Affaire n° : IT-03-69-AR65.2

LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit :
M. le Juge Theodor Meron, Président
M. le Juge Fausto Pocar
Mme le Juge Florence Mumba
M. le Juge Mehmet Güney
Mme le Juge Inés Weinberg de Roca

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
3 décembre 2004

LE PROCUREUR

c/

FRANKO SIMATOVIC

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DECISION RELATIVE A L’APPEL INTERJETE PAR L’ACCUSATION CONTRE LA DECISION D’ACCORDER LA MISE EN LIBERTE PROVISOIRE

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Les Substituts du Procureur :

M. Dermot Groome
M. David Re

Les Conseils des Accusés :

M. Zoran Jovanovic, pour Franko Simatovic
MM. Geert-Jan Alexander Knoops et Wayne Jordash, pour Jovica Stanisic

I. Contexte

1. Le 30 septembre 20041, la Chambre d’appel du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal international »), a fait droit à la requête qu’avait présentée l’Accusation aux fins d’obtenir l’autorisation d’interjeter appel de la décision d’accorder la mise en liberté provisoire de Franko Simatovic (l’« Accusé »), rendue par la Chambre de première instance III le 28 juillet 2004 (la « Décision attaquée »)2. L’Accusation interjette appel de la Décision attaquée en application de l’article 65 D) du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement »)3.

2. L’Accusation avance que la Chambre de première instance a commis une erreur lorsqu’elle s’est prononcée sur la question de savoir si Franko Simatovic, s’il était libéré, se représenterait au procès et ne mettrait pas en danger des victimes, des témoins ou toute autre personne. La Chambre de première instance ayant conclu que, si Franko Simatovic était libéré, il comparaîtrait à son procès, l’Accusation affirme qu’elle a commis des erreurs d’appréciation au sujet de la coopération de Franko Simatovic avec le Bureau du Procureur, de la gravité des accusations, de la durée probable de la détention provisoire et du poids à accorder aux garanties de représentation obtenues. L’Accusation ne relève aucune erreur particulière dans la conclusion de la Chambre de première instance selon laquelle Franko Simatovic, s’il était libéré, ne mettrait pas en danger des victimes, des témoins ou toute autre personne4.

II. Coopération de l’Accusé

3. L’Accusation fait valoir que la Chambre de première instance a commis une erreur en concluant que Franko Simatovic a fait preuve d’un certain degré de coopération avec l’Accusation. Elle ajoute que l’appréciation par la Chambre de première instance des éléments de preuve présentés à l’appui de sa conclusion « était totalement erronée, ce qui l’a amenée à commettre une erreur de droit5  ».

4. L’Accusation avance qu’elle a interrogé l’Accusé à sept reprises avant la confirmation de son acte d’accusation, mais que ce dernier « n’avait été ni franc ni sincère et qu’aucun des renseignements fournis ne pouvait être exploité pour faire progresser les enquêtes de l’Accusation6 ». Elle se réfère en l’occurrence à la déclaration de son enquêteur, Tore Soldal, qu’elle a présentée comme pièce à conviction devant la Chambre de première instance. Dans cette déclaration, celui-ci indique :

Pendant l’interrogatoire, Franko Simatovic s’et attribué dans le conflit en ex-Yougoslavie un rôle complètement différent de ce qu’indiquaient la plupart des éléments de preuve que nous avons recueillis. Il s’est présenté comme un agent subalterne des services de renseignement ayant joué un rôle minime dans la guerre. Il a démenti toute relation avec les unités spéciales de la DB Sles services de la sûreté de l’ÉtatC serbe dont il a contesté l’existence avant 1995. Franko Simatovic n’a fourni aucune information concernant la participation de la DB serbe pendant le conflit. Selon lui, cette dernière n’avait d’autre mission que celle de recueillir des renseignements. Je dirais que Franko Simatovic n’a été ni franc ni sincère pendant son interrogatoire. Aucun des renseignements qu’il a fournis n’a pu être exploité pour faire progresser les enquêtes du Bureau du Procureur7.

L’Accusation ajoute que Tore Soldal a maintenu sa déclaration lors de son contre -interrogatoire et que Franko Simatovic n’a présenté aucun élément qui la contredise. Elle affirme en outre qu’à l’audience, l’Accusé n’a pas été en mesure de démontrer en quoi les informations fournies aux enquêteurs du Bureau du Procureur avaient une quelconque valeur, et que « les circonstances de ces interrogatoires donnent uniquement à penser que l’Accusé avait pour tactique de “tâter le terrain”8  ». L’Accusation avance, dans ces conditions, que la Chambre de première instance a commis une erreur en concluant que l’Accusé avait fait preuve d’un certain degré de coopération avec l’Accusation, et qu’elle a accordé trop de poids au fait que celui-ci a accepté d’être interrogé, au lieu de considérer la valeur des informations fournies. Elle fait valoir que ces informations servaient les intérêts de l’Accusé et n’avaient aucune valeur, et que la Chambre de première instance n’aurait pas dû en tenir compte9.

