LA CHAMBRE DAPPEL
Composée comme suit : M. le Juge Cassese, Président
M. le Juge Li
M. le Juge Deschênes
M. le Juge Abi-Saab
M. le Juge Sidhwa
Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Arrêt rendu le : 2 octobre 1995
LE PROCUREUR
C/
DUSKO TADIC, ALIAS "DULE"
______________________________________
OPINION INDIVIDUELLE DU JUGE SIDHWA CONCERNANT LAPPEL INTERJETÉ CONTRE LEXCEPTION PRÉJUDICIELLE DINCOMPÉTENCE SOULEVÉE PAR LA DÉFENSE
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Le Bureau du Procureur :
M. Richard Goldstone, Procureur
M. Grant Niemann
Mme Brenda Hollis
M. Alan Tieger
M. William Fenrick
M. Michael Keegan
Le Conseil de la Défense :
M. Michail Wladimiroff
M. Milan Vujin
M. Alphons Orie
M. Krstan Smic
1. La décision majoritaire de la Chambre est bien fondée, elle est le produit de recherches approfondies et dun énorme travail. Jaurais bien voulu la signer et me conférer ainsi lhonneur de figurer parmi ses auteurs mais, bien que je souscrive à la plupart de ses conclusions, je tiens néanmoins à faire état de mon opinion individuelle sur lensemble de laffaire, tout en étant parfaitement conscient des mérites du jugement principal. Je ne le fais pas pour me distinguer mais parce que jestime quil est nécessaire que des perceptions distinctes de questions communes soient consignées et deviennent ainsi un objet de réflexion sur certaines questions extrêmement graves et délicates dont a été saisi cet organe nouveau, récemment établi par les Nations Unies, et qui cherche à se définir.
2. Certaines questions doivent, à mon avis, être réglées avant même de passer à lexamen des principaux points soulevés dans le présent appel :
Premièrement : la recevabilité de cet appel
Deuxièmement : certains points concernant les questions suivantes, en vue de mieux comprendre des questions essentiellement civiles mais qui doivent être examinées au plan de la compétence pénale et pour éviter des répétitions durant lexamen des questions primordiales :
A) Le cadre de la Charte des Nations Unies
B) Les approches constitutionnelles du contrôle judiciaire au plan national
C) Le rôle du Conseil de sécurité au titre du chapitre VII
D) LAssemblée générale et le Conseil de sécurité dans le cadre de la Charte
E) La position de la Cour internationale de Justice relative au contrôle judiciaire
F) La position du Tribunal international envers les pouvoirs de contrôle judiciaire
G) Les faits à lorigine de la création du Tribunal international
LA RECEVABILITÉ DE LAPPEL
3. Jaborderai en premier lieu la question de la recevabilité du présent appel interjeté contre la décision de la Chambre de première instance relative à lexception préjudicielle dincompétence soulevée par la Défense.
4. Le Procureur, dans ses conclusions écrites, a contesté la recevabilité du présent appel dans la mesure où il se rapporte aux arguments de lillégalité de la création et de la primauté du Tribunal ; ces questions ne se rapportant pas à la compétence du Tribunal, le présent appel serait irrecevable en vertu de larticle 72 B) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal. Durant la présentation des conclusions, le Procureur a également adopté la position que tous les moyens dappel étaient prématurés, larticle 25 ne permettant dinterjeter appel quaprès que lAppelant ait été reconnu coupable et condamné. Durant la présentation des arguments, le Conseil de la Défense a insisté pour que larticle 72 B) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal, rédigé par les juges eux-mêmes, soit considéré comme permettant dinterjeter appel. Durant cette présentation des arguments, en réponse aux observations de certains membres de la Cour selon lesquelles lobjet de larticle 72 B) était déviter le défaut et daccélérer lappel, le Procureur a modifié sa position originelle et fait observer quil appuyait les observations puisque, autrement, larticle 72 B) serait déclaré nul comme ultra vires. LAppelant se trouverait alors dans la situation délicate de devoir attendre sa condamnation pour pouvoir interjeter appel, même sur de pures questions de compétence, ce qui, si son exception finissait par être déclarée recevable, rendrait le procès inutile et assujettirait les parties à des procédures exceptionnellement longues. Sagissant de lappel relatif à la légalité de la création du Tribunal, je soutiens, au paragraphe 33, que la même position peut être étendue à la question de labsence de compétence. Sagissant de lappel relatif à la question de la primauté du Tribunal, jai également soutenu les mêmes conclusions pour les raisons données au paragraphe 78. La troisième question se rapporte indéniablement à labsence de compétence. Cependant, la question de savoir si lappel relatif à toutes les questions soulevées est prématuré nest toujours pas réglée.
5. Je suis davis quil nappartient pas aux parties de soulever à leur gré une question de fond aussi importante que celle de la recevabilité de lappel par respect pour la situation en lespèce, jaimerais étudier la question.
6. Dans la plupart des pays, la législation régissant lappel prévoit que le recours nest recevable que sil est conféré par une loi. Le droit dinterjeter appel dune décision est une question de fond et il ne peut être conféré que par la promulgation dun texte spécifique de lorgane législatif. Lorsque la disposition aux termes de laquelle une ordonnance est rendue ne régit pas lappel ou quelque autre forme de contrôle par une instance supérieure, il existe alors ordinairement une loi générale qui pourvoit dun appel dans des cas semblables. Les tribunaux nont aucun pouvoir implicite de créer des dispositions régissant lappel ou dacquérir compétence dans les domaines où elle ne leur est pas spécifiquement conférée. Quand la législation prévoit un appel, la juridiction compétente peut, en adoptant des règles raisonnables et appropriées, combler des lacunes concernant lapplication de la législation. Les cours dappel ne sont pas compétentes pour statuer sur les appels irrecevables, si ce nest en les rejetant. Il est clair, par conséquent, quun tribunal ou une cour ne peut pas se conférer des pouvoirs dappel aux termes dun concept de compétence implicite ou étendre sa compétence en modifiant son Statut.
7. Les textes juridiques relatifs aux appels prévoient, cependant, divers types dappels, les différentes catégories de personnes pouvant sen prévaloir et les types de décisions qui peuvent être rendues, les dispositions variant généralement dune juridiction à lautre. Le présent appel est interjeté contre une ordonnance rendue par la Chambre de première instance sur une exception préjudicielle soulevée par lAppelant. Dans ce contexte, il est nécessaire de se pencher sur les dispositions du Statut du Tribunal international relatives aux appels.
8. Larticle 25 du Statut du Tribunal, qui se rapporte à la procédure dappel, est libellé comme suit :
"Article 25
Appel
1. La Chambre dappel connaît des recours introduits soit par les personnes condamnées par les Chambres de première instance, soit par le Procureur, pour les motifs suivants :
a) erreur sur un point de droit qui invalide la décision ; ou
b) erreur de fait qui a entraîné un déni de justice.
2. La Chambre dappel peut confirmer, annuler ou réviser les décisions des Chambres de première instance".
Les alinéas a) et b) ou le paragraphe 1 portent sur des questions se rapportant à des erreurs de droit et de fait ainsi que sur les paramètres de leur examen ; et le paragraphe 2 se rapporte aux différents types de décisions qui peuvent être rendues.
9. Nous nous tournons maintenant vers certains des articles du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal qui intéressent lappel. Ce sont les articles suivants :
"Article 72
Disposition générale
A) Après la comparution initiale de laccusé, lune ou lautre des parties peut soulever devant la Chambre de première instance une ou plusieurs exceptions préjudicielles. La Chambre décide si lexception est présentée sous forme écrite ou orale.
B) La Chambre se prononce sur les exceptions préjudicielles in limine litis. Les décisions ainsi rendues ne sont pas susceptibles dappel, sauf dans le cas où la Chambre a rejeté une exception dincompétence".
"Article 73
Exceptions préjudicielles soulevées par lAccusé
A) Les exceptions préjudicielles soulevées par lAccusé sont :
i) lexception dincompétence ;
ii) lexception fondée sur des vices de forme de lacte daccusation ;
iii) lexception aux fins dirrecevabilité déléments de preuve obtenus de laccusé ou lui appartenant ;
iv) lexception aux fins de disjonction des chefs daccusation joints conformément à larticle 49 ci-dessus, ou de disjonction dinstances conformément au paragraphe de larticle 82 ci-après ;
v) lexception fondée sur le rejet dune demande de commission doffice dun conseil.
B) Les exceptions ci-dessus doivent être soulevées par laccusé dans les soixante jours suivant sa comparution initiale et en toute hypothèse avant laudience au fond.
C) Le défaut par laccusé de soulever les exceptions préjudicielles ci-dessus dans les délais prescrits vaut renonciation de sa part. La Chambre de première instance peut néanmoins déroger à ces délais pour des raisons jugées valables".
"Article 108
Acte dappel
A) Sous réserve des dispositions du paragraphe B), toute partie qui souhaite interjeter appel dun jugement ou dune sentence doit, dans les trente jours suivant son prononcé, déposer auprès du Greffier et signifier aux autres parties lacte dappel, écrit et motivé.
B) Ce délai est ramené à quinze jours pour les appels de jugements ayant rejeté une exception dincompétence ou de décisions prises en application des articles 77 ou 91".
10. La principale question qui se pose est de savoir si larticle 25 du Statut confère à la Défense et à lAccusation le droit dinterjeter appel contre le jugement principal après que laccusé ait été reconnu coupable tout en renvoyant le droit de laccusé dinterjeter appel contre des ordonnances rendues sur des exceptions préjudicielles jusquaprès le prononcé de sa sentence sans, cependant, limiter ce même droit pour le Procureur, même si laccusé nest pas reconnu coupable. Cest ainsi, je pense, que le Procureur a, originellement, formulé son objection.
11. Le droit international ne sappuie pas entièrement sur des concepts nationaux bien quil emprunte, parfois, des idées aux juridictions nationales pour couvrir le champ international de ses objectifs. Pour lessentiel, il sefforce déviter les règles et principes nationaux rigides, stricts et sans souplesse lorsquils tendent à être dogmatiques ou à faire obstruction à lapproche ouverte ou équitable dun problème. Les règles strictes qui, dans les systèmes nationaux, régissent lappel et tout léventail des règles et procédures qui entourent le système, quelles intéressent le fond ou la forme, peuvent être une inspiration mais les organes internationaux ne les accepteront que dépouillées de la rigidité qui les lieraient et dont ils ne pourraient sécarter. Les procédures conçues par le droit international sont souples et susceptibles de modifications et de changements dans des cas extrêmes, si des questions déquité viennent à se poser.
12. Il est indéniable que le Conseil de sécurité, qui est à lorigine du Tribunal, est loin de sa "postérité" - le nud gordien ayant été tranché. Le Tribunal a été créé en tant quorgane indépendant et impartial et, si le Rapport du Secrétaire général doit avoir un sens, "Bien entendu, cet organe devrait remplir ses fonctions, abstraction faite de toutes considérations politiques ; dans laccomplissement de ses fonctions judiciaires, il ne serait pas soumis à lautorité ou au contrôle du Conseil de sécurité" (Rapport du Secrétaire général établi conformément au paragraphe 2 de la résolution 808 (1993) du Conseil de sécurité, Document des Nations Unies no. 5/25704 du 3 mai 1993, dénommé ci-après le "Rapport du Secrétaire général", par. 28, (accentuation ajoutée)). Par conséquent, toute requête du Tribunal en vue damender une partie quelconque de son Statut placerait le Conseil de sécurité dans une situation plus difficile que lors de ladoption de ce Statut, quand ses Membres étaient peut-être plus favorables à la mesure quils ne le sont aujourdhui. Quoi quil en soit, pour faire face à cette situation tout en restant à lécart des fonctions judiciaires du Tribunal, le Secrétaire général a prévu à larticle 15 du Statut du Tribunal international que les juges "adopteront un règlement qui régira la phase préalable à laudience, laudience et les recours... et autres questions appropriées". Les juges, dans leur sagesse, ont adopté larticle 72 B) pour faire avancer lappel dun accusé qui souhaite intenter un recours contre une ordonnance rejetant une exception préjudicielle dincompétence, plutôt que de le forcer à attendre dêtre déclaré coupable. Ainsi quil ressort ex-facie de larticle 25 du Statut, le Procureur est doté de ce droit avant que laccusé soit déclaré coupable. Faire avancer lappel de la Défense de manière à ce quelle se trouve sur le même pied dégalité que lAccusation revenait simplement à mettre les deux parties au même plan. On ne saurait oublier que si cet article navait pas été introduit, lAppelant aurait été tenu dattendre la fin du procès principal. Sil avait alors avancé les mêmes arguments, en plus de ceux se rapportant au procès principal, et que la Chambre dappel les avait acceptés, la totalité de linstance en plus du temps écoulé auraient été gaspillés. Léquité se trouvait, par conséquent, au cur même de lamendement quand les juges ont accordé le même traitement à laccusé sur ce point et je considère que larticle 72 B) réduit les délais et comble une lacune - délais qui nont pas été prévus par le Statut du Tribunal. Une autre question importante se pose là encore. Si je peux me permettre, le libellé de larticle 25 nest pas non plus très clair. Le Rapport du Secrétaire général le concernant semble suggérer que "La décision de la Chambre dappel qui confirme, annule ou révise celle de la Chambre de première instance, doit être définitive". Si lon examine larticle 23 et le paragraphe 118 du Rapport du Secrétaire général, le terme "jugement" se rapporte au jugement principal. Larticle 25 doit-il donc sappliquer uniquement au jugement principal ? Le rapport ne précise nulle part que larticle 25 peut sappliquer à des ordonnances relatives à des exceptions préjudicielles. Les travaux des juges lors de la rédaction de larticle 72 B) semblent suggérer que larticle 25 est censé couvrir les appels contre la cause principale et les questions préjudicielles. Larticle 72 B) confirme implicitement cette position. Dun point de vue global - et puisque larticle 72 B) vise à satisfaire les conditions déquité - je considère quil comble une lacune du Statut concernant la recevabilité des appels contre les ordonnances rendues sur des questions préjudicielles ; ce faisant, il remplit un vide législatif et il nexcède pas les limites du Statut. Je soutiens, par conséquent, que cet appel nest pas recevable.
LE CADRE DE LA CHARTE DES NATIONS UNIES
13. Avant de nous pencher sur lappel proprement dit, il est nécessaire de comprendre la structure mise en place par la Charte des Nations Unies.
14. La Charte établit à son sommet six organes primaires quelle appelle principaux. Ce sont : lAssemblée générale, le Conseil de sécurité, le Conseil économique et social, le Conseil de tutelle, la Cour internationale de Justice et le Secrétariat. En plus, la Charte prévoit la création dorganes subsidiaires jugés nécessaires conformément à ces dispositions ; lAssemblée générale et le Conseil de sécurité sont dotés de droits exprès à cet égard. La Charte permet également létablissement de commissions par certains de ces organes principaux, requis pour lexécution de leurs fonctions ; le Conseil économique et social et la Cour de Justice sont dotés de pouvoirs exprès pour ce faire. La Charte reconnaît les diverses agences spécialisées établies par des accords intergouvernementaux, qui sont dotées de larges responsabilités internationales définies par la Charte, sous réserve que le Conseil économique et social ait conclu avec elles des accords en vue détablir une relation de travail avec lOrganisation. De surcroît, la Charte reconnaît les agences régionales créées par les Etats Membres pour résoudre les questions se rapportant au maintien de la paix et de la sécurité internationales, sous réserve que leurs activités soient compatibles avec les buts et les principes de lOrganisation, en permettant au Conseil de sécurité dutiliser ces organisations régionales pour les actions de coercition relevant de son autorité. Enfin, la Charte reconnaît lexistence dorganismes internationaux, comme à larticle 48, mais cest probablement dans le contexte général de tous les organes internationaux créés à lextérieur de la Charte.
