Composée comme suit :
M. le Juge Patrick Robinson, Président
M. le
Juge O-Gon Kwon
M. le Juge Iain Bonomy
Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier
Décision rendue le :
23 février 2006
LE PROCUREUR
c/
SLOBODAN MILOSEVIC
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DÉCISION RELATIVE À LA DEMANDE DE MISE EN LIBERTÉ PROVISOIRE PRÉSENTÉE PAR LES CONSEILS COMMIS D’OFFICE
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Le Bureau du Procureur :
Mme Carla Del Ponte
M. Geoffrey Nice
L’Accusé :
Slobodan Milosevic
Les Conseils commis d’office par la Chambre :
M. Steven Kay
Mme Gillian Higgins
L’Amicus Curiae :
M. Timothy McCormack
La Chambre de première instance du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal ») est saisie d’une demande de mise en liberté provisoire présentée par les conseils commis d’office en application de l’article 65 du Règlement de procédure et de preuve ( le « Règlement ») et rend ci-après sa décision.
1. Le 15 novembre 2005, suite à l’ordonnance rendue oralement par la Chambre de première instance1, le Greffe a reçu et enregistré une série de rapports rédigés par trois médecins, dont le docteur M. V. Shumilina, qui avait examiné Slobodan Milosevic (l’« Accusé ») le 4 novembre 20052.
2. Après que l’Accusé eut demandé oralement, le 12 décembre 20053, à être mis en liberté provisoire, les conseils commis d’office ont déposé le 20 décembre 2005, en application de l’article 65 du Règlement, une demande en ce sens, accompagnée de trois annexes confidentielles (annexes A, B et C) (Request for Provisional Release pursuant to Rule 65) (la « Demande »), par laquelle ils demandaient l’élargissement de l’Accusé pour qu’il puisse recevoir des soins dans un hôpital de Moscou.
3. Le 22 décembre 2005, l’Accusation a déposé une réponse intérimaire4 et les conseils commis d’office ont présenté un premier addendum à la Demande avec l’annexe confidentielle D5.
4. Le 11 janvier 2006, la Chambre de première instance a rendu une Ordonnance préliminaire relative à la demande de mise en liberté provisoire de l’Accusé présentée par les conseils commis d’office (l’« Ordonnance préliminaire »), dans laquelle elle a ordonné à la Défense de communiquer, dans un délai de sept jours, toute pièce complémentaire, notamment les garanties de la Fédération de Russie6.
5. Un deuxième addendum à la Demande a été déposé le 18 janvier 20067 accompagné des annexes confidentielles E et F, respectivement les garanties fournies par la Fédération de Russie et transmises par l’ambassade de cet État au Royaume des Pays-Bas et un engagement pris par l’Accusé8.
6. Le 19 janvier 2006, l’Accusation a déposé une notification par laquelle elle a fait part de son intention de déposer un supplément à la Réponse intérimaire ( Notice of Intention to File Further Response to Assigned Counsel Request for Provisional Release) (la « Notification »), puis elle a déposé celui-ci à titre confidentiel le 20 janvier 2006 (Further Interim Response to Assigned Counsel Request for Provisional Release) (le « Supplément à la Réponse intérimaire »).
7. Après le dépôt de ces écritures, certaines questions se rapportant aux soins reçus par l’Accusé au quartier pénitentiaire des Nations Unies ont été portées à la connaissance de la Chambre de première instance. Comme ces questions pouvaient avoir un rapport avec les raisons de la Demande, la Chambre a jugé bon de surseoir à l’examen de celle-ci jusqu’à ce que d’autres informations lui aient été communiquées 9. Même si certaines allégations ont été formulées dans l’intervalle, la Chambre n’a tiré aucune conclusion défavorable à l’Accusé sur la base des informations qu’elle a reçues.
