Affaire n° : IT-02-54-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Patrick Robinson, Président
M. le Juge O-Gon Kwon
M. le Juge Iain Bonomy

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
17 mai 2005

LE PROCUREUR

c/

SLOBODAN MILOSEVIC

_______________________________________________

DECISION RELATIVE A LA DEMANDE DE REEXAMEN PRESENTEE PAR L’ACCUSATION EN RELATION AVEC LES DEPOSITIONS DES TEMOINS A DECHARGE MITAR BALEVIC, VLADISLAV JOVANOVIC, VUKASIN ANDRIC ET DOBRE ALEKSOVSKI

ET

DECISION RENDUE D’OFFICE REVENANT SUR L’ADMISSION DES PIECES A CONVICTION 837 ET 838 CONCERNANT LA DEPOSITION DU TEMOIN A DECHARGE BARRY LITUCHY

_______________________________________________

Le Bureau du Procureur :

Mme Carla Del Ponte
M. Geoffrey Nice

L’Accusé :

Slobodan Milosevic

Les Conseils commis d’office par la Chambre :

M. Steven Kay
Mme Gillian Higgins

L’Amicus Curiae :

M. Timothy McCormack

 

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal international ») est saisie d’une requête par laquelle l’Accusation lui demande de reconsidérer son refus de verser au dossier certaines pièces à conviction à charge présentées pendant l’exposé des moyens de la Défense (Prosecution Motion for Reconsideration of the Trial Chamber’s Refusal to Admit Certain Prosecution Exhibits During the Defence Case), requête déposée le 15 mars 2005 (la « Requête »), et rend la présente décision ainsi qu’une décision prise d’office concernant les pièces à conviction 837 et 838.

A. Arguments des parties

1. Requête de l’Accusation

1. Dans la Requête, l’Accusation demande à la Chambre de première instance de reconsidérer à la lumière d’une nouvelle décision et de nouveaux arguments son refus de verser au dossier certaines pièces à conviction qu’elle a présentées pendant le contre- interrogatoire des témoins à décharge Mitar Balevic, Vladislav Jovanovic, Vukašin Andric et Dobre Aleksovski1.

2. L’Accusation fait valoir que sa demande s’explique en partie par la découverte d’une « nouvelle » décision qui n’était pas connue ou que la Chambre de première instance n’a pas prise en considération lorsqu’elle a statué2 et qui, selon elle, plaide en faveur de l’admission de pièces présentées pendant un contre-interrogatoire et mettant en cause la crédibilité d’un témoin. Elle affirme en outre que le parti qu’a apparemment pris la Chambre de première instance de n’admettre les documents présentés par l’Accusation que lorsqu’ils « sont acceptés/reconnus par le témoin à décharge » crée le risque que les témoins de la Défense mettent globalement en cause la véracité d’un document qui leur est soumis pendant le contre-interrogatoire, ce qui entraînerait son exclusion, aussi incroyable que puisse être cette mise en cause3. L’Accusation soutient également que « le souci de mener le procès à son terme primant sur toute autre considération » lorsque vient pour la Chambre de première instance le moment de décider du temps qui sera laissé à la présentation des moyens en réplique ou à la reprise de l’exposé des moyens à charge (si cette reprise est permise), elle devrait être autorisée à produire des éléments de preuve pendant un contre-interrogatoire 4. Enfin, l’Accusation fait observer que la Chambre de première instance a appliqué deux critères différents pour l’admission des éléments de preuve à charge et à décharge5. L’Accusation expose d’autres arguments, précis, en ce qui concerne chacun des documents pour lesquels elle demande un réexamen à l’Annexe 1 à la Requête.