15. La création de six organes principaux des Nations Unies et du Comité détat-major (maintenant moribond) est la conséquence directe des dispositions de la Charte. La création dorganes subsidiaires et de commissions établies par les organes principaux est la conséquence de pouvoirs exprès qui leurs sont délégués à ce propos par la Charte. Les agences spécialisées et organismes régionaux visés dans la Charte semblent être des organes créés par des groupes ou organismes intergouvernementaux ou internationaux, certains parrainés, peut-être, par les organes principaux ou secondaires des Nations Unies.
16. Cest dans le contexte de la structure susmentionnée que lon doit étudier la question de savoir si un tribunal ou une cour de justice peut examiner la légalité de sa propre création - par opposition à lexamen ou à la révision de ses propres décisions, quelles soient définitives ou préjudicielles.
APPROCHES CONSTITUTIONNELLES DU CONTRÔLE JUDICIAIRE AU PLAN NATIONAL
17. Quelques observations sur le droit relatif à linterprétation de documents constitutifs, tant à léchelon national quinternational, ne sont pas sans intérêt. Au plan national, les pays emploient diverses approches des questions constitutionnelles. Par exemple, i) la doctrine de la primauté parlementaire ou de lorgane législatif principal sappliquera, ou ii) les actes de lorgane législatif pourront faire lobjet dun contrôle judiciaire ou être déclarés nuls et non avenus, ou iii) des organes de la branche judiciaire pourront procéder à un contrôle judiciaire des actions des principaux organes, cest-à-dire le législatif, lexécutif et le judiciaire (lexpression "contrôle judiciaire" est définie comme le pouvoir dun organe judiciaire supérieur dapprouver, de rejeter ou de modifier toute décision dun organe particulier, comme en cas dappel ou de révision, par opposition au pouvoir de cet organe particulier décarter ou de modifier une de ses décisions, comme dans le cas dun simple examen). Certains pays permettent ouvertement à leurs juridictions de procéder au contrôle judiciaire de leur législation, même sil touche directement à une partie de leur constitution. Dautres adoptent des normes ou règles fondamentales comme base de leur législation et confèrent à des organes supérieurs le pouvoir de procéder à un contrôle judiciaire de la législation enfreignant ces droits fondamentaux.
18. En bref, la question revient à se demander si le document constitutionnel traite un organe ou corps de lEtat comme suprême ou souverain, dont les actions ne peuvent pas être rejetées, annulées ou contrôlées par un autre organe ou corps ; ou sil permet toute action de lun quelconque de ses organes ou corps de faire lobjet dun contrôle judiciaire par un autre organe - quil sagisse dune Haute Cour ou dun tribunal supérieur - et, dans ce cas, dans quelle mesure et dans quelles conditions. Si le pouvoir de contrôle judiciaire est conféré, il seffectue dans le cadre des paramètres spécifiés. Dans le cas contraire, le contrôle judiciaire est impossible, à moins quil ne puisse être invoqué au titre de concepts plus idéalistes comme le droit naturel, les règles historiques, le positivisme etc., concepts qui, autrement, sont relativement difficiles à invoquer ou appliquer. En droit américain, une objection à la légalité de la création dun tribunal ou organe judiciaire ne peut être soulevée que par lEtat en quo warranto ou autres procédures directes, mais non par les personnes physiques, et si cette objection est soulevée par un particulier subsidiairement à une procédure judiciaire, en première instance ou en appel, elle est rejetée (voir 15 Corpus Juris 875 ; Ex parte Ward 173 U.S. 452, 1899). En droit anglais, tout ce quun tribunal peut faire est de se pencher sur la procédure pour déterminer si le projet de loi est passé par les deux Chambres et a reçu lassentiment royal, mais il ne peut pas senquérir du mode dadoption du projet, ni de ce qui la précédé ni de ce qui sest passé au Parlement durant les débats le concernant (voir 44 Halsburys Laws of England, p. 504 ; British Railways Board c/ Pickin, 1974, 1 ALL E.R. 609, H.L.).
19. La situation nest pas très différente au plan international. Le document constitutif de tout organe international, quel que soit son nom, régit la situation. Sil permet le contrôle judiciaire par un organe ou corps, quel quil soit, de toute action adoptée par tout autre organe ou corps, le contrôle judiciaire sapplique dans la limite des paramètres spécifiés, le cas échéant. Dans le cas contraire, il ny a pas de contrôle judiciaire. Il convient de ne pas oublier le champ ou le but principal de lorgane international en cause. En effet, ils nadoptent pas ou ne prennent pas tous des lois ou dispositions pour assurer lexécution de leurs décisions ou actions pas plus quils nétablissent tous des organes dotés de pouvoirs répressifs ou coercitifs au plan de lexécution. Cela ne signifie pas, cependant, quun organe ou corps non judiciaire qui a adopté une mesure ne peut réexaminer lui-même cette mesure. On ne saurait normalement priver un organe international de ce pouvoir dans les cas pertinents.
LE RÔLE DU CONSEIL DE SÉCURITÉ
AU TITRE DU CHAPITRE VII
20. Le Conseil de sécurité des Nations Unies en tant que principal organe chargé du devoir de maintenir et de rétablir la paix et la sécurité dans les limites des conditions visées dans la Charte, a eu un rôle difficile. Des objections ont été parfois soulevées sur son pouvoir juridique et le champ de ses pouvoirs, en particulier concernant ses pouvoirs de coercition et les opérations de maintien de la paix. Avec la fin de la Guerre froide et lexpansion consécutive de ses activités, les limites des pouvoirs du Conseil de sécurité dans ce domaine ont été fréquemment débattues. De décisions relevant clairement des limites de sa compétence à celles qui tombent dans le domaine du permissible, daucunes ont soutenu que les activités du Conseil avaient excédé ses limites et pénétré en territoire inconnu, provoquant des controverses, sapant le respect qui lui est dû et incitant presque certains Etats à revenir sur leur obligation daccepter ses résolutions. La question se pose donc de savoir si, dans le cadre des dispositions de la Charte des Nations Unies, les actions du Conseil de sécurité prises au titre du chapitre VII peuvent faire lobjet dun contrôle judiciaire quand elles excèdent les limites de la compétence du Conseil ou violent les principes et buts de la Charte ou du droit des gens ?
21. Fondamentalement, le Conseil de sécurité nest pas un organe judiciaire. Son pouvoir discrétionnaire aux termes de larticle 39 de décider de ce qui constitue lexistence dune menace contre la paix, une rupture de la paix ou des actes dagression, ne peut pas être défini dans les limites de quelque approche judiciaire rigide. On noubliera pas que, dans le cadre des législations nationales, ces questions relèvent généralement de la catégorie des "faits du Prince" (domaine éminent) où lingérence publique ou judiciaire est considérée comme prohibée. Les Etats ont, certes, transféré leur souveraineté sur ces questions au Conseil de sécurité mais on ne saurait supposer que, ce faisant, ils lui ont accordé pleins pouvoirs dagir suivant sa fantaisie ou ses purs caprices. Ainsi, une approche objective de la question ne peut être totalement ignorée uniquement parce quune décision juridique sur cette question ne se prête pas à une approche purement juridique. Le fait que, lors de la Conférence de San Francisco, les efforts de limitation du pouvoir discrétionnaire du Conseil aient été repoussés nest pas un argument pour soutenir que la décision était valable éternellement. On soutient que lexpérience des cinquante dernières années penche en faveur dun changement dattitude. La diversité considérable des situations dans le cadre desquelles le Conseil a décidé de ce qui constitue une menace contre la paix est à lorigine dopinions contradictoires. Tout exercice dun pouvoir discrétionnaire est assujetti à la règle déquité et de légitimité ainsi quaux limites de la compétence prévues ou que lon peut déduire des buts et objectifs qui nécessitent son exercice et des circonstances adjacentes qui créent son besoin. Le droit international nest pas totalement muet sur ce qui constitue une menace contre la paix ou une rupture de la paix ou un acte dagression. Même sil létait, le bon sens et la logique permettraient de définir les diverses mutations et canaliseraient les pouvoirs discrétionnaires dans des paramètres définis. Imputer au Conseil de sécurité un pouvoir discrétionnaire illimité uniquement parce que ses actions échappent à un contrôle judiciaire par un organe indépendant extérieur reviendrait à lui conférer la liberté dagir en-dehors de paramètres directeurs, sapant ainsi la confiance du public. Une protection est que le Conseil crée de nouvelles mutations pour se donner à lui-même des paramètres directeurs de sorte que, même sil nexiste pas de règles préliminaires régissant son application, son exercice sappuie sur une certaine méthode. Comme la suggéré Lord Penzance dans Morgan & Morgan (1869, L.R. 1P. & D. 644, p. 647), "le devoir de réduire son exercice à une méthode appartient à la Cour qui lexerce". Les mécontents pourraient toujours déclarer "il y a de la méthode dans cette folie" (Shakespeare).
22. Mais tout effort visant à limiter lexercice du pouvoir discrétionnaire sous toutes ses formes pourrait détruire le fondement même de la création de larticle 39. Des situations complexes dans le monde moderne ont contraint le Conseil à élargir la catégorie de situations quil considère comme des menaces contre la paix, bien que lon puisse arguer que ces situations ne se sont pas présentées delles-mêmes comme des cas évidents appelant lexercice dun pouvoir discrétionnaire. Des violations affreuses du droit humanitaire ont atterré la communauté internationale et contraint les Etats Membres des Nations Unies et le Conseil de sécurité à trouver des solutions. Ces violations ont conduit le Conseil de sécurité à prendre des mesures au titre du chapitre VII sur la base de circonstances spéciales et en tant quactions ne constituant pas de précédents. Si la communauté internationale, par lintermédiaire de ses représentants, laisse discrètement au Conseil une marge de manuvre libre et souple, il ne lui appartient certainement pas de réprimander le Conseil pour ce manque de rigueur quand ses représentants ne commettent pas dindiscrétion. Depuis que des situations exceptionnelles successives demandant une réponse immédiate se sont présentées, invitant ladoption de mesures du chapitre VII, les paramètres souples couvrant lexercice du pouvoir discrétionnaire - le Conseil étant seul juge de la date et du lieu de laction et de la date et du lieu où élargir ou restreindre lexercice de sa compétence - ont fini par être acceptés comme une réalité et comme faisant partie du système.
23. Même si lon accepte cette position, lattitude de certains Membres permanents du Conseil sopposant indûment à lexercice dune action justifiée par lutilisation du droit de veto ; ou de Membres appuyant une action qui nest pas permise ; ou ne soutenant pas une action qui est vraiment souhaitable, est à lorigine de préoccupations concernant lexercice vacillant et incertain du pouvoir politique. Lorsque des doutes sérieux surviennent quant au fait que laction du Conseil excède ses pouvoirs, ou contrevient aux buts et principes de la Charte, ou viole la règle du droit des gens, une décision rapide est souhaitable. Si elle se révèle impossible, les Etats Membres se regrouperont pour défier lOrganisation ou, en désespoir de cause, pour la quitter. Il est grand temps que lOrganisation offre quelque voie de recours de sorte à permettre aux parties lésées loccasion de procéder à un réexamen de la décision du Conseil.
LASSEMBLÉE GÉNÉRALE ET LE CONSEIL DE SÉCURITÉ
DANS LE CADRE DE LA CHARTE
24. Quelques réflexions sur la situation de lAssemblée générale et du Conseil de sécurité dans le cadre de la Charte ne seraient pas hors de propos. La Charte des Nations Unies ne prévoit pas les trois branches de lEtat dans la forme classique, cest-à-dire un judiciaire, un exécutif et un législatif. La Cour internationale de Justice a clairement déclaré que la Charte des Nations Unies ne confère pas à lOrganisation le Statut dun Etat ; ou que sa personnalité juridique et ses droits et devoirs sont les mêmes que ceux dun Etat ; ou quelle puisse, de quelque façon, être traitée comme un "super-Etat", quel que soit le sens de cette expression (voir Réparation des dommages subis au service des Nations Unies, C.I.J. Recueil 1974, p. 174, 179).
25. Fondamentalement, la Charte établit une structure fonctionnelle mixte ; une Assemblée générale, dotée du pouvoir subtil de formuler des recommandations et des suggestions mais pas de prendre de décisions sauf en matière budgétaire ; un Conseil de sécurité dépourvu de pouvoirs dexécution généraux mais doté de pouvoirs spéciaux pour déterminer lexistence dune menace contre la paix, dune rupture de la paix ou dun acte dagression et, sur ce plan, de recommander ou dordonner des actions correctrices en vue de rétablir et de maintenir la paix ; et une Cour internationale de Justice avec le pouvoir de trancher les différends entre Etats, qui lui sont soumis avec leur consentement, ainsi que de statuer sur dautres questions spécifiquement prévues dans la Charte et de donner des avis consultatifs, sans aucun droit direct de réexaminer la compétence des autres organes. La Charte ne confère pas de rôle suprême ou souverain à lun quelconque de ses organes principaux par rapport aux autres, pas plus quil nexiste de règles ou de sources historiques permettant une telle présomption. En fait, la Charte permet le partage de linformation et des devoirs en vue de renforcer la coopération interne entre les divers organes principaux. Par exemple, bien que lAssemblée générale soit dotée de pouvoirs vastes et dune portée considérable de superviser les activités des autres organes principaux et des organes secondaires ainsi que de présenter des recommandations en ce domaine à ses Membres ou au Conseil de sécurité ou aux deux sur des questions touchant le champ de la Charte, elle na pas été traitée spécifiquement comme ayant un statut supérieur à celui des autres organes. La Charte nétablit pas expressément de hiérarchie entre ses principaux organes et aucun deux ne peut se prévaloir dune suprématie ou dêtre doté du droit de révoquer, dannuler ou de contrôler laction dun autre. Ils sont tenus de coopérer et de se manifester respect mutuel et bonne volonté, comme le prévoit spécifiquement la Charte. Même lorsque lAssemblée générale se voit conférer le pouvoir de superviser les activités dautres organes, la Charte emploie un langage prêtant peu à différends comme, notamment, dexaminer et de discuter des questions, ou deffectuer ou de provoquer des études, ou de formuler des recommandations ou dattirer lattention sur certains faits. Etant donné quelle est lorgane plénier le plus important et quelle est dotée dun large éventail de compétences et de pouvoirs pour superviser les activités des autres organes, on pourrait éventuellement la traiter comme un "primus inter pares" mais, en limitant ses pouvoirs à la formulation de recommandations, la Charte ne lui confère même pas la dignité quelle mérite.
26. Face à cet organe considérable, le Conseil de sécurité, de taille beaucoup plus modeste, doté dune autorité qui lui est déléguée par les Etats Membres, agissant dans le cadre dun champ beaucoup plus restreint et délicat, sest vu conférer le pouvoir de prendre des décisions importantes. Il sensuit donc que chaque organe principal est compétent pour décider du champ de son autorité dans le cadre érigé par les dispositions de la Charte et de décider pour lui-même le caractère de laction quil peut adopter. Chaque organe respecte lindépendance des autres et évite de singérer dans leurs activités. Aucun organe na reçu nulle part le pouvoir de procéder au contrôle judiciaire de laction dun autre organe principal ou de tout sous-organe quil aurait créé.