5. L’Accusation avance que la Chambre de première instance a également commis une erreur en estimant que, même si les renseignements fournis étaient sans valeur, cela ne remettait pas pour autant en cause le fait que l’Accusé a coopéré. Elle soutient que ce dernier occupait un poste de très haut niveau à la sûreté de l’État serbe et qu’il avait accès à des informations qui auraient pu être utiles à l’Accusation. Elle affirme que la Chambre de première instance a commis une erreur en ne tenant pas compte du poste qu’occupait l’Accusé ni de l’accès qu’il avait à ces informations pertinentes qu’il aurait pu fournir, s’il l’avait voulu, au Bureau du Procureur10. Elle avance que « l’appréciation de ces éléments par la Chambre de première instance était totalement erronée du fait qu’elle n’a pas tenu compte du poste qu’occupait l’Accusé ni de son accès à des informations pertinentes qu’il aurait pu fournir, s’il l’avait voulu, au Bureau du Procureur11  ». L’Accusation ajoute que les informations que l’Accusé a communiquées à ses enquêteurs « contredisent fortement les éléments de preuve qu’elle a présentés dans d’autres affaires, dont le procès Miloševic, concernant le rôle de la DB serbe dans les crimes commis en République de Croatie et en Bosnie-Herzégovine avant 1995 » et qu’à ce titre, elle a démontré que la coopération de Franko Simatovic n’était pas réelle12.

6. Dans sa réponse, Franko Simatovic soutient que l’article 42 A) iii) du Règlement reconnaît aux accusés le droit de ne pas faire de déclaration. L’Accusé ne s’en est pas prévalu et a accepté d’être interrogé. Il affirme que l’enquêteur de l’Accusation, Tore Soldal, a déclaré que l’Accusé était disposé à fournir des informations et qu’il s’était montré coopératif tout au long de son interrogatoire13. Il ajoute que le fait qu’il a pris contact avec le Bureau du Procureur et accepté d’être interrogé alors que la Serbie-et-Monténégro n’avait pas encore adopté de loi de coopération avec le Tribunal international prouve sa volonté de coopérer14. L’Accusé indique que lorsque l’Accusation affirme qu’il ne s’est pas montré coopératif pendant son interrogatoire, elle se fonde sur son appréciation du témoignage de Tore Soldal15, lequel n’est pas fiable. Lorsqu’il a déposé, l’enquêteur ne se souvenait pas du poste qu’avait occupé officiellement l’Accusé au Ministère de l’intérieur ; il a fait une estimation de la valeur à accorder à l’interrogatoire de l’Accusé alors qu’il a admis qu’il n’avait « participé qu’à un petit nombre d’enquêtes sur les faits incriminés16  », et pendant son contre-interrogatoire, il ne pouvait pas se rappeler si l’Accusé avait exprimé des craintes quant à sa sécurité17.

7. Franko Simatovic fait en outre valoir qu’il n’a pas été établi qu’il exerçait des fonctions au Ministère de l’intérieur pendant la période couverte par l’acte d’accusation, et que l’Accusation ne devrait pas pouvoir se fonder sur ce fait qui reste à prouver. De plus, ayant été désigné comme l’un des participants à l’entreprise criminelle commune mentionnée dans l’acte d’accusation établi contre Miloševic, il était en droit de ne pas faire de déclaration lorsqu’il a été interrogé. En conséquence, le fait qu’il a accepté d’être interrogé prouve sa coopération avec l’Accusation 18.

8. En réplique, l’Accusation indique qu’elle est en droit de présenter à l’audience consacrée à la mise en liberté provisoire des arguments concernant le poste à responsabilité qu’occupait l’Accusé, étant donné qu’il s’agit là d’un élément dont la Chambre de première instance devrait tenir compte pour statuer sur une demande de mise en liberté provisoire19. Elle fait valoir que, puisque c’est sur Franko Simatovic que repose la charge de la preuve à l’appui de sa demande de mise en liberté provisoire, il aurait pu présenter des éléments de preuve concernant le poste qu’il occupait à la DB serbe pendant la période couverte par l’acte d’accusation. Comme il s’est abstenu de le faire, il est selon l’Accusation permis de conclure dans le cadre du présent appel que ces éléments n’auraient pas servi sa cause20.