2. Réponse des conseils commis d’office

3. Les conseils commis d’office affirment que la Décision Hadzihasanovic invoquée par l’Accusation n’est pas nouvelle car eux-mêmes 1) l’ont portée à son attention avant les exposés consacrés à la question le 9 février 2005 et 2) l’ont mentionnée dans leur exposé devant la Chambre de première instance6. Par conséquent, ils soutiennent que la Requête est mal fondée puisque « aucune raison valable n’a été avancée pour justifier un réexamen par la Chambre de première instance des décisions qu’elle a rendues quant à l’admissibilité7  ». Selon eux, l’idée, émise par l’Accusation, qu’à la suite des décisions de la Chambre de première instance, des témoins à décharge pourraient à l’avenir faire délibérément obstacle à l’admission d’éléments de preuve à charge en refusant de reconnaître la véracité de leur contenu est « à la fois injustifiée et peu plausible  » et rien ne vient accréditer une telle idée8. De plus, les conseils commis d’office affirment que l’appréciation portée par l’Accusation sur l’approche de la Chambre de première instance en matière d’admission qu’elle juge déséquilibrée est injustifiée9. Enfin, les conseils commis d’office récusent les arguments tirés par l’Accusation de la durée de l’exposé des moyens en réplique, et font remarquer que la question qui se pose dans le cadre de la réplique est celle de l’admissibilité des moyens de preuve présentés à ce stade et non celle du temps alloué et de l’admissibilité des éléments de preuve produits pendant la présentation des moyens à décharge.

3. Réplique de l’Accusation

4. L’Accusation admet dans sa réplique qu’elle avait connaissance de la Décision Hadzihasanovic au moment de son exposé du 9 février 2005 et « regrette de ne pas [alors] en avoir tenu compte10  ». Elle tente de s’en expliquer en faisant valoir qu’elle n’a pas eu la possibilité de répondre aux arguments des conseils commis d’office et que la Chambre de première instance n’a pas mentionné la Décision Hadzihasanovic en rendant les décisions attaquées sur l’admission de plusieurs documents11. L’Accusation reprend donc ses arguments concernant « les raisons pour lesquelles les principes nouveaux d’admissibilité sont erronés et le refus de la Chambre de première instance de verser au dossier certains documents injuste12  ».

5. La Réplique de l’Accusation reprend largement les arguments qu’elle a mis en avant dans la Requête et traite de sujets sans rapport avec la présente affaire.

B. Examen

1. Critère de réexamen

6. Pour que sa demande soit accueillie, l’Accusation doit convaincre la Chambre de première instance qu’il existe des raisons légitimes de reconsidérer ses décisions initiales.

7. La Chambre d’appel a précisé qu’« une Chambre de première instance peut toujours revenir sur une décision antérieure, pas seulement en raison de l’évolution des circonstances, mais aussi lorsqu’il apparaît que cette décision était erronée ou qu’elle a causé une injustice13 ». « [C]es circonstances particulières peuvent être des faits ou arguments nouveaux 14. » « Lorsque pareille décision est modifiée, la Chambre de première instance doit examiner très attentivement chaque point soulevé, et faire face aux conséquences que cette révision peut avoir eu sur la procédure qui se sera entre-temps déroulée conformément à la décision initiale 15. » « La décision d’une chambre [d’entreprendre ou non un réexamen] relève, en soi, du pouvoir […] d’appréciation qui lui est reconnu16. »

8. Le seul changement de circonstances invoqué par l’Accusation est l’existence de la Décision Hadzihasanovic, décision dont elle reconnaît maintenant qu’elle l’a improprement présentée comme telle. La Chambre de première instance va par conséquent examiner s’il y a d’autres raisons qui justifieraient un réexamen.

2. Réexamen des décisions relatives aux moyens de preuve potentiels

9. L’Accusation demande à la Chambre de première instance de reconsidérer son refus de verser au dossier des pièces qu’elle a présentées pendant le contre-interrogatoire de certains témoins à décharge. Pour la plupart de ces moyens de preuve potentiels, l’Accusation a présenté (sur la base d’un document ou d’une autre pièce) une affirmation au témoin qui, en réponse, soit ne l’a pas approuvée soit l’a rejetée catégoriquement soit ne pouvait rien dire d’intéressant à son sujet. Dans ces conditions, la Chambre de première instance a décidé que le moyen de preuve en question n’était pas admissible, faute de valeur probante. Si la réponse d’un témoin entraîne l’exclusion de l’élément de preuve potentiel sur lequel il était interrogé, l’Accusation n’a d’autre choix pour présenter celui-ci que de produire ses propres moyens de preuve. Or, elle ne peut le faire pendant la présentation des moyens à décharge, l’exposé de ses propres moyens étant terminé17. Pour contester un témoignage à décharge, l’Accusation peut présenter des documents aux témoins de la Défense à condition qu’elle le fasse conformément à l’article 90 H) du Règlement18, mais cela ne lui permet pas d’obtenir leur versement au dossier lorsqu’elle n’a pas convaincu les juges de leur admissibilité.