LE CONTRÔLE JUDICIAIRE :
POSITION DE LA COUR INTERNATIONALE DE JUSTICE
27. Nous sommes confrontés à la question de létendue de notre pouvoir de contrôle judiciaire et, par conséquent, il est utile de voir comment la Cour internationale de Justice a tranché cette question en ce qui concerne les objections sérieuses relatives aux actions dautres organes des Nations Unies. La Cour internationale de Justice est un organe principal de lOrganisation des Nations Unies. Elle est la branche ou lorgane judiciaire. Larticle 36 1) de son Statut prévoit que sa compétence sétend à toutes les affaires que les parties lui soumettront, ainsi quà tous les cas spécialement prévus dans la Charte des Nations Unies ou dans les traités et conventions en vigueur. Comme la indiqué le Juge Lachs dans son opinion individuelle dans laffaire Lockerbie (C.I.J. Recueil 1992, p. 114, 138) "la Cour est le gardien de la légalité de lensemble de la communauté internationale, tant à lintérieur quà lextérieur des Nations Unies" (C.I.J. Recueil 1971, p. 26) et sa tâche est d"assurer le respect du droit international" (affaire de la Namibie, C.I.J. Recueil 1949, p. 16, 35). En cas de contestation sur "le point de savoir si la Cour est compétente, la Cour décide", aux termes de larticle 36 6) de son Statut. La cour nest pas investie du pouvoir de contrôle judiciaire ou dappel concernant les actions de lun quelconque des autres organes mais elle peut, aux termes de larticle 38 de son Statut, examiner subsidiairement des questions "hors limites" qui lui sont soumises, conformément au droit international et dun point de vue rigoureusement juridique. Comme la soutenu le Juge Weeramantry dans laffaire Lockerbie :
"Linterprétation des dispositions de la Charte est essentiellement une question de droit, et des questions de droit de ce genre peuvent, quand les circonstances sy prêtent, être portées devant la Cour pour quelle les tranche par une décision de justice. Lorsquil en est ainsi, la Cour agit en tant que gardienne de la Charte et du droit international car, sur la scène internationale, il nexiste pas dorgane plus élevé qui soit chargé de fonctions judiciaires et de statuer sur des questions dinterprétation et dapplication du droit international. Ancrée à la Charte en particulier et dans le droit international en général, la Cour connaît des questions juridiques qui sont légitimement portées devant elle ; le fait que sa décision judiciaire, fondée sur le droit, puisse avoir des conséquences politiques nest pas un élément qui doive lempêcher de remplir sa fonction en vertu de la Charte des Nations Unies et du Statut de la Cour" (C.I.J. Recueil 1992, p. 114, 166).
28. Certaines observations formulées par la Cour internationale de Justice dans le cadre de lexamen de demandes afférentes au contrôle judiciaire méritent également dêtre mentionnées. Dans laffaire de la Namibie, la Cour, à la majorité, a statué sur ce point :
"Il est évident que la Cour na pas de pouvoirs de contrôle judiciaire ni dappel en ce qui concerne les décisions prises par les organes des Nations Unies dont il sagit... Cependant, dans lexercice de sa fonction judiciaire et puisque des objections ont été formulées, la Cour examinera ces objections dans son exposé des motifs, avant de se prononcer sur les conséquences juridiques découlant de ces résolutions" (C.I.J. Recueil 1971, p. 16, 45).
Après son examen des arguments, la Cour a conclu que les décisions du Conseil de sécurité étaient conformes aux principes et aux buts de la Charte ainsi quaux articles 24 et 25 et que, par conséquent, elles liaient tous les Etats, qui se trouvaient ainsi tenus de les exécuter.
29. Plusieurs des opinions séparées et dissidentes dans laffaire de la Namibie ont débattu du pouvoir de la Cour de réexaminer les résolutions contestées du Conseil de sécurité et de lAssemblée générale.
Par exemple, le Juge Ammoun, dans son opinion individuelle, déclarait :
"la Cour internationale de Justice se devait de remplir les siennes (ses obligations) en ne fermant pas les yeux sur des agissements affectant les principes et les droits dont la défense lui incombe" (ibid., p. 72, par. 3).
Pour sa part, le Juge Petrén avançait aussi dans son opinion individuelle :
"Tant que la validité des résolutions sur lesquelles se fonde la résolution 276 (1970) nest pas établie, il est évidemment impossible que la Cour se prononce sur les conséquences juridiques de la résolution 276 (1970), car il ne peut y avoir de telles conséquences juridiques si les résolutions de base sont illégales..." (ibid., p. 131).
Et le Juge Dillard adoptait quant à lui la position que :
"On peut difficilement demander à un Tribunal de se prononcer sur des conséquences juridiques si les résolutions dont découlent ces dernières renferment elles-mêmes des conclusions juridiques affectant ces conséquences. Relever cela ne signifie aucunement que la Cour conteste lapplication des principes de San Francisco relatifs à linterprétation de la Charte. Les résolutions des organes des Nations Unies méritent la plus grande déférence... Mais quand ces organes jugent bon de demander un avis consultatif, ils doivent sattendre à ce que la Cour agisse strictement en conformité avec sa fonction judiciaire. Celle-ci interdit de faire sienne, sans autre examen, une conclusion juridique qui conditionne par elle-même la nature et la portée des conséquences juridiques qui en procèdent" (voir lopinion individuelle de M. Dillard, p. 151).
Le Juge Onyeama déclarait également :
"Dans lexercice de ses fonctions, la Cour est pleinement indépendante des autres organes des Nations Unies ; elle nest nullement tenue démettre un arrêt ou un avis qui soit "politiquement acceptable" ; ce nest pas là son rôle. Sa mission, pour reprendre les termes de larticle 38 du Statut, est de se prononcer "conformément au droit international".
... mais lorsque, comme cest le cas en lespèce, les décisions de ces organes intéressent une affaire dont la Cour est dûment saisie, et lorsquil est impossible de rendre un arrêt ou un avis bien fondé sans examiner la validité de ces décisions, la Cour ne peut éviter cet examen sans abdiquer son rôle dorgane judiciaire.
Je ne vois pas quil soit compatible avec la fonction judiciaire de la Cour dénoncer les conséquences dactes dont la validité serait tenue pour acquise, sans que la Cour se soit assurée elle-même de leur origine licite" (ibid., p. 143-144).
Quant au Juge Gros, il déclarait dans son opinion dissidente :
"Ce nétait pas lhabitude de la Cour de tenir pour acquises les prémisses dune situation juridique dont on lui demandait de dire les conséquences... Comment, en effet, un juge peut-il déduire une obligation dune situation quelconque sans avoir dabord éclairci la question de la légalité des origines de cette situation ?" (ibid., p. 331-332, par. 18).
30. La règle découlant de lopinion majoritaire et des opinions exprimées par les divers juges peut être sans risque énoncée comme suit : la Cour internationale de Justice, en tant quorgane principal des Nations Unies, na pas de pouvoirs de contrôle judiciaire ou dappel concernant les actions dun autre organe principal de linstitution, mais lorsquune contestation de cette nature lui est soumise, la Cour, dans lexercice de sa fonction judiciaire, souhaiterait pouvoir lévaluer de sorte à ce quelle puisse définir "dans le cadre de son raisonnement" les répercussions juridiques de laction contestée. En bref, cest une opération qui nintéresse pas directement le jugement mais qui vise à examiner la question collatérale dans lexercice de la fonction judiciaire de la Cour afin de déterminer si les éléments présentés pourraient, sil en était tenu compte, produire des conséquences juridiques exceptionnelles de laction contestée. Si cette dernière est jugée conforme aux dispositions de la Charte, une ingérence peut se révéler inutile. Dans le cas contraire, comme la observé le Juge El-Kosheri dans son opinion dissidente dans laffaire Lockerbie (C.I.J. Recueil 1992, par. 114, p. 208) il est possible que la Cour puisse rendre une décision négative si elle décèle une violation de la Charte ou une déviation à légard de ses buts et principes. Les observations du Juge De Castro sur le même point dans laffaire sur la Namibie sont également pertinentes :
"Le principe de la juridicité. La Cour comme organe juridique ne peut pas collaborer à une résolution manifestement nulle, contraire aux règles de la Charte ou aux principes du droit" (C.I.J. Recueil 1971, p. 16, 180).
31. Ainsi, sans agir comme une juridiction directement dotée du pouvoir de contrôle ou de recours judiciaire, la Cour internationale de Justice, tout en respectant les convenances et léquilibre avec des organes dotés de pouvoirs et dune indépendance équivalents, a trouvé le moyen de se pencher sur la question.
LES POUVOIRS DE CONTRÔLE JUDICIAIRE :
LA POSITION DU TRIBUNAL INTERNATIONAL
32. On peut examiner la position du Tribunal international dans le contexte général que nous venons de brosser. A la différence de la Cour internationale de Justice, le Tribunal international a été créé par un organe principal des Nations Unies, à savoir le Conseil de sécurité. Puisque le conflit déclaré entre certains des anciens Etats confédérés de lex-République socialiste fédérative de Yougoslavie, marqué par les crimes présumés de génocide, de "nettoyage ethnique" et des violations graves du droit international humanitaire, constituait une menace contre la paix internationale, il a été jugé que la création dun tribunal pénal international ad hoc mettrait non seulement un terme à ces crimes et violations, sanctionnerait et traduirait en justice les personnes qui les commettaient impunément, mais elle contribuerait aussi au rétablissement et au maintien de la paix. Ayant constaté lexistence dune menace contre la paix, le Conseil de sécurité a conçu le Tribunal international comme un organe qui contribuerait au rétablissement et au maintien de la paix et de la sécurité internationales.
33. Le Tribunal international a été conçu comme une instance supérieure de stature internationale dotée de la compétence pénale en première instance et en appel à légard de personnes physiques, avec toutes les caractéristiques dun organe judiciaire totalement indépendant, impartial et responsable, de la plus haute intégrité et doté de procédures garantissant un procès rapide et équitable ainsi que le respect absolu des droits de laccusé. Le Tribunal international ne peut pas être comparé à un organe subsidiaire à lencontre duquel un organe principal exerce normalement des pouvoirs dadministration et de contrôle. Bien que le Tribunal ait été structuré de manière à "remplir ses fonctions, abstraction faite de toutes considérations politiques" et que "dans laccomplissement de ses fonctions judiciaires, il ne serait pas soumis à lautorité ou au contrôle du Conseil de sécurité" (voir Rapport du Secrétaire général, par. 28) on ne peut ignorer le fait que le Secrétariat a, administrativement, un rôle à jouer dans les fonctions et problèmes non judiciaires du Tribunal. Néanmoins, le Tribunal est un organe judiciaire rigoureusement indépendant. Les décisions relatives à toutes les questions juridiques et factuelles sont régies par des règles et principes dont disposent normalement les instances judiciaires et quelles appliquent rigoureusement. Toute instance judiciaire opérant dans le cadre dun Statut est dotée de la compétence implicite de se pencher sur les objections relatives à sa compétence de traiter les questions prévues dans le Statut. Si ce pouvoir est spécifié dans ce dernier, il ne fait rien de plus que dexprimer ce qui est implicite. Sagissant de sa compétence à examiner la légalité de sa propre création, la même chose doit être considérée comme implicite ou traitée comme une question à examiner subsidiairement à celle de savoir sil peut exercer ses pouvoirs, parce que sil est créé, il ne serait doté daucune compétence ordinaire pour traiter de questions prévues dans son Statut. La Cour internationale de Justice, dans laffaire Nottehbohm (C.I.J. Recueil 1953, p. 119) a soutenu que, conformément aux précédents établis et à moins quil nexiste une convention disposant du contraire, une juridiction internationale est seule juge de sa propre compétence et quelle a le pouvoir dinterpréter les documents qui la réglementent. Le fait que la question de sa propre création soit liée à une question politique nest pas non plus un argument pour rejeter un tel examen. Par conséquent, quand une objection est soulevée concernant ses propres pouvoirs, le Tribunal ne peut pas refuser de sen saisir ; et si une objection valable est soulevée sur la légalité de sa création, que laccusé soit considéré ou non comme autorisé à le faire, il est indéniable quelle influerait sur la légalité de sa compétence et annulerait sa capacité à exercer ses pouvoirs. Il ny a pas dorgane impartial ou indépendant "hiérarchiquement" supérieur à ce Tribunal pour se pencher sur de si importantes questions juridiques et le droit de laccusé de saisir le Conseil de sécurité pour un examen de ses objections est bien trop éloigné pour ne pas dire inexistant. Tout en nadmettant pas la position, même lappel interne au Tribunal dans le cadre dun système de rotation des juges peut être considéré comme nétant pas rigoureusement impartial si la question de labsence de compétence due à lillégalité de la création de ce Tribunal se pose.
34. Le public et lindividu traduit devant le Tribunal, en particulier, attendent de cet organe une explication de toutes les objections de droit sérieuses qui peuvent être soulevées, notamment en ce qui concerne les questions juridictionnelles. En sa qualité de Tribunal international au sommet de la juridiction pénale internationale, il est un organe responsable devant tous les citoyens du monde en ce qui concerne la compétence de sa compétence et le public ne peut pas accepter le silence comme garantie de son impartialité ou de son indépendance. A la différence de la Cour internationale de Justice, dont la compétence sexerce par consentement, la compétence du présent Tribunal sur les personnes physiques est contraignante. En bref, laccusé a le droit dêtre entendu et le Tribunal a le droit dexaminer la question du principe de la compétence de la compétence. Le Tribunal ne cherche pas à légitimer sa propre création. Il doit statuer, même à lencontre de ses propres intérêts, et il doit trancher sans crainte.
35. On observe un facteur inhabituel dans la présente affaire. Certes, la décision de créer le Tribunal international a bien été prise par le Conseil de sécurité aux termes de ses pouvoirs au titre du chapitre VII, mais il a délégué au Secrétariat la création de la structure du Tribunal et la rédaction de son Statut. La résolution 808 a prié le Secrétaire général de soumettre le plus tôt possible à lexamen du Conseil de sécurité, et si possible dans les soixante jours, un rapport analysant cette question sous tous ses aspects, y compris des propositions concrètes et, le cas échéant, des options, pour la mise en uvre efficace et rapide de la décision de créer le Tribunal, compte tenu des suggestions avancées à cet égard par les Etats Membres. Il semble quà partir de ce stade, la question a été remise entièrement entre les mains du Secrétariat. Le Secrétaire général a reçu une masse dopinions sur ce que devrait être le Tribunal, en provenance de nombreux Etats (plus de trente-trois), organismes gouvernementaux et non-gouvernementaux, comités, commissions, organes juridiques, juristes et personnalités du monde judiciaire. Il a également reçu un certain nombre de projets de Statut de plusieurs provenances. Après avoir tenu compte de toutes les questions pertinentes, le Secrétaire général a présenté son rapport au Conseil dans le délai prescrit, avec un projet de Statut du Tribunal préparé par le Secrétariat. Le Secrétaire général, au paragraphe 28 de son rapport, a clairement indiqué que le Tribunal a été créé "à titre de mesure coercitive prise en vertu du chapitre VII, un organe subsidiaire au sens de larticle 29 de la Charte, mais un organe de caractère judiciaire" (Rapport du Secrétaire général, par. 28). Le Conseil de sécurité a adopté le rapport et le projet de Statut du Tribunal par la résolution 827 (1993) du 25 mai 1993. Bien que le Conseil de sécurité ait approuvé le projet de Statut du Tribunal et avalisé sa création, toute évaluation dune objection quant à la légalité de sa création exigerait un examen de la question de savoir si lexercice initial du pouvoir discrétionnaire par le Conseil de créer le Tribunal nétait pas un exercice du pouvoir simulé en vertu du chapitre VII, et que la création de la structure du Tribunal néchappait pas au champ des pouvoirs du Secrétaire général aux termes de larticle 29 ou ne sopposait pas aux buts et principes de la Charte ou du droit des gens.
