Affaire n° : IT-02-54-AR73.5

LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit :
M. le Juge Fausto Pocar, Président

M. le Juge Mohamed Shahabuddeen
M. le Juge David Hunt
M. le Juge Mehmet Güney
Mme le Juge Inés Mónica Weinberg De Roca

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
31 octobre 2003

LE PROCUREUR

c/

Slobodan MILOSEVIC

_________________________________________

OPINION INDIVIDUELLE JOINTE PAR LE JUGE SHAHABUDDEEN À LA DÉCISION RENDUE LE 28 OCTOBRE 2003 PAR LA CHAMBRE D’APPEL, CONCERNANT L’APPEL INTERLOCUTOIRE INTERJETÉ PAR L’ACCUSATION CONTRE LA DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE VISANT À FAIRE DRESSER CONSTAT JUDICIAIRE DE FAITS ADMIS DANS D’AUTRES AFFAIRES, RENDUE LE 10 AVRIL 2003 PAR LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

_________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Geoffrey Nice, Mme Hildegard Uertz-Retzlaff et M. Dermot Groome

L’Accusé :

M. Slobodan Milosevic

Les Amici Curiae :

M. Steven Kay, M. Branislav Tapuškovic et M. Timothy McCormack

1. Je souscris à la décision rendue le 28 octobre 2003 par la Chambre d’appel mais je me prévaux du droit qui m’est reconnu à la dernière page de celle-ci de joindre l’exposé de mon opinion individuelle.

2. Je souscris à la décision pour deux raisons interdépendantes. Je considère i)  que les « faits ou […] moyens de preuve documentaires admis lors d’autres affaires  » et dont il est dressé constat judiciaire en vertu de l’article 94 B) du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement ») peuvent être contestés par la partie adverse et ii) qu’au regard de cet article du Règlement, il peut être dressé constat judiciaire d’éléments pouvant « raisonnablement être contestés ».

A. Les éléments sont-ils contestables ?

3. Il convient de faire le départ entre deux cas de figure, à savoir le constat judiciaire d’un fait donné et les constatations faites par un juge sur la base de moyens de preuve. De longs développements doctrinaux ont été consacrés à cette question mais on peut la simplifier si l’on garde à l’esprit d’une part, la situation du Tribunal, lequel est un organe judiciaire international qui n’est pas tenu par les règles régissant l’administration de la preuve en droit interne et, d’autre part, les deux dispositions qu’il a adoptées en la matière dans le cadre de l’article  94 du Règlement. Celui-ci, intitulé « Constat judiciaire », dispose comme suit :

A) La Chambre de première instance n’exige pas la preuve de faits de notoriété publique, mais en dresse le constat judiciaire.

B) Une Chambre de première instance peut, d’office ou à la demande d’une partie, et après audition des parties, décider de dresser le constat judiciaire de faits ou de moyens de preuve documentaires admis lors d’autres affaires portées devant le Tribunal et en rapport avec l’instance.

Le paragraphe A) a été introduit en février 1994 et le paragraphe B) en juillet 1998. Auquel des deux cas de figure mentionnés ci-dessus ces deux paragraphes correspondent -ils respectivement ?

4. L’article 94 A) relève du premier. Il traite du cas habituel du constat judiciaire de « faits de notoriété publique ». Comme le montre la doctrine, le juge peut procéder à des investigations avant de décider de dresser constat judiciaire mais cela ne signifie pas qu’il tire une conclusion sur la base de moyens de preuve : il ne fait que recueillir des éléments susceptible de nourrir son jugement. La notoriété des faits en question est à la base de l’action du juge, dont le pouvoir d’intervention est en grande partie lié auxdits faits. En pareil cas, l’article commande de dresser le constat judiciaire et empêche le juge d’exiger la preuve des faits en question. Partant, comme la décision de dresser constat judiciaire ne repose pas sur des moyens de preuve, aucune des parties ne peut produire d’éléments en réfutation.