10. L’Accusation a invoqué la Décision Hadzihasanovic à l’appui de sa demande de réexamen. Les passages pertinents de cette Décision sont les suivants :

La Chambre pose, comme principe fondamental, que l’Accusation est tenue de présenter tous les moyens à charge dans le cadre de la présentation principale de sa cause. Ce principe figure dans la jurisprudence du Tribunal. Voir, par exemple, le paragraphe  14 de la décision rendue le 31 octobre 2000 par la Chambre de première instance dans l’affaire Kunarac, et le paragraphe 5 de la décision rendue le 10 septembre  2004 par la Chambre de première instance dans l’affaire Strugar.

En conséquence de ce principe, l’Accusation ne peut produire, dans le cadre de son contre-interrogatoire d’un témoin à décharge, de nouvelles pièces non déjà admises, dans le but de renforcer la présentation principale des éléments à charge ou d’introduire de nouveaux éléments concernant la responsabilité pénale des accusés.

* * *

L’Accusation peut aussi produire ou demander, lors d’un tel contre-interrogatoire, le versement au dossier de pièces qui n’ont pas déjà été admises, mais dans des conditions plus restreintes, au vu du principe fondamental énoncé plus haut.

De l’avis de la Chambre, l’Accusation peut produire, lors du contre-interrogatoire, toute pièce non déjà admise, dans le but de tester la crédibilité du témoin ou de rafraîchir la mémoire de ce dernier. Dans chacun de ces deux cas de figure, l’Accusation peut produire une pièce non déjà admise qui était à sa disposition avant ou après la clôture de sa présentation à charge19.

11. Dans cette Décision, il est admis que les parties peuvent utiliser dans le cadre d’un contre-interrogatoire des documents qu’elles n’ont pas communiqués comme éléments de leur dossier en application de l’article 65 ter du Règlement. Il en va de même de documents qui n’ont pas été communiqués en application de l’article 66 du Règlement puisque cet article concerne les pièces que l’Accusation doit utiliser dans le cadre de la présentation principale de ses moyens. D’un autre côté, la présentation de documents pendant un contre-interrogatoire ne devrait être autorisée que si ces documents contiennent des éléments de preuve qui ont déjà été admis, ce que ne dément pas la Décision Hadzihasanovic. De l’avis de la Chambre, cette Décision ne plaide par conséquent pas en faveur de l’admission des documents ainsi que le demande l’Accusation dans la Requête.

12. L’Accusation a demandé à maintes reprises l’admission de déclarations pour réfuter la déposition faite par un témoin à décharge, et un certain nombre de documents pour lesquels elle demande un réexamen entrent dans cette catégorie. L’Accusation a l’habitude de prendre contact avec les personnes qui ont fait des déclarations ou se sont prêtées à un entretien invoqués par l’Accusé lors de l’interrogatoire d’un témoin, et ce, afin d’obtenir d’elles une nouvelle déclaration contredisant la précédente. La Chambre de première instance a récemment été amenée à examiner la question de l’admissibilité de déclarations à propos du témoin à décharge Dragan Jasovic. Ce faisant, elle a fait observer que la Chambre d’appel avait estimé qu’ « [o]n ne peut autoriser une partie à présenter en vertu de l’article 89 C) la déclaration écrite d’un témoin potentiel recueillie par un enquêteur du Bureau du Procureur pour se soustraire à la rigueur de l’article 92 bis », mais que « l’article  92 bis n’a aucun effet sur les preuves indirectes qui n’ont pas été établies aux fins de la procédure20 ». La Chambre de première instance a conclu que la Chambre d’appel entendait par pièces « qui ont été établies aux fins de la procédure » des éléments recueillis pour les besoins du procès devant ce Tribunal, comme une déclaration de témoin recueillie par un enquêteur du Bureau du Procureur en réponse aux déclarations faites par des témoins pour les besoins de cette affaire21. Le recueil d’une déclaration dans les conditions évoquées ci-dessus amène de toute évidence à la conclusion que celle-ci a été recueillie aux fins de la présente procédure. Une telle déclaration ne peut en conséquence être admise que sur la base des articles  89 F)22 ou 92 bis du Règlement. Cependant, pour les motifs exposés ci-dessus, l’Accusation n’est pas fondée à demander le versement au dossier de ces déclarations qui contredisent la déposition faite par un témoin de la Défense dans le cadre de l’exposé des moyens à décharge. La question de l’admissibilité des pièces comme preuves par ouï-dire, ou à un autre titre dans le respect du Règlement ou de la pratique du Tribunal international, ne se pose pas parce que l’Accusation ne peut obtenir pendant la présentation des moyens à décharge le versement au dossier de pièces qu’elle ne peut produire dans les règles pendant un contre-interrogatoire.

