Affaire n° : IT-01-42-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I

Composée de :
M. le Juge Alphons Orie
M. le Juge Amin El Mahdi
M. le Juge Joaquín Martín Canivell

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
18 septembre 2003

LE PROCUREUR

c/

PAVLE STRUGAR

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE LA DÉFENSE AUX FINS DE SUSPENSION DE TOUS LES DÉLAIS ET DE PROTECTION DES DROITS FONDAMENTAUX DE L’ACCUSÉ ETÀ LA REQUÊTE DE LA DÉFENSE AUX FINS DE PROROGATION DE DÉLAI

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Le Bureau du Procureur :

Mme Susan Somers

Le conseil de la Défense :

M. Goran Rodic
M. Vladimir Petrovic

 

La chambre de première instance I du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal »),

VU la requête aux fins de suspension de tous les délais fixés par l’ordonnance du 25 juillet 2003 et de protection des droits fondamentaux de l’accusé (Defence Motion for Suspension of all Time-Limits Set in Order of 25 July 2003 and Protection of the Basic Rights of the Accused) déposée le 8 août 2003 par la Défense (la « Première Requête »), la requête aux fins de prorogation des délais (Defence Motion for an Extension of Time) déposée le 9 septembre 2003 par la Défense (la « Deuxième Requête ») et les arguments supplémentaires à l’appui de la Première Requête (Defence Additional Arguments to the Motion for Suspension of all Time Limits set in order of 25 July 2003 and Protection Basic Rights of the Accused) présentés le 8 septembre 2003 par la Défense (les « Arguments supplémentaires »),

VU la réponse de l’Accusation à la Première Requête (Prosecution’s Response to the Accused Pavle Strugar’s Motion for Suspension of all Time-Limits Set in Order of 25 July 2003 and Protection of Basic Rights of the Accused), déposée le 22 août 2003 (la « Première Réponse »), et à la Deuxième Requête (Prosecution’s Response to Defence’s Motion for Extension of Time) (la « Deuxième Réponse »),

VU la « Décision autorisant la modification de l’acte d’accusation du 31 mars 2003 et le dépôt d’un deuxième acte d’accusation modifié », du 15 septembre 2003, en application de laquelle, dans le nouvel acte d’accusation, la période couverte par les allégations a été limitée à une seule journée, celle du 6 décembre 1991, au lieu de la période de trois mois mentionnée dans l’acte d’accusation modifié du 31 mars 2003, et les faits couverts ont été limités au bombardement de la vieille ville de Dubrovnik,

VU l’« Ordonnance fixant les délais de dépôt des mémoires préalables au procès, la date de la conférence préalable au procès et la date d’ouverture du procès », rendue le 25 juillet 2003 et modifiée le 19 août 2003, qui reporte au 9 octobre 2003 l’ouverture du procès,

ATTENDU que la Défense, dans sa Première Requête, demande que d’autres ordonnances soient rendues avant le procès, qu’une conférence de mise en état soit tenue avant l’ouverture du procès proprement dit, qu’une conférence préalable au procès soit tenue 120 jours après celle-ci, et que d’autres mesures soient prises pour assurer l’équité du procès,

ATTENDU que dans sa Deuxième Requête, la Défense demande une prorogation de délai d’une durée de 120 jours afin de pouvoir se préparer en vue du procès, et que, en vertu de l’article 127 du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement ») la Chambre de première instance est habilitée à proroger tout délai prévu par celui-ci lorsqu’une requête présente des motifs convaincants,

ATTENDU que la Défense soutient qu’en raison de l’absence quasi totale de procédure préalable, les droits de l’accusé à un procès équitable ont été bafoués, et que le procès ne peut donc s’ouvrir dans l’immédiat,

VU les arguments suivants présentés par la Défense :

a) depuis le début de l’instance le 21 octobre 2001, se sont tenues une seule conférence de mise en état, le 12 mars 2002, en violation de l’article 65 bis du Règlement, et deux conférences en application de l’article 65 ter, le 11 mars 2003 et le 26 juin 2003,

b) l’Accusé n’a pas reçu de version en BCS du projet de deuxième acte d’accusation modifié, alors qu’il est censé pouvoir prendre connaissance dans cette langue des nombreuses et importantes modifications qu’il contient,

c) la Défense entend demander le rejet pour vice de forme du deuxième acte d’accusation modifié tel qu’il se présente dans le projet en question, en application des articles 50 C) et 72 A) du Règlement,

d) la Défense ne devrait pas déposer son mémoire préalable au procès avant qu’il ne soit statué sur les demandes visées au point b) ci-dessus et sur toute autre exception préjudicielle,

