Affaire n° : IT-01-42-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

Composée comme suit :
M. le Juge Kevin Parker, Président
M. le Juge Krister Thelin
Mme le Juge Christine Van Den Wyngaert

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
26 mai 2004

LE PROCUREUR

c/

PAVLE STRUGAR

_______________________________________

DÉCISION RELATIVE À L’ADMISSIBILITÉ DE CERTAINS DOCUMENTS

_______________________________________

Le Bureau du Procureur :

Mme Susan Somers
M. Philip Weiner

Les Conseils de l’Accusé :

M. Goran Rodic
M. Vladimir Petrovic

I. LA REQUÊTE

1. La présente décision de la Chambre de première instance II concerne la requête présentée oralement par l’Accusation le 18 mai 2004, juste avant la fin de la présentation de ses moyens, aux fins du versement au dossier des documents suivants :

2. La Défense s’est opposée à l’admission de ces documents, exception faite de MFI  P86.1, MFI P86.2, MFI P86.3 et des cinq documents établis par l’hôpital concernant le traitement administré à Ivo Vlasica pour sa blessure de 19911. La Chambre a entendu les arguments oraux des parties le 18 mai 2004 et a donné à celles-ci jusqu’au 21 mai à 17 heures pour déposer, si elles le souhaitaient, leurs conclusions écrites sur la question, ce qu’elles ont toutes deux fait2. La Chambre abordera les documents dont il est question selon la catégorie à laquelle ils appartiennent.

1. Documents relatifs à la blessure d’Ivo Vlasica de 1991

3. Dans l’Acte d’accusation3, Ivo Vlasica est répertorié comme l’une des personnes blessées au cours du bombardement de la vieille ville de Dubrovnik du 6 décembre 1991. Les documents médicaux présentés par l’Accusation pendant la déposition de ce témoin ont fait naître une interrogation chez les parties : à quelle jambe Ivo Vlasica a-t-il été blessé ? Les documents suivants apportent des indications sur ce point.

a) MFI P84

4. Ce document a été présenté par le témoin à charge Ivo Vlasica et une cote provisoire lui a été attribuée. Il s’agit d’une déclaration datée du 18 février 2004 signée par le docteur Jaksa Segedin, en qualité de chef de service, et par Mme Ljiljana Betica-Rodic, en qualité de directrice de l’hôpital, attestant qu’Ivo Vlasica a, du 6 au 21 décembre 1991, été soigné au service de chirurgie de l’hôpital général de Dubrovnik.

b) MFI P86.1, MFI P86.2 et MFI P86.3

5. C’est par le biais de la déposition d’Ivo Vlasica que l’Accusation avait présenté ces documents, qui proviennent des archives officielles du gouvernement croate et sont en rapport avec la blessure du témoin en 19914. La Chambre avait alors décidé de remettre à plus tard sa décision sur l’admissibilité de ces documents de manière à permettre à la Défense, qui les avait reçu la veille, de les examiner5. MFI P86.1 est une décision officielle de l’administration du travail, de la santé et de la protection sociale de Dubrovnik en date du 10 juin 1996, reconnaissant à Ivo Vlasica le statut d’« invalide de guerre civil » ayant droit à une « pension d’invalidité » en raison de « sa blessure à la cuisse droite […] causée le 6 décembre 1991 par un éclat d’obus . Le document MFI P86.2 provient du comité médical de premier ressort chargé de l’examen médical des personnes auxquelles s’applique la loi relative à la protection des invalides de guerre militaires et civils, datée du 23 avril 1996, et il confirme qu’Ivo Vlasica a droit à ce que son invalidité soit reconnue en raison de sa « blessure à la cuisse droite ». MFI P86.3 semble être une version manuscrite en grande partie illisible de MFI P86.2.

c) Déclaration du docteur Jaksa Segedin

6. Ce document est soumis pour la première fois. Il s’agit d’une déclaration datée du 15 avril 2004 signée par le docteur Jaksa Segedin, actuellement chef du service de chirurgie traumatologique à l’hôpital général de Dubrovnik. Le docteur Segedin est également l’auteur de MFI P84 et, dans sa déclaration, il explique comment a été établi ce document et donne un aperçu des documents médicaux rédigés pendant le traitement d’Ivo Vlasica à l’hôpital en 1991, dont l’Accusation demande à présent l’admission.