36. Toutefois, sans ignorer les dispositions de la Charte qui ne permettent pas à un organe principal ou sous-organe de procéder au contrôle judiciaire de laction dun autre, moins encore de trancher sur sa compétence en dehors des limites autorisées par la Charte, le besoin de définir un équilibre entre les limites de la compétence et les limites de la nécessité appelle une approche quelque peu libérale mais prudente dans un milieu où le droit international cherche de nouvelles mutations pour relever les défis exceptionnels que posent de nouvelles situations. Quelle que soit la position, je soutiens que le Tribunal international peut examiner la question, tout en étant conscient des règles posées par la Cour internationale de Justice concernant le contrôle judiciaire, comme indiqué au paragraphe 30 ci-dessus, aux fins de déterminer les répercussions juridiques éventuelles des actions du Conseil et du Secrétariat. Je ne tiens pas à déterminer maintenant les mesures que devrait prendre le Tribunal sil venait à trouver une grave lacune dans sa création. Quil sagisse dune simple déclaration à cet effet laissant au Conseil de sécurité des Nations Unies le soin de corriger la situation ou, ayant fait cette déclaration, quil poursuive ses activités en tant quinstance ad hoc jusquà ce que ces organes ou lOrganisation viennent à son aide, sont autant de mesures susceptibles dêtre discutées mais il est préférable de résoudre la question quand elle se posera et je la laisserai pendante.
FAITS A LORIGINE DE LA CRÉATION
DU TRIBUNAL INTERNATIONAL
37. Pour bien comprendre le débat juridique qui suit, il est nécessaire de présenter les faits qui sont à lorigine de la création du Tribunal international.
38. Le maréchal Tito est décédé le 4 mai 1980. La République socialiste fédérative de Yougoslavie a commencé à seffondrer. En 1981, des émeutes ont éclaté dans la province autonome de Kosovo (en Serbie), dont la majorité de la population est albanaise. Le nationalisme serbe a explosé en 1987. Entre octobre 1988 et février 1989, les gouvernements des deux provinces autonomes du Kosovo et de la Vojvodina ainsi que de la République du Monténégro ont démissionné. En 1989, le gouvernement de la Slovénie a modifié sa Constitution pour se donner le droit de quitter la Fédération, provoquant des tensions avec la Serbie. Les habitants du Kosovo ont déclaré leur sécession vis-à-vis de la Serbie en juillet 1990. Cette même année, les Slovènes répondaient par laffirmative à un référendum sur lindépendance. En février 1991, la Krajina, une région de la Croatie peuplée par des Serbes, a déclaré son indépendance, provoquant de violents incidents. Les Serbes de la Krajina ont tenu un référendum sur la sécession de la région vis-à-vis de la Croatie et les Croates ont tenu un référendum sur leur indépendance - et il a été répondu affirmativement à ces deux scrutins. La Slovénie et la Croatie ont déclaré leur indépendance le 25 juin 1991, conduisant à un conflit armé brutal entre les forces de la République socialiste fédérative de Yougoslavie, dune part et de la Slovénie et de la Croatie dautre part. A la demande de la Communauté européenne, ces deux Républiques ont suspendu pendant trois mois les dates effectives de leur indépendance. La Slovénie et la Croatie ont respectivement annoncé leurs décisions de devenir indépendantes et le Parlement de la République socialiste fédérative de Yougoslavie a répondu en adoptant une résolution visant à préserver les frontières internes et externes de la République fédérative.
39. En octobre 1991, les combats ont continué en Croatie entre les forces armées croates et celles de la République socialiste fédérative de Yougoslavie. A la mi-novembre 1991, la ville de Vukovar, assiégée par les forces serbes depuis lété, a été capturée par les Serbes.
40. Le 27 novembre 1991, la République fédérale de Yougoslavie, lArmée populaire de Yougoslavie (JNA), la République de Croatie et la République de Serbie ont convenu de respecter certaines dispositions des Conventions de Genève de 1949 et du Protocole additionnel I de 1977, y compris les infractions graves aux dispositions de la quatrième Convention de Genève.
41. Le 16 décembre 1991, la Communauté européenne a reconnu la Slovénie et la Croatie en tant quEtats indépendants avec effet à compter du 15 décembre 1991. Le 6 mars 1992, après avoir déclaré antérieurement son indépendance et organisé un référendum, la Bosnie-Herzégovine sest proclamée Etat indépendant, indépendance reconnue le 7 avril 1992 par la Communauté européenne et les Etats-Unis dAmérique. Un conflit armé a immédiatement éclaté entre les forces de la République socialiste fédérative de Yougoslavie et celles de Bosnie-Herzégovine. Le 27 avril 1992, les Républiques de Serbie et du Monténégro se sont déclarées Etat souverain sous le nom de République fédérale de Yougoslavie et se sont engagées à respecter les droits des anciennes Républiques socialistes fédératives qui avaient déclaré leur indépendance.
42. Le 22 mai 1992, le Président de Bosnie-Herzégovine et du Parti daction démocratique, le Président du Parti démocrate serbe (Serbes de Bosnie) et le président du parti démocrate croate (Croates de Bosnie) ont signé un accord les engageant à respecter larticle 3 commun aux Conventions de Genève de 1949, qui sapplique aux conflits armés internes.
43. Le 22 juin 1992, la Bosnie-Herzégovine a déclaré quelle se trouvait en état de guerre du fait dune agression de la République de Serbie, de la République du Monténégro, de larmée yougoslave et de terroristes du Parti démocrate serbe.
44. A compter de juin 1991, les Serbes ont essayé dannexer à leur propre territoire les enclaves en Croatie où ils étaient majoritaires. Les Croates ont essayé de faire la même chose. Les Serbes et les Croates constituant les deux minorités les plus importantes en Bosnie-Herzégovine, ils ont essayé dannexer des territoires et de diviser cette dernière République en trois Etats indépendants.
45. Il est clair que le conflit, qui avait commencé en Slovénie, a gagné la Croatie puis la Bosnie-Herzégovine. La Force de protection des Nations Unies (FORPRONU), qui avait originellement été mise en place pour protéger les enclaves serbes en Croatie, a vu son mandat élargi au soutien de toutes les actions humanitaires en tous lieux. Le HCR estimait les sans-abri à 350 000 en décembre 1991, 1 500 000 en mai 1992 et à 2 300 000 en juillet 1992. Ce qui avait originellement commencé comme une répression a fini par se transformer, en particulier en Bosnie-Herzégovine, en crimes contre lhumanité, meurtres massifs, viols et violences sexuelles, tortures massives dans des camps de concentration et "nettoyage ethnique" délibéré de civils.
46. La brutalité du conflit et ses nouvelles dimensions terribles ont indigné le monde entier. Les Nations Unies ont procédé à des enquêtes et reçu des informations par lintermédiaire de leurs propres organes et services. On mentionnera, en particulier, le Rapporteur spécial nommé par la Commission des droits de lhomme des Nations Unies, le bureau du Haut Commissariat aux réfugiés des Nations Unies (HCR), le Comité des droits de lhomme, la FORPRONU et la Commission dexperts des Nations Unies.
47. Différents organes ont envoyé un certain nombre de missions de Rapporteurs. On peut mentionner notamment la Mission de la CSCE, la Moscow Human Dimension Mechanism Mission de la CSCE et la Mission denquête des CE sur le traitement des femmes musulmanes dans lex-Yougoslavie.
48. Parmi les missions des ONG internationales, on mentionnera en particulier Helsinki Watch ; Amnesty International Londres ; le Comité international de la Croix Rouge (CICR) ; Médecins sans frontières ; la Ligue internationale des droits de lhomme ; lUnion pour la paix et laide humanitaire à la Bosnie-Herzégovine ; et "World Campaign Save Humanity".
49. Parmi les missions des Etats, on notera lInstitut denquêtes sur les crimes de guerre, Sarajevo ; le Conseil des droits de lhomme et des libertés fondamentales, Ljubljana ; la Commission dEtat sur les crimes de guerre, Belgrade ; le Département dEtat des Etats-Unis ; et le Centre de documentation musulman, Zenica.
50. Dernier point mais non le moindre, un certain nombre dEtats Membres des Nations Unies et dautres organisations ont envoyé des rapports aux Nations Unies fournissant des informations sur les crimes internationaux graves commis dans les trois Républiques belligérantes de lex-Yougoslavie.
51. Le 13 juillet 1992, le Conseil de sécurité, conformément à la résolution 764, a attiré lattention sur le fait que les personnes qui avaient commis ou ordonné de commettre des infractions graves aux Conventions de Genève de 1949 étaient personnellement responsables de ces infractions. Le 12 août 1992, le Conseil de sécurité, par la résolution 771, demandait aux Etats et autres organes de soumettre des informations étayées sur les atrocités commises dans lex-Yougoslavie au Secrétaire général de sorte à ce quil puisse présenter un rapport au Conseil de sécurité sur les mesures additionnelles qui pourraient se révéler nécessaires.
52. Un commentaire sur les mesures propres aux Nations Unies pour enquêter sur cette affaire sordide nest pas sans intérêt ici. En plus des renseignements reçus par lintermédiaire du HCR, de la FORPRONU et du Comité des droits de lhomme, linstitution considérée a également jugé nécessaire de demander à son propre personnel denquêter sur la question, ce qui explique la désignation par la Commission des droits de lhomme des Nations Unies dun Rapporteur spécial et dune Commission dexperts.
53. Le 13 août 1992, la Commission des droits de lhomme des Nations Unies, à Genève, a nommé M. Tadeusz Mazowiecki, ancien premier ministre polonais, comme son Rapporteur spécial chargé de présenter un rapport sur la situation des droits de lhomme sur le territoire de lex-Yougoslavie. M. Mazowieki a soumis plus de trois rapports illustrant le "nettoyage ethnique" sous forme dexécutions commises au hasard, de viols massifs, de prises dotages injustifiées et de destructions de maisons, en particulier en Bosnie-Herzégovine et dans les Enclaves protégées par les Nations Unies, dont les victimes étaient principalement des Musulmans et des Croates. Il a également observé des violations semblables commises par des Musulmans et des Croates en Bosnie-Herzégovine et par des Croates en Croatie. M. Mazowiecki était assisté de conseillers, le docteur Georg Mautner-Markhof et le professeur Roman Weiruszewsksi.
54. Le 6 octobre 1992, le Conseil de sécurité des Nations Unies, conformément à la résolution 780, a établi une Commission dexperts impartiale pour étudier les violations généralisées du droit international humanitaire commises dans lex-Yougoslavie, en particulier en Bosnie-Herzégovine, de sorte à fournir au Secrétaire général ses conclusions sur ces violations et les infractions graves aux Conventions de Genève. Cette Commission a reçu pour instruction dexaminer et danalyser les renseignements déjà soumis aux Nations Unies par les Etats Membres et autres organes ainsi que dautres informations obtenues par ses propres mesures. Le 26 octobre 1992, le Secrétaire général a annoncé la nomination du professeur Frits Kashoven au poste de Président de la Commission et du professeur M. Cherif Bassiouni, de M. William Fenrick, du Juge Keba Mbaye et du professeur Torkel Ohsalh comme membres. La Commission a présenté un rapport intérimaire le 26 janvier 1993, qui précisait les infractions graves et autres violations du droit international humanitaire qui avaient été commises, y compris des tueries massives, le "nettoyage ethnique", des tortures horribles, le viol, le pillage, la destruction de biens civils, culturels et religieux ainsi que les arrestations arbitraires. Elle faisait également remarquer que si un tribunal international ad hoc était créé, la décision des Nations Unies correspondrait bien à la conjoncture de lépoque.
55. Le flot incessant de rapports soumis par les Etats Membres aux Nations Unies sur la poursuite des atrocités a exercé de fortes pressions sur les Nations Unies. Les efforts de paix de lOrganisation des Nations Unies, progressant lentement sans succès, avaient maintenant atteints le stade où le processus de paix devait être complété par une action sérieuse, qui puisse également apaiser la conscience publique. Cyrus Vance et Lord Owen, les deux co-présidents du Comité directeur de la Conférence internationale sur lex-Yougoslavie, ont à maintes reprises suggéré la création dun tribunal pénal international pour sanctionner les auteurs de crimes de guerre et de violations du droit humanitaire. Ils avaient également placé les questions humanitaires et de droits de lhomme au cur du processus de paix.
56. Etant donné les éléments de preuve accablants recueillis par les Nations Unies par lintermédiaire de ses propres sources et agences et ceux fournis par les autres organisations et organes internationaux et les Etats, le Conseil de sécurité, par la résolution 808 du 22 février 1993, a finalement décidé de créer un Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire sur le territoire de lex-Yougoslavie depuis 1991 et le Secrétaire général a reçu pour instruction détablir un rapport, dans les soixante jours, offrant à cet égard des propositions spécifiques au Conseil de sécurité tenant compte des suggestions avancées par les Etats Membres.
57. La décision de créer le Tribunal international a été prise par le Conseil de sécurité aux termes de ses pouvoirs en vertu du chapitre VII, mais la rédaction du Statut du Tribunal a été déléguée au Secrétariat et na pas été réalisée plus ou moins "secrètement" par le Conseil. Il semble quà compter de ce stade, la question est entièrement passée aux mains du Secrétariat aux termes de larticle 29 de la Charte. Le Secrétaire général avait déjà reçu un nombre considérable de suggestions sur ce que devrait être le Tribunal, qui émanaient de plus dune trentaine dEtats Membres, sans compter les organismes gouvernementaux et non-gouvernementaux, les comités, commissions, organismes juridiques, juristes et personnalités du monde judiciaire. Il a également reçu de diverses sources plusieurs projets de Statut du Tribunal. Tenant compte de toutes les questions pertinentes, il a présenté son rapport au Conseil de sécurité dans les délais prescrits, accompagné du projet de Statut du Tribunal. Le Conseil de sécurité a finalement adopté le rapport et le projet de Statut du Tribunal par la résolution 827 (1993) le 25 mai 1993.
LA LÉGALITÉ DE LA CRÉATION DU TRIBUNAL
58. Jen viens maintenant au premier motif présenté par lAppelant, à savoir que le Tribunal international est incompétent pour le juger puisquil a été créé illégalement.
59. LAppelant ne conteste pas le pouvoir du Conseil de sécurité de constater lexistence dune menace contre la paix et la sécurité internationales ou son pouvoir de se pencher sur ces menaces. Il allègue, cependant, que bien que cette constatation entraîne une décision factuelle et politique qui échappe à toute norme fixe, toute mesure que le Conseil de sécurité peut prendre pour répondre à ces menaces est limitée par les pouvoirs qui lui sont conférés par la Charte et létat actuel du droit international. Sur ce point, il allègue que ces pouvoirs nhabilitent pas le Conseil de sécurité, un organe politique, à créer un organe judiciaire indépendant, doté de la compétence en matière pénale, parce quil nen a pas légalement le pouvoir, pas plus quil ne peut justifier ce transfert à un organe judiciaire, et que la décision sur cette question ne relève pas simplement de la haute politique mais que, dans le contexte des droits de lhomme, elle relève aussi des tribunaux lorsquil sagit de la poursuite dindividus.
