Affaire n° : IT-03-69-PT
LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Patrick Robinson, Président

M. le Juge O-Gon Kwon
M. le Juge Bert Swart

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
28 juillet 2004

LE PROCUREUR

c/

FRANKO SIMATOVIC

____________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA MISE EN LIBERTÉ PROVISOIRE

____________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Dermot Groome
M. David Re
Mme Melissa Pack

Le Conseil de l’Accusé :

M. Zoran Jovanovic

 

I. RAPPEL

1. La Chambre de première instance du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal international ») est saisie de la demande de mise en liberté provisoire (Defence Motion for Provisional Release) (la « Demande ») déposée à titre confidentiel par la Défense de Franko Simatovic (l’« Accusé ») le 30 janvier 20041 en vertu de l’article 65 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international (le « Règlement »).

2. Le 13 février 2004, le Bureau du Procureur (l’« Accusation ») a déposé sa réponse en opposition à la Demande (Prosecution’s Response to Simatovic’s Defence Motion for Provisional Release) (la « Réponse »). Avec l’accord de la Chambre de première instance, la Défense a ensuite déposé sa réplique à la Réponse (Defence Reply to Prosecution’s Response to Simatovic’s Defence Motion for Provisional Release ) le 24 février 2004 (la « Réplique »)2. Une audience consacrée à l’exposé des conclusions des parties s’est tenue le 10  mai 2004.

3. L’Accusé, qui travaillait pour les services de la sûreté de l’État (« DB ») du Ministère de l’intérieur de la République de Serbie (« MUP ») aurait été chargé des unités spéciales de la DB et aurait notamment supervisé l’engagement de celles -ci dans certaines opérations qui se sont déroulées en Croatie et en Bosnie-Herzégovine. De même que Jovica Stanisic, son coaccusé, l’Accusé est mis en cause, en vertu de l’article 7 1) du Statut du Tribunal international, sous cinq chefs d’accusation  : persécutions (un crime contre l’humanité), assassinat (un crime contre l’humanité ) et meurtre (une violation des lois ou coutumes de la guerre), expulsion (un crime contre l’humanité) et transfert forcé (un acte inhumain constituant un crime contre l’humanité), commis en Croatie et en Bosnie-Herzégovine entre le 1er août 1991 et le 31 décembre 19953.

4. Soupçonné d’avoir, au sens de la législation en vigueur en République de Serbie « mis en danger la sécurité d’autres citoyens et la sûreté de la République », l’Accusé a été arrêté par les autorités de Belgrade le 13 mars 20034. Bien qu’il ait été arrêté, il est affirmé dans sa Demande qu’il n’a jamais été inculpé d’aucun crime5, ce que l’Accusation n’a pas contesté. Le 1er mai 2003, alors qu’il était en détention à Belgrade, l’Acte d’accusation dressé par l’Accusation à son encontre a été confirmé6. L’Accusé a reçu l’Acte d’accusation le 8 mai 20037. Il a ensuite été transféré au Quartier pénitentiaire des Nations Unies (le « Quartier pénitentiaire ») à La Haye, le 30 mai 2003. Lors de sa comparution initiale, le 2 juin 2003, il a plaidé non coupable des cinq chefs retenus contre lui.

II. ARGUMENTS

5. En résumé, la Défense a notamment fait valoir les faits suivants à l’appui de la demande de mise en liberté provisoire de l’Accusé : sa coopération passée avec le Tribunal international, le fait qu’il devrait se voir accorder les mêmes droits qu’un accusé qui s’est rendu de son plein gré au Tribunal international, qu’il ait quitté la fonction publique et qu’il ait présenté une déclaration personnelle signée, par laquelle il s’engage à respecter les conditions mises à sa liberté provisoire. En outre, la Défense a présenté des garanties le concernant, fournies par les Gouvernements de la République de Serbie et de la Serbie-et-Monténégro.

6. En réponse, l’Accusation a soutenu que la gravité des crimes reprochés à l’Accusé, qui sont passibles d’une peine d’emprisonnement à vie, suffisait à elle seule pour qu’il ne comparaisse pas, que l’on pouvait mettre en doute la valeur de sa coopération dans le passé, que ses engagements personnels et les garanties gouvernementales étaient sans poids, que l’Accusé ne devrait pas être traité comme s’il s’était rendu de son plein gré. En outre, l’Accusation a fait valoir qu’en raison de ses fonctions dans la DB, et de son ancienneté, il avait des relations et des moyens qui lui permettaient de savoir où se trouvaient les témoins et leurs familles et éventuellement d’employer divers moyens d’intimidation. Enfin, l’Accusation a soutenu que, si la mise en liberté provisoire était accordée, elle aurait un grand retentissement en ex-Yougoslavie, renforçant l’hésitation qu’ont les informateurs et les témoins à aider l’Accusation.