d) Documents établis par l’hôpital en rapport avec la blessure d’Ivo Vlasic en 1991

7. L’Accusation demande l’admission pour la première fois de cinq documents établis par l’hôpital (marqués de « A » à « E ») en rapport avec la blessure d’Ivo Vlasica en 1991. Le document « A » semble être le formulaire d’admission à l’hôpital d’Ivo Vlasica. Le document « B » contient les antécédents du patient. Le document « C  » est l’expertise du spécialiste datée du 6 décembre 1991. Le document « D » est le rapport du service de radiologie, daté du 6 décembre 1991, et le document « E  » est le bilan anesthésique du patient, également daté du 6 décembre 1991.

2. Dommages causés à des biens à Dubrovnik

8. Il est allégué dans l’Acte d’accusation que de nombreux bâtiments et édifices ont été endommagés au cours du bombardement de Dubrovnik du 6 décembre 1991. Le 2e tableau joint à l’Acte d’accusation répertorie de manière plus détaillée les dommages allégués. Les documents suivants sont soumis par l’Accusation en rapport avec ces allégations.

a) MFI P51 et les documents n°s 55 et 350 relevant de l’article 65 ter  du Règlement

9. Au cours des mois d’octobre, de novembre et de décembre 1991, l’Institut pour la sauvegarde et la conservation des monuments historiques de Dubrovnik (l’« Institut  ») a, semble-t-il, mené trois études distinctes sur les dommages causés aux édifices de la vieille ville. Le premier rapport semble traiter des dommages causés à la fin du mois d’octobre 1991 tandis que le deuxième traite de ceux d’octobre et de novembre 1991. Le troisième et dernier rapport est redondant et semble traiter des dommages causés entre le 1er octobre et le 31 décembre 1991. Ce dernier est l’objet de témoignages directs et une cote provisoire lui a déjà été attribuée en l’espèce (MFI P51). Tout comme MFI P51, les deux rapports antérieurs (documents n°s 55 et 350 relevant de l’article 65 ter du Eèglement) sont maintenant soumis pour la première fois dans leur intégralité6.

3. Rencontre entre des représentants de l’UNESCO et des hauts fonctionnaires de la RSFY et des Républiques de Croatie et de Serbie

a) Document n° 421 relevant de l’article 65 ter du Règlement

10. Ce document est supposé être le « procès-verbal des réunions avec les autorités yougoslaves » de la mission de M. D. Janicot, chef du Bureau exécutif, Représentant spécial du Directeur général de l’UNESCO, accompagné de M. Vogric, rencontres tenues entre le 28 octobre et le 2 novembre 1991 (Belgrade, Ljlubljana, Zagreb)7.

II. LE DROIT

11. L’admissibilité de la preuve est principalement régie par l’article 89 C) du Règlement qui dispose qu’une Chambre « peut recevoir tout élément de preuve pertinent qu’elle estime avoir valeur probante ».

12. Même si l’article 89 C) du Règlement semble accorder à la Chambre de première instance un « large pouvoir d’appréciation », la Chambre d’appel a conclu qu’« il convient d’interpréter [cet] article […] de manière à garantir que la Chambre est convaincue de la fiabilité des éléments de preuve8 . Dans cet esprit, la Chambre d’appel a indiqué que la fiabilité d’une déclaration entre en ligne de compte pour déterminer son admissibilité et pas seulement son poids. En effet, « [l]es indices de fiabilité d’un élément de preuve peuvent faire défaut au point que celui-ci n’a pas de ‘valeur probante’ et ne saurait par conséquent être admis9 ». Cette considération a été communément exprimée dans la jurisprudence comme une exigence, qui serait implicitement posée par l’article 89 C) du Règlement, que l’élément de preuve présente des « indices suffisants de sa fiabilité »10.

13. Bien qu’il n’existe pas d’interdiction générale d’admettre des éléments de preuve indirecte dans les affaires portées devant le Tribunal11, le fait qu’ils soient indirects, et de première main ou non, sont autant d’éléments qui peuvent être pertinents pour juger de leur valeur probante12.