5. En revanche, et bien qu’il parle aussi de « constat judiciaire », le paragraphe  B) de l’article 94 du Règlement s’apparente davantage au deuxième cas de figure, s’il n’en relève pas directement. Il présente quatre différences avec le paragraphe  A).

6. Premièrement, à la différence du paragraphe A), le paragraphe B) de l’article  94 confère un pouvoir discrétionnaire : la Chambre de première instance peut décider de dresser ou non constat judiciaire. Deuxièmement, les parties ont le droit d’être entendues avant que la Chambre de première instance ne prenne sa décision ; le paragraphe  A) de l’article 94 ne leur reconnaît aucun droit de ce type, bien qu’elles puissent se voir octroyer ce privilège. Troisièmement, le paragraphe B) de l’article 94 s’appuie sur la circonstance que le fait a été admis ou le moyen de preuve documentaire présenté lors d’autres affaires, même si le fait ou le moyen de preuve documentaire en question ne concerne pas des « faits de notoriété publique », au sens du paragraphe A) de l’article 94, mais plutôt des points en litige en l’espèce (matters at issue in the current proceedings). Quatrièmement, le paragraphe B) traite par conséquent d’un cas de figure dans lequel il est nécessaire de produire des preuves, à moins que cela ne soit exclu par le recours au constat judiciaire ; la présentation de preuves n’est pas nécessaire dans le cadre du paragraphe A).

7. Il s’ensuit que si la Chambre de première instance décide, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, de ne pas avoir recours au pouvoir que lui confère l’article 94 B), il faut alors administrer la preuve des points en litige (matters at issue) de la manière habituelle ; dans ce cas, la partie adverse a incontestablement le droit d’apporter la preuve contraire. Ce droit de réfutation disparaît-il lorsque la Chambre de première instance décide de dresser constat judiciaire du fait en question en tant que fait admis lors d’une autre affaire ?

8. Le fait que l’article 94 B) du Règlement parle de recours au mécanisme du « constat judiciaire » n’occulte pas la nature véritable de ce que cette disposition prévoit et cette nature importe dans le cadre de cette analyse. A priori, la disposition ne traite pas de faits de notoriété publique dont on ne saurait apporter la preuve s’il en est dressé constat judiciaire. Elle utilise le mécanisme du « constat judiciaire  » pour instaurer une exception à la nécessité de présenter des preuves concernant les points en litige (matters at issue) entre les parties et qu’on doit donc établir en en administrant la preuve de la manière habituelle. Cela étant, ce «  constat judiciaire » là n’a pas les mêmes conséquences que dans le cas des faits de notoriété publique.

9. D’aucuns estiment que l’expression « constat judiciaire » devrait être prise dans le même sens dans les deux dispositions où elle figure. Il est indéniable que donner le même sens à la même série de mots lorsqu’elle figure dans différentes parties d’un texte constitue une bonne règle d’interprétation juridique. Cependant, cette règle n’est pas inflexible et les précédents montrent qu’elle souffre des exceptions si le contexte l’exige1. À mon avis, le contexte exige en l’espèce que l’expression « constat judiciaire  » ne soit pas prise dans le même sens dans les deux dispositions considérées.

10. Il se peut qu’on se soit inspiré pour rédiger le paragraphe B) de l’article  94 des dispositions adoptées par les États pour permettre le constat judiciaire d’éléments ne pouvant pas tous être qualifiés de faits de notoriété publique. Mais ces dispositions présentent trois caractéristiques.

11. Premièrement, elles concernent des faits qui, même s’ils ne sont pas de notoriété publique, sont manifestement susceptibles d’être vérifiés dans les moindres détails. Dans cette situation, le législateur intervient pour dire qu’il n’est pas nécessaire de produire des moyens de preuve — même si par ailleurs, rien ne s’y oppose — parce que cet effort constituerait une perte de temps. En l’espèce, on peut manifestement vérifier dans les moindres détails le processus par lequel un fait a été admis dans une autre affaire. Mais l’exactitude du fait en question ne se prête peut-être pas à pareille vérification. Cette exactitude peut revêtir une importance capitale et le point de vue de la partie adverse peut se révéler très différent. Pourquoi se verrait-elle empêchée de le faire valoir ?

