Affaire n° : IT-02-54-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Patrick Robinson, Président
M. le Juge O-Gon Kwon
M. le Juge Iain Bonomy

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Date du document :
16 novembre 2005

LE PROCUREUR

c/

SLOBODAN MILOSEVIC

________________________________________________

OPINION DISSIDENTE DU JUGE IAIN BONOMY CONCERNANT L'ORDONNANCE DONNANT INSTRUCTION D’OBTENIR L’AVIS DE MÉDECINS SPÉCIALISTES RENDUE PAR LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

________________________________________________

Le Bureau du Procureur :

Mme Carla Del Ponte
M. Geoffrey Nice

L’Accusé :

Slobodan Milosevic

Les Conseils commis d’office par la Chambre :

M. Steven Kay
Mme Gillian Higgins

L’Amicus Curiae :

M. Timothy McCormack

1. Je tiens à expliquer les raisons de mon désaccord avec la majorité des juges de la Chambre de première instance à propos de l’ordonnance-1- du 15 novembre, par laquelle elle a enjoint au Greffier de faire procéder à un examen médical et d’obtenir l’avis du cardiologue et de l’O.R.L. traitants de l’Accusé. Je considère que la Chambre n’est actuellement saisie d’aucune requête déposée en bonne et due forme en application des articles 73 A) ou 74 bis du Règlement de procédure et de preuve. J’estime aussi que même si ce qu’a présenté l’Accusé pourrait être assimilé à une requête, une partie essentielle des pièces justificatives produites émanent d’une source que l’on ne peut qu’écarter.

2. Le vendredi 11 novembre 2005, l’Accusé, souffrant, n’a pas assisté à l’audience, ce qui n’était pas arrivé depuis avril. Aucune raison n’a alors été donnée pour justifier son absence. Préoccupée par cet état de choses, la Chambre a par voie d’ordonnance demandé au médecin du quartier pénitentiaire de remettre, le lundi 14 novembre, un rapport indiquant si l’Accusé était en état d’assister au procès le lendemain, mardi 15 novembre et, dans la négative, d’établir un diagnostic et d’indiquer de quelle spécialité médicale relevait l’affection diagnostiquée-2-.

3. Le médecin a rapporté le 14 novembre 2005 que l’Accusé avait lui-même dit qu’il était en mesure d’assister au procès et de se défendre, et il a indiqué ne pas y voir d’inconvénient-3-. Le mardi 15 novembre, l’Accusé était présent à l’audience.

4. Dès l’ouverture des débats, l’Accusé a évoqué devant la Chambre les rapports médicaux des trois experts qui l’avaient examiné le 4 novembre-4-. Bien qu’il disposât de ces documents depuis le 4 novembre, la Chambre n’en avait pas eu connaissance. Quand le Président de la Chambre lui a demandé « d’indiquer clairement ce qu’il attendait de la Chambre compte tenu de ce rapport », il a déclaré simplement : « rien d’autre que la prise en compte par la Chambre de première instance de ce qui est recommandé dans le rapport des médecins, à savoir la suspension de toute activité physique et intellectuelle pendant six semaines-5- ». Il n’a pas demandé à la Chambre de prendre une mesure précise ni formulé une demande particulière-6-.

5. Si l’on peut imaginer différentes mesures que l’Accusé avait en tête, comme la suspension du procès ou la prescription d’examens médicaux complémentaires, ce n’est pas à la Chambre, dans cette procédure accusatoire, de deviner ses souhaits à partir de déclarations sibyllines. Puisqu’il assure lui-même sa défense, et qu’il produit des pièces qui sont le fruit des investigations qu’il a ordonnées, c’est à lui de dire à la Chambre ce qu’il souhaite qu’elle fasse. Tout ce qu’il a demandé à la Chambre est de « tenir compte » des rapports. À quelle fin ? c’est à lui de le préciser. En effet, dans le cadre de la présente affaire, qui pâtit de problèmes liés aux regrettables ennuis de santé de l’Accusé, je pense que toute requête en rapport avec l’état de santé de ce dernier devrait être présentée par écrit et préciser clairement les questions que la Chambre doit trancher et les mesures demandées, afin de préserver les intérêts de l’Accusé, ceux de la justice et l’intérêt de la société à un procès équitable et rapide en évitant toute confusion, malentendu ou incertitude. L’Accusé n’ayant pas demandé clairement à la Chambre d’ordonner telle ou telle mesure, je considère qu’il n’y a pas lieu pour la Chambre de rendre une quelconque ordonnance.