14. L’admissibilité des déclarations écrites, comme celle du docteur Segedin, est en quelque sorte un cas particulier dans la mesure où elle est régie par trois dispositions du Règlement : l’article 89 C), en tant que disposition générale, et les articles  92 bis et 89 F) du Règlement, en tant que dispositions plus spécifiques.

15. L’article 92 bis du Règlement régit l’admissibilité des « éléments de preuve présentés par un témoin sous la forme d’une déclaration écrite, au lieu et place d’un témoignage oral13 ». Son long libellé pose des critères d’admissibilité stricts.

16. L’article 89 F) du Règlement dispose simplement qu’une Chambre « peut recevoir la déposition d’un témoin oralement, ou par écrit si l’intérêt de la justice le commande ».

17. La Chambre d’appel a affirmé que l’article 89 C) du Règlement permet l’admission de preuves indirectes sous forme écrite, mais que la disposition plus spécifique qu’est l’article 92 bis doit s’appliquer lorsqu’il est question d’une déclaration écrite préparée aux fins de la procédure judiciaire14. Ainsi, « [o]n ne peut autoriser une partie à présenter en vertu de l’article 89  C) la déclaration écrite d’un témoin potentiel recueillie par un enquêteur du Bureau du Procureur pour se soustraire à la rigueur de l’article 92 bis15 . L’article 92 bis du Règlement doit donc être envisagé comme la lex specialis « qui déroge à la lex generalis de l’article 89 C) en lui soustrayant l’admissibilité des déclarations écrites de témoins potentiels et des comptes rendus de témoignages16 ». En conséquence, les preuves indirectes qui n’ont pas été préparées aux fins de la procédure judiciaire ne relèvent pas de l’article 92 bis et sont, en principe, admissibles en vertu de l’article 89 C), pour autant qu’elles satisfassent aux critères implicitement posés par cet article17.

18. La Chambre n’examinera pas en détail l’article 89 F) du Règlement, elle se contentera de dire que la jurisprudence récente indique qu’il peut permettre à une partie de se soustraire aux restrictions prévues à l’article 92 bis en autorisant l’admission de la déclaration écrite d’un témoin établie aux fins de la procédure pour autant que le témoin puisse faire l’objet d’un contre-interrogatoire18. Étant donné qu’il n’a pas été explicitement question de faire témoigner le docteur Segedin en l’espèce, il semble que l’Accusation ne puisse invoquer cet article dans ce cas précis.

19. La Chambre tient à insister sur le fait que la décision d’admettre un élément de preuve donné ne laisse nullement augurer du poids qui lui sera accordé.

III. EXAMEN

20. La Chambre examinera en premier lieu les documents dont l’admission est demandée en rapport avec la blessure d’Ivo Vlasica.

21. Pour commencer, s’agissant des documents médicaux en rapport avec Ivo Vlasica (auxquels une cote n’a pas encore été attribuée) et des archives officielles du gouvernement croate en rapport avec sa blessure en 1991 (pièces MFI P86.1, P86.2 et P86.3), l’Accusation affirme qu’ils sont admissibles en vertu de l’article 89  C) du Règlement19. La Défense ne s’oppose pas, à présent, à leur admission20.

22. La Chambre estime que ces documents sont admissibles en vertu de la disposition la plus générale qu’est l’article 89 C) du Règlement, et qu’ils ne sont pas soumis aux restrictions posées à l’article 92 bis du Règlement étant donné qu’ils ne sont pas des « déclarations écrites préparées aux fins de la procédure », mais qu’ils s’apparentent plutôt à ce que la Chambre d’appel a qualifié de « rapports officiels établis par une personne qui n’est pas citée à comparaître en qualité de témoin21 ». Estimant que ces documents remplissent les critères d’admissibilité prévus à l’article 89 C) du Règlement, la Chambre les admettra.

23. S’agissant de la déclaration du docteur Segedin datée du 15 avril 2004 (document qui n’a pas encore de cote), les parties font valoir les arguments ci-dessous.

