Affaire n° : IT-02-54-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit : M. le Juge Richard May, Président

M. le Juge Patrick Robinson

M. le Juge O-Gon Kwon

Assistée de : M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le : 19 mars 2002

 

LE PROCUREUR

C/

SLOBODAN MILOŠEVIĆ

 

PARTIELLEMENT CONFIDENTIEL ET EX PARTE

_____________________________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE L’ACCUSATION

AUX FINS DE MESURES DE PROTECTION

POUR DES VICTIMES ET DES TÉMOINS

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Le Bureau du Procureur :

Mme Carla Del Ponte Mme Hildegard Uertz-Retzlaff

M. Geoffrey Nice M. Dermot Groome

L’accusé :

Slobodan Milošević

Amici Curiae :

M. Steven Kay

M. Branislav Tapušković

M. Mischa Wladimiroff

I. CONTEXTE

1. Le Bureau du Procureur (l’« Accusation ») a déposé une requête confidentielle et partiellement ex parte intitulée « Requête de l’Accusation aux fins de mesures de protection pour des victimes et des témoins » (la «  Requête ») le 5 mars 2002. Il demande par là des mesures de protection précises pour des témoins dont les déclarations font partie des pièces jointes à l’Acte d’accusation pour la Bosnie, ainsi que d’autres ordonnances particulières. Cette Requête fait suite à une première demande de mesures de protection provisoires, à une Décision de la Chambre de première instance sur cette demande, à une Requête de l’Accusation aux fins de prorogation de délai pour contacter les témoins, et à une Ordonnance de la Chambre accordant un délai supplémentaire à l’Accusation.

2. Le Bureau du Procureur demande notamment par ladite Requête :

a) que la communication à l’accusé des déclarations non expurgées de témoins faisant l’objet de mesures de protection dans d’autres affaires et énumérés dans l’Annexe A de la Requête soit repoussée au 1er juin 2002 ou à toute autre date que la Chambre de première instance jugera appropriée,

b) que la communication à l’accusé des déclarations non expurgées de témoins (énumérés dans l’Annexe B de la Requête) pour lesquels des mesures de protection sont demandées en application de l’article 69 A) du Règlement soit repoussée au 1er juin 2002 ou à toute autre date que la Chambre de première instance jugera appropriée,

c) qu’il soit demandé aux amici curiae de ne pas divulguer les informations relevant de l’article 66 A) i), si ce n’est aux fins indiquées et aux conditions énoncées dans la Requête, et

d) que l’accusé et les amici curiae soient tenus de signer un engagement de non-divulgation et de tenir un registre des pièces communiquées comme pour les pièces du Kosovo.

 

II. LE DROIT

3. L’Accusation invoque les articles 20, 21 et 22 du Statut du Tribunal (le « Statut ») et les articles 53, 54, 69, 73 et 75 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le « Règlement »).

4. Après avoir délivré des ordonnances où il était question de la nécessité où était l’Accusation de justifier pour chaque témoin les mesures de protection particulières demandées, la Chambre de première instance examine à présent les demandes formulées dans la Requête. L’article 69 A) du Règlement prévoit que la non-divulgation de l’identité d’une victime ou d’un témoin qui pourrait courir un danger ou des risques peut, « dans des cas exceptionnels », être ordonnée jusqu’au moment où cette personne sera placée sous la protection du Tribunal. Dans la Décision qu’elle a rendue, la Chambre de première instance a fait remarquer qu’il fallait prendre en compte plusieurs critères dans l’examen des demandes de mesures spécifiques de protection pour des témoins, présentées en vertu de l’article 69 A) du Règlement, notamment :

a) le risque que les témoins à charge fassent l’objet de pressions ou d’intimidation, une fois leur identité révélée à l’accusé et à son conseil, mais non au public,

b) la mesure dans laquelle les ordonnances de protection peuvent être utilisées, non seulement pour protéger des victimes et des témoins en l’espèce, mais également pour faciliter l’exercice de poursuites contre d’autres personnes à l’avenir, et

c) les délais dans lesquels il faut, avant le procès, communiquer à l’accusé l’identité des victimes et des témoins. (La date d’expiration du délai de préparation accordé à la Défense doit être la date d’ouverture du procès et non celle de la comparution des témoins). Dans une affaire, il a été jugé à propos des délais de communication des pièces en application de l’article 69 C) que la limite de trente jours avant la date d’ouverture du procès pouvait être considérée comme raisonnable.

5. L’Accusation fait elle-même allusion à un autre passage de la Décision de la Chambre de première instance saisie de l’affaire Brđanin, d’où il ressort que les craintes exprimées par les témoins potentiels ne suffisaient pas à elles seules à établir la réalité du danger ou du risque encouru. Il en faut davantage pour porter atteinte aux droits des accusés. La Chambre de première instance considère cela comme un élément important du premier critère énoncé ci-dessus.

6. Les demandes de l’Accusation relatives aux témoins mentionnés à l’Annexe B seront appréciées à la lumière de ces critères.