III. DROIT

7. L’article 65 du Règlement, qui régit les mises en liberté provisoire, dispose  :

La mise en liberté provisoire ne peut être ordonnée par la Chambre de première instance qu’après avoir donné au pays hôte, et au pays où l’accusé demande à être libéré la possibilité d’être entendus, et pour autant qu’elle ait la certitude que l’accusé comparaîtra et, s’il est libéré, ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne8.

8. S’agissant de se prononcer sur la mise en liberté provisoire d’un accusé, il appartient à la chambre de première instance d’examiner les circonstances au cas par cas, et à l’accusé de la convaincre sur deux points : i) qu’il comparaîtra au procès ; et ii) que, s’il est libéré, il ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne9.

9. « Lorsqu’elle décide si elle est convaincue ou non que, s’il est libéré, un accusé se représentera, une chambre de première instance n’est pas tenue de passer en revue tous les éléments qu’elle peut prendre en considération10.  » Il suffit qu’elle indique tous les éléments pertinents dont elle a tenu compte pour prendre sa décision. En d’autres termes, la chambre de première instance doit motiver sa décision11.

10. La Chambre d’appel a considéré que, dans le cadre d’une demande de mise en liberté provisoire, pour déterminer si l’accusé, au cas où il serait remis en liberté, comparaîtrait, la chambre de première instance devrait notamment tenir compte des éléments suivants  :

la gravité des crimes reprochés aux Requérants ; la longueur des peines d’emprisonnement encourues ; les circonstances de leur reddition ; le degré de coopération des autorités de la RFY et de la Serbie ; l’engagement pris par les gouvernements de la RFY et de la République de Serbie de veiller à ce que les accusés se représentent et à respecter les conditions posées par la Chambre de première instance à la mise en liberté provisoire ; le poste de responsabilité des deux accusés, pour autant que cela ait une incidence sur le poids à accorder aux garanties fournies par les gouvernements  ; le fait que la RFY a récemment adopté une loi sur la coopération avec le Tribunal  ; l’engagement pris par les Requérants de respecter les conditions fixées par la Chambre de première instance s’ils sont élargis ; la probabilité que les autorités compétentes arrêteront de nouveau les accusés s’ils refusent de se livrer, compte tenu des circonstances prévalant au moment de la décision et, dans la mesure où on peut le prévoir, de ce qu’elles pourraient être à l’époque où les accusés sont censés se représenter ; et le fait que les accusés ont pour le moment accepté d’être interrogés par le Bureau du Procureur, montrant ainsi un certain degré de coopération avec l’Accusation12.

11. Pour ce qui est des garanties gouvernementales, la Chambre d’appel a considéré que « [l]e poids à [leur] accorder [..] peut dépendre, dans une large mesure, de la situation personnelle du requérant, notamment en raison des fonctions qu’il exerçait avant son arrestation13 ». La Chambre d’appel estime que la chambre de première instance doit apprécier cette situation quand elle se prononce sur l’élargissement, mais qu’elle doit également, dans la mesure où elle peut le prévoir, évaluer ce que celle-ci sera quand le procès s’ouvrira et quand l’accusé devra en principe se représenter14. En outre, lorsque la chambre de première instance s’appuie sur des garanties, «  [l]a place d’un accusé dans la hiérarchie et ses conséquences sur le poids à accorder aux garanties fournies par un gouvernement sont effectivement des éléments importants que la chambre de première instance devrait normalement prendre en considération dans la mesure où elles pourraient avoir une incidence importante sur la bonne volonté d’un État et son empressement à arrêter cette personne si elle refuse de se livrer ; elles diminuent donc les chances que l’accusé se représente15 .

12. S’agissant de déterminer si l’accusé, au cas où il serait libéré, représenterait un danger, l’un des éléments considérés par la Chambre de première instance dans cette affaire était de se demander si rien ne laissait supposer qu’un accusé avait entravé de quelque manière que ce soit l’administration de la justice depuis la date à laquelle l’Acte d’accusation à son encontre avait été confirmé16. Toutefois, la Chambre de première instance souligne qu’elle ne négligera aucun élément pertinent dans l’examen de cette question.

13. Dans le cadre des demandes de mise en liberté provisoire, il incombe à l’accusé de convaincre la chambre de première instance que, s’il est libéré, il se représentera et qu’il ne mettra en danger aucune victime, aucun témoin ni aucune autre personne. Toutefois, il n’a pas à en faire la preuve au-delà de tout doute raisonnable. Le niveau de preuve requis est moins élevé17.