24. L’Accusation affirme que ce document peut être admis en vertu de l’article 89  C) du Règlement, faisant valoir qu’il est par nature explicatif, et qu’il réfute les allégations formulées par la Défense quant à la fiabilité douteuse de la pièce  MFI P84. L’Accusation a fait valoir que sans les éclaircissements contenus dans la déclaration de ce médecin, la Chambre resterait sur une fausse impression quant à la pièce en question22.

25. La Défense affirme qu’admettre la déclaration du docteur Segedin ne serait juridiquement pas fondé. Elle affirme avoir pour la première fois reçu copie de ce document le 17 mai à 14 heures. Elle s’appuie sur la Décision Galic du 7 juin 2002 —  « [o]n ne peut autoriser une partie à présenter en vertu de l’article 89 C) la déclaration écrite d’un témoin potentiel recueillie par un enquêteur du Bureau du Procureur pour se soustraire à la rigueur de l’article 92 bis23  » — pour ajouter que la déclaration est, pour cette raison, inadmissible en vertu de l’article 89 C) du Règlement.

26. La Chambre estime que la déclaration du docteur Segedin du 15 avril 2004 a été préparée à des fins de procédure judiciaire, qu’elle ne peut dès lors être admise en vertu de l’article 89 C) du Règlement, et que pour pouvoir être admise, elle doit donc satisfaire aux conditions plus strictes posées par l’article 92 bis . Par conséquent, la déclaration n’est de prime abord pas admissible puisqu’elle ne satisfait pas, entre autres, aux conditions définies par l’article 92 bis  B) du Règlement.

27. L’Accusation affirme que la déclaration datée du 18 février 2004 et signée par le docteur Segedin, en sa qualité de chef de service, et par Mme Ljiljana Betica -Rodic, en tant que directrice de l’hôpital (MRI P84), est admissible en vertu de l’article 89 C) du Règlement. Pour sa part, la Défense s’oppose à cette admission. La Chambre note que cette déclaration ne fait que reprendre les éléments contenus dans les originaux des documents établis par l’hôpital, qui lui sont à présent soumis. Attendu que la Chambre a accès aux documents originaux, cette déclaration ne présente guère plus de valeur probante. Toutefois, cette déclaration, qui n’a qu’un caractère explicatif, a été l’objet d’un témoignage direct24 et remplit les conditions fixées à l’article 89 C) du Règlement. Par conséquent, elle sera admise.

28. La Chambre de première instance se penchera à présent sur l’admissibilité des trois rapports de l’Institut répertoriant les dommages subis en octobre, novembre et décembre 1991 par la vieille ville de Dubrovnik.

29. L’Accusation soutient que les trois rapports sont admissibles. Elle affirme que MFI P51 l’est car il est pertinent et probant eu égard aux dommages subis par la vieille ville en 1991. Elle ajoute qu’il n’est pas présenté en tant que « preuve principale des dommages causés à chacun des bâtiments répertoriés dans le tableau25 » joint à l’Acte d’accusation, et qu’elle le présente car il « corrobore largement » les dommages rapportés par d’autres témoins. L’Accusation affirme que les indices de fiabilité nécessaires transparaissent du témoignage des trois personnes qui ont contribué à l’établissement de certaines parties du rapport, à savoir M. Vukovic, M. Kaiser et Mme Peko, ainsi que de la comparaison des dépositions faites par les témoins oculaires et des enregistrements vidéo des dommages avec la teneur dudit rapport26. Elle fait valoir, comme autre indice de fiabilité, que le rapport n’a pas été établi à des fins judiciaires, mais bien pour servir de base à l’évaluation des dommages et des éventuels coûts de réparation27. L’Accusation affirme par ailleurs que l’opposition de la Défense à l’admission de MFI P51 rend les deux rapports précédents au sujet des dommages, apparemment établis par l’Institut « pertinents pour effectuer un tri28, à savoir pour déterminer quels éléments répertoriés dans le dernier rapport ( MFI P51) se rapportent aux dommages qui ont été causés avant le 6 décembre 1991.

