OPINION INDIVIDUELLE DU JUGE O-GON KWON

1. Si j’approuve la décision de la majorité de rejeter la Demande, je ne suis pas d’accord avec elle en ce qui concerne deux aspects de son raisonnement : I) l’approche retenue pour les pièces que l’Accusation avait en sa possession avant la fin de l’exposé principal de ses moyens et le refus de la majorité d’appliquer le critère tiré de l’erreur judiciaire à ces pièces ; et II) l’application du critère tiré de la diligence voulue à certaines pièces.

I. Le critère tiré de l’erreur judiciaire et la question des pièces que l’Accusation avait en sa possession avant la fin de l’exposé principal de ses moyens

2. La majorité refuse la reprise de l’exposé principal des moyens à charge concernant les pièces 26, 31, 32, 69, 70, 71, 73, 74, des parties de la pièce 64, et la déclaration non numérotée du 24 janvier 2004, que l’Accusation avait en sa possession avant le 25 février 2004, date à laquelle elle a achevé la présentation de ses moyens1. La majorité est d’avis que les pièces dont l’Accusation disposait avant la fin de l’exposé principal de ses moyens ne sauraient justifier une reprise de cet exposé, et elle rejette l’argument de l’Accusation selon lequel la Chambre de première instance pourrait, dans le cadre de son pouvoir d’appréciation, appliquer à ces pièces le critère tiré de l’erreur judiciaire2. Je m’inscris en faux contre l’idée que ces pièces ne peuvent pas, par elles-mêmes, justifier une reprise de l’exposé des moyens. J’estime en outre que le critère d’examen des éléments de preuve supplémentaires en appel énoncé par la Chambre d’appel, critère tiré de l’erreur judiciaire, peut, dans certaines circonstances, s’appliquer mutatis mutandis en première instance.

3. Je suis tout à fait d’accord avec la majorité pour estimer que la reprise de l’exposé des moyens est en principe exclue lorsque l’Accusation était en possession des pièces en question avant la fin de l’exposé principal de ses moyens. Je considère cependant qu’au vu de ces pièces, la Chambre de première instance peut, dans des circonstances exceptionnelles, user du pouvoir discrétionnaire qu’elle a de permettre la reprise de l’exposé des moyens. Comme l’Accusation, je m’appuie sur la position de la Chambre d’appel concernant l’admissibilité de moyens de preuve supplémentaires en appel au regard de l’article 115 du Règlement de procédure et de preuve : si, en principe, les pièces qui étaient disponibles au procès en première instance ne peuvent être admises comme moyens de preuve supplémentaires en appel, la Chambre d’appel pourra, dans certaines circonstances exceptionnelles, les admettre pour autant qu’elles satisfont à un critère plus strict3. Selon l’article 115, les moyens de preuve qui n’étaient pas disponibles au procès en première instance et qui n’auraient pas pu être découverts même si la partie requérante avait fait preuve de toute la diligence voulue sont admis si leur présentation au procès en aurait peut-être changé l’issue ; en revanche, pour ceux qui étaient disponibles au moment du procès, le critère d’admissibilité est plus rigoureux  : ils seront admis si leur présentation aurait affecté l’issue du procès, leur exclusion entraînant une erreur judiciaire4.

4. En rejetant l’application du critère tiré de l’erreur judiciaire, la majorité semble considérer que la Chambre ne saurait se prononcer à ce stade sur la question de la responsabilité de l’Accusé pour les crimes qui lui sont reprochés5. Cependant, je ne vois pas pourquoi le critère tiré de l’erreur judiciaire ne pourrait être appliqué mutatis mutandis en première instance pour décider des suites à donner à une demande de reprise de l’exposé principal des moyens présentée sur la base de pièces dont l’Accusation était en possession avant la fin de cet exposé. Autrement dit, plutôt que de chercher à savoir si les pièces changeraient l’issue du procès, il conviendrait de se demander si elles touchent directement à la culpabilité ou à l’innocence de l’Accusé, et si leur exclusion entraînerait de ce fait une erreur judiciaire.

5. En outre, je considère qu’il serait contraire à l’économie des moyens judiciaires d’admettre en appel comme moyens de preuve supplémentaires en application de l’article  115 des pièces disponibles lors du procès en première instance qui ne pourraient justifier la reprise de l’exposé des moyens à charge parce que l’Accusation les a eues entre les mains avant la fin de cet exposé.