12. Deuxièmement, ces dispositions sont le plus souvent de nature fondamentale2, circonstances qui, par elle-même, tend dans une certaine mesure à mettre à l’abri de toute contestation les décisions prises sous leur régime. L’article 94 B), par contre, est une disposition de nature subsidiaire : il a été adopté par les juges dans l’exercice du pouvoir réglementaire que leur confère l’article 15 du Statut. Il convient donc de garder à l’esprit les limites fixées par le Statut, et en particulier l’exigence générale d’équité du procès.

13. Troisièmement, il n’y a généralement pas de risque de conflit entre ces dispositions et l’exigence impérieuse de respect de la présomption d’innocence : le mécanisme qu’elles mettent en place n’est pas du genre à remettre en question cette présomption. Mais en l’absence d’un droit de réfutation, l’article 94 B) du Règlement fonctionnerait, lui, d’une manière telle qu’il y aurait effectivement un risque de conflit avec la présomption d’innocence. Pourquoi ?

14. S’il n’existe pas de droit de réfutation, le constat judiciaire a pour effet de rendre le fait admis dans une autre affaire opposable à la partie adverse, sans que celle-ci ait eu l’occasion de le contester avec de nouveaux éléments de preuve. On ne saurait affirmer avec assez de force que cette situation est inacceptable, en particulier au pénal. Le fait admis dans une autre affaire peut se révéler important pour l’issue de l’espèce considérée. Ainsi qu’il est expliqué plus loin, il peut être en rapport avec un point qui peut être raisonnablement contesté par la partie adverse.

15. Par conséquent, on serait fondé à objecter qu’en l’absence d’un droit de réfutation, il y a atteinte à la présomption d’innocence, laquelle est garantie par l’article  21 3) du Statut. Le Règlement doit être lu à la lumière du Statut. Il y a donc une raison impérieuse de considérer que l’exactitude d’un fait admis dans une autre affaire, dont il est dressé constat judiciaire en vertu de l’article 94 B), n’est pas opposable de manière absolue à l’accusé en l’espèce. Ces considérations valent également lorsque la Chambre applique d’office l’article 94 B) du Règlement.

16. Il est vrai que l’article 94 B) mentionne les « faits admis », et non les éléments de preuve qui ont fondé leur admission ; le fait admis peut cependant se révéler tout aussi important pour la partie adverse que les preuves qui le fondent. Il se trouve, en outre, que la Chambre de première instance est censée dresser « constat judiciaire » non seulement de « faits admis » mais également de « moyens de preuve documentaires ». Concrètement, il se peut que la décision d’admission prise par la première Chambre de première instance ne se soit pas étendue aux « moyens de preuve documentaires » présentés. Pourquoi la partie adverse ne pourrait-elle pas contester les « moyens de preuve documentaires » ou leurs effets véritables ?

17. On peut ajouter à cela que s’il existe un droit de réfutation, ce n’est pas à lui qu’il est fait allusion dans l’article 94 B) du Règlement, lorsqu’il y est question de dresser le constat judiciaire « après audition des parties ». Celles -ci sont entendues avant que la Chambre de première instance ne décide de dresser constat judiciaire du fait admis. La question est de savoir si la partie adverse a le droit de réfuter le fait admis après qu’il en a été dressé constat judiciaire. J’estime qu’un tel droit existe.

18. L’importance de reconnaître à l’accusé un droit de réfutation trouve son illustration dans le déroulement de l’affaire États-Unis c/ Weizsaecker3. Dans le cadre de cette affaire, l’article X de l’Ordonnance n° 7 des Autorités militaires, du 18 octobre 1945, disposait que certaines conclusions du Tribunal militaire international « SliaientC les tribunaux établis Sen vertu de cette ordonnanceC et Sne pouvaient pasC être remises en question sauf dans la mesure où elles pourraient concerner la participation aux actes ou la connaissance de ces actes par une personne donnée »4 Straduction TPIYC. Le tribunal saisi de cette affaire a néanmoins décidé, sans invoquer l’exception prévue, de permettre à la défense de produire des preuves en réfutation d’un point auparavant admis par le Tribunal militaire international, en affirmant ce qui suit : « ce faisant, nous n’avons pas considéré que cet article limitait le droit du Tribunal Sde céansC de tenir compte de toute preuve susceptible de conduire à la juste détermination des faits » Straduction TPIYC.