Examen

9. La Chambre d’appel n’est pas convaincue que l’Accusation a clairement démontré que la Chambre a pu commettre une erreur dans son appréciation de la coopération de l’Accusé. C’est incontestablement à la Chambre de première instance qu’il revient de prendre en considération la bonne volonté dont a fait preuve Franko Simatovic lorsqu’il a été interrogé, alors que la Serbie-et-Monténégro n’avait pas encore promulgué de loi de coopération avec le Tribunal international. La Chambre d’appel n’est pas d’accord avec l’Accusation lorsqu’elle affirme que la coopération d’un accusé ne se mesure qu’à la valeur des informations fournies. Le fait qu’un accusé accepte d’être interrogé montre un certain degré de coopération qu’une Chambre de première instance est en droit de prendre en considération pour apprécier si l’accusé, s’il est libéré, se représentera au procès. Il importe peu que l’Accusation considère que les informations fournies par un accusé ne sont ni fiables ni aussi complètes qu’elles pourraient l’être. Chaque accusé jugé devant le Tribunal a le droit de conserver le silence et de ne pas s’accuser soi-même. Pour reprendre un des principes premiers du Tribunal international, un accusé n’est pas tenu d’aider l’Accusation à établir son dossier à charge.

III. Gravité des crimes reprochés

10. L’Accusation avance que la Chambre de première instance a commis l’erreur de ne pas tenir compte comme il se doit de la gravité des crimes reprochés à l’Accusé et de ne prendre cet élément en considération qu’eu égard à une éventuelle période de détention préventive21. L’Accusation affirme que Franko Simatovic est accusé d’avoir participé à plusieurs crimes contre l’humanité parmi les plus graves et que la Chambre de première instance, en faisant observer que, selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (la « CEDH »), la gravité des accusations ne suffit pas à elle seule à justifier de longues périodes de détention préventives, n’a pas apprécié si « la période était en l’occurrence excessivement longue », étant donné les accusations dont l’Accusé doit répondre22. En présentant cet argument, l’Accusation fait valoir qu’elle se fonde sur la décision rendue par la Chambre de première instance dans l’affaire Brdanin et Talic, qui a déclaré que « ScCe qui constitue une durée raisonnable de détention préventive doit être interprété, pour ce qui concerne ce Tribunal, au vu des circonstances dans lesquelles il est tenu de fonctionner23 ». L’Accusation fait valoir que, dans la Décision attaquée, la Chambre de première instance semble avoir considéré que la période de détention préventive serait longue sans examiner la durée ni le contexte de cette détention. Elle avance que la durée prévue de la détention préventive ne peut être excessive compte tenu des circonstances qui sont propres à l’Accusé, « à savoir la gravité des accusations, la position de haut rang de l’Accusé et le caractère unique du Tribunal international24  ».

11. L’Accusation renvoie à la jurisprudence du Tribunal international et affirme que les différentes approches de la Chambre d’appel en la matière présentent des incohérences. Dans l’affaire Le Procureur c/ Limaj et consorts, un collège de trois juges de la Chambre d’appel a déclaré qu’« SoCn ne saurait S…C établir de distinction selon que les personnes sont poursuivies dans leur pays d’origine ou par des instances internationales » et que le Règlement du Tribunal international en matière de mise en liberté provisoire doit donc être lu sous l’éclairage du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (le « Pacte international  ») et de la jurisprudence de la CEDH25. Dans l’affaire Le Procureur c/ Brdanin et Talic, un collège de trois juges de la Chambre d’appel a relevé que pour appliquer les critères internationalement reconnus, « il faut S…C tenir compte du fait qu’ils envisagent des circonstances et situations différentes et ne prennent pas en considération la nature et le caractère du Tribunal international ; et que ce dernier ne dispose pas des mêmes moyens que les juridictions nationales pour garantir la représentation de l’accusé26  ». L’Accusation avance que l’approche privilégiée dans l’affaire Brdanin et Talic devrait être retenue puisqu’elle est confirmée par la Chambre d’appel dans l’Arrêt  Tadic, qui « a distingué les droits procéduraux reconnus aux parties par la jurisprudence de la CEDH et la situation réelle des juridictions internationales qui ne disposent d’aucun mécanisme de contrainte pour faire appliquer leurs décisions 27 ». Elle ajoute que, si l’on applique ce raisonnement à l’article 65 B) du Règlement, elle serait désavantagée pour présenter ses moyens au cas où elle ne serait pas en mesure d’assurer la comparution de l’Accusé à son procès28.