IV. EXAMEN

14. Dans les paragraphes qui suivent, la Chambre expose brièvement les éléments qu’elle juge pertinents aux fins de son examen de la question.

A. Déterminer si l’Accusé, au cas où il serait libéré, comparaîtrait

Coopération de l’Accusé

15. Avant la confirmation de l’Acte d’accusation le 1er mai 2003, l’Accusation avait interrogé l’Accusé à sept reprises en février 2002. Selon l’enquêteur chargé de mener les entretiens, l’Accusé avait librement accepté d’être interrogé. Ces entretiens s’étaient déroulés dans un climat amical, l’Accusé avait donné l’impression de respecter le travail du TPIY et il semblait disposé à répondre sincèrement aux questions18. Cependant après les entretiens, l’enquêteur a conclu que l’Accusé n’avait été ni franc ni sincère et qu’aucun des renseignements fournis ne pouvait être exploité pour faire progresser les enquêtes de l’Accusation19.

16. Il est certain que plus l’information fournie par l’accusé à l’Accusation a de valeur, plus sa coopération est précieuse. Cependant, la Chambre de première instance estime que même si les renseignements fournis étaient sans valeur, cela ne remet pas en cause le fait que l’Accusé a coopéré. La Chambre de première instance lui en donne acte, et accorde la valeur qui convient au fait qu’il a librement accepté ces entretiens alors que la Serbie-et-Monténégro n’avait pas encore promulgué de loi de coopération avec le Tribunal international ; selon les termes utilisés par la Chambre d’appel, le fait qu’il ait accepté d’être interrogé par l’Accusation montre « un certain degré de coopération avec Scelle-ciC20 .

Reddition volontaire

17. L’Accusé était déjà détenu par les autorités de Belgrade avant que l’Acte d’accusation à son encontre soit confirmé en mai 2003. Il avait été arrêté le 13 mars 2003 par les autorités belgradoises qui le soupçonnaient de « mettre en danger la sécurité d’autres citoyens et la sûreté de la République21 . Par conséquent, il n’a pu se rendre de son plein gré au Tribunal international. Cependant, à l’appui de l’argument qu’invoque l’Accusé, à savoir qu’il devrait se voir accorder tous les droits reconnus aux accusés qui se sont rendus de leur plein gré, la Défense a présenté des documents qui montrent qu’il s’est efforcé de le faire22. Il s’agissait des procès -verbaux du tribunal de Belgrade du 8 mai 2003 qui rapportaient le souhait exprimé par l’Accusé de se rendre volontairement23. L’Accusation a accepté la déclaration faite par l’Accusé devant un tribunal de Belgrade, tout en maintenant qu’il n’était pas possible de s’assurer qu’il l’aurait bien fait24.

18. La Chambre de première instance constate que l’Accusé était déjà en détention lorsque l’Acte d’accusation à son encontre à été confirmé le 1er mai 2003. Une semaine plus tard, le 8 mai 2003, il a déclaré devant un tribunal de Belgrade qu’il souhaitait se rendre volontairement25. Le 30  mai 2003, l’Accusé, qui était encore détenu par les autorités serbes, a été transféré au Tribunal international. Dans ces circonstances, certains éléments de preuve démontrent qu’il avait manifestement l’intention de se rendre de son plein gré.

19. En examinant la déclaration faite par l’Accusé concernant son souhait de se rendre volontairement, la Chambre de première instance constate également que l’Accusé a fait d’autres déclarations devant le tribunal de Belgrade. En particulier, il a explicitement déclaré devant le magistrat instructeur qu’il « reconna[issait] la compétence » du Tribunal international26. En outre, la Défense a présenté des documents montrant que le Conseil national de coopération avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie considérait que l’Accusé devrait se voir accorder les droits reconnus aux personnes qui se sont volontairement rendues au Tribunal international27. Dans l’affaire Sainovic, la Chambre d’appel a tenu compte du fait que les accusés avaient auparavant fait des déclarations publiques en présence de représentants des médias, d’où il ressortait qu’ils n’avaient pas l’intention de se rendre de leur plein gré28. Nul ne prétend que l’Accusé en l’espèce ait fait ce genre de déclarations.

Engagements personnels

20. L’Accusé a fourni une déclaration signée, datée du 27 janvier 2004, dans laquelle il se dit disposé, notamment, à comparaître, à ne pas entrer en contact avec des victimes ou des témoins, à ne pas tenter d’exercer des pressions sur ceux-ci de quelque manière que ce soit et à respecter les conditions de sa liberté provisoire29. Les engagements personnels figurent dans la liste dressée par la Chambre d’appel30 et la Chambre de première instance les appréciera à leur juste valeur.