19. L’affaire Weizsacker peut être interprétée comme signifiant que le second tribunal était effectivement lié par la décision antérieure (comme le prescrivait l’article X de l’Ordonnance) mais seulement par celles de ses conclusions qui concernaient les faits jugés par le premier tribunal. Il s’ensuit que cela n’empêchait pas le second tribunal de se poser la question de l’applicabilité de la décision antérieure à la nouvelle affaire, à la lumière de tout fait nouveau. Un raisonnement similaire peut être appliqué pour confirmer l’existence d’un droit de réfutation en l’espèce.

20. En dernier lieu, une objection intéressante découle de l’opinion de la Chambre de première instance selon laquelle « un fait, lorsqu’il est admis, est un fait accepté par la Chambre qui ne saurait donner lieu à une présomption »5. Cet argument consiste à dire que concéder un droit de réfutation à la partie adverse a pour effet de convertir le constat judiciaire d’un fait admis en une présomption d’exactitude et qu’il ne saurait en être ainsi parce que le constat judiciaire ne souffre pas contestation.

21. Cependant, comme nous l’avons vu plus haut, la question porte non pas sur le recours à la simple expression « constat judiciaire » mais sur le contexte dans lequel elle est utilisée, compte tenu des contraintes issues du Statut, en vertu duquel les juges ont adopté l’article du Règlement relatif au constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires. Interprété dans ce contexte, il semble que le constat judiciaire d’un fait admis dans une autre affaire crée, sinon une présomption, du moins quelque chose qui y ressemble6, dans la mesure où le juge doit nécessairement conclure à l’exactitude du fait en question — mais uniquement jusqu’à preuve du contraire.

22. Cette limitation s’applique tout particulièrement dans les affaires pénales. Elle sous-tend l’article 201 g) des United States Federal Rules of Evidence, qui dispose ce qui suit : « En matière pénale, le juge informe le jury7 qu’il peut, sans toutefois y être tenu, considérer comme incontestable tout fait dont il a été dressé constat judiciaire » Straduction TPIYC. Commentant cette disposition, un spécialiste de la question a estimé qu’« SeCn matière pénale, l’article 201, alinéa g) traite le constat judiciaire comme une présomption8  : il dispense une partie de la nécessité de produire des preuves mais n’empêche pas l’autre de contester » les faits dont il a été dressé constat judiciaire en présentant au jury des éléments de preuve ou des arguments à cet effet9.

23. À cet égard, l’article 15 du Statut confère aux juges du Tribunal le pouvoir de rédiger des règles d’administration de la preuve. C’est dans le cadre de cette compétence qu’il leur appartient de rédiger un article permettant de considérer qu’un fait est présumé avoir été prouvé si certains autres sont démontrés. Un tel article peut, par exemple, avoir pour effet de disposer que la preuve de la présence d’une armée étrangère sur le territoire d’un pays sera présumée avoir été apportée s’il est démontré qu’une Chambre de première instance a fait une telle constatation. Mais cette compétence ne peut être exercée que dans des limites raisonnables10. Il doit, en particulier, être tenu compte de la présomption d’innocence, contrepartie du principe qui attribue à l’accusation la charge de la preuve11. Cela signifie qu’il convient également de tenir compte de l’existence du droit de réfuter les éléments présentés par l’accusation12, tout particulièrement lorsque le point en question est « en litige » (at issue ) entre les parties. En l’absence d’un tel droit de réfutation, il pourrait effectivement y avoir atteinte à la présomption d’innocence.