e) l’Accusation a transmis son mémoire préalable au procès le 2 septembre 2003,

f) l’Accusation n’a pas communiqué les déclarations du coaccusé Jokic, et en particulier celle faite au début de 2002 au Bureau du Procureur, en application de l’article 66 A) i) du Règlement,

g) aucune ordonnance n’a été rendue conformément à l’article 66 A) ii) du Règlement,

h) les déclarations de 19 des 53 témoins figurant sur la liste dressée par l’Accusation en application de l’article 65 ter du Règlement n’ont pas été communiquées,

i) dix témoins figurant sur la liste dressée par l’Accusation en application de l’article 65 ter du Règlement n’ont pas été nommément désignés,

j) les comptes rendus des dépositions ou auditions de deux témoins ont été communiqués mais non leurs déclarations,

k) neuf déclarations de témoins recueillies longtemps auparavant n’ont été communiquées pour la première fois que le 29 août 2003,

l) plusieurs témoins ayant déposé dans l’affaire Miloševic seront vraisemblablement cités en la présente espèce, et les comptes rendus de leurs dépositions, leurs déclarations, les pièces à conviction afférentes et déclarations recueillies en application de l’article 92 bis du Règlement n’ont pas encore été communiqués ; en outre, l’Accusation n’a introduit aucune demande formelle d’admission de déclarations recueillies en application de l’article 92 bis,

m) la Défense ne sera pas prête pour l’ouverture du procès, puisque 1000 pages environ lui ont été communiquées le 21 octobre 2001, et que quelque 9900 pages et 80 heures d’enregistrements sonores et vidéo lui ont été communiquées le 29 août 2003,

n) l’Accusation et la Défense ne se sont pas rencontrées pour débattre de l’admission de faits ou d’accords y relatifs,

o) l’Accusation n’a pas indiqué à la Défense si elle avait effectué des recherches en application de l’article 68 du Règlement, ni accepté les critères de celle-ci,

p) dans deux lettres datées du 8 août 2002 et du 31 octobre 2002, l’Accusation a communiqué, en application de l’article 68 du Règlement, des pièces sous une forme résumée, contrairement à la pratique définie dans Le Procureur c/ Brdjanin1,

q) aucune pièce n’a été communiquée en application de l’article 70 du Règlement,

r) les trois témoins experts de l’Accusation n’ont pas été nommément désignés, et ni leurs rapports ni les pièces jointes n’ont été communiqués ; en outre, s’ils sont communiqués ultérieurement, que ce soit avant ou durant le procès, la Défense n’aura pas le temps d’en prendre connaissance ou d’y répondre,

s) les questions concernant le projet de deuxième acte d’accusation modifié devraient être résolues avant les déclarations liminaires visées à l’article 84 du Règlement,

t) elle manque de ressources,

VU les conclusions de la Défense, selon lesquelles l’ordonnance portant calendrier du 25 juillet 2003 n’a pas été rendue conformément au Règlement et devrait dès lors être réexaminée,

ATTENDU que l’Accusation soutient, dans sa Première Réponse et sa Deuxième Réponse, que toutes les dispositions du Règlement ont été respectées, de même que l’Ordonnance rendue le 19 août par la Chambre de première instance, et qu’il n’a pas été porté atteinte aux droits de l’Accusé ; qu’elle fait observer en outre que son mémoire préalable au procès a été déposé après sa Première Réponse, et qu’elle résume comme suit son argumentation :

1. le fait d’ajouter dans le deuxième acte d’accusation modifié les noms de deux blessés ne constitue pas un nouveau chef d’accusation2, et l’article 50 du Règlement ne s’applique donc pas,

2. sur les 9900 pages de pièces à conviction communiquées à la Défense, quelque 3000 sont des copies de documents dans d’autres langues, plus de 2300 sont des journaux personnels et près de 1000 sont des documents accessibles au public,

3. s’agissant des 19 témoins pour lesquels la Défense prétend ne pas disposer de déclarations,

a. des résumés ont été fournis,

b. quatre sont des experts dont les déclarations seront communiquées en vertu de l’article 94 bis,

c. quatre sont des conservateurs d’archives,

d. les comptes rendus des dépositions de deux témoins ont été communiqués, qui sont plus complets que toute déclaration de témoin,

4. si d’autres témoins étaient cités à comparaître, des déclarations ou des résumés de celles-ci seront communiqués au préalable,

5. la communication des pièces de nature à disculper l’accusé est en cours et l’Accusation s’acquitte des obligations qui lui incombent en vertu de l’article 68 du Règlement,

6. l’Accusation reste disposée à débattre avec la Défense, avant l’ouverture du procès, de l’admission de faits non contestés et de tout accord concernant ceux-ci,