Gravité des crimes allégués

21. L’Accusé est mis en cause pour des infractions pénales graves, dont celle de persécutions, un crime contre l’humanité. S’il est déclaré coupable, il est passible d’une longue peine d’emprisonnement. La Chambre de première instance en a tenu compte, mais elle fait observer qu’il s’agit seulement de l’un des éléments dont elle tient compte lorsqu’elle évalue si l’Accusé se représenterait au cas ou il serait mis en liberté provisoire. À cet égard, la Chambre de première instance fait observer que la Cour européenne des droits de l’homme a « considéré à maintes reprises que la gravité des accusations ne suffit pas à elle seule à justifier de longues périodes de détention préventive31 ». [Traduction des services de traduction du TPIY.]

Garanties gouvernementales

22. Les gouvernements de Serbie-et-Monténégro et de la République de Serbie ont fourni des garanties pour l’Accusé32. En outre, la Chambre de première instance a entendu un représentant de l’ambassade de Serbie-et-Monténégro et le Ministre de la justice de la République de Serbie. À l’audience, ce dernier a déclaré qu’il serait « très simple » d’arrêter l’Accusé en cas de nécessité33.

23. En réponse, l’Accusation a rappelé le défaut général de coopération et, en particulier, le nombre d’accusés toujours en liberté. Sur ce point, l’Accusation a présenté une lettre du Président du Tribunal international au Conseil de sécurité, appelant l’attention de celui-ci sur un rapport du Procureur du Tribunal international qui regrettait « le fait que la Serbie-et-Monténégro manque constamment à ses obligations en vertu de l’article 29 du Statut et de l’article 39 du Règlement de procédure et de preuve34 ». La Défense a déclaré que les garanties gouvernementales en matière de mise en liberté provisoire ne sauraient être analysées hors contexte ni être uniquement mesurées en fonction du niveau général de coopération d’un État, et elle a rappelé qu’à ce jour, toutes les personnes mises en liberté provisoire se sont représentées devant le Tribunal international lorsqu’elles en ont reçu l’ordre35.

24. La Chambre de première instance estime que la fiabilité d’une garantie gouvernementale doit être évaluée en fonction des circonstances de chaque affaire. Comme le déclare la Chambre d’appel : « La fiabilité d’une garantie fournie par l’autorité compétente doit être déterminée en fonction des circonstances propres à l’affaire concernée. Il convient dans chaque affaire en particulier de se demander ce qui se passerait si l’autorité compétente était tenue, en vertu de son engagement, d’arrêter l’accusé qui sollicite sa mise en liberté provisoire36.  » Dans l’affaire Mrksic, la Chambre d’appel a donné l’exemple du procès de deux accusés dans lequel la Chambre de première instance a accepté la garantie offerte pour l’un des accusés alors qu’elle a refusé celle que les mêmes autorités offraient s’agissant de l’autre accusé, sans pour autant se contredire :

[L]’accusé A a pu se livrer de son plein gré dès qu’il a eu connaissance de sa mise en accusation et peut avoir coopéré avec le Bureau du Procureur d’une manière qui démontre son intention sincère de comparaître devant le Tribunal. La fiabilité de la garantie fournie par l’autorité compétente est d’une importance moindre dans ces circonstances, et cette garantie peut être plus facilement considérée comme fiable dans le cas de cet accusé. En revanche, l’accusé B peut avoir été un haut responsable gouvernemental à l’époque de sa participation alléguée aux crimes reprochés, et il peut avoir perdu son influence politique depuis mais avoir conservé des informations très précieuses qu’il pourrait communiquer au Tribunal s’il vient à vouloir à coopérer pendant sa détention. Ces circonstances dissuaderaient fortement l’autorité concernée de mettre en œuvre son engagement d’arrêter cet individu s’il ne respectait pas les conditions de son élargissement. Il serait parfaitement raisonnable dans le cas de l’accusé B de conclure que la garantie n’est pas suffisamment fiable, même si elle l’était dans le cas de l’accusé A37.

La Chambre de première instance relève également que la Chambre d’appel a indiqué incidemment que « [l]e poids à accorder aux garanties fournies par un gouvernement peut dépendre, dans une large mesure, de la situation personnelle du requérant, notamment en raison des fonctions qu’il exerçait avant son arrestation38.