24. Si l’on considère les choses de ce point de vue, il n’est pas question d’un renversement de la charge de la preuve. Il faut distinguer le fait de faciliter l’administration de la preuve de celui de dispenser l’accusation de prouver ses allégations. Il n’est pas dit que l’accusé doit prouver son innocence ; l’accusation doit toujours prouver qu’il est coupable. La règle établie se contente à cet égard de faciliter l’administration de la preuve en permettant à une partie de rapporter les preuves requises d’une certaine manière. La valeur à accorder à ces preuves doit alors être débattue entre les parties de la manière habituelle. La valeur des preuves devant encore être établie — y compris celle des preuves résultant du constat judiciaire de faits admis lors d’une autre affaire —, l’accusé jouit d’un droit de réfutation.

B. Le constat judiciaire est-il exclu lorsque la partie adverse peut raisonnablement contester le fait en question ?

25. Je conviens que lorsque les éléments se rapportent à un point que la partie adverse à l’espèce considérée ne peut pas « raisonnablement contester », le constat judiciaire du fait admis lors d’une autre affaire n’est pas susceptible d’être contesté. Il n’est, de fait, nul besoin de réfuter un fait qu’on ne conteste pas ; il y aurait là une contradiction manifeste. En revanche, si les éléments se rapportent à un point qui peut effectivement être raisonnablement contesté par la partie adverse, tout plaide pour l’existence du droit de les réfuter.

26. Pour résumer, la question revient donc à déterminer si la disposition peut être interprétée de manière à signifier que le constat judiciaire prévu à l’article 94  B) du Règlement ne s’applique qu’aux éléments se rapportant à un point qui ne peut pas être raisonnablement contesté par la partie adverse à l’espèce considérée. Pour les raisons exposées ci-dessous, je n’ai pas réussi à trouver dans les textes pertinents de fondement à pareille restriction ; bien au contraire.

27. L’article 201 des United States Federal Rules of Evidence précise en son alinéa a) qu’il ne « régit que le constat judiciaire de faits qui concernent spécifiquement les parties au litige (adjudicative facts) » — remarquons, au passage qu’il ne s’agit pas de faits admis (adjudicated facts), comme dans l’article 94 B) du Règlement. Le paragraphe b) de l’article 201 dispose ensuite comme suit :

Le fait dont il est dressé constat judiciaire doit nécessairement être à l’abri de toute contestation raisonnable soit 1) parce qu’il est notoire dans le ressort de la juridiction de jugement, soit 2) parce qu’il est susceptible d’être facilement vérifié dans les moindres détails par le recours à des sources dont la fiabilité ne peut raisonnablement être mise en doute. [traduction TPIY].

28. Dans son économie, cet article se distingue à un triple point de vue de l’article  94 B) du Règlement. Premièrement, l’article du règlement fédéral américain parle d’un fait qui ne prête pas à « contestation raisonnable », mais pas l’article 94  B) du Règlement. Deuxièmement, aux termes de l’article américain, le fait dont il est dressé constat judiciaire doit être « à l’abri de toute contestation raisonnable, parce que les éléments fondant le constat judiciaire échappent eux-mêmes à toute contestation raisonnable ; ce n’est pas le cas dans le cadre fixé par l’article  94 B) du Règlement. Troisièmement, l’article américain n’utilise pas la formule « at issue », qui figure par contre dans l’article 94 B).

29. La version en anglais de l’article 94 B) dispose explicitement que la règle s’applique à des éléments en rapport avec des points en litige en l’espèce (matters at issue in the current proceedings). Une source faisant autorité donne de l’expression « at issue » la définition suivante : « [t]aking opposite sides (s’opposant sur la question) ; under dispute (contesté) »13. Par conséquent, on peut dire d’un point qui est « at issue » (en litige) qu’il est « in reasonable dispute » (fait l’objet d’une contestation raisonnable ). Il serait inacceptable d’extrapoler que l’article ne s’applique qu’à des points qui ne font pas l’objet d’une contestation raisonnable, car cela irait à l’encontre de l’intention avouée. Avec tout le respect dû, aucune disposition n’étaye la conclusion tirée par la Chambre de première instance saisie de l’affaire Simic (et suivie dans d’autres affaires)14, selon laquelle l’article 94 du Règlement « doit être entendu comme couvrant des faits ne pouvant raisonnablement être contestés […] ».