8. La Chambre de première instance observe que les conseils commis d’office n’ont pas, comme l’exige l’article 126 bis du Règlement, demandé l’autorisation de déposer une réplique. La Chambre observe également que le Règlement ne prévoit pas le dépôt d’une réponse intérimaire ni d’un supplément à celle-ci10. Cependant, estimant que tous les arguments et informations présentés par les parties lui sont utiles pour rendre sa décision, la Chambre de première instance autorise les conseils commis d’office à déposer leur réplique et elle considère que la Réponse intérimaire, la Notification et le Supplément à la Réponse intérimaire constituent ensemble la Réponse de l’Accusation à la Demande, réponse déposée dans les délais. La Chambre de première instance rappelle aux parties qu’elles sont tenues de respecter les dispositions du Règlement.
9. L’article 65 du Règlement, qui régit la mise en liberté provisoire, dispose notamment que
A) Une fois détenu, l’accusé ne peut être mis en liberté que sur ordonnance d’une Chambre.
B) La mise en liberté provisoire ne peut être ordonnée par la Chambre de première instance qu’après avoir donné au pays hôte, et au pays où l’accusé demande à être libéré la possibilité d’être entendus, et pour autant qu’elle ait la certitude que l’accusé comparaîtra et, s’il est libéré, ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne.
C) La Chambre de première instance peut subordonner la mise en liberté provisoire de l’accusé aux conditions qu’elle juge appropriées, y compris la mise en place d’un cautionnement et, le cas échéant, l’observation de conditions nécessaires pour garantir la présence de l’accusé au procès et la protection d’autrui.
10. Partant, la Chambre de première instance a dit à maintes reprises que « l’article 65 B) […] du Règlement exige de la personne demandant sa mise en liberté provisoire qu’elle convainque la Chambre de première instance sur deux points : 1) qu’elle comparaîtra au procès, et 2) que, si elle est libérée, elle ne mettra en danger aucune victime, aucun témoin ou aucune autre personne11 ». C’est à l’accusé qui demande à être libéré provisoirement de prouver que ces deux conditions sont réunies, et ce sur la base de l’hypothèse la plus probable12.
11. La Chambre de première instance, dans ses décisions relatives à la mise en liberté provisoire de Jovica Stanisic et de Franko Simatovic13, et la Chambre d’appel, dans ses décisions confirmant la libération provisoire des deux accusés14, ont analysé la jurisprudence du Tribunal concernant les éléments à prendre en compte dans l’examen d’une demande de mise en liberté provisoire. En bref, si une Chambre de première instance n’est pas tenue de passer en revue tous les éléments pouvant entrer en ligne de compte et doit examiner les circonstances au cas par cas15, il a été souligné que certains éléments sont particulièrement importants, comme notamment le fait que l’accusé ait à répondre de crimes graves et que, s’il est déclaré coupable, il est passible d’une longue peine d’emprisonnement. La Chambre de première instance estime que, lorsqu’une demande de mise en liberté provisoire est présentée en cours de procès, il faut examiner plus particulièrement les raisons pour lesquelles l’accusé demande à être libéré provisoirement.
12. La Chambre de première instance a examiné les arguments des parties ; elle ne les reprendra ni ne les récapitulera ici. La Chambre renverra toutefois aux écritures des parties lorsque cela permettra d’éclairer la discussion ou les motifs de la présente décision.
13. Ainsi que l’ont souligné les conseils commis d’office dans le Deuxième Addendum, « la demande de mise en liberté provisoire est présentée pour permettre à l’Accusé de suivre un traitement SmédicalC nécessaire et adapté, et pour nulle autre raison 16 ».
14. Les motifs de la demande de mise en liberté provisoire sont clairement exposés dans la Demande :
Les conseils commis d’office demandent, en application de l’article 65 du Règlement de procédure et de preuve, que l’Accusé soit mis en liberté provisoire sous condition et pour une durée limitée. Cette demande est présentée au cours du procès de l’Accusé, qui a débuté le 12 février 2002 et doit se poursuivre jusqu’à la mi-2006, au moins.
La demande a pour but de permettre à l’Accusé de suivre un traitement médical pendant une période déterminée au Centre scientifique de chirurgie cardiovasculaire Bakoulev (Moscou), un hôpital de renommée mondiale. […] Slobodan Milosevic est le patient du docteur L. A. Bockeria, directeur du centre Bakoulev et membre de l’Académie de médecine de Russie17.