13. Comme la Chambre de première instance l’a à maintes reprises fait observer, l’Accusation peut assurément toujours demander l’admission de preuves pertinentes en réfutation si elles répondent aux conditions d’admission qui leur sont applicables. L’Accusation soutient à ce propos que le souci de la Chambre de première instance de mener rapidement le procès à son terme « primera sur toute autre considération  », ce qui donne apparemment à penser que cette dernière sera peu disposée à verser au dossier des documents normalement admissibles en réfutation. La Chambre de première instance n’accepte pas les affirmations de l’Accusation, pas plus qu’elle ne juge que les arguments avancés par l’Accusation plaident fortement en faveur du réexamen demandé. Il est certainement préférable d’éviter de demander l’admission d’une grande quantité de moyens de preuve en réfutation. De plus, toute pièce devrait répondre aux conditions d’admission applicables, et la Chambre appliquera ces conditions en temps utile. Cependant, un tel argument ne justifie en rien l’admission de pièces qui autrement auraient été admissibles.

14. L’Accusation reprend un argument souvent avancé par elle selon lequel la présentation des moyens de la Défense est « une présentation élargie ». Elle ne tente pas dans la Requête d’expliquer ce qu’elle entend par là. Elle peut difficilement parler d’une présentation « élargie » seulement parce que les témoins de moralité que l’Accusé appelle à la barre évoquent des événements dont il n’a pas été question dans la présentation des moyens à charge. Si l’Accusation était autorisée à présenter ses propres moyens de preuve lors de la présentation des moyens à décharge afin de répondre aux points particuliers soulevés par les témoins de la Défense en réponse aux arguments avancés ou aux accusations portées contre l’Accusé dans le cadre de la présentation des moyens à charge, la direction du procès par la Chambre, direction qui passe par l’allocation aux parties d’un temps d’audience pour la présentation de leurs moyens, s’en trouverait tout simplement remise en cause. Il est donc tout à fait possible que la déposition d’un témoin à décharge soit laissée sans réponse. Dans de telles circonstances, il appartiendra à la Chambre de première instance d’apprécier cette déposition eu égard à l’ensemble des éléments de preuve pertinents versés au dossier. Au bout du compte, si la Chambre se trouve confrontée à un problème particulier tenant au mode de présentation des moyens de preuve, elle peut toujours ordonner la production de moyens de preuve supplémentaires ou d’office citer des témoins à comparaître en application de l’article 98 du Règlement.

15. L’Accusation évoque le risque que la nouvelle de la décision prise au sujet des moyens de preuve en cause se répande et que les témoins « manipulent » leur déposition en conséquence, se contentant de réfuter toute assertion figurant dans un document ou dans une autre pièce que l’Accusation leur présentera au cours du contre-interrogatoire. C’est un risque qui peut exister. Cependant, rien n’indique que ce risque se soit matérialisé en l’espèce et, en tout état de cause, il n’est pas certain que ce soit là une raison d’admettre des pièces qui autrement, seraient inadmissibles. Il serait assurément malvenu pour la Chambre de première instance de prendre en compte un tel argument lorsqu’il prend la forme d’une affirmation générale.