30. On pourrait objecter que l’expression « at issue » peut s’appliquer à des points de fait en rapport avec l’instance mais sur lesquels les parties ne sont pas divisées. Mais si tel était le cas, ces points pourraient faire l’objet d’un accord du type prévu à l’article 65 ter H) du Règlement, sans qu’il soit nécessaire de recourir à l’article 94 B). En tout état de cause, que cette interprétation soit possible ou pas, elle n’a pas d’incidence sur le fait que l’expression désigne des points que la partie adverse conteste activement.

31. On peut se demander comment, en dépit d’un texte clair semblant affirmer le contraire, on a pu en venir à considérer que le constat judiciaire d’un fait admis était limité aux cas où le fait en question ne pouvait pas être raisonnablement contesté par la partie adverse. On a probablement considéré que pareil fait était irréfutable. Partant, il a pu sembler justifié de limiter l’application de l’article aux cas où le fait n’était pas raisonnablement contesté par la partie adverse. Cette limitation est toutefois contraire à la mention expresse, dans la version anglaise de l’article, des « matters at issue » (points en litige).

32. Lorsque comme ici, il n’y a pas de limitation de ce type et qu’il est donc possible de dresser constat judiciaire d’un point même si la partie adverse le conteste raisonnablement, on se trouve conforté dans l’interprétation attribuant à l’auteur du texte l’intention de reconnaître à la partie adverse la possibilité de réfuter le point dont il a été dressé constat judiciaire. À défaut, et bien que les éléments ayant fait l’objet du constat judiciaire soient en rapport avec un point en litige entre les parties, la partie adverse ne serait pas autorisée à les contester, quelle que soit leur importance au regard du point en litige.

33. Dans le cadre fixé par l’article 94 B), le constat judiciaire porte en effet sur des points en litige (matters at issue). Cette expression ne saurait être entendue comme renvoyant à son contraire, à savoir des points non litigieux. Mais le fait que le constat judiciaire porte sur des points en litige est contrebalancé par l’existence d’un droit de réfutation ; les deux circonstances sont liées et interdépendantes.

34. J’ai une dernière remarque à ce sujet. Elle concerne la référence au sens de l’expression « faits admis », à la note 10 de la décision de la Chambre d’appel en l’espèce. C’est à bon droit que celle-ci a entrepris de veiller à ce qu’il ne soit pas dressé constat judiciaire de constatations susceptibles d’être révisées en appel et je partage son point de vue. Partant, si aucun appel n’a été interjeté contre une constatation donnée, il peut en être dressé constat judiciaire dans une autre affaire, indépendamment du fait qu’un appel soit pendant concernant d’autres aspects du jugement.

C. Conclusion

35. L’article 94 B) du Règlement simplifie la tâche de la partie requérante en lui permettant de présenter des preuves sous forme « de faits ou de moyens de preuve documentaires admis lors d’autres affaires », plutôt que de la manière habituelle. Il vise à faciliter l’administration de la preuve par la partie requérante en vue d’accélérer le procès, en substituant au mode normal, mais long, d’administration de la preuve un mode plus rapide ; il créé également une présomption d’exactitude du fait admis, jusqu’à preuve du contraire. Il n’a pas pour objet de priver la partie adverse du droit d’administrer cette preuve contraire.

36. Cette conclusion est en phase avec la prudence reconnue de mise en la matière et avec la remarque générale selon laquelle « SlCe constat judiciaire est simplement un substitut de la méthode traditionnelle d’administration de la preuve des faits à établir »15.