12. L’Accusation fait en outre valoir que la Chambre de première instance a commis l’erreur de méconnaître les différences d’ordre général entre un accusé devant une juridiction nationale et un accusé devant le Tribunal international et celle de ne pas tenir compte de la différence essentielle entre ces deux types de juridiction en matière de mise en liberté provisoire29. Elle ajoute que, la Chambre de première instance étant tributaire de la coopération des États, la mise en liberté provisoire de hauts responsables accusés des violations les plus graves du droit international humanitaire laisse craindre pour les victimes, les témoins et la bonne marche de la justice de plus grands risques que lorsque l’affaire est jugée par un tribunal national30. L’Accusation avance qu’un accusé qui doit répondre ne serait-ce que d’une seule infraction devant le Tribunal international « est généralement plus incité à s’enfuir qu’une personne mise en accusation devant une juridiction nationale31  ». Enfin, elle fait valoir que la Chambre de première instance a également « commis l’erreur de n’accorder aucun poids au fait que la mise en liberté provisoire dans les circonstances de la présente espèce – gravité des crimes allégués et position de haut rang de l’accusé – pourrait saper la confiance de la communauté internationale dans la justice rendue par le Tribunal32  ».

13. En réponse, Franko Simatovic avance que la Chambre de première instance n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a tenu compte de la pratique de la CEDH pour conclure que la gravité des accusations ne suffit pas à elle seule à justifier de longues périodes de détention préventive, et affirme qu’à l’heure actuelle personne ne sait quand le procès s’ouvrira33. En outre, il fait valoir que le Tribunal international « dispose de moyens de contraindre les gouvernements à assurer, par l’intermédiaire des mêmes autorités que celles auxquelles ont recours les tribunaux nationaux, la comparution d’un accusé devant le Tribunal international et de permettre ainsi la bonne marche de la procédure34  ». L’Accusé ajoute qu’en ce qui concerne la gravité des accusations portées à son encontre, l’Accusation a annoncé qu’elle comptait modifier l’acte d’accusation en supprimant l’accusation relative à l’hôpital de Vukovar35.

14. En réplique, le Procureur indique que l’accusation relative à l’hôpital de Vukovar ne concerne que l’un des nombreux crimes invoqués à l’appui des chefs 1 à 3 de l’acte d’accusation, et que la durée prévisible de la peine, si l’Accusé est déclaré coupable d’un de ces chefs, demeure un facteur qui risque fort de dissuader celui-ci de comparaître 36.

Examen

15. La Chambre d’appel n’est pas convaincue que l’Accusation ait clairement établi que la Chambre de première instance a commis l’erreur de ne pas tenir compte comme il se doit de la gravité des crimes allégués. La Chambre de première instance a expressément déclaré que l’Accusé est mis en cause pour des infractions graves, et que s’il est déclaré coupable, il est passible d’une longue peine d’emprisonnement. La Chambre de première instance ne s’est pas attardée sur la gravité de tels crimes, mais elle n’a pas à le faire. Elle a indiqué à juste titre que c’était l’un des facteurs à prendre en compte et fait observer que la CEDH a considéré que la gravité des accusations ne suffit pas à elle seule à justifier de longues périodes de détention préventive37. La Chambre de première instance a par ailleurs considéré sa « dépendance » vis-à-vis des autorités de Serbie, s’estimant à cet égard convaincue que ces dernières procéderaient de nouveau à l’arrestation de l’Accusé et à son transfert au Tribunal international si besoin était, et elle a aussi tenu compte des éléments démontrant que l’Accusé avait l’intention de se livrer de son plein gré au Tribunal international. À ce sujet, contrairement à ce qu’affirme l’Accusation, la Chambre de première instance a estimé qu’à la différence des tribunaux nationaux, le Tribunal international n’avait pas le pouvoir de faire exécuter ses mandats d’arrêt et qu’il devait s’en remettre au bon vouloir des autorités nationales. La Chambre d’appel n’est pas convaincue que la Chambre de première instance ait commis l’erreur de ne pas tenir compte des différences entre les juridictions nationales et le Tribunal international.