16. L’Accusation avance de façon énigmatique que la présentation de nouveaux documents pourrait aider la Chambre de première instance dans sa « recherche de la vérité23  ». L’Accusation ne cite aucun précédent à l’appui de cette assertion pas plus qu’elle ne s’en explique. La Chambre fait observer que l’article 90 F) i) du Règlement dispose que « [l]a Chambre de première instance exerce un contrôle sur les modalités de l’interrogatoire des témoins et de la présentation des éléments de preuve, ainsi que sur l’ordre dans lequel ils interviennent, de manière à i) rendre l’interrogatoire et la présentation des éléments de preuve efficaces pour l’établissement de la vérité  ». L’allusion faite par l’Accusation semble n’être rien de plus que la reconnaissance de la finalité de tout procès pénal. Une telle affirmation de principe ne confère aucun poids à la demande de réexamen formulée par l’Accusation.

17. L’Accusation fait également allusion à la remarque faite par le Président de la Chambre de première instance au procès, selon laquelle le système de droit qui s’applique au Tribunal international est sui generis. Il semble que ce soit là une allusion à ce qui a été décrit ailleurs comme un corps de règles hybride en ce qui concerne l’admissibilité des preuves, le Tribunal international n’étant à proprement parler ni une juridiction de common law ni une juridiction de tradition civiliste24. L’Accusation affirme que la Chambre de première instance fait dans ses décisions une application trop formaliste des règles d’administration de la preuve propres aux systèmes de droit accusatoires. Comme la Chambre de première instance l’a récemment affirmé dans l’affaire Limaj, « bien que les règles de procédure et de preuve de ce Tribunal tentent d’amalgamer des éléments empruntés à la fois aux systèmes de tradition civiliste et au système accusatoire, elles restent essentiellement de type accusatoire25 ». La Chambre de première instance a tenu compte de l’article 85 du Règlement. Elle a également pris en considération l’article 90 H) du Règlement. Comme il a été dit plus haut, la décision de la Chambre de première instance s’explique principalement par le fait que la présentation des moyens à charge est maintenant terminée et que l’Accusation ne peut demander le versement au dossier de pièces ponctuellement pendant la présentation des moyens à décharge afin de contester les moyens de preuve de la Défense. Pour ce qui est de la Requête, l’Accusation n’a pas convaincu la Chambre de première instance qu’il y a lieu de reconsidérer la question de l’admission des documents en question.

18. Enfin, l’Accusation soutient que la Chambre de première instance applique différentes conditions d’admission des preuves selon les parties. Elle fait valoir que « si le seuil retenu pour l’admission des preuves présentées par l’Accusé semble s’abaisser , celui retenu pour l’admission des pièces à conviction que l’Accusation doit présenter pendant le contre-interrogatoire semble quant à lui s’élever26  ». Il semble que l’Accusation veuille invoquer cet argument à l’appui de la demande de certification qu’elle a présentée en application de l’article 73 B) du Règlement au sujet des preuves produites pendant la déposition du témoin à décharge Barry Lituchy. La Chambre de première instance estime que rien ne vient conforter l’argument avancé par l’Accusation, argument qui ne l’aide pas à se prononcer sur la Requête.

C. Conclusions

19. La Chambre de première instance a examiné la demande en ce qui concerne chacun des documents cités à l’Annexe 1 de la Requête, et elle a appliqué à chacun d’eux le critère qui convenait, critère qui est énoncé plus haut. La Chambre de première instance est parvenue aux conclusions suivantes.

1. Document numéro 156

20. Il s’agit de plusieurs extraits d’une série d’articles de Borba. Le témoin n’a pas confirmé la teneur des extraits qui lui ont été présentés. La Chambre n’a pas lieu de reconsidérer sa décision initiale.

2. Document numéro 163

21. Ce document est une liste de membres de l’organisation Sloboda, dont l’Accusation s’est servie pendant le contre-interrogatoire du témoin pour mettre en doute sa crédibilité. La Chambre de première instance a dans un premier temps décidé que ce document n’était pas admissible car le témoin a nié être membre du comité de l’organisation. Toutefois, il apparaît au vu du compte rendu que le témoin reconnaît être membre de cette organisation et que le document constitue exactement un énoncé de la mission de ladite organisation. La façon dont le témoin a considéré ce document et sa teneur sont à prendre en considération s’agissant de la crédibilité de celui -ci. La Chambre de première instance revient donc sur son refus d’admettre le document afin de mettre en cause la crédibilité du témoin, et verse ce document au dossier.

