Affaire n° : IT-02-54-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Patrick Robinson, Président
M. le Juge O-Gon Kwon
M. le Juge Iain Bonomy

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Ordonnance rendue le :
1er juillet 2005

LE PROCUREUR

c/

SLOBODAN MILOSEVIC

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ORDONNANCE RELATIVE AUX OBSERVATIONS FORMULÉES DE LUI-MÊME PAR L’AMICUS CURIAE À PROPOS DE L’OPPORTUNITÉ DE PRÉSENTER UN MÉMOIRE CONCERNANT LES FORMES DE RESPONSABILITÉ PÉNALE INDIVIDUELLE EN CAUSE EN L’ESPÈCE ET LA QUESTION DES PROCÈS IN ABSENTIA

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Le Bureau du Procureur :

Mme Carla Del Ponte
M. Geoffrey Nice

L’Accusé :

Slobodan Milosevic

Les Conseils commis d’office par la Chambre :

M. Steven Kay
Mme Gillian Higgins

L’Amicus Curiae :

M. Timothy L. H. McCormack

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal international »),

VU les observations formulées de lui-même par l’amicus curiae à propos de l’opportunité de présenter un mémoire concernant les formes de responsabilité pénale individuelle en cause en l’espèce et la question des procès in absentia (Amicus Curiae Observations Proprio Motu on the Desirability of Submissions on the Alternative Bases of Individual Criminal Responsibility Alleged in the Case and on the Issue of Trials in Absentia), déposées le 25 avril 2005 (les « Observations  »), par lesquelles Timothy McCormack (l’« amicus curiae »), sollicite l’autorisation de présenter des observations écrites concernant des questions juridiques précises relatives à la responsabilité pénale individuelle présumée de l’Accusé :

1) le critère juridique à appliquer en ce qui concerne la responsabilité pénale découlant de l’article 7 1) du Statut et en particulier de la participation à une entreprise criminelle commune ; et

2) le critère juridique à appliquer en ce qui concerne la responsabilité pénale du supérieur hiérarchique découlant de l’article 7 3) du Statut, lorsque ce supérieur est un civil ayant exercé les fonctions de chef d’État (ou des fonctions analogues ),

et de présenter, à propos des procès in absentia, des observations sur la jurisprudence internationale et comparée,

VU l’argument mis en avant dans les Observations selon lequel bien qu’il existe une jurisprudence du Tribunal, en première instance et en appel, sur les questions liées à la responsabilité pénale :

1) en ce qui concerne la responsabilité pénale de l’Accusé pour participation à une entreprise criminelle commune, il est besoin de compléter la jurisprudence existante par une analyse plus systématique et plus détaillée de la jurisprudence née des procès de la Deuxième Guerre mondiale et par un examen des approches adoptées dans les systèmes pénaux nationaux (que la jurisprudence du Tribunal n’a jamais à proprement parler évoquées) concernant l’entreprise criminelle commune comme forme de responsabilité pénale ; et

2) en ce qui concerne la responsabilité pénale de l’Accusé, en tant que chef civil, découlant de l’article 7 3) du Statut, il est nécessaire d’étudier la jurisprudence internationale et les jurisprudences nationales actuelles et anciennes, y compris les opinions incidentes ou les analogies qui peuvent être relevées à toutes fins utiles, pour pouvoir statuer sur la responsabilité pénale du premier chef d’État mis en cause1,

VU l’Ordonnance préliminaire relative aux observations formulées de lui-même par l’amicus curiae à propos de l’opportunité de présenter un mémoire concernant les formes de responsabilité pénale individuelle en cause en l’espèce et la question des procès in absentia, rendue le 31 mai 2005 (l’« Ordonnance préliminaire  »), par laquelle la Chambre de première instance a invité l’Accusation, l’Accusé et les conseils commis d’office, s’ils le souhaitent, à soumettre dans les sept jours des conclusions à propos de l'opportunité de présenter des observations concernant la responsabilité pénale,