60. La question fondamentale revient à savoir si la création du Tribunal international par le Conseil de sécurité relevait des pouvoirs conférés à cet organe principal par la Charte. Il est clair que la création du Tribunal international visait le rétablissement et le maintien de la paix. Aux termes de larticle 39 de la Charte, le Conseil de sécurité est seul habilité à constater lexistence dune menace contre la paix, dune rupture de la paix ou dun acte dagression. Il est, en outre, doté du pouvoir de formuler des recommandations et de décider des mesures qui devraient être prises conformément aux articles 41 et 42 pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales. Dans le but déviter une aggravation de la situation, le Conseil de sécurité, aux termes de larticle 40, avant de formuler des recommandations ou de décider des mesures prévues à larticle 39, peut demander aux parties intéressées de respecter certaines mesures provisoires quil juge nécessaires ou souhaitables et, en cas de non-exécution de ces mesures provisoires, de tenir dûment compte de cette défaillance. Aux termes de larticle 41, le Conseil de sécurité peut décider quelles mesures nimpliquant pas lemploi de la force armée peuvent être prises pour donner effet à ses décisions et il peut inviter les Etats Membres des Nations Unies à appliquer ces mesures. Celles-ci peuvent comprendre, notamment, mais sans sy limiter, des embargos commerciaux et la rupture des relations diplomatiques. Si les mesures prévues à larticle 41 sont considérées inadéquates ou quelles se sont révélées telles, le Conseil de sécurité peut, aux termes de larticle 42 prendre les mesures militaires quil juge nécessaire au maintien ou au rétablissement de la paix et de la sécurité internationales. Aux termes de larticle 24 2), dans lexercice de ses opérations de coercition, le Conseil de sécurité est tenu dagir conformément aux buts et principes de la Charte et des pouvoirs qui lui sont spécifiquement accordés aux termes des chapitres VI, VII, VIII et XII.
61. Il est indéniable que le Conseil de sécurité, sur la base des éléments de preuve écrasants (voir par. 38 à 56 ci-dessus) quil a examinés à loccasion de plusieurs réunions durant une certaine période, a conclu que le conflit continu entre certaines des anciennes Républiques de la Yougoslavie constituait une menace contre la paix et que la création dun tribunal pénal international ad hoc contribuerait au rétablissement et au maintien de la paix. Une menace contre la paix ne signifie pas nécessairement une menace contre les Etats engagés dans un conflit armé interne ou international, mais elle peut sétendre à dautres, en particulier aux Etats adjacents qui risquent dêtre touchés et qui le sont généralement. Le pouvoir discrétionnaire dont dispose le Conseil pour tirer les conclusions pertinentes aux termes de larticle 39, relatif à des mesures de coercition, ne peut pas être mesuré en termes de normes juridiques, si ce nest quil doit être juste et non arbitraire ou un exercice feint du pouvoir. La décision a été basée sur une évaluation adéquate déléments de preuve et a été raisonnable et juste, et non arbitraire ou capricieuse. Aucune objection ne peut être opposée à lexercice du pouvoir discrétionnaire par le Conseil de sécurité en cette affaire.
62. Ce qui ressort éminemment, cest que le Conseil de sécurité na pris aucune décision hâtive pour tirer ces conclusions, à la différence dautres situations durgence marquées par des décisions rapides. Il a, au contraire, tiré ses conclusions après avoir entendu de nombreuses opinions et reçu une masse de rapports émanant de nombreux organes, tant gouvernementaux que non-gouvernementaux.
63. A ce stade, on peut indiquer que le Conseil de sécurité, agissant aux termes de larticle 42, aurait pu ordonner une action militaire et, dans le cadre de bon nombre de ses recommandations aux autorités militaires, demander la création de cours martiales ad hoc pour traduire en justice et sanctionner les auteurs de crimes, y compris les membres de la hiérarchie militaire, qui avaient gravement violé le droit international humanitaire sur le territoire de lex-Yougoslavie, de sorte que ces auteurs, qui avaient commis ou commettaient ces crimes impunément, puissent être punis et que dautres du même acabit soient dissuadés et que la paix puisse ainsi être rétablie et maintenue. Si cette mesure était possible, elle aurait comme conséquence que la création pendant une brève période dun tribunal pénal international ad hoc indépendant et impartial couvrant le même territoire et les mêmes crimes commis sur ce territoire, pourrait être considérée comme la raison dêtre même de la création du présent Tribunal international. Si le Conseil de sécurité avait créé un tribunal pénal international à compétence générale, couvrant des infractions pénales internationales commises à lintérieur ou à lextérieur des territoires des Etats Membres, une objection aurait peut-être pu être soulevée avec succès, alléguant que la décision navait aucun lien avec le rétablissement et le maintien de la paix dans lex-Yougoslavie et que lexercice du pouvoir était feint dans le but de justifier laction. Mais puisque le Tribunal envisagé était dun caractère limité, créé pour un but limité, pendant un intervalle de temps limité et visait les auteurs dinfractions commises sur le territoire de lex-Yougoslavie, la décision était valable et juste et relevait clairement de larticle 41 de la Charte. Le fait que le Conseil de sécurité, aux termes de larticle 41, puisse prendre des mesures non-militaires pouvant inclure notamment, mais sans sy limiter, des embargos économiques ou la rupture des relations diplomatiques, justifiait la création du Tribunal international. Les mesures non-militaires applicables aux termes de larticle 41 ont un caractère illustratif et ne sont pas limitées à celles énumérées à cet article. Il est soutenu que la création du Tribunal ne peut pas contribuer au rétablissement et au maintien de la paix mais quelle peut faire obstacle au processus de paix. On sait trop bien que la paix ne peut être quà lorigine de lamnistie et ceux qui souhaitent la paix nont pas besoin dattendre que ce Tribunal soit supprimé. La paix est rétablie quand les nations le souhaitent et non quand elles désirent poursuivre le conflit armé. Lopinion du Conseil de sécurité daprès laquelle le Tribunal international contribuera au rétablissement et au maintien de la paix sappuyait sur les suggestions avancées et les évaluations effectuées à cet effet et qui étaient parfaitement fondées. La décision du Conseil tombait donc aussi dans les limites posées par larticle 41 de la Charte.
64. Il est soutenu que la création dun organe judiciaire ne relève pas de la compétence du Conseil au titre du chapitre VII. Comme indiqué au paragraphe précédent, la création dun organe judiciaire comme le présent Tribunal relève indéniablement du champ du pouvoir du Conseil en vertu du chapitre VII. Même dans le cas contraire, le Conseil de sécurité pourrait établir un organe subsidiaire au titre de larticle 29 sil le jugeait nécessaire "à lexercice de ses fonctions". Le Conseil pourrait, par conséquent, établir un organe judiciaire sil le jugeait nécessaire pour son action coercitive en vue de rétablir et de maintenir la paix. Le Rapport du Secrétaire général montre clairement que le Tribunal a été créé dans le cadre dune mesure coercitive au titre du chapitre VII en tant quorgane subsidiaire de caractère judiciaire tombant sous les dispositions de larticle 29 de la Charte - un organe subsidiaire qui devrait être libre de toutes considérations politiques et ne serait pas assujetti au pouvoir ou au contrôle du Conseil. Aux termes des pouvoirs qui lui sont conférés par le chapitre VII, le Conseil, sagissant des mesures de coercition, a établi un certain nombre dorganes subsidiaires. On peut faire référence à cet égard à la résolution 687 (1991) du Conseil de sécurité et à celles qui ont suivi concernant la situation entre lIrak et le Koweït, qui ont établi un certain nombre de commissions, y compris la Commission de compensation des Nations Unies pour le remboursement des dommages, par le canal dorganes subsidiaires. lAssemblée générale avait également créé un Tribunal administratif des Nations Unies en tant quorgane subsidiaire, dont le pouvoir a été approuvé par la Cour internationale de Justice dans laffaire "Effets de jugements du Tribunal administratif des Nations Unies accordant des indemnités" (C.I.J. Recueil 1954, p. 47, 56-61). Dans cette affaire, la Cour internationale de Justice a confirmé explicitement quun organe principal des Nations Unies peut créer un organe judiciaire subsidiaire et soutenu que lAssemblée générale, en créant le Tribunal, navait pas établi un "organe consultatif ou un simple comité subordonné de lAssemblée générale" mais plutôt "un organe indépendant véritablement judiciaire rendant des jugements définitifs sans recours dans le cadre limité de ses fonctions" (ibid., p. 53). Par conséquent, tout argument suivant lequel le Tribunal international ne peut pas fonctionner comme organe judiciaire indépendant et comme organe subsidiaire du Conseil doit être rejeté parce que le Conseil de sécurité a accordé une indépendance complète au Tribunal qui, "dans laccomplissement de ses fonctions judiciaires, ne serait pas soumis à lautorité ou au contrôle du Conseil de sécurité" (Rapport du Secrétaire général, par. 25) et la Cour internationale de Justice, dans laffaire Effets de jugements précitée a déjà conclu quun organe judiciaire créé par un organe principal des Nations Unies peut être impartial. Le précédent établit la légalité de laction du Conseil créant un organe judiciaire du type dun tribunal pénal international en tant quorgane subsidiaire, et la décision du Conseil de sécurité de le créer, comme il la jugé nécessaire, pour le rétablissement et le maintien de la paix et de la sécurité internationales nest pas susceptible dobjection.
65. Un argument plus solide qui a été avancé est que le Tribunal international na pas été "établi par la loi", conformément à larticle 14 1) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, 1966 (le "Pacte"). Cette disposition prévoit notamment : "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre lui...". Une disposition semblable, à savoir larticle 6 1) de la Convention européenne des droits de lhomme, stipule "Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle". Les points communs entre les deux articles en ce qui concerne la compétence pénale sont que laccusé a droit : i) à être entendu équitablement et publiquement par une instance ou un tribunal qui doit être ii) indépendant, iii) impartial et iv) établi par la loi. Dans laffaire Piersack (arrêt du 1er octobre 1982), la Cour européenne des droits de lhomme a noté que, dans le but de résoudre la question dont elle était saisie, elle devait décider si lexpression "établi par la loi" couvrait le fondement juridique de lexistence même du tribunal, concluant quil était indéniable quil avait été établi aux termes de larticle 98 de la Constitution belge (Piersack c/ Belgique, 53 Eur. Ct. H.T. (Ser. A) 1982). Dans laffaire Le Compte, Van Leuven et De Meyere (arrêt du 23 juin 1981), la Cour a soutenu que, puisque la Cour de Cassation avait été établie aux termes de la Constitution (article 95), elle était incontestablement établie par la loi (43 Eur. Ct. H.R. (Ser. A) 198). Dans laffaire Zand (Op. Com., 12 octobre 1978), la Commission européenne des droits de lhomme observait dans son avis et rapport "que lexpression un tribunal établi par la loi figurant à larticle 6 1) porte sur lensemble de lappareil judiciaire, y compris non seulement les questions relevant de la compétence dune certaine catégorie dinstances mais aussi de la création de juridictions individuelles et la définition de leur compétence locale". Elle a affirmé de plus que l"objet et le but de la clause 6 1) exigeant que les tribunaux soient établis par la loi sont que lorganisation judiciaire dans une société démocratique ne doit pas dépendre de la volonté de lexécutif mais quelle doit être réglementée par la loi émanant du Parlement. Larticle 6 1) ne requiert pas que l'organe législatif règle chaque détail dans ce domaine par un acte officiel du Parlement pour peu quil établisse au moins le cadre organisationnel de lorganisation judiciaire" (Zand c/ Autriche. 15 Eur. Commn H.R. Rep 70, 80, 1978). Dans une autre affaire (Dec. Adm. Com. Ap. 8852/80 du 15 décembre 1980), la Commission a approuvé dans son rapport lopinion énoncée dans Zand c/ Autriche (ci-dessus) selon laquelle lobjet et le but de la clause 6 1) est que dans une société démocratique, lorganisation judiciaire ne doit pas dépendre de la volonté de lexécutif mais quelle doit être réglementée par la loi émanant du Parlement. Toutes ces affaires se rapportent à la compétence en matière civile. Cependant, ce qui importe est que la création de linstance ou du tribunal ne doit pas dépendre du pouvoir discrétionnaire de lexécutif mais quelle doit être réglementée par la loi émanant dun organe législatif, de préférence un organe supérieur ; que cet organe législatif peut déléguer les questions intéressant lorganisation judiciaire à un autre organe ; et que cet organe législatif supérieur nest pas tenu de légiférer sur tous les points de détail, si la loi établit la structure de lorganisation judiciaire.
66. Mais la question importante est de savoir si nous sommes liés par les décisions de la Cour européenne des droits de lhomme ou par les opinions ou rapports de ses Commissions. Aucun argument na été avancé soutenant que ce Tribunal international, statuant en matière pénale, est tenu par ces décisions. Elles ont, au mieux, valeur persuasive. Là encore, lesquelles de ces décisions devrions-nous, le cas échéant, suivre comme ayant valeur persuasive ? Celles de la Cour ou celles de la Commission ? Sagissant de larticle 6 1), portant sur la création dinstances ou de tribunaux, la Cour européenne des droits de lhomme a été plus circonspecte en gardant lintention dans le domaine dun organe supérieur doté du pouvoir de légiférer. Mais la Commission européenne des droits de lhomme, en cherchant à déterminer si les demandes de réparation dun préjudice devaient être admises ou rejetées par la Cour, a retenu une interprétation large et soutenu que lexpression "établi par la loi" couvre lensemble de la structure organisationnelle du système judiciaire, y compris non seulement les questions relevant de la compétence dune certaine catégorie de tribunaux mais aussi la création de linstance concernée et la définition de sa compétence locale. En bref, lexpression "établi par la loi" a été interprétée comme couvrant non seulement lorgane législatif doté dun certain niveau de pouvoirs lui permettant détablir linstance, mais le champ de la législation proprement dite vis-à-vis de la structure générale de la juridiction établie et de sa catégorie par rapport aux autres. Je traiterais, en conséquence, les opinions suivantes de la Cour européenne des droits de lhomme et de ses commissions avec tout le respect qui leur est dû et comme une source dorientation, à savoir que les juridictions doivent être établies par des organes dun certain échelon de pouvoir, dotés de celui de légiférer, et que les textes établissant ces juridictions doivent être impartiaux de sorte à ne pas nuire à un procès équitable.
