de Croates et de Musulmans de Bosnie et d’autres civils non serbes, parmi lesquels des femmes, des enfants et des personnes âgées, qui ont dû quitter leurs maisons dans la municipalité de Bosanski Samac pour se rendre dans d’autres pays ou dans d’autres régions de la Bosnie-Herzégovine qui n’étaient pas sous le contrôle des forces serbes71.
46. La Défense soutient que le Procureur n’a pas présenté d’éléments de preuve suffisants pour étayer les accusations d’expulsion ou de transfert72. La Défense ne conteste pas que des « échanges » ou des « soi-disant échanges » aient eu lieu, ni même l’implication d’au moins un des Accusés dans ces « échanges »73, mais elle estime en revanche que ces actes n’ont constitué ni une déportation ni une forme de persécution, en particulier dans la mesure où « les trois groupes ethniques étaient concernés par ces procédures »74, et où une organisation internationale y a participé75. En outre, la Défense de Simic conteste le lien de cause à effet établi entre les actes et le comportement de Blagoje Simic et les conséquences qui pourraient être considérées comme des actes criminels76.
47. La Défense soutient en outre que l’Accusation n’a pas établi les éléments constitutifs des crimes d’expulsion, en tant que crime contre l’humanité, ou d’expulsion et de transfert illégal, en tant qu’infraction grave, tels que définis par la jurisprudence du Tribunal77. En particulier, deux des Accusés avancent que le Procureur n’a pas prouvé que le déplacement de la population n’était pas volontaire78.
48. L’Accusation soutient qu’il existe des éléments de preuve suffisants pour établir la responsabilité de Blagoje Simic79, Miroslav Tadic80 et Simo Zaric81 dans les déportations comme des formes de persécution, les expulsions en tant que crimes contre l’humanité, et les expulsions et les transferts illégaux en tant qu’infractions graves des conventions de Genève82. Elle affirme que l’expulsion de non-Serbes est évidente à la lumière de l’évolution de la composition démographique de Bosanski Samac83. L’Accusation fait valoir que les expulsions se sont déroulées de différentes manières, dont l’incarcération de civils dans divers endroits en Bosnie-Herzégovine, l’emprisonnement d’autres en dehors de la République, le transfert d’un grand nombre de civils vers le village de Zasavica, l’expulsion de civils vers d’autres régions de la République, et l’expulsion d’autres personnes vers d’autres pays84. Elle affirme qu’on a échangé des gens dont le départ n’a pas été volontaire, soit parce qu’ils ne voulaient pas quitter Bosanski Samac85 soit parce qu’ils y étaient obligés en raison de la campagne de persécution86. L’Accusation soutient également que des réfugiés serbes ont été installés dans les maisons de non-Serbes à mesure que ceux-ci étaient forcés d’en partir87.
49. La Chambre de première instance estime que l’Accusation a présenté des éléments de preuve suffisants au vu desquels, s’ils sont admis, un juge du fond pourrait raisonnablement être convaincu au delà de tout doute raisonnable de la culpabilité de Blagoje Simic, Miroslav Tadic et Simo Zaric tant pour le chef 2 que pour le chef 3.
50. Après un examen minutieux des arguments avancés et de tous les éléments de preuve présentés sous forme documentaire, audiovisuelle et orale, la Chambre de première instance conclut que l’Accusation a présenté des éléments de preuve suffisants pour satisfaire au niveau de preuve requis par l’article 98 bis du Règlement concernant tous les chefs visant les Accusés, à l’exception des charges susmentionnées relatives à la destruction de biens appartenant à des Croates et à des Musulmans de Bosnie ainsi qu’à d’autres civils non serbes, et à de la destruction ou l’endommagement délibéré d’édifices consacrés à la religion. La Chambre de première instance fait observer que tant la Défense que l’Accusation ont avancé des arguments détaillés qui soulèvent des questions que la Chambre examinera dûment pendant la phase finale du procès consacrée au délibéré.
51. La conclusion ci-dessus selon laquelle les Accusés n’ont à répondre ni des accusations relatives à la destruction formulées aux paragraphes 13 f), 14 e) et 15 f) ni des paragraphes 13 g), 14 f) et 15 g) dans leur ensemble n’affecte en rien l’intégrité de la persécution en tant que crime contre l’humanité visée au chef 1 de l’Acte d’accusation puisque les autres allégations factuelles sont maintenues.
PAR CES MOTIFS
EN APPLICATION de l’article 98 bis du Règlement,
La Chambre de première instance
1. CONFIRME sa décision orale du 9 octobre 2002 et PRONONCE l’acquittement en ce qui concerne
i) les accusations relatives à la « destruction » de biens de Croates et Musulmans de Bosnie ainsi que d’autres civils non serbes, y compris les habitations, les commerces , les biens privés et le bétail, formulées aux paragraphes 13 f), 14 e) et 15 f) de l’Acte d’accusation, et
ii) l’ensemble de l’infraction de destruction ou d’endommagement délibéré d’édifices consacrés à la religion figurant aux paragraphes 13 g), 14 f) et 15 g) de l’Acte d’accusation, et
2. REJETTE pour le surplus les demandes d’acquittement de Blagoje Simic, Miroslav Tadic et Simo Zaric.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Fait le 11 octobre 2002
La Haye (Pays-Bas)
Le Président de la Chambre de première instance
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Florence Ndepele Mwachande Mumba
[Sceau du Tribunal]