6. Cependant, appliquant le critère tiré de l’erreur judiciaire, je ne vois pas en quoi l’exclusion des pièces 26, 31, 32, 69, 70, 71, 73, 74, de certaines parties de la pièce 64 et de la déclaration non numérotée du 24 janvier 2004 aurait sur le jugement une incidence directe telle qu’elle entraînerait une erreur judiciaire. Par conséquent, j’approuve la décision de la majorité de rejeter la Demande de reprise de l’exposé principal des moyens pour les pièces susmentionnées.

II. Application du critère tiré de la diligence voulue à certaines pièces visées dans la Demande

7. La majorité est d’avis que l’Accusation n’a pas établi, comme elle y était tenue, qu’elle avait fait preuve de toute la diligence voulue pour obtenir les pièces  6, 30, 75, 79, 80, 81, 83, 84, 88 et 896. Je ne peux pas la suivre sur ce point et je vais m’en expliquer dans la suite. Cependant, pour des raisons qui rejoignent celles exposées dans la Décision à propos de l’application du test de mise en balance à d’autres pièces7, j’approuve la décision de la majorité de rejeter la Demande en ce qui concerne ces pièces car je considère que la valeur probante de chacune d’elle n’est pas suffisante pour contrebalancer la nécessité de garantir un procès équitable.

A. La pièce 6

8. La majorité considère que l’Accusation n’a pas fait preuve de toute la diligence voulue en ce qui concerne la pièce 6 parce que i) elle a tenté à plusieurs reprises d’obtenir communication de cette pièce, mais n’a rien fait pour en obtenir la production forcée en application de l’article 54 bis ; que ii) un laps de temps considérable sépare les demandes présentées en 1998 et 2001 de celles qui ont permis d’obtenir la communication du document en 2005 ; et que iii) l’Accusation n’a fourni aucune explication à la Chambre de première instance concernant son apparente résignation face au refus des autorités de communiquer le document en question8. Le critère tiré de la diligence voulue imposant de se demander si l’Accusation aurait pu, en faisant preuve de toute la diligence voulue, découvrir et présenter la pièce dans le cadre de l’exposé principal de ses moyens, la majorité considère en fait que l’Accusation n’a pas satisfait au critère, puisque les autorités n’ont pas donné suite à ses demandes avant la fin de l’exposé de ses moyens alors qu’un recours à l’article 54 bis lui aurait permis d’obtenir la pièce. Cependant, il me semble que la première conclusion ne peut être tirée que rétrospectivement, et que la deuxième est de l’ordre de la spéculation9. En outre, on ne saurait tout simplement ignorer les demandes présentées en 1998 et 2001 parce que l’Accusation n’a pas recouru à l’article 54 bis et que les demandes ultérieures sont intervenues bien après.

B. La pièce 30

9. La majorité considère que l’Accusation n’a pas fait preuve de toute la diligence voulue pour obtenir la pièce 30 parce que i) elle a demandé à consulter les archives des autorités compétentes alors que la présentation principale de ses moyens était déjà très avancée (au milieu de l’année 2003), et que ii) elle n’a pas expliqué à la Chambre de première instance pourquoi elle n’avait pas demandé plus tôt l’assistance des autorités10. Le critère tiré de la diligence voulue imposant de se demander si l’Accusation aurait pu, en faisant preuve de toute la diligence voulue, découvrir et présenter la pièce dans le cadre de l’exposé principal de ses moyens, la majorité considère en fait qu’une demande présentée plus tôt aurait permis à l’Accusation de consulter les archives et d’obtenir la pièce avant la fin de l’exposé principal de ses moyens. Cependant, j’estime que cette conclusion est de l’ordre de la spéculation, et elle me préoccupe d’autant plus que l’idée a été émise que la pièce pouvait ne pas être dans les archives avant 2004. En outre, je ne vois pas pourquoi les deux premières missions11 envoyées pour consulter les archives n’ont pas été prises en considération pour déterminer si l’Accusation avait fait preuve de toute la diligence voulue et pourquoi l’on a mis davantage l’accent sur le moment où elle avait présenté sa demande aux autorités compétentes12.

C. La pièce 75

10. La majorité considère que l’Accusation n’a pas fait preuve de toute la diligence voulue pour obtenir la pièce 75, car elle n’a nullement expliqué pourquoi elle n’avait entrepris aucune démarche plus tôt13. Cependant, il me semble qu’il y a là un manque de logique, la majorité ayant conclu que l’Accusation avait fait preuve de toute la diligence voulue pour obtenir d’autres pièces, à savoir les pièces 37, 76, des parties de la pièce 64 et la déclaration du témoin B-34514 ; en effet, la pièce  75 a été mise au jour et présentée à la faveur essentiellement de la découverte de la pièce 37 et du témoin B345. Il serait donc illogique de considérer que la pièce 37 et le témoin B-345 n’auraient pu être découverts et présentés même si l’Accusation avait fait preuve de toute la diligence voulue alors que la pièce 75, elle, aurait pu l’être15.