67. Jen viens maintenant à ma propre opinion de lexpression "établi par la loi". Ex-facie, elle se rapporte à la personne ou à lorgane compétent au sommet qui, à tout moment, est légalement créé ou constitué et qui est doté du pouvoir et de lautorité de légiférer. Dans plusieurs Etats, les constitutions permettent la dissolution des organes législatifs et leur remplacement temporaire par des individus, comme leurs Présidents ou Gouverneurs. Durant ces situations exceptionnelles, ces personnes sont automatiquement investies du pouvoir de légiférer. Le Pacte visait à fournir un mécanisme pouvant être suivi et adopté par tous les Etats Membres dans leur propre système juridique. Les protections énoncées dans les conventions susmentionnées concernent les juridictions nationales. Ainsi, tout concept quun organe légiférant ne peut être uniquement quun organe législatif ou une assemblée de personnes dotée du pouvoir législatif ne peut être accepté comme linterprétation correcte du Pacte. De surcroît, toutes les législatures sont des organes politiques et la législation est le résultat de leur volonté dexécution. Les législatures sont-elles alors viciées ipso facto ? Là encore, le pouvoir réel du processus démocratique repose dans lopinion publique. En son absence, aucun organe législatif ne peut de lui-même assurer que la législation se conforme aux normes démocratiques. On doit observer si le public a le droit de vote et peut participer aux affaires de lEtat par des nominations ou élections justes. Dans toute situation particulière, le mode de mise en place de lindividu unique ou de lorgane législatif à quelque échelon de pouvoir que ce soit peut permettre de se faire une idée de la question, mais à moins quune déficience ait sérieusement influé sur la légalité de leur mise en place ou constitution, il convient de présumer quils occupent leurs fonctions ou exercent leurs pouvoirs légalement. Il peut également être judicieux dobserver si la législation portant création de linstance ou de la juridiction ne nuit pas au caractère impartial des actions en justice.
68. Le Tribunal international na été saisi daucune objection alléguant que son Statut ne garantit pas à lAppelant une audience équitable et publique ou que le Tribunal nest ni indépendant ni impartial. Lobjection porte sur lillégalité de sa création par un organe politique, cest-à-dire le Conseil de sécurité en son pouvoir discrétionnaire.
69. Le Conseil de sécurité nest pas un organe politique au sens dun organe législatif doté du pouvoir de légiférer. Les Membres de ce dernier peuvent, en effet, être liés à un parti politique et tenus de soutenir les politiques de ce parti sur tous les points pendant tout leur mandat, aussi longtemps que le parti est au pouvoir ; mais les Membres du Conseil ne sont pas aussi unis, si ce nest pour servir en toute impartialité les buts et principes de la Charte, sous réserve parfois des intérêts des Etats quils représentent, ce qui est rare. Dans le cas du Conseil, le seul point à examiner consiste à déterminer sil a été institué dans le cadre du mécanisme juridique démocratique de la Charte et non par quelque autre moyen. La Charte forme une constitution unique qui lie tous les Etats et que ceux-ci ont accepté volontairement. La présence des Membres permanents et lélection des Membres non-permanents du Conseil de sécurité est une autre caractéristique exceptionnelle acceptée par tous les Etats. Si tous les Membres du Conseil sont légalement et dûment en place, il en découle automatiquement une présomption de légalité de sa constitution et de lexercice de ses pouvoirs, sauf preuve du contraire. Le Conseil ne devient pas "politique" simplement parce que ses Membres représentent des Etats. En fait, tous les membres des organes principaux importants sont les représentants dEtats mais tous ces organes ne deviennent pas "politiques". Ce quil convient dexaminer est la nature de laction adoptée et si labus de pouvoirs, privilèges ou pouvoir discrétionnaire peuvent être contestés comme contraires aux buts et principes de la Charte. On ne suggère pas ici que le Conseil a été constitué illégalement. De plus, il na pas agi arbitrairement mais en poursuivant un objectif, avec soin et impartialité. La simple affirmation que son action est de caractère politique parce que les intérêts des Etats étaient soi-disant concernés, ne tient pas. En démocratie on peut également qualifier les organes législatifs élus de politiques. La simple affirmation que le Conseil de sécurité est un organe politique parce que, dans deux cas, il a établi des instances judiciaires, mais pas dans dautres affaires dun caractère identique, ne permet pas de tirer une pareille conclusion. La cohérence daction nest pas une caractéristique du processus démocratique. Le droit de créer une instance limitée pour couvrir un territoire limité et le nombre de juridictions nécessaires pour répondre à ces situations est le seul privilège dun organe législatif. Le fait quil désire en établir une ou deux pour couvrir certains domaines spécifiques mais pas une troisième pour couvrir un domaine différent, et ce pour des raisons particulières et bien que la situation soit identique dans tous les cas, ne permet pas dalléguer que lorgane législatif a cessé dêtre ou dagir démocratiquement. Une volonté politique - si cest ce qui guide tous les organes - sert invariablement des besoins et nécessités différentes et ses décisions nont pas à être toujours cohérentes. Le fait que le Conseil de sécurité nait pas jugé nécessaire de créer plus de deux tribunaux ne démontre pas quil était sous lemprise dune domination politique. La conclusion du Conseil de lAppelant que le Tribunal international nétait donc pas établi par la loi est, si je peux me permettre avec respect, non fondée et elle doit être rejetée.
70. Un autre argument avancé est que le Conseil de sécurité est seulement tenu de traiter avec les Etats ou de prendre des mesures les intéressant mais puisque la création du Tribunal intéresse les personnes physiques ("individus"), celle-ci est entachée dun vice implicite et doit donc être traitée comme illégale. Le droit pénal sintéresse essentiellement aux individus. De lindividu à la famille, la tribu ou lEtat, toutes les règles et normes énoncées ont placé lindividu au centre de leur intérêt et de leur censure. Avec le développement des droits de lhomme et du droit humanitaire, les organisations internationales traitant avec les Etats ont fait de ces derniers lobjet de leur attention et de leur orientation. Face aux violations graves du droit international humanitaire, les organisations internationales et les Etats se sont efforcés déviter de telles violations par des conventions et la pratique des Etats, y compris la censure et la punition par les Etats des individus responsables des violations. Il est exact que les Nations Unies traitent autant que possible avec les Etats mais la Charte indique aussi quelle traite avec les individus par lintermédiaire des Etats. La plupart des objets de la Coopération économique et sociale internationale prévus au chapitre IX de la Charte ; du Régime international de tutelle du chapitre XII ; et la déclaration relative aux territoires non autonomes du chapitre XI pointent tous vers les intérêts des individus, quils soient servis directement par lintermédiaire des Etats intéressés ou dagences spécialisées ou internationales ou par le Conseil de tutelle. Le chapitre VII permet également la création des arrangements ou agences régionales pour traiter des questions relatives au maintien de la paix et de la sécurité internationales adaptés à laction régionale, sous réserve que ces organes et leurs activités soient compatibles avec les buts et principes de la Charte. Par conséquent, lOrganisation sintéresse aux individus et traite de leurs intérêts par lintermédiaire des Etats et dorganes subsidiaires. La création par le Conseil de sécurité, pour le compte et au nom des Etats Membres, en vertu de son pouvoir délégué aux termes de larticle 24, dun organe subsidiaire de caractère judiciaire dont lactivité viserait les individus, ne serait donc pas dépourvue de motif. Lobjet de lOrganisation est de changer la qualité même de la vie, de faire bénéficier lindividu de lensemble des droits de lhomme, dassurer sa protection, de faire progresser son bien-être et de garantir le maintien de la paix et de la sécurité, tout cela par lintermédiaire dEtats Membres ou dorganes associés quelle a parrainés ou reconnus. Le Conseil de sécurité a agi pour le compte des Etats en créant le Tribunal pour punir des personnes responsables de crimes internationaux flagrants et, par conséquent, son action nest entachée daucun vice implicite.
71. Mais même si on doit supposer que le Conseil de sécurité nétait doté daucun pouvoir exprès dempiéter sur les droits des individus, il est clair que, dans ce cas, le Conseil avait le pouvoir implicite dagir à légard dindividus pour le compte des Etats, de créer un tribunal qui traiterait avec des personnes physiques, pour sacquitter de sa responsabilité primordiale de maintenir la paix et la sécurité internationales. La théorie des pouvoirs implicites permet aux organisations internationales den être dotés, en plus de ceux explicitement stipulés dans leurs instruments constitutifs. Ces pouvoirs sont implicites lorsquils sont nécessaires ou essentiels pour sacquitter des tâches ou buts de lorganisation ou de ses fonctions ou pour lexercice des pouvoirs conférés expressément. La Cour internationale de Justice a, en plusieurs occasions, reconnu que les organisations internationales sont dotées de pouvoirs implicites pour prendre les mesures nécessaires à lexécution de leurs fonctions. On citera, à cet égard, les affaires suivantes : laffaire Réparation des dommages subis au service des Nations Unies (C.I.J. Recueil 1949, par. 174, p. 177-179) et laffaire du Statut international du sud-ouest africain (C.I.J. Recueil 1950, par. 128, p. 136-137). Le corollaire des pouvoirs implicites est la nécessité de les appliquer. Il peut, par conséquent, être fait appel aux pouvoirs implicites lorsquil peut être démontré quils étaient nécessaires ou essentiels à laccomplissement des fonctions du Conseil de sécurité prévues dans la Charte. En bref, lorsquils lui étaient nécessaires pour quil sacquitte de ses fonctions. Lavis de la Cour internationale de Justice dans laffaire sur le Statut international du sud-ouest africain (voir ci-dessus) indique que lexistence dun pouvoir implicite ne dépend pas de lexercice du pouvoir comme la seule, ou même la meilleure façon de remplir les fonctions de lOrganisation. Ce qui est requis est lexistence dun lien concret entre le pouvoir implicite et les fonctions de lorganisation. La jurisprudence sur les pouvoirs implicites suggère clairement que le Conseil de sécurité pouvait, en créant le Tribunal international, affecter indirectement les individus si cela savérait nécessaire pour la bonne exécution de ses fonctions. Le Conseil de sécurité ayant constaté une menace contre la paix créée par le conflit dans lex-Yougoslavie, due à des violations graves du droit international humanitaire, il a jugé nécessaire dagir à lencontre dindividus par lintermédiaire du Tribunal international en vue de mettre un terme à ces violations. Même autrement, le caractère du droit international humanitaire impose le devoir de mettre un terme aux violations par une action adéquate à lencontre des individus. Il est maintenant reconnu officiellement quil existe des actes domission ou de commission engageant la responsabilité pénale individuelle en droit international pouvant faire lobjet dune sanction. Le Tribunal militaire international de Nuremberg a déclaré que "les crimes commis contre le droit international le sont par des hommes et non par des entités abstraites et ce nest quen punissant les auteurs de ces crimes que lon peut assurer le respect des dispositions du droit international" (procès des grands criminels de guerre devant le Tribunal militaire international de Nuremberg, 14 novembre 1945-1er octobre 1946, document officiel 223, (1947)). Il importe de noter à ce stade que les accusés potentiels dans lex-Yougoslavie étaient prévenus - par le langage des conventions générales de 1949 et du fait que le Conseil de sécurité avait antérieurement demandé la cessation des violations du droit international humanitaire ; avait fait remarquer la responsabilité des individus pour ces violations ; et avait constaté quils pourraient être tenus personnellement responsables de ces violations. Une fois tenu compte de toutes les circonstances, je ne pense pas que cette objection de lAppelant ait aucun fondement et, par conséquent, je la rejetterais.
72. Jen viens maintenant à une autre objection. Il est avancé que le Tribunal international naurait pas dû être doté du pouvoir de sanctionner rétroactivement des crimes et que ce genre de législation nest plus admis. En fait, les Etats adoptent aujourdhui des textes constitutionnels interdisant la rétroactivité en matière pénale. Il est allégué que la compétence du Tribunal est touchée par cette rétroactivité. Il est vrai que les Etats évitent de nos jours dadopter des législations rétroactives en matière pénale mais lorsquune telle interdiction constitutionnelle nexiste pas, les Etats nhésitent pas un instant à en promulguer. Une loi peut prendre effet à partir dune date passée ou toucher à des événements qui se sont déroulés avant sa promulgation. Larticle premier du Statut indique clairement que "Le Tribunal international est habilité à juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de lex-Yougoslavie depuis 1991, conformément aux dispositions du présent Statut". Cette exception a été soulevée et rejetée aux Procès de Nuremberg, parce que la Charte autorisait le jugement de crimes commis antérieurement. Le jugement du procès de Nuremberg fait maintenant partie de lhistoire et il sest progressivement intégré au droit coutumier international. Comme indiqué au paragraphe précédent, tous les accusés "potentiels" étaient prévenus, par les résolutions du Conseil de sécurité, déviter de commettre ces crimes. Sils décident de les commettre, ils ne peuvent pas se plaindre dune réglementation qui prévoit maintenant de poursuivre leurs actes horribles. Les procès de Nuremberg ont été le produit de lAccord de Londres de 1945, qui peut être qualifié de droit des vainqueurs contre les vaincus ; mais le Statut du Tribunal international est le résultat de laction du Conseil de sécurité au nom des Etats Membres, action que lon ne saurait contester. Le présent argument est, par conséquent, rejeté.
73. Il est également affirmé que le Tribunal international naurait pu être créé que par un traité international conclu entre les Etats Membres ou, au minimum, par lAssemblée générale au moyen dun amendement à la Charte. Il est vrai que le traité semble être lun des moyens de créer un organe judiciaire mais la procédure retenue par le Conseil de sécurité, en sa qualité de délégué de tous les Etats Membres souverains, pour créer un tel tribunal en vertu des pouvoirs de larticle VII, ne peut pas être traitée comme illégale. Il est exact que la mesure a pu ne pas correspondre aux opinons de certains Etats Membres mais elle na pas été attaquée par de nombreux Membres quand le Conseil de sécurité a pris sa décision le 22 février 1993 ou ultérieurement après ladoption du Statut. En fait, aucune initiative de formulation dune recommandation visant à soulever une objection à la création du Tribunal international na été observée à lAssemblée générale. Laction, fondée sur lurgence de la situation et relevant du champ des mesures coercitives valide la création du Tribunal. Lautre argument, à savoir que le Tribunal aurait pu être établi par lAssemblée générale aurait, je crains, demandé un amendement de la Charte - un objectif plus difficile à accomplir que le but recherché. Les deux arguments ne sont donc pas fondés et doivent être rejetés.
74. Je nai aucun doute quen créant le Tribunal international, le Conseil de sécurité a agi conformément aux buts et principes de la Charte et au droit des gens. En créant le Tribunal international, le Conseil de sécurité a établi un organe judiciaire de réputation internationale, totalement compétent et impartial, en vue de résoudre une question humanitaire fondamentale, à savoir la violation flagrante de normes du droit international humanitaire, projet dont il convient de le féliciter. La création du Tribunal international a constitué une mesure raisonnable et nécessaire face à la menace contre la paix, qui a été constatée également par le Conseil de sécurité. Pour toutes ces raisons, je rejetterai la conclusion du Conseil de lAppelant suivant laquelle le Tribunal international na pas été légalement constitué. Dans ce contexte, les deux résolutions du Conseil de sécurité, légales et appropriées, doivent être acceptées sans objection. Aucune autre déclaration ou action nest requise du présent Tribunal.
75. Pour les raisons susmentionnées, je ne peux souscrire à lopinion de la Chambre de première instance selon laquelle le Tribunal nétait pas habilité à évaluer la légalité de sa propre création par le Conseil de sécurité. Le Tribunal diffère des autres organes subsidiaires créés par les organes principaux des Nations Unies parce quil nest pas assujetti au contrôle du résultat de ses fonctions judiciaires. Il est, plutôt, un organe indépendant doté de la compétence implicite dexaminer sa propre compétence. Si le Tribunal était illégalement établi, sa compétence serait entachée dun vice. En vue dassurer que le Tribunal nexerce pas une compétence entachée de nullité, jai été amené à examiner la question de façon collatérale.