IV. Garanties gouvernementales

16. L’Accusation avance que les autorités de la Serbie-et-Monténégro ont persisté à ne pas coopérer avec le Tribunal international pendant de nombreuses années. Elle fait valoir qu’à l’audience, la Chambre de première instance a mentionné, sans en tenir compte semble-t-il, la lettre du Président informant le Conseil de sécurité du rapport du Procureur qui déplorait « le fait que la Serbie-et-Monténégro manque constamment à ses obligations en vertu de l’article 29 du Statut et de l’article  39 du Règlement38 », pour déterminer la fiabilité des garanties gouvernementales. L’Accusation affirme que la Chambre de première instance a donc commis l’erreur de n’accorder aucun poids à cette lettre et que son évaluation des éléments de preuve en question était totalement erronée 39. Elle fait également valoir que la Chambre de première instance a refusé à tort d’admettre le rapport du Procureur désigné dans la lettre40, ainsi que l’enregistrement vidéo et le compte rendu d’un entretien avec le Premier Ministre serbe Vojislav Kostunica41.

17. L’Accusation affirme que la Chambre de première instance a en outre commis l’erreur d’accorder un poids démesuré à la déclaration du Ministre de la justice de la Serbie, selon laquelle il serait « très simple » d’arrêter l’Accusé. Elle ajoute que la Chambre de première instance a commis l’erreur de ne pas tenir compte d’un élément digne d’intérêt, à savoir que les autorités de Belgrade sont devenues moins disposées à coopérer avec le Tribunal international42.

18. L’Accusation fait également valoir que la Chambre de première instance a commis une erreur en accordant un poids excessif au fait que les autorités de Belgrade ont transféré les deux accusés au Tribunal international après leur arrestation consécutive à l’assassinat du Premier Ministre Ðindic. Elle aurait en outre commis l’erreur de ne pas tenir compte des circonstances qui pourraient prévaloir lorsque l’Accusé sera censé se représenter à son procès43. L’Accusation affirme que la Chambre de première instance a commis l’erreur de ne pas tenir compte de l’évolution de la situation à Belgrade depuis l’arrestation de Franko Simatovic pour des faits en rapport avec l’assassinat de Ðindic en 2003 44. Elle renvoie à la décision rendue par la Chambre d’appel dans l’affaire Mrksic, laquelle a déclaré que la fiabilité des garanties dépend, dans une certaine mesure, des aléas politiques et des alliances, de la pression internationale et de la possibilité d’un changement de gouvernement 45.

19. L’Accusation affirme que la Chambre de première instance a commis l’erreur de ne pas tenir compte de cet élément et de négliger le risque qu’une garantie gouvernementale perde toute valeur en raison de circonstances échappant au contrôle du responsable qui a donné cette garantie. Elle ajoute qu’en théorie, il peut être « très simple  » d’arrêter un accusé, mais que c’est parfois tout le contraire dans la pratique. L’Accusation indique qu’elle en a apporté la preuve directe en soumettant une déclaration de l’enquêteur Bernard O’Donnell46. Ce dernier a en effet déclaré qu’un certain nombre de personnes mises en accusation par le Tribunal international vivaient au grand jour en Serbie et que des informations relatives à ces fugitifs et à leurs adresses avaient été communiquées aux autorités concernées, mais que ces dernières n’avaient pris aucune mesure pour les arrêter 47.

20. L’Accusation fait valoir que lors du contre-interrogatoire, Zoran Stojkovic, Ministre de la justice de la République de Serbie, n’a pas été en mesure d’expliquer à la Chambre de première instance pourquoi les accusés Vladimir Lazarevic, Nebojsa Pavkovic et Streten Lukic n’avaient toujours pas été arrêtés48. Elle cite la réponse de Zoran Stojkovic qui a indiqué qu’il y avait à sa connaissance un certain nombre de problèmes. Il y avait eu un changement de gouvernement et le conseil chargé de la coopération avec le Tribunal international, lequel serait responsable des mesures à prendre, n’avait pas encore été créé. Il s’agissait d’une période transitoire puisque l’organe chargé de coopérer avec le Tribunal international n’avait toujours pas été pleinement constitué. Toutefois, ces autorités connaissent l’existence des actes d’accusation et des obligations qui en découlent pour elles, et elles « agiront certainement en conformité avec SleursC obligations49  ».

21. L’Accusation fait valoir que, bien que le Ministre soit conscient de ces problèmes, les accusés sont toujours en fuite, sans doute en Serbie-et-Monténégro, et que cela montre bien « l’étendue de l’erreur commise par la Chambre de première instance qui a accordé crédit à ce qu’a affirmé le ministre, à savoir qu’il serait “très simple” de procéder de nouveau à l’arrestation de l’Accusé s’il était mis en liberté provisoire50 ».