3. Document numéro 172

22. Il s’agit de coupures de presse concernant un meeting à Niš en 1988 auquel a participé le témoin. La Chambre de première instance n’a pas lieu de revenir sur son refus de verser ce document au dossier.

4. Document numéro 212

23. Il s’agit d’une lettre qui n’a pas été produite par l’Accusation à cause de restrictions découlant de l’article 70 du Règlement. L’Accusation profite de la Requête pour demander pour la première fois le versement au dossier de ce document, ce qui n’a rien à voir avec une demande de réexamen.

5. Documents numéros 215, 216, 219 et 221

24. Il s’agit de déclarations présentées par l’Accusation pour contredire la déposition faite par le témoin selon laquelle des Albanais du Kosovo n’avaient pas été renvoyés de l’établissement médical où ils travaillaient à cause de leur appartenance ethnique. Le témoin n’a pas admis les affirmations, et la Chambre de première instance n’a pas lieu de revenir sur son refus.

6. Document numéro 222

25. Il s’agit du compte rendu d’un entretien d’une personne avec l’Accusation contredisant la teneur d’une déclaration faite antérieurement par la même personne et présentée par l’intermédiaire du témoin pour montrer qu’il avait quitté le Kosovo du fait des bombardements de l’OTAN. Les affirmations ont été rejetées par le témoin, et la Chambre de première instance n’a pas lieu de revenir sur son refus.

7. Documents numéros 245, 256, 247 et 248

26. Il s’agit d’articles et de rapports présentés au témoin pour contredire sa déposition concernant les camps de réfugiés macédoniens. Le témoin n’a pas admis les affirmations, et la Chambre de première instance n’a pas lieu de revenir sur son refus.

D. Réexamen d’office de deux pièces à conviction admises comme moyens de preuve pendant le contre-interrogatoire du témoin à décharge Barry Lituchy

27. L’Accusé a demandé à produire par l’entremise du témoin à décharge Barry Lituchy plusieurs enregistrements vidéo d’entretiens que le témoin a eus avec des personnes du Kosovo (les « premiers entretiens »). L’Accusation a par la suite eu des entretiens avec l’une de ces personnes (les « deuxièmes entretiens ») et a soutenu que ces deuxièmes entretiens montraient que les premiers n’étaient pas fiables27. La Chambre de première instance a décidé que les premiers entretiens étaient admissibles, a permis à l’Accusé d’interroger le témoin à leur sujet et les a finalement versés au dossier28. Lors du contre-interrogatoire, l’Accusation a interrogé le témoin au sujet des deuxièmes entretiens dont elle a ensuite demandé le versement au dossier. La Chambre de première instance a accepté de verser au dossier les deuxièmes entretiens sous la cote « pièces à conviction  837 et 83829 ».

28. L’Accusation estime maintenant pouvoir invoquer à l’appui de sa Requête la décision de la Chambre de première instance de verser au dossier les pièces à conviction  837 et 838 et soutient que « l’admission de ces pièces à conviction révèle une approche qui est en contradiction avec celle précédemment adoptée par la Chambre de première instance30 ».

29. Compte tenu de ces décisions et du fait que le témoin n’a pas confirmé la teneur des deuxièmes entretiens, la Chambre de première instance considère qu’elle a lieu de revenir sur sa décision de verser au dossier les pièces à conviction 837 et 838.