25. L’Accusé a pris ses fonctions dans la DB, qui dépend du Ministère de l’intérieur (le « MUP ») en 1978. Après avoir été transféré à un poste dans l’Administration des renseignements, nouvellement créée au sein de la DB, il aurait été responsable des unités spéciales de la DB qui opéraient en Bosnie-Herzégovine et en Croatie39. L’Accusé a pris sa retraite en 200140. En raison des hautes fonctions qu’il occupait, sa situation semble davantage se rapprocher de celle de l’accusé B que de celle de l’accusé A, décrites par la Chambre d’appel dans l’affaire Mrksic. Cependant, rien ne prouve que l’Accusé dispose de renseignements qui dissuaderaient fortement les autorités de mettre en oeuvre la garantie donnée en faveur de sa mise en liberté provisoire. À cet égard, la position de l’Accusé diffère de celle de l’accusé B évoqué dans l’affaire Mrksic.

26. Quoi qu’il en soit, étant donné que l’Accusé, qui a pris sa retraite en 2001, a été arrêté par les autorités de Belgrade le 13 mars 2003 au motif qu’il était soupçonné de « mettre en danger la sécurité d’autres citoyens et la sûreté de la République41 » et transféré au Tribunal international le 30 mai 2003, la Chambre de première instance est convaincue que l’Accusé serait de nouveau arrêté et transféré au Tribunal international si la nécessité s’en faisait sentir. Un autre élément distingue la situation de l’Accusé en l’espèce de celle de l’accusé B : même s’il dispose d’informations de valeur, le gouvernement a déjà fait la preuve qu’il était prêt à l’arrêter et à le remettre au Tribunal international. La Chambre de première instance estime que les garanties gouvernementales (y compris la déclaration du Ministre de la justice qu’il serait « très simple » d’arrêter l’Accusé42) doivent être appréciées à leur juste valeur.

27. Au vu de ce qui précède, la Chambre de première instance est convaincue que, s’il est libéré, l’Accusé se représentera.

B. Le fait de savoir si l’Accusé, au cas où il serait libéré, ne mettrait pas en danger des victimes, des témoins ou d’autres personnes

28. L’Accusation soutient que l’Accusé, dont les anciens subordonnés sont toujours employés dans la DB, a gardé au sein de l’organisation une certaine influence qui lui permettrait de découvrir où se trouvent les témoins de l’Accusation ainsi que leurs familles, et de faire éventuellement usage de toute une gamme de moyens d’intimidation43. Elle a présenté la déclaration d’un enquêteur de l’Accusation selon laquelle « un grand nombre de témoins potentiels , en l’espèce et dans l’affaire Milosevic, craignant pour leur sécurité, ont refusé d’être interrogés44. Même lorsqu’il a été envisagé de faire intervenir les autorités locales, d’obtenir des déclarations de renoncement ou d’enjoindre aux témoins de comparaître, nombre de ceux-ci ont continué à s’y refuser, en déclarant que le véritable pouvoir était entre les mains de l’Accusé et de son coaccusé, Jovica Stanisic. Selon l’enquêteur de l’Accusation, « ils ont dit très clairement que tant que ces hommes seraient en liberté, ils ne se sentiraient pas libres de [lui] parler45.

29. Un enquêteur de l’Accusation a témoigné que durant l’interrogatoire d’un suspect qui avait participé au conflit en Croatie et en Bosnie-Herzégovine, celui-ci avait répondu aux questions qui avaient trait aux activités paramilitaires auxquelles il avait participé en Croatie mais se montrait réticent pour ce qui était de la Bosnie-Herzégovine46. Lorsque l’enquêteur lui a demandé pourquoi, il a répondu qu’il était « membre de l’unité spéciale de la sûreté de l’État serbe » et qu’il considérait que l’Accusé et son coaccusé, Jovica Stanisic, « étaient les hommes les plus puissants du pays et qu’il ne voulait pas risquer de leur déplaire car cela pourrait avoir des conséquences graves pour lui47. » S’agissant de Franko Simatovic, l’enquêteur de l’accusation a mentionné le témoin Dragan Vasiljkovic, alias Capitaine Dragan, qui a témoigné dans le procès Milosevic pendant deux jours et dont le « témoignage et l’attitude » se sont, selon lui, modifiés le second jour48. Il s’est révélé par la suite que le témoin avait parlé à l’Accusé entre les deux journées de son témoignage et l’enquêteur attribuait « le [prétendu] changement dans son témoignage et son attitude à la teneur de sa conversation téléphonique avec Simatovic49 ».

30. En réponse à cela, la Défense a fait valoir que la DB était l’un des deux départements du MUP et considérant que c’était le MUP qui avait arrêté et détenu l’Accusé sans chef d’inculpation, il n’est pas logique de s’attendre à ce que l’Accusé passe par celui-ci pour recueillir des renseignements sur les témoins50. La Chambre de première instance prend note de l’argument avancé par la Défense, à savoir qu’aucun des témoins qui ont déposé dans le procès Milosevic et que l’Accusé connaissait n’a dit avoir été menacé par ce dernier51. S’agissant de Dragan Vasiljkovic, la Défense a soutenu que rien ne laissait supposer que l’Accusé ait de quelque manière que ce soit influencé son témoignage52.