22. En réponse, Franko Simatovic affirme que la Chambre de première instance a correctement apprécié les garanties gouvernementales en regard de sa situation personnelle51. Il fait valoir que la Chambre de première instance n’a pas accordé un poids excessif au fait que les autorités de Belgrade l’ont transféré au Tribunal international après l’assassinat du Premier Ministre Ðindic. L’Accusé avance qu’il a été arrêté sans motif et qu’aucune poursuite pénale n’a été engagée à son encontre en Serbie. Il est resté en détention sans chef d’inculpation du 13 mars au 1er mai 2004 en violation de ses droits individuels. Lorsqu’il est devenu impossible de le maintenir en détention dans ces conditions, les autorités de Belgrade ont demandé au Procureur du Tribunal international de présenter des chefs d’accusation à l’encontre de l’Accusé et l’Accusation a accéléré l’enquête le concernant52. L’Accusé ajoute que dans ces conditions, on ne saurait conclure qu’il ne voulait pas se livrer de son plein gré53.

23. Franko Simatovic fait également valoir que Zoran Stojkovic, Ministre de la justice de la République de Serbie, a accepté de témoigner devant le Tribunal international en tant que représentant du gouvernement. À cette occasion, il a fait une distinction entre, d’une part, les accusés qui se soustrayaient à la justice et, d’autre part, ceux qui avaient comparu devant le Tribunal international et qui avaient été mis en liberté provisoire dans les conditions posées par ce dernier54. L’Accusé avance que l’enquêteur de l’Accusation, Bernard O’Donnell, a fait la même distinction55. Pour cette raison, il soutient que la Chambre de première instance a conclu à juste titre que les garanties gouvernementales devaient être évaluées en regard de la situation personnelle de l’accusé56.

24. En réplique, l’Accusation affirme que la seule différence importante qui existe entre un accusé en fuite et un autre en liberté provisoire, c’est que, dans le premier cas, « les autorités serbes n’ont pas rempli leurs obligations internationales visées par l’article 29 du Statut d’exécuter les mandats d’arrêt qui leur sont transmis 57 » et que, dans le second, elles se sont engagées par écrit à faire comparaître l’accusé à son procès. L’Accusation ajoute que la volonté desdites autorités d’arrêter un accusé est un élément aussi important que leur capacité de le faire. Elle avance que leurs manquements répétés en la matière sont exposés dans le rapport du Procureur dont elle a demandé l’admission en appel58.

Examen

25. Dans la Décision attaquée, la Chambre de première instance a déclaré très clairement que le poids à accorder aux garanties gouvernementales dépendait de la situation personnelle de l’Accusé au moment où la Chambre se prononce sur l’élargissement, mais aussi, dans la mesure du prévisible, au moment où l’Accusé devra en principe se représenter. Elle a en outre considéré que la place de l’Accusé dans la hiérarchie de la sûreté de l’État serbe et ses conséquences pour le poids à accorder aux garanties gouvernementales sont des éléments importants qu’il convient d’évaluer eu égard à la bonne volonté de l’État en question à arrêter une personne si elle refuse de se livrer59. Pour juger de la fiabilité des garanties gouvernementales, la Chambre de première instance a examiné les éléments présentés par l’Accusation démontrant l’absence de coopération des autorités serbes s’agissant des accusés en fuite et la déclaration que le Président a adressée au Conseil de sécurité concernant le rapport du Procureur qui déplorait « le fait que la Serbie-et-Monténégro manque constamment à ses obligations en vertu de l’article  29 du Statut et de l’article 39 du Règlement de procédure et de preuve ».

26. À la suite de la décision rendue par la Chambre d’appel dans l’affaire Mrksic , la Chambre de première instance a estimé à juste titre que dans ces conditions, il y avait lieu de tenir compte des circonstances propres à chaque cas pour apprécier la fiabilité des garanties données. Elle a tenu compte de la position de haut rang de Franko Simatovic et de ses conséquences pour la volonté des autorités de procéder de nouveau à son arrestation. La Chambre de première instance a conclu que l’Accusé occupait un poste à responsabilité, mais que rien ne prouvait qu’il disposait «  d’informations qui auraient fortement dissuadé les autorités de mettre en œuvre la garantie donnée à l’appui de sa mise en liberté provisoire ». Outre cet élément, la Chambre de première instance a pris en considération le fait que l’Accusé a pris sa retraite en 2001, qu’il a été arrêté le 13 mars 2003 par les autorités de Belgrade qui le soupçonnaient de « mettre en danger la sécurité d’autres citoyens et la sûreté de la République », puis transféré au Tribunal international le 30  mai 2003. En conséquence, elle a estimé que, même si Franko Simatovic disposait d’informations de valeur, le gouvernement avait déjà démontré sa volonté de l’arrêter et de le remettre au Tribunal international, et que les garanties offertes et la déclaration du Ministre de la justice, à savoir qu’il serait « très simple » d’arrêter de nouveau l’Accusé, devaient être appréciées à leur juste valeur60.