VU les écritures des conseils commis d’office faisant suite à l’Ordonnance préliminaire (Assigned Counsel Submission Pursuant to the Trial Chamber’s Preliminary Order on Amicus Curiae Observations Proprio Motu on the Desirability of Submissions on the Alternative Bases of Individual Criminal Responsability Alleged in the Case), déposé le 7 juin 2005 (les « Écritures des conseils commis d’office  »), dans lesquelles lesdits conseils, tout en faisant remarquer qu’un mémoire de l’amicus curiae ne lierait ni les parties ni la Chambre de première instance, plaident en sa faveur en faisant valoir que2  :

1) la définition de l’entreprise criminelle commune et son application en l’espèce sont de toute première importance pour les parties, qui pourraient s'appuyer sur une source faisant autorité pour rédiger leurs conclusions finales en la matière  ;

2) les observations d’un expert en droit international de la stature de Timothy McCormack peuvent aider la Chambre de première instance à trancher cette affaire complexe et, sur le plan des faits, compliquée ;

3) la jurisprudence du Tribunal, relativement récente et née d’un nombre limité de procès, pourrait, utilement complétée par une analyse faisant autorité, permettre de définir les questions qui se posent en l’espèce ;

4) le droit international coutumier n’a pas encore pleinement cerné la notion d’entreprise criminelle commune ; aussi est-il sans doute inévitable de porter son regard vers les concepts nationaux qui peuvent exister en la matière. Afin de ménager les efforts des parties et de la Chambre et d’éviter tout doublon, il serait plus efficace de demander à l'amicus curiae de faire l’essentiel des recherches sur la question, ce qui permettrait de se concentrer sur les points dont les parties doivent débattre  ; et

5) la décision de la Chambre de première instance sur la responsabilité individuelle de l'Accusé découlant de l'article 7 3) du Statut est d’une importance telle que des recherches approfondies sur la jurisprudence internationale existante ainsi que les commentaires qui s’y rapportent seraient très utiles ;

VU les écritures de l'Accusation faisant suite à l'Ordonnance préliminaire (Prosecution Submission in Response to Trial Chamber 'Preliminary Order on Amicus Curiae Observations Proprio Motu on the Desirability of Submissions on the Alternative Bases of Individual Criminal Responsability Alleged in the Case and on the Issue of Trials In Absentia), déposé le 7 juin 2005 (les « Écritures de l'Accusation »)3, dans lequel l’Accusation affirme « ne voir aucune objection à ce que l’amicus curiae apporte son aide en cas de vide juridique manifeste concernant les faits de l’espèce4  », mais que :

1) compte tenu de l'ampleur de l'analyse proposée, les Observations pourraient s’interpréter comme une demande d’autorisation de déposer un mémoire qui remettrait en cause le droit actuel en matière d’entreprise criminelle commune en tant que forme de responsabilité ou en proposerait une refonte ; or, l’existence, les éléments et la portée de cette forme de responsabilité étant largement établis dans la jurisprudence de la Chambre d’appel, l’Accusation s’opposerait fermement à cette demande5  ; et

2) les éléments constitutifs de la responsabilité du supérieur hiérarchique sont bien établis dans la jurisprudence internationale, et de nombreuses questions liées à cette forme de responsabilité ont trouvé réponse ; donc, bien que la situation exceptionnelle de l'Accusé puisse soulever des questions d’ordre factuel, le dépôt d’un mémoire par l'amicus curiae n’apporterait pas de réponses à ces questions 6 ;

3) en conséquence, l’Accusation fait valoir que puisque les Observations « ne portent pas sur des vides juridiques manifestes concernant les faits de l’espèce, soit l'amicus curiae précise les questions juridiques particulières au sujet desquelles il propose de présenter un mémoire, soit la Chambre définit les questions précises au sujet desquelles elle demande une aide7  » ;

VU la réponse de l'amicus curiae aux Écritures de l'Accusation (Amicus Curiae’s Reply to Prosecution Submission in Response to Trial Chamber ‘Preliminary Order on Amicus Curiae Observations Proprio Motu on the Desirability of Submissions on the Alternative Bases of Individual Criminal Responsability Alleged in the Case and on the Issue of Trials in Absentia), déposée le 14 juin 2005 (la « Réponse de l’amicus curiae »), par laquelle ce dernier :

1) demande l’autorisation de déposer une réponse8  ;