E. Dispositif

30. En application des articles 54, 85, 89, 90 et 126 bis du Règlement, la Chambre de première instance :

a) FAIT DROIT à la demande des conseils commis d’office de dépasser le nombre limite de pages ;

b) AUTORISE l’Accusation à déposer une réplique ;

c) REJETTE la Requête en ce qui concerne les documents 156, 172, 215, 216, 219, 221, 222, 245, 246, 247 et 248 ;

d) FAIT DROIT à la Requête en ce qui concerne le document 163, ACCEPTE que ce document soit versé au dossier et ENJOINT au Greffier de l’inclure dans le dossier ;

e) REJETTE la Requête en ce qui concerne le document 212 ; et

f) DÉCIDE d’office de réexaminer sa décision d’admettre les pièces à conviction 837 et 838, REVIENT sur sa décision de les verser au dossier et ENJOINT au Greffier de les retirer du dossier.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre de première instance
_____________
Patrick Robinson

Le 17 mai 2005
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - Requête, par. 1 à 15, Annexe 1 (exposant des arguments précis à l’appui d’un réexamen).
2 - Le Procureur c/ Enver Hadzihasanovic et Amir Kubura, affaire n° IT-01-47-T, Décision orale, 29 novembre 2004, compte rendu d’audience (« CR »), p. 12521 à 12528 (la « Décision Hadzihasanovic ») ; voir aussi Le Procureur c/ Enver Hadzihasanovic et Amir Kubura, affaire n° IT-01-47-T, Décision orale, 20 janvier 2005, CR, p. 14574 et 14575.
3 - Requête, par. 2 à 6.
4 - Requête, par. 7 à 12.
5 - Requête, par. 15.
6 - CR, p. 36030 et 36031 (9 février 2005). Voir Réponse, par. 6.
7 - Réponse, par. 7.
8 - Réponse, par. 9.
9 - Réponse, par. 11.
10 - Prosecution Reply to Defence Response to 'Motion for Reconsideration of the Trial Chamber’s Refusal to Admit Certain Prosecution Exhibits During the Defence Case’, pièce déposée le 30 mars 2005 (la « Réplique »), par. 3.
11 - Réplique, par. 3.
12 - Réplique, par. 4 et 5.
13 - Le Procureur c/ Stanislav Galic, affaire n° IT-98-29-AR73, Décision relative à la demande de l’Accusation aux fins d’autorisation d’interjeter appel, 14 décembre 2001, par. 13. Voir aussi Le Procureur c/ Zdravko Mucic [et consorts], affaire n° IT-96-21-Abis, Arrêt relatif à la sentence, 8 avril 2003, par. 49 (« [La Chambre d’appel] a précédemment indiqué qu’une chambre peut reconsidérer une décision lorsqu’elle est persuadée que sa décision antérieure n’était pas fondée et avait entraîné un préjudice, et non pas uniquement dans le cas où les circonstances auraient changé ») ; Le Procureur c/ Stanislav Galic, affaire n° IT-98-29-A, Décision relative à la demande de réexamen déposée par la Défense, 16 juillet 2004, p. 2 (attendu que « la Chambre d’appel a le pouvoir intrinsèque de réexaminer ses propres décisions et que, pour que la Demande de réexamen de l’Appelant soit accueillie, celui-ci doit démontrer à la Chambre d’appel que le raisonnement de la décision comporte une erreur manifeste ou que des circonstances particulières justifient son réexamen afin d’éviter une injustice ») (notes de bas de page non reproduites).
14 - Le Procureur c/ Stanislav Galic, affaire n° IT-98-29-A, Décision relative à la demande de réexamen déposée par la Défense, 16 juillet 2004, p. 2 ; voir aussi Le Procureur c/ Stanislav Galic, affaire n° IT-98-29-AR73, Décision relative à la demande de l’Accusation aux fins d’autorisation d’interjeter appel, 14 décembre 2001, par. 13, p. 9, note 31 (« Bien qu’une Chambre de première instance ait jugé que les requêtes aux fins de réexamen d’une décision antérieure ne sont pas prévues par le Règlement et ne font pas partie des procédures du Tribunal …, cette décision n’a pas été appliquée »).
15 - Le Procureur c/ Stanislav Galic, affaire IT-98-29-AR73, Décision relative à la demande de l’Accusation aux fins d’autorisation d’interjeter appel, 14 décembre 2001, par. 13.