30. La Défense s’oppose à l’admission des trois rapports. Elle affirme qu’en plus des critères d’admissibilité fixés à l’article 89 C) du Règlement, il ressort de la jurisprudence du Tribunal que la fiabilité est « une composante inhérente » de toute décision relative à l’admissibilité29. La Défense ajoute que dans les systèmes de droit romano germanique, le critère d’admissibilité comporte deux volets : premièrement, les éléments de preuve doivent être obtenus dans la légalité et, deuxièmement, il faut que l’accusé puisse les contester30. La Défense affirme que l’absence totale d’informations sur la provenance des rapports d’octobre, et d’octobre et novembre 1991, rend ces rapports inadmissibles. S’agissant du rapport MFI P51, la Défense argue de son manque de valeur probante et de fiabilité pour soutenir qu’il est inadmissible. En outre, elle affirme que puisque ce rapport est constitué de 450 notes différentes initialement établies par des personnes dont bon nombre n’ont pas déposé en l’espèce, elle n’a pas eu l’occasion d’en contester de grandes parties31.

31. D’emblée, la Chambre remarque que MFI P51 (le rapport couvrant la période s’étendant du 1er octobre au 31 décembre 1991) a fait l’objet de nombreux témoignages en l’espèce 32. Deux de ses dix-sept auteurs et collaborateurs répertoriés (soit les personnes qui ont rassemblés les informations du rapport, seuls ou avec d’autres), à savoir Lucijana Peko et Slobodan Vukovic, ont déposé en l’espèce. En outre, Colin Kaiser, représentant de l’UNESCO figurant sur la liste des personnes consultées dans le cadre de ce rapport, a témoigné sur la méthodologie générale appliquée dans la rédaction de ce rapport33. La Chambre a entendu des témoignages sur la manière dont le rapport a été établi, chacun des quelques 450 éléments d’information qu’il contient au sujet des dommages reposant sur une documentation établie par un ou plusieurs des dix-sept auteurs et collaborateurs répertoriés34 dont bon nombre n’avaient aucune expérience préalable en la matière.

32. Le rapport semble traiter des dommages causés entre le 1er octobre et le 31  décembre 1991, dont, bien entendu, ceux du 6 décembre 1991, visés par l’Acte d’accusation. Il est dès lors nécessaire de bien faire la distinction, dans ce rapport, entre les dommages causés le 6 décembre et les autres. Le rapport lui-même est censé désigner les dommages du 6 décembre au moyen de la date d’endommagement donnée pour chacun des bâtiments pris en compte dans l’étude. Toutefois, il est manifeste, d'après les éléments de preuve présentés, que, pour la plupart des bâtiments, la date donnée se fonde uniquement sur des informations par ouï-dire obtenues auprès d’inconnus qui sont simplement mentionnés comme des voisins ou des locataires35. Nul ne sait si ces derniers ont fait part de ce qu’ils avaient eux-mêmes constaté ou de ce qu’ils tenaient d’autrui. Il n’est donc pas démontré que le rapport lui -même, en tant que document, est un élément fiable s’agissant de la question de fait essentielle qu’est la date à laquelle les dommages ont été causés. Il en est à peu près de même pour le type de projectiles utilisés, bien que la question soit moins déterminante36. Si d’autres témoignages oraux et enregistrements vidéo peuvent permettre d’identifier certains dommages visés par le rapport comme ayant été causés le 6 décembre 1991, ceux-ci semblent avoir été abordés dans les parties du rapport qui sont admises séparément en tant que pièces à conviction distinctes. Pour déterminer quels sont les dommages mentionnés dans le rapport qui ont été causés le 6 décembre 1991, l’Accusation tente également de se fonder sur les deux rapports précédents établis par l’Institut, qui sont abordés ailleurs dans cet examen. Toutefois, nous le verrons, l’Accusation n’a apporté aucun élément établissant la provenance de ces deux rapports antérieurs et, en outre, rien ne permet de dire qu’ils sont fiables ou exhaustifs quant aux dommages antérieurs au 6 décembre 1991.