2) marque son désaccord quant à l’« interprétation restrictive que l’Accusation donne de son rôle », et rejette l'idée que le rôle que lui a assigné la Chambre est assorti d’une restriction : « seules les questions de droit international pour lesquelles il existe un vide juridique manifeste sont pertinentes9  » ; et

3) assure les parties et la Chambre que ses Observations n’avaient nullement pour objet de remettre en cause le droit actuel en matière d’entreprise criminelle commune en tant que forme de responsabilité ou d’en proposer une refonte, et précise qu'il « ne sera pas en mesure de dire si la jurisprudence du Tribunal cadre parfaitement avec le droit pénal international en ce qui concerne l’entreprise criminelle commune ou la responsabilité du supérieur hiérarchique tant qu'il ne se sera pas livré à cette analyse exhaustive du droit pénal international qu'il a invité la Chambre à lui ordonner de faire10 »,

VU l’Ordonnance portant désignation d’un amicus curiae, rendue le 22 novembre 2002, dans laquelle la Chambre de première instance, estimant qu’« afin d’assurer l’équité du procès, il conviendrait de désigner S…C un troisième amicus curiae expert en droit international », a désigné Timothy McCormack amicus curiae chargé de 1) rédiger des notes sur des points de droit international lorsqu’elle le lui demande, ou de venir en discuter devant elle, et 2) d’appeler son attention sur les questions de droit international pertinentes,

ATTENDU qu’alors que les autres amici curiae, initialement choisis pour leurs compétences d’avocat pénaliste, ont été nommés conseils commis d’office 11, la Chambre a choisi Timothy McCormack pour ses compétences en droit international12,

ATTENDU par ailleurs que même si la situation des conseils commis d'office a changé depuis leur nomination, rien dans les décisions de la Chambre d’appel ou de la Chambre de première instance n’a modifié le rôle de Timothy McCormack qui est celui d’un amicus curiae spécialement choisi pour ses compétences et chargé d'éclairer la Chambre sur certaines questions de droit international ; et attendu qu’aucun membre de l’équipe de la Défense ou autre personne désignée pour défendre les intérêts de l'Accusé n’a en droit international les compétences qu’il a,

VU l’Ordonnance adressant des instructions supplémentaires aux amici curiae, rendue le 6 octobre 2003, par laquelle la Chambre de première instance autorisait les amici curiae « à recevoir toute information que l’Accusé pourrait leur communiquer et à prendre toutes les mesures nécessaires dans l’intérêt de sa défense  »,

ATTENDU que, comme le montrent les demandes adressées précédemment par la Chambre à l’amicus curiae au sujet du droit de l'accusé de se défendre lui -même, l'Ordonnance portant désignation d’un amicus curiae du 22 novembre  2002 n’exigeait pas que les seules questions de droit international pertinentes au sujet desquelles l’amicus curiae pouvait rédiger des notes soient celles pour lesquelles il existait un vide juridique manifeste en droit international, ni que l’amicus curiae ait relevé un tel vide juridique dans les observations qu’il aurait présentées de lui-même pour pouvoir proposer des sujets de recherches ou des notes,

ATTENDU que, même si les questions relatives à la responsabilité du supérieur hiérarchique et à l’entreprise criminelle commune ont été examinées dans la jurisprudence du tribunal, la Chambre estime qu'il lui serait utile de disposer d'une analyse exhaustive de la jurisprudence internationale — y compris celle du Tribunal international  — sur la question de la responsabilité du supérieur hiérarchique, qui tiendrait compte de la situation singulière de l’Accusé, haut dirigeant pendant la période couverte par les Actes d’accusation ; et qu’une analyse tout aussi exhaustive de la notion d’entreprise criminelle commune dans les jurisprudences internes pourrait l’aider à saisir toute la portée de cette notion juridique complexe,

VU EN PARTICULIER la difficulté d’apprécier ces questions qui tient au fait que c’est le premier procès où elles se posent alors qu’est mise en cause la responsabilité pénale d'un chef d'État,

ATTENDU que, l'Accusé n’ayant pas fait appel à un conseil pour assurer sa défense, il est nécessaire de prendre les mesures appropriées pour garantir que la Chambre de première instance est pleinement informée de certains aspects du droit international en cause en l’espèce dans un contexte exceptionnel,