76. Bien que la Chambre dinstance ait jugé quelle nétait pas dotée du pouvoir de réexaminer la création du Tribunal par le Conseil de sécurité, elle a néanmoins formulé certaines remarques sur les affirmations de la Défense sur ce point. Je conviens avec elle que, clairement, les mesures prises par le Conseil de sécurité pour créer le Tribunal nétaient pas arbitraires et que, du fait de la nature du conflit, la création du Tribunal était une mesure appropriée pour rétablir une paix durable dans la région. Ainsi quil est précisé ci-dessus en détail, je suis également daccord avec le rejet motivé, par la Chambre de première instance, des arguments de lAppelant relatifs à la création du Tribunal par un traité ou par le canal de lAssemblée générale des Nations Unies, au pouvoir des Nations Unies dagir sur les individus, ainsi quau pouvoir et à la capacité du Conseil de sécurité de créer un organe judiciaire impartial. Enfin, pour les raisons susmentionnées, je suis davis quil convient de rejeter largument de lAppelant que le droit de laccusé à être jugé par un tribunal établi par la loi exigeait que le Tribunal soit créé par un organe législatif démocratiquement élu.
LA QUESTION DE LA PRIMAUTÉ
77. Jen viens maintenant à lexamen de la question de la primauté. LAppelant a contesté dans ses conclusions écrites le pouvoir du Conseil de sécurité, même si la création du Tribunal international est considérée comme relevant de ses pouvoirs légitimes, de doter le Tribunal de la primauté sur les juridictions internes. Il est soutenu que, du fait de son caractère ad hoc, le Tribunal est une juridiction inférieure aux instances judiciaires internes et que le Conseil de sécurité na pas résolu le droit fondamental de lAppelant à être jugé par un tribunal établi par la loi. Il est avancé que le Tribunal international naurait pas pu recevoir la primauté de juridiction sur les instances nationales si lAppelant pouvait être poursuivi avec diligence devant celles-ci et quelles aient été impartiales, indépendantes et ne visaient pas à soustraire laccusé à sa responsabilité internationale. Il est allégué, de surcroît, que lacceptation de la compétence du Tribunal international par la République fédérale dAllemagne et la République de Bosnie-Herzégovine nest pertinente que si ces Etats avaient pu renoncer à leurs droits souverains sans violer les droits internationaux dont jouit lAppelant et dont il pouvait autrement se prévaloir en droit international. Il est soutenu que ces Etats nauraient pas pu écarter les droits de lAppelant aux termes du droit international. Il est avancé, enfin, que la Chambre de première instance aurait dû se déclarer incompétente à exercer sa primauté pendant que laccusé était détenu par les autorités judiciaires de la République fédérale dAllemagne et que ces autorités remplissaient comme il convient leurs obligations aux termes du droit international. LAppelant conteste lordonnance de la Chambre de première instance.
78. Une question importante doit tout dabord être réglée avant que lon puisse aborder largument selon lequel le Tribunal international naurait pas pu se voir conférer la primauté sur les juridictions nationales. Initialement, lAppelant a introduit cette objection devant la Chambre de première instance en tant quargument indépendant. Dans son jugement, la Chambre de première instance a statué sur cette exception sous le titre principal "I : La création du Tribunal international", divisant la question entre le sous-titre "A", traitant de la "Légitimité de la création" et le sous-titre "B", portant sur la "Primauté du Tribunal". Elle sest ensuite penchée sur le titre "II : Infractions graves aux Conventions de Genève". Cependant, dans le dispositif, elle a rejeté lexception dans la mesure où elle se rapporte à la primauté de juridiction et à la compétence ratione materiae aux termes des articles 2, 3 et 5 mais elle sest déclarée incompétente sur le point de la contestation de la création du Tribunal international. Linclusion des arguments se rapportant à la primauté sous le titre "I" est peut-être due à une erreur ou au fait que le Conseil de la Défense les a présentés sous ce titre. Dans les conclusions écrites soumises à la Chambre dappel, lAppelant a présenté cette objection dans le cadre dune attaque sur deux fronts. Premièrement, il a allégué que le Conseil de sécurité ne pouvait pas conférer la primauté au Tribunal et, deuxièmement, il a soutenu que la Chambre de première instance aurait dû se déclarer incompétente à exercer une juridiction primaire à lencontre de lAppelant. Du fait du premier motif, le Procureur a soulevé lobjection que lappel relatif à la primauté est irrecevable aux termes de larticle 72 B), dans la mesure où il ne se rapporte pas à labsence de compétence. Il est clair que lexception relative à la primauté est soulevée à deux titres et ne sappuie pas sur le seul motif que le Conseil de sécurité ne pouvait pas conférer la primauté au Tribunal. Jai déjà indiqué au paragraphe 33 ci-dessus que le Tribunal international est compétent pour examiner les faits relatifs à la légalité de sa création parce que sil devait conclure quil nétait pas légalement établi, cette décision influerait sur sa légalité en tant quorgane judiciaire censé rendre justice et exercer les pouvoirs qui lui sont conférés par le Statut. La question revient en fin de compte à une absence de compétence. Dans ces circonstances, je traiterai cette objection comme sétendant également à labsence de compétence, La contestation sappuyant sur deux motifs, je ne pense pas quune objection technique puisse sopposer à ce que la même soit entendue sur des motifs différents. Je traiterai par conséquent de la question sur cette base et rejetterai largument du Procureur selon lequel lappel est irrecevable.
79. Une analyse des articles 9 et 10 du Statut du Tribunal est pertinente à cet égard, avant que jexamine les arguments. Ces articles sont reproduits ci-dessous :
"Article 9
Compétences concurrentes
1. Le Tribunal international et les juridictions nationales sont concurremment compétents pour juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de lex-Yougoslavie depuis le 1er janvier 1991.
2. Le Tribunal international a la primauté sur les juridictions nationales. A tout stade de la procédure, il peut demander officiellement aux juridictions nationales de se dessaisir en sa faveur conformément au présent Statut et à son Règlement".
"Article 10
Non bis in idem
1. Nul ne peut être traduit devant une juridiction nationale pour des faits constituant de graves violations du droit international humanitaire au sens du présent Statut sil a déjà été jugé par le Tribunal international pour ces mêmes faits.
2. Quiconque a été traduit devant une juridiction nationale pour des faits constituant de graves violations du droit international humanitaire ne peut subséquemment être traduit devant le Tribunal international que si :
a) le fait pour lequel il a été jugé était qualifié de crime de droit commun ; ou
b) la juridiction nationale na pas statué de façon impartiale ou indépendante, la procédure engagée devant elle visait à soustraire laccusé à sa responsabilité pénale internationale, ou la poursuite na pas été exercée avec diligence.
3. Pour ...".
80. Les articles 8, 9 et 10 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal sont également pertinents à cet égard et sont reproduits ci-après :
"Article 8
Demande dinformation
Lorsquil apparaît au Procureur quune infraction relevant de la compétence du Tribunal fait ou a fait lobjet denquêtes ou de poursuites pénales devant une juridiction interne, il peut demander à lEtat dont relève cette juridiction de lui transmettre toutes les informations pertinentes. LEtat transmet sans délai au Procureur ces informations, en application de larticle 29 du Statut".
"Article 9
Requête du Procureur aux fins de dessaisissement
Sil apparaît au Procureur, au vu des enquêtes ou poursuites pénales engagées devant une juridiction interne comme cela est prévu à larticle 8 ci-dessus, que :
i) linfraction a reçu une qualification de droit commun ; ou
ii) la procédure engagée ne serait ni impartiale ni indépendante, viserait à soustraire laccusé à sa responsabilité pénale internationale ou naurait pas été exercée avec diligence ; ou
iii) lobjet de la procédure porte sur des faits ou des points de droit qui ont une incidence sur des enquêtes ou des poursuites en cours devant le Tribunal.
le Procureur peut saisir la Chambre de première instance désignée à cet effet par le Président dune requête aux fins de demander officiellement le dessaisissement de cette juridiction en faveur du Tribunal".
"Article 10
Demande officielle de dessaisissement
A) Sil apparaît à la Chambre de première instance saisie dune telle requête de la part du Procureur, quelle est fondée conformément à larticle 9 ci-dessus, la Chambre de première instance peut demander officiellement à lEtat dont relève la juridiction, que celle-ci se dessaisisse en faveur du Tribunal.
B) La demande de dessaisissement porte également sur la transmission des éléments denquêtes, des copies du dossier daudience et le cas échéant, dune expédition du jugement.
C) Lorsque le dessaisissement a été demandé par une Chambre de première instance, le procès ultérieur est porté devant lautre Chambre de première instance".
81. Un examen des dispositions précitées montre que i) le Tribunal international et les juridictions nationales sont concurremment compétents pour poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de lex-Yougoslavie depuis le 1er janvier 1991 ; ii) le Tribunal a primauté sur les juridictions nationales à cet égard, mais pas vice versa ; iii) lorsquil apparaît que dans des enquêtes ou poursuites pénales, le fait faisant lobjet de ces enquêtes ou poursuites est qualifié de crime de droit commun, ou si la juridiction na pas statué de façon impartiale ou indépendante, ou la procédure engagée visait à soustraire laccusé à sa responsabilité pénale internationale, ou si la poursuite na pas été exercée avec diligence, ou si lobjet de la procédure porte sur des faits ou des points de droit qui ont une incidence sur des enquêtes ou des poursuites en cours devant le Tribunal, le Tribunal international peut demander à lEtat concerné que sa juridiction se dessaisisse en faveur du Tribunal mais linstance nationale ne peut pas demander un défèrement ; et iv) le Tribunal international nest pas tenu dexercer sa primauté dans toutes les affaires et il peut permettre aux juridictions internes de juger laccusé.
82. Sagissant des affaires jugées par les instances nationales, le Tribunal international a également le droit de rejuger laccusé et de revendiquer sa compétence, mais puisque la cause de lAppelant ne relève pas de cette catégorie, il est inutile dexaminer le champ du droit pertinent à cet égard.
83. La revendication de la justice manifestée à léchelon international par tous les Etats, qui constitue le premier pas vers linstauration dune compétence judiciaire internationale, est à lorigine de la primauté. La règle renforce le rôle du Procureur en lui conférant le droit de solliciter le transfert de compétence et donne au Tribunal international le choix dexercer son pouvoir discrétionnaire de déclarer sa propre compétence. Elle oblige les Etats à accéder et à accepter les demandes de défèrement sur la base de la suspension de leurs droits souverains de juger eux-mêmes les accusés, et les contraint à accepter que certains crimes internes sont, en fait, de caractère international et mettent en péril la paix internationale et que ces crimes internationaux doivent être jugés par un tribunal international, constituant en loccurrence un organe juridique approprié et compétent dûment établi à cette fin par la loi. La disposition "dépasse" les frontières pour permettre de traduire en justice les personnes responsables de crimes internationaux graves, qui concernent tous les Etats et exigent dêtre sanctionnés pour le bénéfice de toutes les nations civilisées. Dernier point mais non le moindre, la règle reconnaît le droit de toutes les nations à assurer la prévention de ces violations en établissant des tribunaux pénaux internationaux dûment habilités à traiter de ces questions, sinon les crimes internationaux seraient traités comme des crimes de droit commun et les coupables ne seraient pas sanctionnés comme il convient.
84. Jen viens maintenant aux arguments. Avant dexaminer la question, il est nécessaire de se référer à certaines dispositions de la Charte des Nations Unies qui sont pertinentes à cet égard. Aux termes de larticle 2 1) de la Charte, lOrganisation des Nations Unies est basée sur le principe de légalité souveraine de tous ses Membres. Aux termes de larticle 24 1), les Etats Membres, afin dassurer laction rapide et efficace de lOrganisation, ont conféré au Conseil de sécurité la responsabilité principale du maintien de la paix et de la sécurité internationales et reconnaissent quen sacquittant des devoirs que lui impose cette responsabilité, le Conseil de sécurité agit en leur nom. Aux termes de larticle 25, les Etats Membres de lOrganisation ont convenu daccepter et dappliquer les décisions du Conseil de sécurité conformément au chapitre VII. Aux termes de larticle 2 2), les Membres de lOrganisation, afin dassurer à tous la jouissance des droits et avantages résultant de leur qualité de Membre, doivent remplir de bonne foi les obligations quils ont assumées aux termes de la Charte.
85. Le droit dun Etat de juger ses propres citoyens ou les personnes relevant de sa compétence qui ont commis des infractions graves, à lintérieur ou à lextérieur du territoire de cet Etat, est un droit souverain. Lorsque les crimes sont commis à lextérieur de son territoire, lEtat a le droit de promulguer des lois pour quils puissent être poursuivis devant ses propres juridictions.
86. La première question est de savoir si le Conseil de sécurité a pu conférer la primauté de compétence au Tribunal international. Il est indéniable quaux termes de larticle 24 1), les Etats Membres ont transféré leurs droits souverains au Conseil de sécurité lorsquil a utilisé la procédure du chapitre VII en leur nom pour établir le Tribunal et ont convenu dêtre tenus par les décisions du Conseil. Dans la présente affaire, le transfert des droits souverains a porté sur les droits quont les Etats concernant le jugement de personnes accusées de violations graves du droit international humanitaire quelles auraient commis et pour lesquelles elles auraient été passibles dune action en justice devant leurs juridictions respectives. Aux termes de larticle 2 7), lingérence des Nations Unies dans les questions touchant les droits souverains des Etats Membres est légale et permise, si les questions se rapportent aux mesures du chapitre VII. Aux termes de larticle 39, le Conseil de sécurité est le seul juge de lexistence dune menace contre la paix, dune rupture de la paix ou dun acte dagression et il est seul chargé de faire des recommandations ou de décider quelles mesures seront prises conformément aux articles 41 et 42 pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales. Le fait que le Conseil de sécurité, utilisant son pouvoir dappréciation, ait constaté lexistence dune menace contre la paix eu égard à la situation dans lex-Yougoslavie et établi le Tribunal international avec lobjectif limité de régler ces violations graves du droit international humanitaire commises sur ces territoires depuis le 1er janvier 1991, a suspendu les droits souverains de tous les Etats Membres des Nations Unies à juger les personnes à lencontre desquelles la primauté a été conférée au Tribunal. Le Conseil de sécurité était, par conséquent, compétent pour conférer la primauté au Tribunal international et je conclurai en ce sens.
87. On se souviendra que si larticle 2 7) fait interdiction à lOrganisation de singérer dans les affaires relevant de la compétence internationale des Etats, ce principe ne sapplique pas quand le Conseil de sécurité adopte des mesures coercitives aux termes du chapitre VII. Ce quon peut, au mieux, éviter dans une telle situation, est labsence de respect des droits de lhomme et des normes qui sy rattachent. Certains articles du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966), de la Convention européenne des droits de lhomme et de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (1984) renferment des dispositions importantes qui lient tous les Etats et à légard desquelles ils ne peuvent pas déroger, même dans les cas durgence exceptionnelle. On peut penser que celles de ces règles, qui consistent à assurer un procès équitable à laccusé et la protection de ses droits, ont fait obligation au Conseil de sécurité dassurer leur respect lors de la rédaction du Statut du Tribunal international. En dehors de cela, lAppelant navait droit à aucune autre garantie découlant de la suspension de la souveraineté de lEtat du fait de la primauté conférée au Tribunal international.