33. La Chambre rappelle également que le rapport (MFI P51) a initialement été conçu en tant que rapport « préliminaire », et qu’il porte toujours ce titre. Cela signifie que ses auteurs pensaient qu’une version finale suivrait. Enfin, la Chambre note que bien que l’intention des auteurs ait sans douté été de répertorier les dommages causés le 6 décembre 1991, comme cela transparaît du titre et du contenu du rapport, des dommages antérieurs ont également été consignés37. Même Colin Kaiser, l’un des consultants, a refusé de garantir l’exactitude des informations contenues dans le rapport, déclarant ceci : « Vous savez, ce n’est pas moi qui ai fait cette étude, je ne surveillais pas les équipes, et je n’étais pas responsable de ce travail38 ».

34. Rappelant que pour apprécier la valeur probante d’un élément de preuve particulier, il faut en évaluer la fiabilité, la Chambre estime que seules les indications contenues dans le rapport (MFI P51) pour lesquelles l’examen des dommages a été mené en personne et par la suite confirmé à l’audience par l’un des auteurs, en l’espèce Lucijana Peko39 et Slobodan Vukovic40, présentent un indice de fiabilité suffisant pour satisfaire aux critères d’admission posés par l’article  89 C) du Règlement. La fiabilité de ces indications est elle-même sujette à caution dans la mesure où elles se fondent sur des informations rapportées s’agissant de la date des dommages et du type de projectiles.

35. La Chambre rappelle qu’elle a déjà admis, dans la pièce à conviction P174, les indications contenues dans le rapport MFI P51 concernant les édifices personnellement inspectés par Slobodan Vukovic41. En admettant ces passages, le Président de la Chambre de première instance, parlant au nom de celle-ci, a déclaré :

Nous tenons à indiquer que la question qui se pose est clairement celle de la fiabilité qu’il convient d’attacher à la teneur du document, mais, au vu du présent élément de preuve, il est sans aucun doute pertinent. Il a manifestement une valeur probante directe pour les questions que la Chambre doit trancher. En outre, il est d’une nature qui, sur la base des éléments de preuve présentés, indique qu’il s’agit du produit – du travail – fait par le témoin avec d’autres, et le témoin garantit, de manière générale, son exactitude et sa fiabilité.

Pour les mêmes raisons, la Chambre estime que les indications contenues dans MFI  P51 en rapport avec les édifices personnellement inspectés par Lucijana Peko et répertoriés dans la pièce à conviction P52 sont admissibles dans la mesure où elles sont pertinentes et probantes pour la question des dommages causés aux biens. Les autres indications contenues dans le rapport sont, de l’avis de la Chambre, inadmissibles faute de présenter des indices de fiabilité suffisants pour être utiles à la Chambre.

36. La Chambre conclut que les deux rapports antérieurs sur les dommages, apparemment établis par l’Institut, ne sauraient être admis. L’Accusation n’a présenté aucun élément de preuve sur la manière dont ces rapports ont été établis. La Chambre ne dispose donc d’aucun élément lui permettant d’en apprécier la fiabilité et doit donc refuser leur admission. L’affirmation de l’Accusation selon laquelle ces deux rapports antérieurs sont devenus pertinents en raison de l’opposition de la Défense à l’admission de MFI P51 est illogique. La thèse de l’Accusation ne porte que sur des dommages causés le 6 décembre 1991. MFI P51 a toujours traité de dommages causés entre le 1er octobre 1991 et le 30 décembre 1991. Si les deux rapports antérieurs permettent d’identifier les édifices endommagés avant le 6 décembre 1991, comme allégué, et donc, lus en conjonction avec MFI P51, d’identifier les dommages causés à cette date précise, ce qui semble être en substance ce que soutient l’Accusation, cela prouve alors qu’il a toujours été essentiel pour l’Accusation qu’ils soient lus en conjonction avec MFI P51, qu’elle a toujours tenté de présenter. Pourtant, aucun effort n’a jamais été fait pour authentifier ou verser au dossier le moindre élément concernant la fiabilité de ces deux rapports antérieurs. Il est assez trompeur de donner à entendre que ces derniers sont seulement devenus pertinents en raison de la position adoptée par le Défense concernant MFI P51. La Défense n’a fait que mettre le doigt sur l’incohérence de la position de l’Accusation.