27. La Chambre d’appel n’est pas convaincue que l’Accusation ait établi que la Chambre de première instance a commis l’erreur, dans son appréciation des garanties gouvernementales, de ne pas accorder suffisamment de poids à l’absence de coopération des autorités en question avec le Tribunal international pour ce qui est d’arrêter les accusés en fuite. La Chambre de première instance a tenu compte de cet élément, comme elle était en droit de le faire, sans perdre de vue les éléments démontrant qu’en ce qui concerne Franko Simatovic, les autorités s’étaient montrées coopératives avec le Tribunal international.

V. L’Accusé ne mettra pas en danger des victimes ou des témoins

28. L’Accusation avance que la Chambre de première instance a commis une erreur lorsqu’elle a estimé que la crainte « qu’éprouvent les témoins […] traduit plutôt une “inquiétude d’ordre général” qu’une appréhension liée à des faits et gestes précis de l’Accusé61 ». Elle affirme que la Chambre de première instance n’a accordé aucun poids ni aucune importance à la position que Franko Simatovic a longtemps occupée dans la hiérarchie de la sûreté de l’État serbe, ni au fait que « l’inquiétude d’ordre général » des témoins est la conséquence des fonctions qu’il exerçait dans cet organisme pendant la période du nettoyage ethnique en Bosnie-Herzégovine et en Croatie. L’Accusation ajoute que la Chambre de première instance a commis une autre erreur en « minimisant l’importance de la conversation téléphonique entre l’Accusé et un certain Dragan Vasikjovic, alias capitaine Dragan, ayant témoigné dans l’affaire Milosevic, qui a eu lieu entre les deux journées dudit témoignage, et le fait que celui-ci a modifié sa déposition le second jour62 ». Elle fait valoir que l’appréciation par la Chambre de première instance de cet élément de preuve était « totalement erronée63  ». L’Accusation ajoute que la condition posée par l’article 65 B) du Règlement, à savoir qu’un accusé, s’il est libéré, « ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne », devrait être interprétée comme incluant parmi les actes dont s’abstiendra l’Accusé le fait d’influencer des témoignages64.

29. En réponse, l’Accusé avance que la Chambre de première instance n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a estimé qu’il ne « mettra[it] pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne ». Il affirme que la Chambre de première instance a eu raison de considérer qu’il n’occupait plus de position de haut rang à la sûreté de l’État serbe. L’Accusé fait en outre valoir que l’Accusation n’explique pas en quoi la Chambre de première instance a commis une erreur en ce qui concerne le témoin Dragan Vasikjovic65.

30. En réplique, l’Accusation indique que Franko Simatovic n’exerce plus de hautes fonctions à la sûreté de l’État serbe, mais que certains de ses anciens subordonnés y sont toujours employés et qu’il aurait toujours une certaine influence sur eux. Elle ajoute qu’il serait difficile pour ces derniers de procéder, si besoin était, à l’arrestation de l’Accusé.

Examen

31. Dans la Décision attaquée, la Chambre de première instance a clairement pris en considération les arguments de l’Accusation selon lesquels un grand nombre de témoins, craignant pour leur sécurité en raison du pouvoir exercé par Franko Simatovic et son coaccusé et de leur influence sur d’anciens subordonnés toujours employés à la sûreté de l’État serbe, ont refusé de parler aux enquêteurs de l’Accusation66. Elle a également tenu compte du témoignage d’un enquêteur de l’Accusation selon lequel un suspect qu’il interrogeait lui avait indiqué qu’il n’était pas disposé à répondre aux questions ayant trait à la Bosnie-Herzégovine, et qu’il considérait que Franko Simatovic et son coaccusé « étaient les hommes les plus puissants du pays et qu’il ne voulait pas risquer de leur déplaire car cela pourrait avoir des conséquences graves pour lui ». La Chambre de première instance a également pris en compte ce qu’a dit l’enquêteur de l’Accusation, à savoir que le « témoignage et l’attitude » de Dragan Vasikjovic ont changé le second jour de sa déposition et qu’il s’est révélé par la suite que ce dernier avait parlé à l’Accusé entre les deux journées de son témoignage. L’enquêteur a attribué ce changement à la teneur de sa conversation avec l’Accusé.