15. Dans la Réponse intérimaire, l’Accusation avance :
Rien ne permet de déterminer les conclusions qui peuvent être tirées concernant les problèmes de santé de l’Accusé, le traitement qui doit lui être prescrit, les raisons pour lesquelles il ne peut suivre ce traitement qu’à Moscou, et pas aux Pays-Bas, ni les effets du traitement. Rien ne permet de conclure que les soins qu’il doit recevoir ne peuvent lui être prodigués à La Haye. S’il souhaite être soigné par des spécialistes russes, l’Accusation ne voit aucune bonne raison empêchant ceux-ci de le faire à La Haye, en collaboration avec les spécialistes néerlandais 18.
16. Dans la Réplique, les conseils commis d’office n’ont pas examiné la question soulevée par l’Accusation, et quasiment rien dans les différents rapports médicaux et dans la Demande ne permet de déterminer si, pour obtenir un diagnostic fiable et recevoir des soins appropriés, l’Accusé doit être soigné ailleurs qu’aux Pays -Bas. Dans la Demande, les conseils commis d’office affirment que « les problèmes de santé chroniques dont souffre l’Accusé et ses récentes complications d’ordre cochléo-vestibulaire exigent qu’il soit soigné dans cet hôpital spécialisé19 » et que « l’examen des rapports médicaux récents montre clairement que les troubles dont souffre actuellement l’Accusé n’ont été ni décelés dès le début ni correctement soignés par les médecins et consultants agréés par le Greffe20 ». Enfin, ils soutiennent qu’« il n’est nullement exceptionnel et disproportionné de demander que les soins recommandés soient administrés dans un hôpital spécialisé de Moscou, l’Accusé ayant déjà été examiné par des médecins du Centre Bakoulev et reçu leur diagnostic21 », avant de faire remarquer que la Demande « trouve son origine dans les conclusions récentes des docteurs Shumilina et Bockeria, du Centre Bakoulev, qui ont affirmé que les complications actuelles sont liées à une hypertension non traitée22 ».
17. La Chambre de première instance fait toutefois remarquer que ni le docteur Shumilina ni le docteur Bockeria n’ont indiqué que le Centre Bakoulev était le seul établissement où l’Accusé pouvait obtenir un diagnostic fiable et recevoir des soins appropriés. S’ils recommandent cet hôpital, c’est en raison de sa situation et de son expérience dans ce domaine. En outre, ils n’ont pas réellement cherché à montrer que les Pays -Bas ne pouvaient pas répondre aux besoins médicaux de l’Accusé. Or la Chambre de première instance considère qu’il ne peut être fait droit à une demande de mise en liberté provisoire pour raisons de santé si pareille preuve n’a pas été apportée23. À ce propos, elle accepte l’argument de l’Accusation24 selon lequel si l’Accusé souhaite être soigné par des spécialistes autres que néerlandais, il peut les faire venir ici25.
18. En tout état de cause, la Chambre observe que le procès de l’Accusé est un procès particulièrement long, qui approche de son terme, et que l’Accusé doit répondre de nombreux crimes très graves pour lesquels il encourt la réclusion à perpétuité. Dans ces conditions, et nonobstant les garanties offertes par la Fédération de Russie et l’engagement personnel de l’Accusé de se représenter, la Chambre de première instance n’est pas convaincue que la première condition est remplie, à savoir qu’il y a plus de chances, s’il est libéré, que l’Accusé se représente pour la suite de son procès que le contraire.
19. Par ces motifs, et en application des articles 54, 65, 126 bis et 127 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal, la Chambre de première instance, à l’unanimité :
i. AUTORISE les conseils commis d’office à déposer une réplique à la Réponse de l’Accusation, ainsi qu’il est dit au paragraphe 8 ; et
ii. REJETTE la Demande.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Le Président de la Chambre
de première instance
___________
Patrick Robinson
Le 23 février 2006
La Haye (Pays-Bas)
[Sceau du Tribunal]