31. De l’avis de la Chambre de première instance, le fait que Dragan Vasiljkovic ait contacté l’Accusé alors qu’il témoignait dans le procès Milosevic ne prouve pas à soi seul que l’Accusé mettrait en danger les victimes, les témoins ou d’autres personnes53. La Chambre de première instance ne peut manquer d’observer que le témoin ne semblait pas appeler l’Accusé pour lui « faire son rapport » comme l’avançait l’Accusation. Selon le compte rendu public, le témoin a répondu à l’Accusation qu’il était l’ami de l’Accusé depuis 12 ans et qu’il avait bien appelé celui-ci, mais qu’il n’avait pas discuté de son témoignage54.

32. De l’avis de la Chambre de première instance, la crainte qu’éprouvent les témoins, mentionnée par l’enquêteur de l’Accusation, traduit plutôt une inquiétude d’ordre général qu’une appréhension liée à des faits et gestes précis de l’Accusé. Aucun élément de preuve ne donne à penser que l’Accusé a entravé ou qu’il entravera le cours de la justice. Gardant à l’esprit la condition qui lui est imposée de ne pas tenter d’exercer des pressions sur des victimes ou des témoins s’il était mis en liberté provisoire et les garanties données par la Serbie-et-Monténégro et la République de Serbie de l’arrêter pour manquement aux conditions de la mise en liberté provisoire, la Chambre de première instance est convaincue, au vu de l’ensemble des éléments de preuve, que s’il est libéré, l’Accusé ne mettra ni victimes ni témoins en danger.

V. CONCLUSION

33. La Chambre de première instance est convaincue que, s’il est libéré, l’Accusé comparaîtra et qu’il ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne.

VI. DISPOSITIF

43. Par ces motifs, en application de l’article 65 du Règlement, la Chambre de première instance ACCÈDE à la DEMANDE et

1) ORDONNE ce qui suit :

a) l’Accusé sera transporté à l’aéroport de Schiphol (Pays-Bas) par les autorités néerlandaises ;

b) à l’aéroport de Schiphol, l’Accusé sera provisoirement libéré et remis à la garde d’un représentant de l’État de Serbie-et-Monténégro qui sera nommé à cet effet avant l’élargissement, conformément au paragraphe 2) a) du présent dispositif, et qui escortera l’Accusé durant le reste de son trajet vers la Serbie-et-Monténégro et jusqu’à son domicile ;

c) au retour, l’Accusé sera escorté par le même représentant de l’État de Serbie -et-Monténégro, qui remettra l’Accusé à la garde des autorités néerlandaises à l’aéroport de Schiphol à une date et une heure que la Chambre de première instance fixera par une ordonnance, et les autorités néerlandaises assureront son transport jusqu’au Quartier pénitentiaire des Nations Unies à La Haye ;

d) durant sa liberté provisoire, l’Accusé observera les conditions suivantes, que les autorités de l’État de Serbie-et-Monténégro et de la République de Serbie, y compris la police locale, veilleront à faire respecter :

i) il restera sur le territoire de la municipalité de Belgrade,

ii) il remettra son passeport au Ministère de la justice,

iii) il se présentera tous les jours au bureau de la police de Belgrade désigné par le Ministère de la justice,

iv) il communiquera l’adresse de son domicile au Ministère de la justice et au Greffier du Tribunal international avant de quitter le Quartier pénitentiaire des Nations Unies à La Haye,

v) il consentira à ce que le Ministère de la justice vérifie sa présence auprès de la police locale et acceptera des visites domiciliaires effectuées à l’improviste par le Ministère de la justice ou une personne désignée par le Greffier du Tribunal international,

vi) il n’aura aucun contact avec son coaccusé en l’espèce,

vii) il n’aura aucun contact ni n’exercera de pression d’aucune sorte sur des victimes ou des victimes potentielles et ne tentera en rien de s’ingérer dans la procédure ni d’entraver le cours de la justice,

viii) il n’évoquera le procès qui lui est fait avec personne d’autre que son conseil (y compris les médias),

ix) il continuera à coopérer avec le Tribunal international,

x) il respectera strictement les conditions posées par les autorités de Serbie-et -Monténégro et de la République de Serbie le cas échéant afin de leur permettre de s’acquitter de leurs obligations en vertu de la présente ordonnance et des garanties formulées par elles,

xi) il reviendra au Tribunal international aux date et heure fixées par une ordonnance de la Chambre de première instance,

xii) il se conformera strictement à toute nouvelle ordonnance rendue par la Chambre de première instance modifiant les conditions de la mise en liberté provisoire ou mettant un terme à celle-ci ; et

