Affaire n° : IT-02-54-AR73.5

LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit :
M. le Juge Fausto Pocar, Président
M. le Juge Mohamed Shahabuddeen
M. le Juge David Hunt
M. le Juge Mehmet Güney
Mme le Juge Inés Mónica Weinberg De Roca

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
28 octobre 2003

LE PROCUREUR

c/

SLOBODAN MILOSEVIC

__________________________________________

DÉCISION RELATIVE À L’APPEL INTERLOCUTOIRE INTERJETÉ PAR L’ACCUSATION CONTRE LA DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE VISANT À FAIRE DRESSER CONSTAT JUDICIAIRE DE FAITS ADMIS DANS D’AUTRES AFFAIRES RENDUE LE 10 AVRIL 2003 PAR LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

__________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Geoffrey Nice
Mme Hildegard Uertz-Retzlaff
M. Dermot Groome

L’Accusé :

Slobodan Milosevic

Les Amici Curiae :

M. Steven Kay
M. Branislav Tapuskovic
M. Timothy McCormack

 

LA CHAMBRE D’APPEL du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal international »),

VU l’appel interlocutoire interjeté le 21 mai 2003 par l’Accusation contre la décision relative à sa requête visant à faire dresser constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires rendue le 10 avril 2003 par la Chambre de première instance (Prosecution’s Interlocutory Appeal against the Trial Chamber’s 10 April  2003 ‘Decision on Prosecution Motion for Judicial Notice of Adjudicated Facts’ ) (l’« Appel interlocutoire »)1,

VU les observations des amici curiae relatives à l’appel interlocutoire interjeté par l’Accusation contre la décision relative à la requête visant à faire dresser constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires rendue le 10 avril  2003 par la Chambre de première instance (Amici Curiae Observations on Prosecution’s interlocutory Appeal against the Trial Chamber’s 10 April 2003 ‘Decision on Prosecution Motion for Judicial Notice of Adjudicated Facts’), les « Observations », déposées le 30 mai 2003,

VU la réponse de l’Accusation aux Observations (la « Réponse »), déposée le 3 juin 2003,

VU la requête de l’Accusation tendant à ce que la Chambre d'appel statue rapidement sur l’appel interjeté contre la décision relative à la requête visant à faire dresser constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires rendue le 10 avril 2003 par la Chambre de première instance (Prosecution’s Request for Early Decision on Appeal of Trial Chamber’s 10 April 2003 ‘Decision on Prosecution Motion for Judicial Notice of Adjudicated Facts), déposée le 16 septembre 2003,

ATTENDU que, le 12 décembre 2003, l’Accusation a saisi la Chambre de première instance d’une requête visant à faire dresser constat judiciaire de 482 faits admis dans quatre affaires différentes ayant fait l’objet d’une décision définitive en cause d’appel par le Tribunal international (la « Requête de l’Accusation »)2,

ATTENDU que, le 2 avril 2003, l’Accusation a déposé un complément d’information relatif à sa requête visant à faire dresser constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires (Additional Information regarding the Prosecution Motion for Judicial Notice of Adjudicated Facts, 2 April 2003), par lequel elle appelait l’attention de la Chambre de première instance en l’espèce3 sur le fait que, le 28 février 2003, la Chambre de première instance saisie de l’affaire  Le Procureur c/ Momcilo Krajisnik avait dressé le constat judiciaire de quelque 620 faits admis dans d’autres affaires4, et que « tous les faits dont le constat judiciaire a été demandé dans le mémoire de l’Accusation de décembre [soit dans la Requête de l’Accusation] faisaient partie des 620 faits admis par la Chambre dans l’affaire Krajisnik »5,

ATTENDU que, le 10 avril 2003, la Chambre de première instance a décidé d’admettre les faits exposés dans 130 paragraphes visés par l’Annexe A de la Requête de l’Accusation, et de rejeter les autres6,

ATTENDU que, le 22 avril 2003, l’Accusation a demandé à la Chambre de première instance de certifier l’appel de la Décision attaquée7,