32. La Chambre de première instance a conclu que cette conversation ne prouvait pas en soi que Franko Simatovic mettrait en danger des victimes ou des témoins. Rien n’indiquait, contrairement à ce que l’Accusation a affirmé, que le témoin en question avait appelé l’Accusé pour lui « faire rapport », et selon le compte rendu public, quand il a été interrogé à ce sujet, le témoin a répondu à l’Accusation qu’il était l’ami de l’Accusé depuis 12 ans et qu’il avait bien appelé celui-ci, mais qu’il n’avait pas discuté de son témoignage67. Dans ces conditions, la Chambre d’appel n’est pas convaincue que la Chambre de première instance a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que la crainte qu’éprouvaient les témoins traduisait « plutôt une inquiétude d’ordre général qu’une appréhension liée à des faits et gestes précis de l’Accusé68  ». Aucun élément de preuve présenté devant la Chambre de première instance n’indique que Franko Simatovic a entravé ou qu’il entravera le cours de la justice.

VI. Dispositif

33. Compte tenu de ce qui précède, la Chambre d’appel n’est pas convaincue que l’Accusation ait établi que la Chambre de première instance a commis une erreur lorsqu’elle a ordonné la mise en liberté provisoire de Franko Simatovic. L’appel interjeté par l’Accusation est donc rejeté.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 3 décembre 2004
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre d’appel
__________
Theodor Meron

[Sceau du Tribunal]


1 - Décision relative à la demande de l’Accusation aux fins d’obtenir l’autorisation d’interjeter appel de la décision d’accorder la mise en liberté provisoire, 30 septembre 2004.
2 - Le Procureur c/ Stanisic et Simatovic, affaire n° IT-03-69-PT, Defence Motion for Provisional Release, confidentiel et ex parte, 30 janvier 2004.
3 - Prosecution’s Appeal Against “Decision on Provisional Release”, 8 octobre 2004 (l’« Appel de l’Accusation »).
4 - Ibid., par. 4.
5 - Ibid., par. 9.
6 - Ibid., par. 10.
7 - Ibid.
8 - Ibid., par. 12.
9 - Ibid.
10 - Ibid., par. 14.
11 - Ibid., par. 15.
12 - Ibid.
13 - Defence Response to Prosecution’s Appeal Against “Decision on Provisional Release”, 15 octobre 2004 (la « Réponse »), par. 10 et 11.
14 - Réponse, par. 8 et 9.
15 - Ibid., par. 12.
16 - Ibid., par. 13.
17 - Ibid., par. 13.
18 - Ibid., par. 15 à 17.
19 - Prosecution’s Reply to Simatovic’s “Defence Response to Prosecution’s Appeal Against Decision on Provisional Release”, 19 octobre 2004 (la « Réplique »), par. 2 et 3.
20 - Réplique, par. 3.
21 - Appel de l’Accusation, par. 16.
22 - Ibid., par. 17 et 18.
23 - Ibid., par. 19.
24 - Ibid., par. 19.
25 - Ibid., par. 22.
26 - Ibid., par. 23.
27 - Ibid., par. 25.
28 - Ibid., par. 26.
29 - Ibid., par. 20.
30 - Appel de l’Accusation, par. 27.
31 - Ibid.
32 - Ibid., par. 29.
33 - Réponse, par. 25.
34 - Ibid., par. 26.
35 - Ibid., par. 27.
36 - Réplique, par. 6.
37 - Décision attaquée, par. 21.
38 - Appel de l’Accusation, par. 30 et 33.
39 - Ibid., par. 31.
40 - Ibid., par. 32.
41 - Ibid., par. 34.
42 - Ibid., par. 35.
43 - Ibid., par. 36.
44 - Ibid.
45 - Ibid.
46 - Ibid., par. 37.
47 - Ibid., par. 37 et 38.
48 - Ibid., par. 39.
49 - Ibid.
50 - Ibid., par. 40.
51 - Réponse, par. 30.
52 - Ibid., par. 35 et 36.
53 - Ibid., par. 37.
54 - Ibid., par. 38.
55 - Ibid., par. 39.
56 - Ibid., par. 40.
57 - Réplique, par. 7.
58 - Réplique, par. 8.
59 - Décision attaquée, par. 11.
60 - Décision attaquée, par. 25 et 26.
61 - Appel de l’Accusation, par. 41.
62 - Ibid., par. 41.
63 - Ibid., par. 42.
64 - Ibid., par. 43.
65 - Réponse, par. 41 à 44.
66 - Décision attaquée, par. 28.
67 - Ibid., par. 28 à 31.
68 - Décision attaquée, par. 32.