37. Le dernier document à examiner est le document n° 421 relevant de l’article  65 ter du Règlement.

38. L’Accusation affirme avoir eu l’intention de présenter ce document par le biais de M. Janicot, qui figurait initialement sur la liste de témoins à charge, mais qui ne comparaîtra finalement pas. Elle avait tout d’abord affirmé que Colin Kaiser avait témoigné sur sa présence aux réunions auxquelles le document se rapporte, ce qui « constituait une justification » de l’admission du document42. Toutefois, elle s’est ensuite rétractée car il s’est avéré que le témoignage de Colin Kaiser sur lequel elle voulait s’appuyer se rapportait à une réunion qui a eu lieu à la fin novembre 1991, et non à la fin octobre ou au début novembre 199143.

39. La Défense affirme que ce document est inadmissible car il ne satisfait pas aux critères d’admissibilité de base en ce que son authenticité, sa provenance et sa date de rédaction ne sont pas établis44.

40. La Chambre remarque que si le témoignage de Colin Kaiser relatif à la teneur d’une réunion à laquelle M. Janicot et lui ont assisté avec les autorités en ex- Yougoslavie45 semble largement correspondre au compte rendu de cette réunion figurant dans le document dont l’admission est demandée, il n’en reste pas moins que la date de cette réunion, dans les souvenirs de Colin Kaiser, diffère de plus d’un mois de celle qui est mentionnée dans ledit compte rendu. Dans ces conditions, la Chambre estime que les éléments présentés à l’appui de l’admission de ce document sont insuffisants et qu’il ne sera dès lors pas versé au dossier.

IV. DISPOSITIF

41. Par ces motifs, la Chambre verse au dossier les documents suivants :

Les autres documents, ou parties de ceux-ci, ne sont pas admis.

42. La Chambre prie le Greffe a) de classer les documents P84, P86.1, P86.2 et P86.3 parmi les pièces à conviction, et b) d’attribuer un numéro de pièce à conviction aux documents qui sont à présent admis et auxquels une cote provisoire n’avait pas été attribuée, et de transmettre par écrit ces numéros à la Chambre et aux parties dès que possible.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 26 mai 2004
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance II
___________
Kevin Parker

[Sceau du Tribunal]