ATTENDU que, le 6 mai 2003, la Chambre de première instance a fait droit à la demande de l’Accusation en certifiant l’appel interlocutoire de la Décision attaquée8, consciente que cette demande avait été motivée, entre autres, par le fait que la Chambre de première instance saisie de l’affaire Krajisnik était parvenue à une conclusion différente de celle de la Chambre de première instance en l’espèce,

ATTENDU que la question principale soulevée par le présent appel est celle du critère juridique applicable à la recevabilité de faits admis au sens de l’article  94 B) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international (le « Règlement  »)9 et que, pour trancher la question, la Chambre d’appel ne tiendra pas compte des erreurs alléguées en rapport avec chacun des fais rejetés par la Décision attaquée, puisque c'est à la Chambre de première instance qu'il revient d’appliquer ce critère à chacun de ces faits, à la lumière des indications données ci-après,

ATTENDU que l’article 94 B) du Règlement n’explicite pas la notion de « faits admis », pas plus que l’article 94 A) n’explicite celle de « faits de notoriété publique »,

ATTENDU que, dans le cadre de l’article 94 A) du Règlement, dresser le constat judiciaire est une obligation, fondée sur la notoriété publique des faits considérés, tandis que, dans le cadre de l’article 94 B), c’est une possibilité, qui repose sur l'admission préalable des faits en question par une autre Chambre10,

ATTENDU qu’en dressant le constat judiciaire d’un fait admis dans une autre affaire, la Chambre part, à bon droit, de la présomption que ce fait est exact, que celui-ci ne devra donc plus être établi au procès11 mais que, dans la mesure où il s’agit-là d’une présomption, il pourra être contesté au procès,

PAR CES MOTIFS, la Chambre de première instance, à la majorité, le Juge Hunt joignant une opinion dissidente,

RENVOIE la question du constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires devant la Chambre de première instance, afin qu’elle la réexamine à la lumière de la présente décision,

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 28 octobre 2003
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre d’appel
__________
Fausto Pocar

Le Juge Hunt joint une opinion dissidente à la présente décision.

Les autres Juges se réservent le droit de déposer leur opinion.

[Sceau du Tribunal]


Décision relative à l’appel interlocutoire interjeté par l’Accusation contre la décision relative à la Requête visant à faire dresser constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires rendue le 10 avril 2003 par la Chambre de première instance

OPINION DISSIDENTE DU JUGE DAVID HUNT

1. Le présent recours concerne la façon dont il convient d’interpréter l’article 94 B) du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement »). Le paragraphe B ) a été ajouté en juillet 1998 à l’article 94 existant, qui est demeuré inchangé par ailleurs. Cette disposition se lit désormais comme suit :

Article 94
Constat judiciaire

A) La Chambre de première instance n’exige pas la preuve de faits de notoriété publique, mais en dresse le constat judiciaire.

B) Une Chambre de première instance peut, d’office ou à la demande d’une partie, et après audition des parties, décider de dresser le constat judiciaire de faits ou de moyens de preuve documentaires admis lors d’autres affaires portées devant le Tribunal et en rapport avec l’instance.

2. Dans le procès en cours, l’Accusation a présenté un grand nombre de faits sur lesquels diverses Chambres de première instance se sont prononcées dans quatre autres affaires ayant fait l’objet d’une décision définitive en appel. Elle affirmait que ces faits étaient des faits « admis dans d’autres affaires » au sens de l’article 94 B) du Règlement, dont il convenait de dresser le constat judiciaire. La Chambre de première instance a accepté de dresser le constat judiciaire de certains d’entre eux, mais pas de tous12. L’appel, que la Chambre de première instance a certifié en application de l’article 73 B) du Règlement, porte sur ces faits dont la Chambre de première instance a refusé de dresser le constat.

3. La Chambre de première instance a considéré qu’il convenait d’interpréter l’article 94 B) comme suit13 :

1) le constat judiciaire vise à promouvoir l’économie judiciaire et à circonscrire les points de fait ;

2) il convient de trouver le juste équilibre entre l’économie judiciaire et le droit de l’accusé à un procès équitable ;

3) la Chambre de première instance peut dresser le constat judiciaire de conclusions factuelles issues d’autres affaires, mais pas des qualifications juridiques s’y rapportant ;

4) la Chambre de première instance peut uniquement dresser le constat judiciaire des faits ne pouvant raisonnablement être contestés ; et

5) pour qu’un fait puisse faire l’objet d’un constat judiciaire au sens de l’article 94 B) du Règlement, il doit avoir été admis dans une autre affaire et non pas avoir fait l’objet d’un accord entre les parties à un procès antérieur.