7. les documents visés à l’article 70 du Règlement seront communiqués dès que l’autorisation en aura été obtenue,

8. les arguments avancés par la Défense en faveur d’un réexamen de l’ordonnance portant calendrier ne sont pas fondés,

ATTENDU que les requêtes et exceptions que la Défense entend soulever contre le deuxième acte d’accusation modifié sont prématurées,

ATTENDU que la pratique de la présente Chambre de première instance est de ne pas tenir de conférence de mise en état lorsque l’accusé se trouve en liberté provisoire et qu’en outre, l’Accusé n’en avait pas demandé la tenue auparavant,

ATTENDU que, dès lors que l’article 66 A) i) du Règlement fait référence à la déclaration liminaire de l’accusé et non du coaccusé, il ne s’applique pas à la Première Requête de la Défense, laquelle demande que les déclarations de Jokic lui soient communiquées ; attendu que le mémoire préalable au procès fait référence aux comptes rendus de l’audition de Jokic et à une déclaration portant le numéro 181 sur la liste des pièces à conviction ; attendu que Jokic figure sur la liste des témoins et qu’un bref résumé de sa déposition a été fourni ; attendu, en outre, que la Chambre de première instance rappelle à l’Accusation qu’elle est tenue de communiquer tous éléments de nature à disculper l’accusé, et que si ces déclarations existent, il convient de les examiner aussitôt et de les transmettre à la Défense,

ATTENDU que l’article 68 du Règlement fait obligation à l’Accusation d’informer la Défense dès que possible de l’existence de tous éléments qui sont de nature à disculper en tout ou en partie l’accusé ou qui pourraient porter atteinte à la crédibilité des éléments de preuve à charge ; que la Défense n’a pas précisé de quel type d’éléments de preuve il s’agissait mais que le droit de l’accusé à un procès équitable permet cependant de considérer que les résumés de déclarations communiqués le 8 août 2002 et le 31 octobre 2002 par l’Accusation sont insuffisants ; et qu’il convient de communiquer l’ensemble des documents visés ou les extraits contenant les éléments de nature à disculper l’Accusé, si toutefois ceux-ci sont « suffisamment cohérents, compréhensibles et utilisables3 »,

VU l’obligation générale de l’Accusation de communiquer ses moyens suffisamment tôt pour que la Défense puisse préparer ses contre-interrogatoires, et attendu que ni la Première Réponse ni la Deuxième Réponse n’expliquent de manière satisfaisante pourquoi les déclarations de chacun des 19 témoins auxquelles la Défense a fait allusion dans ses Arguments supplémentaires n’ont pas été communiquées, et que la Défense devrait recevoir ces déclarations,

ATTENDU qu’étant donné les circonstances de l’espèce telles qu’exposées ci-dessus, la Défense se verra accorder une prorogation du délai de dépôt de son mémoire préalable au procès,

PAR CES MOTIFS,

EN APPLICATION des articles 54, 65 bis, 68, 73 B) et 127 du Règlement,

ORDONNE CE QUI SUIT :

1. La Défense déposera son mémoire préalable au procès au plus tard le 1er octobre 2003,

2. L’Accusation communiquera dans un délai de 7 jours à compter de la présente décision les documents de nature à disculper l’Accusé ou extraits de ceux-ci, dont le résumé a été préalablement communiqué le 8 août et le 31 octobre 2003, respectivement, si toutefois la version expurgée est suffisamment cohérente, compréhensible et utilisable,

3. L’Accusation communiquera à la Défense, dans un délai de 7 jours à compter de la présente décision, les déclarations préalables faites par Jokic en qualité de témoin,

4. L’Accusation fournira à la Défense et à la Chambre de première instance, le 22 septembre 2003 à 16 heures au plus tard, une explication complète des raisons pour lesquelles les déclarations de tous les témoins figurant sur la liste dressée en application de l’article 65 ter du Règlement n’ont pas été communiquées.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 18 septembre 2003
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance
__________
Alphons Orie

[Sceau du Tribunal]


1. Décision relative à l’article 68 du règlement, affaire n° IT-99-36-T.
2. Décision relative à l’exception préjudicielle de la Défense pour vices de forme de l’acte d’accusation, Le Procureur c/ Krnojelac, affaire n° IT-97-25, 24 février 1999, par. 15.
3. Décision relative à la requête de la Défense aux fins de « sanctionner les violations répétées de l’article 68 du Règlement de procédure et de preuve par le Procureur », Le Procureur c/ Blaškic, affaire n° IT-95-14-T, 29 avril 1998, par. 19.