37. En somme, la question revient à se demander si, en cette époque marquée par la promotion des droits de l’homme (y compris ceux pouvant être en jeu dans le domaine du droit international pénal), le Règlement élaboré par les juges du Tribunal dans l’exercice de leur pouvoir réglementaire peut exclure le droit habituellement reconnu à une partie à une affaire pénale de réfuter un point de fait, lorsque celui-ci n’est pas un fait de notoriété publique. Je ne le crois pas, préférant m’en tenir à la jurisprudence antérieure du Tribunal16. Par conséquent, je souscris à la décision de la Chambre d’appel de faire droit au recours.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

_________
Mohamed Shahabuddeen

Fait le 31 octobre 2003
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - Voir Maxwell on the Interpretation of Statutes, 12e édition (Londres, 1969), p. 279 et 280 ; Craies on Statute Law, 7e édition (Londres, 1971), p. 168 et 169 ; et F.A.R. Bennion, Statutory Interpretation, 4e édition (Londres, 2002), p. 1042 et 1043.
2 - À toutes fins pratiques, cette remarque vaut également pour l’article IX de l’Ordonnance n° 7 des Autorités militaires, datée du 18 octobre 1946, qui faisait obligation aux tribunaux militaires de dresser constat judiciaire « des dossiers et conclusions des tribunaux militaires et autres de tout membre de l’Organisation des Nations Unies » [traduction TPIY].
3 - « Affaire des Ministères », Trials of War Criminals Before the Nuremberg Military Tribunals under Control Council Law No. 10 (ci-après « TWC »), vol. XIV, p. 317 et 323.
4 - TWC, vol. 6, p. XXVI (Buffalo, New York, 1977).
5 - Page 5 de la décision attaquée.
6 - Voir certaines des références citées dans la décision Cox v. Crooks (No. 2), [2000] TASSC 34.
7 - Dans ce Tribunal, ce sont les juges qui établissent les faits mais cette différence n’est pas considérée comme importante au regard de la question ici étudiée.
8 - Non souligné dans l’original.
9 - Wright et Graham, Federal Practice and Procedure, vol. 21, Section 5111 (Supp. 1999), cité dans United States v. Bello, 194 F.3d 18 (1999) [traduction TPIY].
10 - Voir Arrêt Hoang. c. France, Cour eur. D. H., 25 septembre 1992, par. 33 ; Arrêt Salabiaku c. France, 7 octobre 1988, par. 28 ; Affaire Bullock c. Royaume-Uni, Décision sur la recevabilité, Commission européenne des droits de l’homme, 16 janvier 1996, par. 1 (disponible uniquement en anglais).
11 - Voir Stephen Seabrooke et John Sprack, Criminal Evidence and Procedure (Londres, 1996), p. 6, par. 1.3.3. ; Jugement Vasiljevic, affaire n° IT-98-32-T, 29 novembre 2002, par. 12.
12 - Voir supra Décision Bullock c. Royaume-Uni, par. 1.
13 - Voir Black’s Law Dictionary, 7e édition (Minnesota, 1999), p. 122 [traduction TPIY]. Si la présente discussion se fonde depuis le départ sur le texte anglais du Règlement, il convient de noter que la version française peut présenter des différences de formulation. Cela étant, les termes français « en rapport avec l’instance » ne signifient certainement pas qu’on ne peut dresser constat judiciaire d’un point que s’il ne peut raisonnablement être contesté.
14 - Affaire n° IT-95-9-PT, 25 mars 1999, p. 4.
15 - Affaire Grand Opera Co. v. Twentieth Century-Fox Film Corp., C.A.7 (Ill.) 1956, 235 F. 2d, p. 307. Voir aussi affaire U.S. v. Briddle, S.D.Cal. 1962, 212 F. Supp., p. 589.
16 - À l’extérieur du Tribunal, la controverse fait rage entre les tenants de la « contestabilité » et ceux de l’« incontestabilité ». Notons cependant que dans la décision rendue en l’affaire Government of Virgin Islands v. Gerau, C.A.3 (Virgin Islands) 523 F. 2d 140 (1975), p. 147, note 17, il est dit que des faits dont il a été dressé constat judiciaire « peuvent […] faire l’objet d’une réfutation ».