La présente opinion concerne uniquement le quatrième point, qui a été déterminant dans la décision de la Chambre de première instance de refuser de dresser le constat judiciaire des faits sur lesquels porte le présent appel.

4. L’Accusation affirme que la Chambre de première instance est « manifestement  » partie de l’hypothèse que tous les faits qui ne peuvent être qualifiés de « données générales historiques ou géographiques » peuvent raisonnablement être contestés. Selon elle, aucune autre Chambre n’a accepté de limiter de façon aussi radicale l’admission de faits admis dans d’autres affaires14. L’Accusation a mal compris les propos de la Chambre de première instance. Cette dernière a dit qu’elle n’admettait, parmi les faits présentés par l’Accusation, que ceux qui ne peuvent être raisonnablement contestés, et a qualifié les faits particuliers qu’elle acceptait de verser au dossier de données générales historiques et géographiques15. Elle n’entendait pas limiter les faits qui ne peuvent être raisonnablement contestés aux faits relevant de cette catégorie et il importe de ne voir aucune restriction de ce genre dans l’interprétation de l’article 94 B) que la Chambre de première instance a retenue comme valable. Une telle restriction serait déplacée et la Chambre de première instance n’y a pas eu recours.

5. L’Accusation soutient qu’un fait est incontestable s’il a été tranché en première instance et en appel16, bien qu’elle admette que « dans des cas exceptionnels », même ces faits puissent se révéler « douteux » et donc être raisonnablement contestés17. Mais, selon l’Accusation, pour qu’une Chambre puisse conclure à leur nature contestable, elle doit constater l’existence d’une situation exceptionnelle où, pour une raison particulière, ces faits particuliers sont contestables18. L’admission d’un fait crée une « présomption réfragable », qui peut être réfutée ou dont la portée peut être limitée par d’autres éléments de preuve19. Si l’accusé souhaite contester un fait, il doit prouver que ce dernier est douteux 20. L’Accusation concède que, dans une certaine mesure, quoique minime, cela fait reposer la charge de la preuve sur l’accusé21, mais elle affirme que ce « léger déplacement de la charge de la preuve » ne porte pas atteinte à la présomption d’innocence dont jouit l’accusé en vertu de l’article 21 3) du Statut du Tribunal 22 et que ce n’est « pas la première fois, dans les procédures pénales du Tribunal, » que la charge de la preuve incombe à l’accusé lorsque celui-ci souhaite invoquer des motifs pour justifier ou excuser ses actes23.

6. Ces arguments sont liés entre eux. Ils sont aussi erronés. Les différentes catégories de présomptions résultent en grande partie des débats des civilistes et canonistes, chez lesquels le sujet est apparemment très discuté. Il est toutefois généralement reconnu que, dans un raisonnement ordinaire par inférence, l’usage de présomptions peut être source de confusion24. Ce qu’on appelle les présomptions de fait peuvent être réfutées, mais elles ne sont en aucun cas de véritables présomptions. Il existe deux présomptions véritables, qui sont très étroitement liées au droit pénal : la présomption d’innocence et la présomption de jouissance des facultés mentales. La première est favorable à l’accusé et peut être réfutée par l’Accusation, à laquelle incombe la charge de prouver que l’accusé est coupable. La seconde est favorable à l’Accusation et peut être réfutée par l’accusé, auquel incombe la charge (moindre) de prouver qu’il ne jouit pas de toutes ses facultés mentales. Mais il n’y a pas lieu de créer des présomptions de fait réfragables en faveur de l’Accusation pour les faits qu’elle invoque à l’appui de sa thèse.