1 La position de la Défense, motivée oralement le 18 mai 2004, semblait être qu’elle s’opposait à l’admission de tous les documents présentés, mais son mémoire subséquent, voir ci-dessous note 2, donne à penser qu’elle ne s’oppose pas à celle des documents suivants : MFI P84, MFI P86.1, MFI P86.2, MFI P86.3 et des documents établis par l’hôpital (qui n’ont pas encore de cote) concernant la blessure d’Ivo Vlasica de 1991 et le traitement qui lui a été administré. La Défense a clarifié sa position au cours d’une conversation téléphonique avec le juriste compétent le 25 mai 2004, à savoir qu’elle ne s’opposait plus à l’admission des documents MFI P86.1, MFI P86.2, MFI P86.3 et desdits documents établis par l’hôpital.
2 Voir Prosecution’s Submissions on the Admission into Evidence of Certain Documents, le « Mémoire de l’Accusation , 21 mai 2004. Ce document a par la suite été modifié en ce que la référence, dans la première phrase du 4e paragraphe, au témoignage du docteur Kaiser a été supprimée. L’Accusation a indiqué qu’elle ne comptait plus invoquer celui-ci à l’appui du document relevant de l’article 65 ter du Règlement n° 421. Voir Amendment to the « Prosecution’s Submissions on the Admission into Evidence of Certain Documents , filed 21 May 2004, modification datée du 24 mai 2004. Voir aussi Defence Submission Concerning Admissibility, le « Mémoire de la Défense », 21 mai 2004.
3 Troisième Acte d’accusation modifié, l’« Acte d’accusation », 10 décembre 2003.
4 Voir CR, p. 3357 à 3361.
5 CR, p. 3361.
6 La page de garde et le rapport relatif à l’endommagement du fort impérial, sur le mont Srdj (2 pages en tout) provenant du rapport d’octobre 1991, ainsi que la page de garde et la liste des 45 bâtiments inspectés (2 pages en tout) provenant du rapport d’octobre et de novembre 1991, ont été précédemment admis en tant que pièces à conviction D82 et D81, respectivement. Voir CR, p 6137 (pièce à conviction D81) et CR, p. 6143 (pièce à conviction D82 ).
7 Le document original porte la cote ERN 03449330 à 03449339.
8 Le Procureur c/ Dario Kordic et consorts, affaire n° IT-95-14/2-AR73.5, Décision relative à l’appel concernant la déclaration d’un témoin décédé, 21 juillet 2000, par. 20 et 22.
9 Ibid., par. 24.
10 Voir Le Procureur c/ Zejnil Delalic et consorts, affaire n° IT-96-21-AR73.2, Arrêt relatif à la requête de l’accusé Zejnil Delalic aux fins d’autorisation d’interjeter appel de la Décision de la Chambre de première instance en date du 19 janvier 1998 concernant la recevabilité d’éléments de preuve, 4 mars 1998, par. 19 et 20.
11 Le Procureur c/ Zlatko Aleksovski , affaire n° IT-95-14/1-AR73, Arrêt relatif à l’appel du Procureur concernant l’admissibilité d’éléments de preuve, 16 février 1999, par. 15.
12 Ibid.
13 Article 92 bis du Règlement.
14 Le Procureur c/ Stanislav Galic , affaire n° IT-98-29-AR73.2, Décision relative à l’appel interlocutoire interjeté en vertu de l’article 92 bis C) du Règlement, 7 juin 2002 (la « Décision Galic »), par. 27 et 28.
15 Ibid., par. 31.
16 Ibid., par. 31.
17 Ibid., par. 31.
18 Le Procureur c/ Slobodan Milosevic , affaire n° IT-02-54-AR73.4, Décision relative à l’appel interlocutoire formé par l’Accusation contre la décision relative à l’admissibilité de déclarations écrites présentées dans le cadre de l’exposé de ses moyens, 30 septembre 2003, par. 16 à  18.
19 CR, p. 6729.
20 Voir Mémoire de la Défense et note  1 supra.
21 Voir Décision Galic, par. 27, 28 et 31.
22 CR, p. 6728 et 6729.
23 Décision Galic, par. 31.
24 CR, p. 3335 à 3337.
25 CR, p. 6750.
26 Mémoire de l’Accusation, par. 8.
27 Mémoire de l’Accusation, par. 9.
28 CR, p. 6741. Voir, de manière générale, CR, p. 6738 à 6747 et 6750 à 6752.
29 CR, p. 6748.
30 CR, p. 6749.
31 CR, p. 6749. Voir, de manière générale, CR, p. 6748 à 6750 et 6752. Voir également Mémoire de l’Accusation, par. 9 à 17.
32 En tout, la Chambre a entendu, pendant 12 jours complets, des témoignages en rapport avec MFI 51.
33 Dans certains cas, Colin Kaiser a mené les inspections en personne et a lui-même rédigé plusieurs commentaires en rapport avec certains dommages. Toutefois, même pour ces portions du rapport qu’il a préparées, il s’est déclaré incapable de dire quoi que ce soit sans se reporter aux documents originaux. CR, p. 2549 à 2554, et 2682 à 2687.
34 Au cours de sa déposition, Colin Kaiser a reconnu que le rapport était constitué de plusieurs commentaires ou documents d’archive individuels en rapport avec chaque édifice et bâtiment. CR, p. 2552.
35 Voir, par exemple, CR, p. 6090 et 6101.
36 Voir, par exemple, CR, p. 6089, 6090 et 6091.
37 CR, p. 2580 à 2584.
38 CR, p. 2925 à 2696.
39 CR, p. 1862, confirmation par Lucijana Peko de la liste des bâtiments (admise sous la cote P52) qu’elle a personnellement inspectés.
40 CR, p. 5922, confirmation par Slobodan Vukovic de la liste des bâtiments qu’il a personnellement inspectés.
41 CR, p. 5927 et 5928.
42 Mémoire de l’Accusation, par. 4.
43 Voir supra, note n° 2.
44 CR, p. 6753.
45 CR, p. 2380 à 2383.