 

III. EXAMEN DE LA DEMANDE DU PROCUREUR

7. Dans la Requête, l’Accusation informe la Chambre de première instance qu’à ce jour, les déclarations de 93 témoins figurant au nombre des pièces jointes à l’Acte d’accusation pour la Bosnie ont été communiquées à l’accusé dans leur version non expurgée. Parmi ces déclarations figurent notamment :

a) 16 déclarations initialement produites en janvier 2002,

b) trois déclarations fournies en mars 2002,

c) 66 déclarations des témoins désignés dans les Annexes B et C de la Décision, pour lesquels il n’est pas demandé de mesures de protection en application de l’article 69 A),

d) trois déclarations de témoins désignés dans les Annexes B et C de la Décision qui sont morts par la suite, et

e) cinq déclarations de témoins désignés dans les Annexes B et C de la Décision qui refusent à présent de déposer.

8. L’Accusation a également énuméré 12 autres témoins de sa liste jointe à l’Acte d’accusation qui ont bénéficié de mesures de protection dans d’autres affaires ou ont déposé des demandes sur lesquelles il n’a pas encore été statué. L’Accusation demande que ces personnes bénéficient de la même protection que celles énumérées à l’Annexe A de la Décision.

9. L’Accusation demande que la communication des déclarations de 10 témoins soit repoussée, en application de l’article 69 A) du Règlement. Le détail en est donné dans les annexes ex parte de la Requête et du Deuxième Corrigendum, avec, à l’appui, les déclarations de quatre enquêteurs de l’Accusation. La demande concerne les quatre témoins désignés dans l’Annexe C de la Décision, pour lesquels il n’avait été dans un premier temps demandé de mesures de protection provisoires, mais pour lesquels il en est demandé à présent, en raison d’un changement de circonstances.

10. S’agissant des facteurs que la Chambre devra prendre en compte pour statuer sur les demandes de mesures de protection particulières, l’Accusation présente les arguments suivants :

a) ces demandes sont fondées sur le danger ou les risques réels courus par ces témoins précis, et ne visent pas simplement à faciliter l’exercice de poursuites contre d’autres personnes à l’avenir ;

b) le délai de trente jours avant la date d’ouverture du procès fixé pour la communication à l’accusé des déclarations de témoins non expurgées est adéquate. L’examen des charges retenues pour la Croatie et à la Bosnie devant débuter le 1er juillet 2002, il devrait être demandé à l’Accusation de fournir les déclarations sous une forme non expurgée le 1er juin 2002, ou à toute autre date ultérieure que la Chambre de première instance pourrait par la suite juger appropriée, et

c) des précisions concernant le danger ou les risques encourus par les témoins pour lesquels des mesures sont demandées sont données dans des annexes ex parte à la Requête, et justifient les demandes de mesures de protection présentées en leur nom.

11. Enfin, l’Accusation sollicite des ordonnances en ce qui concerne les amici curiae et l’accusé. Elle demande tout d’abord une ordonnance liant les amici curiae comme le point 3) de la Décision traitant de la non-divulgation des pièces jointes lie l’accusé. Deuxièmement, elle sollicite une ordonnance exigeant de l’accusé et des amici curiae qu’ils prennent leurs dispositions pour la signature d’engagements de non-divulgation et la tenue d’un registre des pièces communiquées à l’instar de ce qui est exigé pour les pièces jointes à l’Acte d’accusation dans la partie Kosovo de l’espèce.

 

III. DÉCISION

12. Il convient d’étendre aux amici curiae les ordonnances rendues par la Chambre de première instance concernant la non-divulgation de pièces relevant de l’article 66 A) i) du Règlement. La Chambre ne croit pas, cependant, qu’il soit utile d’imposer aux amici curiae et à l’accusé les ordonnances demandées concernant la signature d’engagements de non-divulgation et la tenue de registres des pièces communiquées.

13. Des ordonnances sont demandées pour des témoins cités dans les pièces jointes à l’Acte d’accusation Bosnie qui, soit ont obtenu des mesures de protection dans d’autres affaires, soit ont présenté des demandes sur lesquelles il n’a pas encore été statué. Dans sa Décision, la Chambre de première instance a étendu ses mesures de protection aux témoins qui avaient bénéficié de telles mesures dans d’autres affaires. Dans son Ordonnance portant prorogation de délai, elle a étendu les mêmes mesures aux autres témoins mentionnés comme ayant obtenu le bénéfice de mesures de protection dans d’autres affaires, postérieurement à la présentation par l’Accusation de sa première Requête. La Chambre de première instance considère que les six nouveaux témoins mentionnés dans la Requête comme ayant obtenu des mesures de protection devraient bénéficier de l’extension de ces mesures dans les mêmes conditions que ceux énumérés dans l’Annexe A de la Décision. Le bénéfice de ces mesures devrait être étendu aussi aux six autres témoins désignés par l’Accusation, dans la Requête, comme ayant présenté dans d’autres affaires des demandes de mesures de protection en suspens sur lesquelles il n’a pas encore été statué, étant entendu que si ces demandes sont rejetées, l’Accusation devrait immédiatement demander des mesures de protection en l’espèce ou communiquer les déclarations de ces témoins à l’accusé, sous une forme non expurgée. L’Annexe A, confidentielle et ex parte, recensant les témoins pour lesquels des mesures de protection seront ordonnées, sera jointe à la présente décision.