7. Dire qu’un fait admis dans une autre affaire donne matière à une présomption réfragable fait nécessairement (comme le reconnaît l’Accusation) peser sur l’accusé une certaine charge de la preuve (burden of proof) (ou, plus exactement, l’« onus of proof »)25, ce qui va à l’encontre de la présomption d’innocence prévue par le Statut. La présomption de jouissance des facultés mentales, dont la réfutation incombe à l’accusé, est une exception de longue date à la présomption d’innocence, dont les racines plongent dans l’histoire. Ceci mis à part, c’est à tort que l’Accusation affirme que ce n’est pas « la première fois », dans les procédures pénales du Tribunal, que la charge de la preuve incombe à l’accusé. La décision rendue par la Chambre d’appel dans l’affaire Delalic, à laquelle renvoie l’Accusation, a trait à la présomption de jouissance des facultés mentales26. Dans tous les autres cas, notamment ceux où une « défense » d’alibi est invoquée, la charge de la preuve n’incombe nullement à l’accusé. L’Accusation doit toujours établir au-delà de tout doute raisonnable que l’accusé a commis l’acte allégué dans l’acte d’accusation. Si l’accusé présente un moyen de preuve (quelle qu’en soit la source) qui permet de penser qu’il était ailleurs au moment des faits, il oblige seulement l’Accusation à réfuter l’hypothèse raisonnable que l’alibi est vrai27. La décision d’une Chambre de dresser le constat judiciaire d’un fait admis dans une autre affaire ne donne pas à l’Accusation l’avantage d’une quelconque présomption.

8. Le concept de constat judiciaire était bien établi lorsqu’il a été introduit pour la première fois dans l’article 94 A) du Règlement. L’idée fondamentale était que, puisque le fait dont constat est dressé ne peut raisonnablement être contesté, il est inutile de produire des éléments de preuve s’y rattachant28. Lorsque l’article 94 B) a été ajouté au Règlement, l’expression « constat judiciaire  » a été reprise de l’article 94 A). L’intention était, à l’évidence, de donner au constat judiciaire la même signification dans les deux paragraphes : le fait en question ne peut raisonnablement être contesté et, par conséquent, les éléments de preuve permettant de l’établir sont inutiles. S’agissant de l’article 94 B), au lieu de se référer à des atlas, dictionnaires ou autres ouvrages de référence (qui ne sont pas admis comme éléments de preuve), la Chambre doit examiner les jugements auxquels les parties font référence (et qui ne sont pas non plus admis comme éléments de preuve)29. Si le fait présenté comme un fait de notoriété publique ou comme une constatation opérée dans une autre affaire portée devant le Tribunal (ce qu’on appelle un fait admis dans une autre affaire) n’est pas raisonnablement contesté, on en dresse le constat judiciaire mais, dans le cas d’une constatation, on ne dresse pas le constat judiciaire des éléments de preuve qui l’ont fondée. Une marge d’appréciation, qui ne figurait pas dans l’article 94 A), a été introduite dans l’article 94 B) simplement parce que l’on reconnaît que, dans ce cas, dresser le constat judiciaire d’un fait admis dans une affaire antérieure (et qui, dès lors, ne peut forcément pas être contesté) peut nuire à l’accusé dans l’affaire en cours.

9. Le fait dont on dresse le constat judiciaire ne devient pas par la suite un élément de preuve au sens ordinaire du terme, c’est-à-dire un fait parmi les autres dans cette affaire. Il est par conséquent erroné d’admettre d’autres éléments de preuve au dossier en vue d’écarter (ou plus exactement de réfuter) le fait dont on a dressé le constat judiciaire. De tels éléments de preuve sont irrecevables au procès30. Certes, des pièces peuvent être présentées à la Chambre afin de déterminer si le fait ou la constatation en question peut ou non être raisonnablement contesté, mais elles ne deviennent pas ainsi des éléments de preuve au procès. C’est la raison pour laquelle le fait dont il est dressé constat judiciaire ne doit pas être raisonnablement contestés. Toute autre position revient à s’éloigner du concept qui est à la base du constat judiciaire. D’un point de vue pratique, il serait manifestement inopportun qu’une Chambre de première instance doive décider si elle accepte la constatation dont constat judiciaire a été dressé dans une autre affaire en fonction d’éléments de preuve présentés devant elle en vue de réfuter cette constatation. Pour rendre valablement une décision, la Chambre de première instance devrait avoir devant elle les éléments de preuve qui ont fondé la constatation afin de déterminer en quoi ils sont affectés par les éléments de preuve présentés en réfutation, tout comme le fait la Chambre d’appel lorsqu’elle examine l’incidence d’éléments de preuve supplémentaires (présentés en application de l’article 115 du Règlement) sur les constatations opérées la Chambre de première instance31.