ATTENDU que, même si les observations de l'amicus curiae ne lient ni les parties ni la Chambre de première instance, elles permettraient de mettre en lumière les questions que la Chambre de première instance devra trancher concernant ces aspects du droit international,

ATTENDU toutefois que la Chambre a déjà reçu des notes très complètes des conseils commis d’office et de l’Accusation sur la question des procès in absentia, et que, pour l’heure, elle ne voit pas le besoin de recevoir de nouvelles notes de l’amicus curiae sur la question,

EN APPLICATION des articles 54, 74 et 126 bis du Règlement,

DÉCIDE que :

1) l’amicus curiae est autorisé à déposer la Réponse;

2) l’amicus curiae entreprendra les travaux nécessaires pour lui permettre de présenter, à une date que la Chambre de première instance fixera par ordonnance, des notes sur les questions de l’entreprise criminelle commune et de la responsabilité du supérieur hiérarchique, telles que définies dans ses Observations, notes qui prendraient en compte la situation exceptionnelle de l'Accusé,

3) compte tenu de l’obligation de défendre les intérêts de l'Accusé13, l’amicus curiae devra également rédiger des notes et passer en revue tous les arguments que l’Accusé pourrait opposer aux allégations formulées dans les actes d’accusation dressés à son encontre concernant sa responsabilité pénale ; et

4) en outre, l’amicus curiae devrait se tenir prêt à se présenter devant la Chambre de première instance afin de répondre aux questions soulevées par ses notes écrites sur ces points de droit et sur d’autres.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre de première instance
_______________
Patrick Robinson

Le 1er juillet 2005
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1. Dans ses Observations, l’amicus curiae note à propos des affaires Kambanda et Plavsic, jugées respectivement par le TPIR et le TPIY, que les accusés ont plaidé coupables et qu’il n’y a pas eu de procès.
2. Voir Assigned Counsel Submission, par. 2 et 3. Les conseils commis d’office n’ont pas évoqué la proposition faite par l’amicus curiae de présenter, à propos des notes in absentia, des observations sur la jurisprudence internationale et comparée.
3. L’Accusation demande l'autorisation de déposer des écritures « un jour après l’expiration du délai de 7 jours fixé en conformité avec l’article 127 » du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international (le « Règlement »). Mémoire de l’Accusation, par. 4. L’article 126 A) du Règlement dispose toutefois que « [q]uand le délai prévu par le présent Règlement ou fixé en vertu de celui-ci pour accomplir un acte quelconque doit courir à compter d’un événement particulier, il court à partir de la date de cet événement ». Le délai de sept jours fixé par l'Ordonnance préliminaire a expiré le 7 juin 2005 ; le Mémoire des conseils commis d’office et le Mémoire de l’Accusation ont donc tous deux été déposés dans les délais.
4. Mémoire de l’Accusation, par. 5.
5. Id., par. 6.
6. Id., par. 7.
7. Id., par. 8.
8. Réponse de l’amicus curiae, par. 4.
9. Id., par. 3 et 6.
10. Id., par. 10.
11. Les deux amici curiae commis d'office étaient Steven Kay et Gillian Higgins. La Chambre note que Michaïl Wladimiroff, l’un des précédents amici curiae n'intervenant plus dans la procédure à l'époque de la désignation des conseils commis d'office, avait initialement été choisi en partie pour ses compétences en droit pénal international.
12. Voir, par ex., Le Procureur c/ Milosevic, affaire n° IT-02-54-T, Motifs de la décision relative à la commission d’office des conseils de la Défense, 22 septembre 2004 (document dont la couverture portait le nom de Timothy McCormack en qualité d’amicus curiae) ; Le Procureur c/ Milosevic, Ordonnance relative aux observations de l’amicus curiae concernant des questions pertinentes de droit international, 26 octobre 2004, p. 3 (précisant que bien qu'« il ne faille à l’heure qu’il est demander à l’Amicus Curiae de rédiger un mémoire sur [l]es questions [exposées dans ses observations], la Chambre « ne modifie pas les termes de son mandat ».
13. Voir Le Procureur c/ Milosevic, Ordonnance adressant des instructions supplémentaires aux amici curiae, 6 octobre 2003.