14. S’agissant des mesures de protection demandées au nom des dix témoins identifiés dans l’Annexe B, ex parte, à la Requête, et dans le Deuxième Corrigendum, la Chambre de première instance a appliqué le critère énoncé ci-dessus et s’est dite convaincue par l’Accusation que les mesures de protection prévues par l’article 69 A) du Règlement sont adéquates pour huit de ces dix témoins. S’agissant de deux témoins pour lesquels ces demandes ont été présentées, la Chambre de première instance note qu’aucun renseignement précis ou satisfaisant n’a été fourni, qui lui permettrait de déterminer sur quelle base elle pourrait affirmer l’existence d’un risque ou d’un danger réel. L’Annexe B, confidentielle et ex parte, énumérant les témoins pour lesquels des mesures de protection seront ordonnées, sera jointe à la présente Décision.

15. Enfin, la Chambre de première instance estime qu’il serait bon que l’Accusation communique 30 jours avant la date prévue pour le procès les déclarations des témoins bénéficiant des mesures de protection en application de l’article 69 A) du Règlement. La date du 1er juillet 2002 ayant été retenue pour le commencement des parties du procès consacrées à la Croatie et à la Bosnie, l’Accusation devra communiquer les déclarations desdits témoins, sous une forme non expurgée, le 1er juin 2002.

IV. DISPOSITIF

16. Par ces motifs, la Chambre de première instance ORDONNE ce qui suit :

1) Les amici curiae ne divulgueront pas au public :

a) les pièces jointes à l’Acte d’accusation, communiquées à l’accusé en application de l’article 66 A) i) du Règlement, si ce n’est pour autant que cette divulgation est directement et spécifiquement nécessaire pour assister la Chambre de première instance,

b) l’identité et les coordonnées des témoins cités dans les pièces jointes à l’Acte d’accusation,

c) tout élément de preuve ou déclaration écrite de témoins, potentiels ou non, ou le contenu, en tout ou partie, de tout élément de preuve, déclaration ou témoignage antérieur confidentiels de ce type, communiqués à l’accusé en application de l’article 66 A) i) du Règlement.

2) Les six témoins désignés à l’Annexe A de la Requête comme bénéficiant de mesures de protection dans d’autres affaires dont ce Tribunal est saisi verront ces mesures étendues dans les mêmes conditions que celles énoncées dans l’Annexe A de la Décision. Leur nom et les renseignements les concernant figurent à l’Annexe A, confidentielle et ex parte, de la présente Décision.

3) Les six autres témoins désignés dans l’Annexe A de la Requête comme ayant présenté dans d’autres affaires des demandes de mesures de protection, sur lesquelles il n’a pas encore été statué, se verront accorder le bénéfice de ces mêmes mesures, étant entendu que si lesdites demandes sont rejetées, l’Accusation devra immédiatement demander des mesures de protection en l’espèce, ou communiquera les déclarations de ces témoins aux accusés sous une forme non expurgée. Si l’Accusation présente des demandes de mesures de protection en application de l’article 69 A) du Règlement au nom de tels témoins, les conditions énoncées au point 2) de la Décision s’étendront à eux. Le nom et les renseignements les concernant figurent à l’Annexe A, confidentielle et ex parte, jointe à la présente Décision.

4) Il sera fait droit à la demande de l’Accusation d’expurger les déclarations de huit des dix témoins figurant dans l’Annexe B de la Requête et du Deuxième Corrigendum, des éléments permettant de les identifier. Les déclarations des deux témoins restants seront immédiatement communiquées à l’accusé, sous une forme non expurgée. Leur nom et les renseignements concernant ces derniers figurent à l’Annexe B, confidentielle et ex parte, jointe à la présente Décision.

5) Les déclarations de tous les témoins pour lesquels des mesures de protection sont accordées en application de l’article 69 A) seront communiquées à l’accusé sous une forme non expurgée le 1er juin 2002 au plus tard, sauf si la Chambre de première instance en décidait autrement.

S’agissant desdites ordonnances :

Le « public » désigne toutes personnes, gouvernements, organisations, entités, clients, associations et groupes autres que les Juges du Tribunal international, les membres du Greffe (qu’ils travaillent aux Chambres ou au Greffe), le Procureur et l’accusé. Le « public » inclut en particulier, mais sans s’y limiter, la famille, les amis et les associés de l’accusé, les accusés dans d’autres affaires ou procédures engagées devant le Tribunal et les conseils de la Défense dans d’autres affaires ou procédures engagées devant le Tribunal, et

Les « informations relevant de l’article 66 A) i) du Règlement » sont toute déclaration écrite, tout compte rendu de témoignage antérieur, document ou autre information fournis à l’accusé en application dudit article, ou des copies de ces renseignements fournies par les amici curiae.

 

 

 


 

Les Annexes A et B, confidentielles et ex parte, sont jointes à la présente Décision.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

 

Le Président de la Chambre

de première instance

(signé)

Richard May

 

 

Fait le 19 mars 2002

La Haye (Pays-Bas)

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