D. Les pièces 79, 80, 81, 83, 84, 88 et 89 (dossiers du personnel)

11. La majorité considère que l’Accusation n’a pas fait preuve de toute la diligence voulue pour obtenir les pièces 79, 80, 81, 83, 84, 88 et 89 parce que i) la présentation de ses moyens était déjà trop avancée lorsqu’elle a entrepris des démarches pour obtenir ces pièces (à la fin de 2003 ou au début de 2004), et que ii) elle n’a pas tenté d’en obtenir la production forcée en application de l’article 54 bis 16. Cependant, pour les mêmes motifs que ceux que j’ai exposés à propos des pièces 6 et 3017, je considère que l’Accusation a montré qu’elle avait fait preuve de toute la diligence voulue pour se procurer ces pièces.

12. Pour les motifs que je viens d’exposer, je suis en désaccord avec la majorité à propos de deux aspects du raisonnement suivi, mais j’approuve sa décision de rejeter la Demande.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

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O-Gon Kwon

Le 13 décembre 2005
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - La majorité s’oppose aussi à l’ajout des témoins proposés B-235 et Goran Stoparic. Le Procureur c/ Slobodan Milosevic, affaire n° IT-02-54-T, Décision relative à la demande de reprise limitée de l’exposé des moyens à charge concernant la Bosnie et le Kosovo, 13 décembre 2005 (la « Décision »), par. 23 ; Milosevic, Annexe confidentielle à la Décision, 13 décembre 2005 (« l’Annexe confidentielle »), par. 2 à 10.
2 - Décision, par. 20 à 23.
3 - L’article 115 B) lui-même ne traite que des éléments de preuve qui n’étaient pas disponibles en première instance et ne dit rien des autres. Cependant, voir Le Procureur c/ Mejakic et consorts, affaire n° IT-02-65-AR11bis.1, Decision on Joint Defense Motion to Admit Additional Evidence before the Appeals Chamber pursuant to Rule 115, 16 novembre 2005, par. 11 (« La Chambre d’appel dispose du pouvoir inhérent d’admettre en appel, à titre très exceptionnel et pour éviter une erreur judiciaire, des moyens de preuve nouveaux pour lesquels l’Accusation n’a pas fait preuve de toute la diligence voulue et n’a pas montré qu’ils étaient indisponibles en première instance ») [non souligné dans l’original].
4 - Le Procureur c/ Naletilic et Martinovic, affaire n° IT-98-34-A, Decision on Naletilic’s Amended Second Rule 115 Motion and Third Rule 115 Motion to Present Additional Evidence, 7 juillet 2005, par. 12 et 13. Ce critère plus rigoureux en ce qui concerne les moyens de preuve qui étaient disponibles en première instance a pour objet de « garantir le caractère définitif du jugement et de veiller à ce que la Défense s’efforce au maximum, lors du procès, d’obtenir et de présenter les moyens de preuve pertinents » et, en même temps, « il ne permet pas que soit maintenue une déclaration de culpabilité reposant sur des faits erronés, et préserve ainsi un intérêt tout aussi important, celui de la conformité du jugement à la vérité ». Ibidem, par. 13 (citant le Procureur c/ Krstic, affaire n° IT-98-33-A, Motifs des Décisions relatives aux requêtes aux fins d’admission de moyens de preuve supplémentaires en appel, 6 avril 2004, par. 12).
5 - Décision, par. 22.
6 - Ibidem, par. 25, 28 et 30 ; Annexe confidentielle, par. 12, 15, 19 et 20.
7 - Voir Décision, par. 37 et 38 ; Annexe confidentielle, par. 21.
8 - Décision, par. 30 ; Annexe confidentielle, par. 12.
9 - Si des explications complémentaires se révèlent nécessaires de la part du requérant, nous pouvons à notre discrétion lui demander d’en fournir.
10 - Décision, par. 25 ; Annexe confidentielle, par. 15.
11 - L’Accusation a obtenu la pièce au cours de sa troisième mission aux archives.
12 - Voir supra, note de bas de page 8.
13 - Décision, par. 28 ; Annexe confidentielle, par. 19.
14 - Voir Décision, par. 27 ; Annexe confidentielle, par. 28.
15 - Voir supra, note de bas de page 8.
16 - Décision, par. 25 ; Annexe confidentielle, par. 20.
17 - Voir supra, par. 8 et 9.