10. L’Accusation n’est pas fondée à dire qu’un fait est incontestable uniquement parce qu’il a été tranché en première instance et en appel. Le rejet d’un appel interjeté d’une constatation faite par la Chambre de première instance signifie uniquement que l’appelant n’a pas pu démontrer qu’aucun juge du fait n’aurait raisonnablement fait une telle constatation au vu des éléments de preuve dont disposait la Chambre de première instance32. On ne saurait non plus avancer que c’est uniquement dans des cas exceptionnels qu’un fait qui a été tranché en première instance et en appel peut se révéler douteux. L’accusé dans la nouvelle affaire sera souvent en bien meilleure position que l’accusé dans l’affaire antérieure pour obtenir des éléments de preuve concernant certains des faits admis dans l’affaire antérieure. Ceci est d’autant plus vrai que, de plus en plus souvent, les accusés actuellement jugés ont occupé dans la hiérarchie un poste plus élevé que ceux qui ont été jugés les années précédentes. Les constatations opérées par la Chambre de première instance dans l’affaire Tadic en 1997 s’agissant du caractère international du conflit armé en offrent un exemple tout trouvé : l’accusé dans cette affaire était un tenancier de bar et un politicien local de petite envergure. Aujourd’hui, nous avons au banc des accusés des chefs d’état-major, des vice-présidents et même un président jugés pour des faits en grande partie semblables. Ils ont bien plus aisément accès aux moyens de preuve pertinents que les accusés jugés avant eux.

11. Une fois de plus, l’Accusation cherche à faire supporter à l’accusé la charge de prouver qu’un fait est douteux. Et, une fois de plus, cela porte atteinte à la présomption d’innocence prévue par le Statut. C’est l’Accusation qui souhaite que constat soit dressé de ces faits, c’est donc à elle de prouver que cette mesure se justifie. C’est à l’Accusation de prouver que ces faits ne peuvent être raisonnablement contestés, et ce n’est pas à l’accusé de prouver que ces faits sont douteux. Il ne suffit toutefois pas que l’accusé déclare contester les faits en question. Tout comme dans le cas de la « défense » d’alibi, il doit faire état d’éléments de preuve déjà présentés (ou disponibles) indiquant que ces faits sont véritablement contestables. Mais il est totalement faux de prétendre qu’il lui incombe de prouver que les faits sont douteux.

12. Dans la présente espèce, l’Accusation pourra très aisément prouver les faits dont la Chambre de première instance a refusé de dresser le constat en soumettant, en application de l’article 92 bis D) du Règlement, les comptes rendus de témoignages sur lesquels les diverses Chambres de première instance se sont fondées pour effectuer les constatations que l’Accusation avait soumises en application de l’article 94 B) du Règlement33.

13. Il en découle que les trois décisions de la Chambre de première instance I invoquées par l’Accusation à l’appui de ses arguments sont erronées et qu’elles devraient donc être annulées s’agissant de ces questions34.

14. Pour ces raisons, je ne partage pas l’opinion de la majorité selon laquelle un fait dont constat est dressé n’est que présumé véridique et qu’il peut être remis en cause au procès. Comme je l’ai déjà dit, il est inopportun de créer des présomptions de fait réfragables en faveur de l’Accusation, à laquelle il incombe de prouver le fait en question. Le Statut du Tribunal consacre un droit fondamental de l’accusé  : ce dernier est innocent tant que l’Accusation n’a pas prouvé sa culpabilité. La preuve par présomption de fait, que la décision prise par la majorité des juges autorise, va à l’encontre de ce principe fondamental. On ne devrait dresser le constat judiciaire que de faits qui ne peuvent être raisonnablement contestés et qui ne peuvent dès lors être remis en cause.