2) DEMANDE que les autorités de la Serbie-et-Monténégro et de la République de Serbie s’engagent à :

a) désigner un représentant du gouvernement de Serbie-et-Monténégro sous la garde duquel l’Accusé est provisoirement libéré et qui escortera celui-ci de l’aéroport de Schiphol et jusqu’à son domicile en Serbie-et-Monténégro et informer dès que possible la Chambre de première instance et le Greffier du Tribunal international du nom dudit représentant ;

b) assurer la sécurité personnelle de l’Accusé durant sa liberté provisoire ;

c) prendre à leur charge toutes les dépenses de transport de l’Accusé de Schiphol jusqu’à l’aéroport de Belgrade et retour ;

d) prendre à leur charge tous les frais de logement et de sécurité de l’Accusé durant sa liberté provisoire ;

e) faciliter, à la demande de la Chambre de première instance ou des parties, la coopération et la communication entre les parties et veiller à ce que lesdites communications demeurent confidentielles ;

f) présenter un rapport écrit à la Chambre de première instance toutes les deux semaines sur la manière dont l’Accusé s’acquitte des obligations qui sont les siennes en vertu de la présente Ordonnance ;

g) arrêter et détenir l’Accusé immédiatement s’il contrevient à l’une des conditions de la présente Ordonnance ;

h) rapporter à la Chambre de première instance toute infraction à l’une des conditions susmentionnées ; et

3) DONNE INSTRUCTION au Greffier du Tribunal international de consulter le Ministère de la justice des Pays-Bas quant aux modalités pratiques de la mise en liberté de l’Accusé et de maintenir celui-ci en détention au Quartier pénitentiaire des Nations Unies à La Haye jusqu’à ce que la Chambre de première instance et le Greffier aient été informés du nom du représentant désigné par les autorités de Serbie-et-Monténégro sous la garde duquel l’Accusé doit être libéré à titre provisoire, et

4) DEMANDE aux autorités de tous les États que traversera l’Accusé :

a) d’assurer la garde de l’Accusé durant tout le temps de son transit à l’aéroport  ;

b) d’arrêter l’Accusé avant de le renvoyer au Quartier pénitentiaire de La Haye au cas où il tenterait de prendre la fuite.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre de première instance
_____________
Patrick Robinson

Le 28 juillet 2004
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 Un supplément, qui comportait une garantie du Conseil des Ministres de la Serbie-et-Monténégro, a été déposé à titre confidentiel le 18 février 2004.
2 Le Procureur c/ Jovica Stanisic et Franko Simatovic, affaire n° IT-03-69-PT, Ordonnance faisant droit à la requête de la Défense aux fins de dépôt d’une réplique et de prorogation de délai, 20 février 2004.
3 Le Procureur c/ Stanisic et Simatovic , affaire n° IT-03-69-PT, Acte d’accusation modifié, 9 décembre 2003.
4 Pièce 1 de la Défense.
5 Demande, par. 13.
6 Le Procureur c/ Stanisic et Simatovic , affaire n° IT-03-69-PT, Acte d’accusation, 1er mai 2003.
7 Pièce 3 de la Défense.
8 Article 65 B) du Règlement.
9 Le Procureur c/ Sainovic et Ojdanic , affaire n° IT-99-37-PT, Décision relative aux requêtes déposées par Nikola Sainovic et Dragoljub Ojdanic aux fins de mise en liberté provisoire, 26 juin 2002 (« Décision Sainovic en première instance »), par. 11, citant Le Procureur c/ Blagojevic et consorts, affaire n° IT-02-53-AR65, Décision relative à la demande d’autorisation de faire appel de Dragan Jokic, 18 avril 2002, par. 7.
10 Le Procureur c/ Sainovic et Ojdanic, affaire n° IT-99-37-PT, Décision relative à la mise en liberté provisoire (« Décision Sainovic en appel »), 30 octobre 2002, par. 6.
11 Ibidem.
12 Ibid. (note de bas de page omise).
13 Décision Sainovic en appel , par. 7.
14 Ibidem.
15 Décision Sainovic en appel , par. 9.
16 Décision Sainovic en première instance, par. 16.
17 Voir Le Procureur c/ Krajisnik et Plavsic, affaire n° IT-00-39&40-PT, « Opinion dissidente du Juge Patrick Robinson » relative à la « Décision relative à la requête de Momcilo Krajisnik aux fins de mise en liberté provisoire », par. 30, dans lequel le Juge Robinson exprime l’idée qu’« une requête soumise en application de l’article 65 du Règlement, que la charge de la preuve pèse sur l’Accusation ou sur la Défense, ne sera de toute façon pas tranchée au-delà de tout doute raisonnable, mais sur la base d’un faisceau de présomptions [de l’hypothèse la plus probable] ». De même, le Juge David Hunt , dans son opinion dissidente jointe à la Décision Sainovic en appel, déclarait que rien « ne vient accréditer la thèse de l’Accusation selon laquelle la charge de la preuve qui pèse sur l’accusé lorsque, pour obtenir la mise en liberté provisoire , il doit établir qu’il comparaîtra au procès et ne mettra pas en danger des victimes , des témoins ou d’autres personnes est plus lourde que lorsqu’il faut établir n’importe quel autre fait pour obtenir toute autre mesure ». Il déclare :