6. L’ordonnance n’aurait pas dû être rendue pour une autre raison. Les pièces présentées à la chambre sont trois expertises médicales. Les experts indiquent que la principale source de préoccupation vient des « troubles cochléo-vestibulaires dont souffre le patient », qui causent au premier chef des déficits auditifs et des problèmes d’équilibre et sont liés à un certain nombre de troubles cardio-vasculaires. Un point important de leur appréciation d’ensemble de l’état de santé actuel de l’Accusé est l’existence de réels problèmes d’audition, qui ont été diagnostiqués par le professeur Vukasin Andric, oto-rhino-laryngologiste. Dans son rapport, le docteur Schumilina, angiologue, indique que les difficultés d’audition de l’Accusé sont liées à ses problèmes cardio-vasculaires.

7. Le professeur Andric a déjŕ comparu comme témoin des faits ŕ décharge en l’espèce-7-. À ce stade de la procédure, on peut à juste titre dire qu’il s’agit d’un témoin important pour un certain nombre de questions concernant le Kosovo sur une longue période, et notamment à l’époque des faits. Si l’on compare les rapports du professeur Andric et du docteur Shumilina avec celui dans lequel le médecin du quartier pénitentiaire fait état de son entrevue avec l’oto-rhino-laryngologiste soignant l’Accusé, il apparaît clairement que la nature des troubles auditifs dont souffre l’Accusé et leur lien avec ses problèmes cardio-vasculaires prêtent à discussion. Dans ce contexte, il me semble malavisé de demander à la Chambre de première instance de tenir compte de l’avis du professeur Andric. La Chambre de première instance doit en premier lieu garantir un procès équitable à l’Accusé. Elle ne devrait pas prendre le risque de créer une situation dans laquelle son impartialité, et par conséquent l’équité du procès, pourraient se trouver mises en cause. Elle ne devrait pas avoir à porter un jugement sur la crédibilité d’un témoin en marge de la déposition qu’il a faite avant d’avoir apprécié celle-ci. Les questions liées à la gestion du procès devraient être tranchées avec le concours d’experts qui ne sont pas des témoins des faits dans l’affaire en cause.

8. J’estime pour ces différentes raisons que l’Accusé devrait être informé que s’il souhaite que la Chambre de première instance prenne une quelconque mesure au vu des rapports médicaux qu’il a produits, il doit lui présenter une requête écrite précisant les mesures qu’il demande et présenter avec à l’appui l’avis d’experts dans la spécialité médicale qui convient, experts qui ne sont pas des témoins dans cette affaire, ce qui élimine donc le docteur Andric. Chaque fois que des questions de santé se posent dans une instance, il est crucial d’en prendre la mesure objectivement et scrupuleusement en se fondant sur l’avis d’experts étrangers au procès pour pouvoir prendre la bonne décision. L’Accusé doit veiller à définir clairement ces questions.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

______________
M. le Juge Iain Bonomy

Le 16 novembre 2005
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1. Le Procureur c/ Milosevic, Ordonnance donnant instruction d’obtenir des avis de médecins spécialistes, 15 novembre 2005.
2. Le Procureur c/ Milosevic, Ordonnance relative à un nouveau rapport médical, 11 novembre 2005.
3. Le Procureur c/ Milosevic, Rapport de Paulus Falke, médecin, concernant Slobodan Milosevic.
4.Compte rendu d’audience (« CR »), p. 46482 à 46485.
5. L’avis des trois experts était le suivant : « Il faudrait prescrire au patient une période de repos, c’est-à-dire la suspension de toute activité physique et intellectuelle pendant six semaines au minimum, ce qui réduira probablement les symptômes ou du moins les stabilisera. Il sera alors possible d’établir un diagnostic pour adapter au mieux le traitement ».
6. L’absence de toute référence à une demande de ce type dans l’Ordonnance donnant instruction d’obtenir des avis de médecins spécialistes en atteste également.
7. Professeur Vukasin Andric, 23, 24 et 28 février 2005, CR, p. 36515 à 36796.