16 - Le Procureur c/ Zdravko Mucic [et consorts], affaire n° IT-96-21-Abis, Arrêt relatif à la sentence, 8 avril 2003, par. 49.
17 - L’article 85 du Règlement précise clairement l’ordre de présentation des moyens de preuve dans les procès se tenant devant le Tribunal international.
18 - L’article 90 H) du Règlement dispose que :
i) Le contre-interrogatoire se limite aux points évoqués dans l’interrogatoire principal, aux points ayant trait à la crédibilité du témoin et à ceux ayant trait à la cause de la partie procédant au contre-interrogatoire, sur lesquels portent les déclarations du témoin.
ii) Lorsqu’une partie contre-interroge un témoin qui est en mesure de déposer sur un point ayant trait à sa cause, elle doit le confronter aux éléments dont elle dispose qui contredisent ses déclarations.
iii) La Chambre de première instance peut, si elle le juge bon, autoriser des questions sur d’autres sujets.
19 - Décision Hadzihasanovic, CR, p. 12524 à 12527.
20 - Décision relative à la déposition du témoin à décharge Dragan Jasovic, rendue le 15 avril 2005, p. 5 (citant Le Procureur c/ Stanislav Galic, affaire n° IT-98-29-AR73.2, Décision relative à l’appel interlocutoire interjeté en vertu de l’article 92 bis C) du Règlement, 7 juin 2002, par. 31 (cité avec l’approbation de la Chambre d’appel dans Le Procureur c/ Slobodan Milosevic, affaire n° IT-02-54-AR73.4, Décision relative à l’appel interlocutoire formé par l’Accusation contre la décision relative à l’admissibilité de déclarations écrites présentées dans le cadre de l’exposé de ses moyens, 30 septembre 2003, par. 12 et 13)).
21 - Décision relative à la déposition du témoin à décharge Dragan Jasovic, rendue le 15 avril 2005, p. 5 (citant Le Procureur c/ Slobodan Milosevic, affaire n° IT-02-54-AR73.2, Arrêt relatif à l’admissibilité d’éléments de preuve produits par un enquêteur de l’Accusation, 30 septembre 2002).
22 - Ainsi que la Chambre d’appel du Tribunal international l’a interprété dans Le Procureur c/ Slobodan Miloševic, affaire n° IT-02-54-AR73.4, Décision relative à l’appel interlocutoire formé par l’Accusation contre la décision relative à l’admissibilité de déclarations écrites présentées dans le cadre de l’exposé de ses moyens, 30 septembre 2003.
23 - Requête, par. 1 et 10.
24 - Voir Audience, 8 février 2005, CR, p. 35915 et 35916 ; Audience, 24 février 2005, CR, p. 36693 et 36694 ; Audience, 10 mars 2005, CR, p. 37271 ; Le Procureur c/ Fatmir Limaj et consorts, affaire n° IT-03-66-T, Decision on the Prosecution’s Motions to Admit Prior Statements as Substantive Evidence, 25 avril 2005, par. 8.
25 - Le Procureur c/ Fatmir Limaj et consorts, affaire n° IT-03-66-T, Decision on the Prosecution’s Motions to Admit Prior Statements as Substantive Evidence, 25 avril 2005, par. 8.
26 - Requête, par. 15.
27 - CR, p. 37233 à 37235 (10 mars 2005).
28 - CR, p. 37228 (9 mars 2005), 37236 (10 mars 2005) et 37387 (15 mars 2005).
29 - CR, p. 37389 et 37390 (15 mars 2005).
30 - Requête, p. 2, note 7. Voir aussi Requête, par. 13 a) (précisant que « l’Accusation est invitée à considérer la position qu’elle a prise en ce qui concerne le versement au dossier de la déclaration du témoin 3 albanais et de Jonathan Sutch (pièces à conviction 837 et 838), admises en tant pièces à conviction à charge pendant le contre-interrogatoire de Barry Lituchy ») ; Réplique, par. 9 (remarquant que « peut-être pour contrebalancer le versement au dossier de cette preuve indirecte peu fiable, la Chambre de première instance a admis une déclaration recueillie par l’Accusation pendant l’enquête qu’elle a menée au sujet de la fiabilité des entretiens » et qu’« il existe une nette contradiction entre le versement au dossier de ce document par la Chambre de première instance et le refus de celle-ci d’admettre l’enregistrement vidéo de l’entretien »).