Contrairement à ce qu’affirme l’Accusation, il n’existe pas de niveau intermédiaire entre la preuve au-delà de tout doute raisonnable qui est exigée pour convaincre de la culpabilité d’un accusé et la preuve administrée sur la base de l’hypothèse la plus probable. La conviction que ce qu’affirme le requérant a plus de chances d’être vrai que faux dépend de la nature et des conséquences du point à établir. Plus la portée des affirmations est grande, ou plus les conséquences découlant d’une constatation précise sont lourdes, plus il sera difficile de convaincre le tribunal concerné que les affirmations en question ont plus de chances d’être vraies que fausses. C’est une question de bon sens [note de bas de page omise]. La nature de la question a nécessairement des incidences sur le processus par lequel le requérant va convaincre la Chambre, mais le niveau de la preuve reste le même : il faut que les affirmations du requérant aient plus de chances d’être vraies que fausses. »

« Opinion dissidente du Juge David Hunt sur la mise en liberté provisoire », jointe à la Décision Sainovic en appel, par. 29.
18 Pièce 1 de l’Accusation, onglet 8 ; Audience consacrée à la mise en liberté provisoire, CR, p. 130.
19 Pièce 1 de l’Accusation, onglet 8 ; Audience consacrée à la mise en liberté provisoire, CR, p. 125 et 126.
20 Voir supra, par. 10 et note de bas de page 10.
21 Pièce 1 de la Défense
22 Pièces 3 à 5 de la Défense.
23 Pièce 3 de la Défense.
24 Audience consacrée à la mise en liberté provisoire, CR, p. 145.
25 Dans le procès-verbal du tribunal de Belgrade, l’Accusé a déclaré qu’il « avait dit aux représentants du Tribunal de La Haye » qu’il « se rendrait volontairement » et qu’il « irait à La Haye », pièce 3 de la Défense.
26 Pièce 3 de la Défense
27 Pièce 5 de la Défense. La garantie de la Serbie-et-Monténégro mentionne également cette conclusion du Conseil.
28 Décision Sainovic en appel , par. 10.
29 Pièce 6 de la Défense.
30 Voir paragraphe 10.
31 Ilijkov c. Bulgarie, Cour européenne des droits de l’homme, Judgement, 26 juillet 2001, par. 81.
32 Pièce 7 de la Défense.
33 Audience consacrée à la mise en liberté provisoire, CR, p. 80.
34 Pièce 1 de l’Accusation, onglet  3.
35 Audience consacrée à la mise en liberté provisoire, CR, p. 68.
36 Le Procureur c/ Mrksic, affaire n° IT-95-13/1-AR65, Décision relative à l’appel interjeté contre le rejet de la demande de mise en liberté provisoire, 8 octobre 2002, par. 9.
37 Ibidem.
38 Décision Sainovic en appel , par. 7.
39 Voir supra note de bas de page  3.
40 Requête, par. 24.
41 Pièce 1 de la Défense.
42 Audience consacrée à la mise en liberté provisoire, CR, p. 80.
43 Réponse, par. 9.
44 Pièce 1 de l’Accusation, onglet  7.
45 Ibidem.
46 Ibid.
47 Ibid.
48 Ibid.
49 Ibid.
50 Réplique, par. 15 et Audience consacrée à la mise en liberté provisoire, CR, p. 71.
51 Audience consacrée à la mise en liberté provisoire, CR, p. 72 et 73.
52 Réplique, par. 20 et Audience consacrée à la mise en liberté provisoire, CR, p. 135 et 136.
53 Voir les comptes rendus dans l’affaire Le Procureur c/ Milosevic, affaire n° IT-02-54-T, 21 février 2003, CR, p.  16746 et 16748.
54 Ibid.