15. La décision de la Chambre de première instance n’est pas entachée d’erreur, et l’appel devrait être rejeté.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 28 octobre 2003
La Haye (Pays-Bas)

___________
Juge David Hunt

[Sceau du Tribunal]


1 - Cet appel interlocutoire a été interjeté en vertu de l’Ordonnance portant prorogation de délai, datée du 21 mai 2003, par laquelle la Chambre d’appel faisait droit à la première requête aux fins de prorogation de délai, du 13 mai, mais rejetait la deuxième, du 19 mai. Le Juge Hunt y avait joint une opinion dissidente et les Juges Pocar et Shahabuddeen une déclaration conjointe.
2 - En réalité, il n’y avait que 462 faits dans l’Annexe, les faits 132 à 150 faisant défaut.
3 - L’Accusation l’a également dit à l’audience de ce jour-là. Appel interlocutoire, par. 14.
4 - Décision relative aux requêtes de l’Accusation aux fins du constat judiciaire de faits admis et de l’admission de déclarations écrites en application de l’article 92 bis [du Règlement], du 28 février 2003 (la « Décision Krajisnik »).
5 - Appel interlocutoire, par. 9. L’admission de quelque 1 132 faits avait été sollicitée dans l’affaire Krajisnik.
6 - Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins de dresser le constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires, du 10 avril 2003 (la « Décision attaquée »).
7 - Prosecution’s Request for Certification under Rule 73 B), du 22 avril 2003.
8 - Décision relative à deux requêtes de l’Accusation aux fins de certification d’appel de décisions rendues par la Chambre de première instance, du 5 mai 2003.
9 - Requête de l’Accusation, par. 1.
10 - Voir également Le Procureur c/ Kupreskic et consorts, affaire n° IT-95-16-A, Décision relative aux requêtes des appelants Drago Josipovic, Zoran et Vlatko Kupreskic aux fins d’admission de moyens de preuve supplémentaires, en vertu de l’article 115 [du Règlement], et aux fins de constat judiciaire, en vertu de l’article 94 B), rendue le 8 mai 2001, par. 6, dans lequel la Chambre d’appel affirmait : « Seuls des faits contenus dans un jugement duquel il n’a pas été interjeté appel, ou pour lequel une procédure en appel s’est achevée, peuvent être vraiment considérés comme des "faits admis" au sens de l’article 94 B) ».
11 - Décision Krajisnik, par. 11.
12 - Décision relative à la Requête visant à faire dresser constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires, 10 avril 2003, (la « Décision de la Chambre de première instance »).
13 - Décision de la Chambre de première instance, p. 3.
14 - Prosecution’s Interlocutory Appeal Against the Trial Chamber’s 10 April 2003 « Decision on Prosecution Motion for Judicial Notice of Adjudicated Facts », 21 mai 2003 (l’ « Appel interlocutoire »), par. 55.
15 - Décision de la Chambre de première instance, p. 4 : « ATTENDU que les 130 premiers faits figurant à l’Annexe A de la Requête de l’Accusation constituent des faits qualifiés, à juste titre, de données générales historiques et géographiques qui ne sont pas raisonnablement contestées. »
16 - Appel interlocutoire, par. 51.
17 - Ibid, par. 52.
18 - Ibid, par. 52. L’italique apparaît dans l’Appel interlocutoire.
19 - Ibid, par. 35, 59 et 60.
20 - Ibid, par. 61.
21 - Ibid, par. 61.
22 - Ibid, par. 61. Dans l’Appel interlocutoire, l’Accusation renvoie, par erreur, à l’article 20 3) du Statut.
23 - Ibid, par. 62.
24 - C’est ainsi qu’il est quelquefois avancé, à tort, que l’on peut déterminer l’intention d’un accusé en appliquant la soi-disant présomption selon laquelle chacun veut les conséquences naturelles de l’acte qu’il pose. La charge de la preuve de l’intention, qui incombe normalement à l’Accusation, retombe ainsi, illégitimement, sur l’accusé : Stapleton v The Queen (1952) 86 CLR, p. 365 ; Smyth v The Queen (1957) 98 CLR, p. 166 et 167 ; Parker v The Queen (1963) 111 CLR, p. 632 ; Regina v Stokes & Difford (1990) 51 A Crim R, p. 28 à 30.
25 - Le « burden of proof » se réfère généralement au niveau de la preuve exigé (au-delà de tout doute raisonnable, ou tout autre niveau) et l’ « onus of proof » se réfère généralement à l’identité de la partie sur laquelle repose la charge de la preuve.
26 - Le Procureur c/ Delalic et consorts, Affaire n° IT-96-21-A, Arrêt, 20 février 2001 (« Arrêt Delalic »), par. 582.
27 - Ibid, par. 581 ; Le Procureur c/ Kunarac et consorts, IT-96-23& 23/1-T, Jugement, 22 février 2001, par. 625. Cette constatation n’a pas été remise en cause dans l’arrêt de la Chambre d’appel : IT-96-23&23/1-A, 12 juin 2002 (« Arrêt Kunarac »), par. 204 à 206.
28 - Ce principe se retrouve aussi bien en common law (voir, par exemple, Commonwealth Shipping Representative v. P & O Branch Services [1923] AC, p. 212 ; Baldwin & Francis Ltd v. Patents Appeals Tribunal [1959] AC, p. 691) qu’en droit romano-germanique [voir, par exemple, le Code de procédure pénale allemand, Strafprozessordnung, StPO), partie 244 3) et le Code de procédure pénale néerlandais (Wetboek van Stravordering), article 339 2)].
29 - L’affaire Jones (Robert) v Wiliams [1969] 3 All ER, p. 1561 fournit un exemple où le constat judiciaire a été dressé de constatations opérées dans d’autres affaires, le fait établi ne pouvant donc être raisonnablement contesté. En l’occurrence, on a dressé le constat judiciaire du fait qu’une marque précise d’alcootest avait été approuvée par le Secrétaire d’État en application de la législation en la matière. Un compte rendu de l’affaire figure également dans [1970] 1 WLR, p. 16.
30 - Morgan, « Judicial Notice » (1944) 57 Harvard Law Review, p. 269.
31 - Le Procureur c/ Kupreskic et consorts, Arrêt relatif aux requêtes des Appelants Vlatko Kupreskic, Drago Josipovic, Zoran Kupreskic et Mirjan Kupreskic aux fins de verser au dossier des éléments de preuve supplémentaires, 26 février 2001, par. 12 ; Le Procureur c/ Kupreskic et consorts, Décision relative à l’admission de moyens de preuve supplémentaires suite à l’audience du 30 mars 2001, 11 avril 2001, par. 8 ; Le Procureur c/ Kupreskic et consorts, Arrêt, 23 octobre 2001 (l’« Arrêt Kupreskic »), par. 66 et 75.
32 - Le Procureur c/ Tadic, IT-94-1-A, Arrêt, 15 juillet 19999, par. 64 ; Le Procureur c/ Aleksovski, IT-95-14/1-A, Arrêt, 24 mars 2000, par. 63 ; Le Procureur c/ Jelisic, IT-95-10-A, Arrêt, 5 juillet 2001, par. 37 ; Le Procureur c/ Furundzija, IT-95-17/1, Arrêt, 21 juillet 2000, par. 37 ; Arrêt Delalic, par. 434 ; Arrêt Kupreskic, par. 30 ; Arrêt Kunarac, par. 39 ; Le Procureur c/ Mucic et consorts, IT-96-21-Abis, Arrêt relatif à la sentence, 8 avril 2003, par. 55.
33 - L’Accusation pourra également se prévaloir d’une décision rendue récemment par la Chambre d’appel en l’espèce : Le Procureur c/ Milosevic, IT-02-54-AR73.4, Décision relative à l’appel interlocutoire formé par l’Accusation contre la Décision relative à l’admissibilité de déclarations écrites présentées dans le cadre de l’exposé de ses moyens, 30 septembre 2003.
34 - Le Procureur c/ Ljubicic, IT-00-41-PT, Décision relative à la Requête du Procureur aux fins de dresser le constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires, 23 janvier 2003 ; Le Procureur c/ Krajisnik, IT-00-39-PT, Décision relative aux requêtes de l’Accusation aux fins du constat judiciaire de faits admis et de l’admission de déclarations écrites en application de l’article 92 bis, 28 février 2003 ; Le Procureur c/ Stankovic, Décision relative à la Requête de l’Accusation aux fins de constat judiciaire en application de l’article 94 B) du Règlement, 16 mai 2003.