88. Le droit de juger un accusé ainsi que de définir et détablir les crimes pour lesquels il peut être jugé et puni appartient à lEtat. Si un Etat désire contester labandon ou la suspension de son droit souverain, il est seul habilité à le faire ; lindividu nen a pas le droit (voir Israël c/ Eichmann, 36 I.L.R. 5, p. 62, 1961). Le droit à certaines protections découlant des droits de lhomme et du droit humanitaire, provenant de lévolution observée en droit international durant les dernières décennies, appartient à laccusé. Si certains droits souverains des Etats Membres ont été suspendus par laction du Conseil de sécurité en établissant le Tribunal pénal international et en lui conférant la primauté sur les instances nationales, les droits de laccusé, comme nous venons de le voir, nont pas été suspendus et il peut revendiquer leur protection.
89. Ce point nous amène à la question de savoir si le Conseil de sécurité, en rédigeant le Statut du Tribunal international, a garanti la protection des droits de lAppelant découlant des droits de lhomme et des normes les concernant. Lappelant a mentionné une violation spécifique eu égard à son objection relative à lillégalité de la création du Tribunal. La Chambre a statué contre lui. Aucune autre na été soulevée. Le Statut du Tribunal accorde toutes les protections possibles à lAppelant. Mes observations aux paragraphes 33 et 68 sont pertinentes à cet égard. Aucun droit de lhomme ou norme sy rapportant na donc été violé. En supposant, sans le concéder pour autant, que lAppelant dispose dun tel droit sous forme de recours ou dappel devant un organe régional international créé aux fins de protection des droits de lhomme, il est non esse du fait des compétences primaire et en appel conférées au Tribunal international, où lAppelant peut soulever ces demandes, et parce que le Tribunal international a la primauté sur ces autres organes régionaux du fait de sa compétence ratione materiae spéciale en matière pénale.
90. Un autre argument avancé est que les Etats dAllemagne et de Bosnie-Herzégovine étaient compétents pour juger lAppelant ; quils létaient tous les deux pour le juger au titre des mêmes violations graves dont le Tribunal revendique la compétence ; que lAppelant faisait lobjet dun procès en Allemagne ; et que cet Etat remplissait ses obligations pour ce qui est de le juger équitablement et sans essayer de le soustraire à ses responsabilités. Il est vrai que lAppelant, à la date de la demande de dessaisissement, nétait pas traduit en justice par les autorités allemandes mais quil faisait lobjet dune enquête. La référence au fait que lAppelant était traduit en justice semble être une erreur dinattention. Cependant, il nen reste pas moins que lAppelant na pas soulevé dobjection à la revendication de la primauté du Tribunal quand la demande de dessaisissement a été débattue. Les autorités allemandes ont accédé à la demande du Tribunal. Sagissant de la Bosnie-Herzégovine, qui a également le droit de juger lAppelant pour les crimes internationaux pertinents puisquils ont été commis sur son territoire, elle na pas non plus contesté la revendication de la primauté du Tribunal. Même dans le cas contraire, lAppelant nest pas un citoyen ou ressortissant de la Bosnie-Herzégovine et il peut difficilement revendiquer la protection de cet Etat. Les deux Etats nont soulevé aucune objection à ce que lAppelant soit traduit devant le Tribunal international, Ils nont pas désapprouvé la suspension de leurs droits souverains de juger lAppelant découlant de la décision du Conseil conférant la primauté au Tribunal. LAppelant na aucun locus standi à plaider pour ces Etats. Par conséquent, lobjection nest pas fondée et doit être rejetée.
91. Sagissant de lexception que, du fait de lincompétence du Tribunal international à poursuivre des personnes pour violation du droit international humanitaire ces personnes seront privées du droit dêtre jugées par leurs juridictions nationales, que ce soit par une instance générale ou quelque juridiction dexception, elle nest pas pertinente ici puisque la règle jus de non evocando ne se rapporte quaux juridictions nationales. Cette règle fait obligation aux Etats de sassurer quun accusé est jugé par les juridictions régulièrement établies et non par des juridictions dexception établies à cette fin particulière. Si ces tribunaux spéciaux sont établis légalement par des organes législatifs supérieurs et que les textes relatifs à leur création ne privent pas laccusé dun procès équitable, leur légitimité ne sera peut-être pas contestée. Quelle que soit la situation, létablissement dun tribunal pénal international auquel les Etats ont conféré la primauté et donc abandonné leurs droits souverains pour juger certaines catégories daccusés au titre de certaines infractions spécifiquement visées, qui relèveraient normalement de leur compétence, la règle jus de non evocando devient non esse.
92. Sagissant de lobjection suivant laquelle la Chambre de première instance a exercé de manière erronée sa compétence en acceptant la demande du Procureur revendiquant la primauté, aucun nouvel argument na été avancé qui nait déjà été entendu et rejeté. Il ne semble pas que le choix exercé par la Chambre de première instance ait été arbitraire ou inéquitable. Par conséquent la présente objection na aucune valeur.
93. Je conclus que le Conseil de sécurité était compétent pour conférer la primauté au Tribunal international. La forclusion proposée par lamicus, à savoir quétant donné que lAppelant ne sest pas opposé à ce quil puisse être jugé par le Tribunal international, il est forclos à le contester maintenant, ne peut pas être retenue. La compétence du Conseil de sécurité pour ce qui est de conférer la primauté au Tribunal est une question de droit, à laquelle la forclusion ne peut être opposée.
94. Pour les raisons susmentionnées, je conviens avec la Chambre de première instance que lAppelant na pas le pouvoir de soulever la question des droits souverains des Etats - en particulier dEtats qui nont pas fait objection à la suspension de ces droits - en ce qui concerne la primauté de juridiction. De plus, je ferai remarquer que larticle 2 7) de la Charte des Nations Unies empêcherait la revendication de la compétence nationale à lencontre des mesures coercitives prises par le Conseil de sécurité en vertu du chapitre VII et que le principe de jus de non evocando ne sapplique pas quand les Etats ont abandonné au profit du Tribunal leur droit souverain à juger certaines infractions.
INCOMPÉTENCE RATIONE MATERIAE - APERÇU GÉNÉRAL
95. Le mémoire soumis par lAppelant indique que celui-ci souhaite contester la compétence ratione materiae du Tribunal pénal international eu égard aux crimes suivants :
homicide intentionnel - article 2 a) du Statut ;
la torture ou les traitements inhumains - article 2 b) du Statut ;
le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à lintégrité physique ou à la santé - article 2 c) du Statut ;
lassassinat, les traitements cruels et la torture en tant quinfractions à larticle 3 1) a) commun aux Conventions de Genève - article 3 du Statut ;
lassassinat - article 5 a) du Statut ;
la torture - article 5 f) du Statut ;
le viol - article 5 g) du Statut ; et
les actes inhumains - article 5 i) du Statut
commis durant la période allant du 27 mai au 3 août 1992.
96. Il est allégué au nom de lAppelant que les alinéas a), b) et c) de larticle 2 du Statut se rapportent à larticle 3 commun des Conventions de Genève de 1949 et ne couvre que les crimes commis dans des conflits internationaux. Il est avancé également que les violations de larticle 3 du Statut ne relèvent de la compétence du Tribunal international que si des violations identiques des Règles de La Haye de 1907 ont été commises, casu quo des crimes identiques à ceux visés à larticle 6 b) de la Charte de Nuremberg ont été perpétrés. Il est allégué que les alinéas a), f), g) et i) de larticle 5 du Statut se rapportent à des crimes commis dans le contexte dun conflit armé, de caractère international ou interne. Il est avancé, cependant, quun conflit armé, quil soit international ou interne, nexistait ni durant la période ni sur le lieu où lAppelant est présumé avoir commis les crimes. A cet égard, il est affirmé que largument de labsence dun conflit à la date et au lieu pertinents, vaut non seulement eu égard aux infractions visées à larticle 5 du Statut mais aussi, au moins implicitement et subsidiairement, en ce qui concerne celles visées au titre des articles 2 et 3 du Statut. Il est soutenu que le Tribunal pénal international nétait pas doté de la compétence ratione materiae aux termes des alinéas a), b) et c) du Statut ou aux termes de larticle 3 du Statut ou en vertu des alinéas a), f), g) et h) de son article 5, pour juger laccusé au titre des actes incriminés.
97. On peut préciser ici que le jugement de la Chambre de première instance a conclu que les articles 2, 3 et 5 sappliquaient aux conflits armés tant internationaux quinternes ; quelle était compétente, quelle que soit la nature du conflit ; et quelle navait pas à statuer sur le caractère international ou interne du conflit.
98. Nous avons déjà rappelé les faits à lorigine de la création du Tribunal international. Certaines résolutions se rapportant plus particulièrement à la compétence ratione materiae nont pas été mentionnées dans cet exposé des faits. Il est nécessaire, par conséquent, lorsque lon aborde cette question de faire référence à ces résolutions, ce que nous faisons maintenant.
99. Dans sa résolution 764 (1992) du 13 juillet 1992, le Conseil de sécurité a réaffirmé que toutes les parties au conflit étaient tenues de respecter leurs obligations en vertu du droit international humanitaire et, en particulier, des Conventions de Genève du 12 août 1949, et que les personnes qui avaient commis ou ordonné de commettre des infractions graves à ces conventions étaient personnellement responsables de ces infractions. Dans sa résolution 771 (1992) du 13 août 1992, le Conseil de sécurité sest déclaré gravement alarmé devant les rapports continus de violations généralisées du droit international humanitaire perpétrées sur le territoire de lex-Yougoslavie et condamné ces violations, y compris celles relatives à la pratique dite du "nettoyage ethnique" et demandé que toutes les parties au conflit et autres parties intéressées mettent un terme à toutes les violations du droit international humanitaire. Dans sa résolution 780 (1992) du 6 octobre 1992, le Conseil de sécurité a demandé au Secrétaire général de constituer une Commission impartiale dexperts devant lui fournir ses conclusions sur les infractions graves aux Conventions de Genève et autres violations du droit international humanitaire commises sur le territoire de lex-Yougoslavie dont on aurait la preuve. Le 26 octobre 1992, le Secrétaire général a annoncé la nomination du Président et des membres de la Commission dexperts. Par lettre en date du 9 février 1993, le Secrétaire général a présenté au Président du Conseil de sécurité un rapport intérimaire de la Commission dexperts, qui concluait que des infractions graves et autres violations du droit international humanitaire avaient été commises sur le territoire de lex-Yougoslavie et que si le Conseil de sécurité ou autre organe compétent des Nations Unies décidait détablir un tribunal international ad hoc, cette décision serait conforme à lorientation de son rapport. Cest dans ce contexte que la résolution 808 (1993) du 22 février 1993 a été adoptée. Le Conseil de sécurité se déclarait de nouveau gravement alarmé par les rapports continus de violations généralisées du droit international humanitaire commises sur le territoire de lex-Yougoslavie, constatant que cette situation constituait une menace à la paix et à la sécurité internationales et indiqué quil était résolu à mettre fin à de tels crimes et à prendre des mesures efficaces pour que les personnes qui en portent la responsabilité soient poursuivies en justice. Dans ce contexte, le Conseil de sécurité a décidé détablir un tribunal international afin quil puisse contribuer à la restauration et au maintien de la paix. Le Secrétaire général après avoir pris note dun ensemble de rapports présentés par des Etats Membres, autres gouvernements, commissions, rapporteurs, sociétés juridiques, organes gouvernementaux et non-gouvernementaux, juristes etc. a fini par soumettre un rapport au Conseil de sécurité le 25 mai 1993. Le Rapport faisait référence aux résolutions et mesures adoptées antérieurement et que nous venons de mentionner. Conformément à ce Rapport, le Conseil de sécurité, par sa résolution 827 (1993) du 25 mai 1993, a approuvé le Rapport du Secrétaire général, décidé de créer un Tribunal international dans le seul but de juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de lex-Yougoslavie entre le 1er janvier 1991 et une date que déterminera le Conseil de sécurité après la restauration de la paix, et dadopter à cette fin le Statut du Tribunal international annexé à ce rapport. Dans sa résolution 820 (1993) du 17 avril 1993, le Conseil de sécurité a une nouvelle fois condamné les violations du droit international humanitaire, y compris, en particulier, les opérations de nettoyage ethnique pratiquées dans lex-Yougoslavie.
VIOLATIONS DU DROIT INTERNATIONAL HUMANITAIRE COMME MOTIFS DES INFRACTIONS
100. A ce stade, il convient de mentionner que le rapport soumis par le Secrétaire général concernant les crimes visés aux articles 2 à 5 du projet de Statut du Tribunal, a fait référence aux motifs sur lesquels il avait fondé les crimes dans le but de doter le Tribunal international de la compétence ratione materiae. Cest ce quil déclarait à cet égard aux paragraphes 33 à 35 :
"33.Conformément au paragraphe 1 de la résolution 808 (1993), le Tribunal international jugera les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de lex-Yougoslavie depuis 1991. Le droit applicable se présente sous forme de règles du droit conventionnel et de règles du droit coutumier. Certaines règles de droit international coutumier ne sont pas énoncées dans ces conventions, mais une partie des grands principes du droit humanitaire conventionnel fait partie du droit international coutumier.
34. De lavis du Secrétaire général, lapplication du principe nullum crimen sine lege exige que le Tribunal international applique des règles du droit international humanitaire qui font partie sans aucun doute possible du droit coutumier, de manière que le problème résultant du fait que certains Etats, mais non la totalité dentre eux, adhèrent à ces conventions spécifiques ne se pose pas. Cela semblerait particulièrement important dans le cas dun tribunal international jugeant des personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire.
35. La partie du droit international humanitaire conventionnel qui est sans aucun doute devenue partie du droit international coutumier est le droit applicable aux conflits armés qui fait lobjet des instruments suivants : les Conventions de Genève du 12 août 1949 pour la protection des victimes de la guerre ; la Convention de La Haye (IV) concernant les lois et coutumes de la guerre au sol et les Règles, en annexes, du 18 octobre 1907 ; la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948 et le Statut du Tribunal militaire international du 8 août 1945".
101. Il ressort donc à lévidence des diverses résolutions adoptées de juillet 1992 au 25 mai 1993 que lintention était que le Tribunal international devait poursuivre les personnes responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de lex-Yougoslavie depuis 1991. Cette opinion étant celle des Membres du Conseil de sécurité et aussi du Secrétaire général, elle constitue le premier fondement dans la mesure où elle se rapporte à la définition des infractions. Il ressort ainsi clairement que les infractions devaient constituer des violations graves du droit international humanitaire.
102. A ce stade, on peut préciser que les références, dans les diverses résolutions du Conseil de sécurité, au fait que le conflit soit de caractère international ou interne, navaient rien de définitif. On ne peut donc pas affirmer avec certitude que le fait que le Conseil de sécurité traitait le conflit comme international ait été juridiquement décisif.
103. Voir ce que dit le Statut du Tribunal international au sujet du droit international humanitaire. Le préambule du Statut dispose :
"Créé par le Conseil de sécurité agissant en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, le Tribunal international pour juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de lex-Yougoslavie depuis 1991 (ci-après dénommé "le Tribunal international") fonctionnera conformément aux dispositions du présent Statut".
Larticle premier est ainsi libellé :
"Article premier
Compétence du Tribunal international
Le Tribunal international est habilité à juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de lex-Yougoslavie depuis 1991, conformément aux dispositions du présent Statut".
Larticle 9 déclare que le Tribunal et les juridictions nationales sont concurremment compétents pour juger les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire. La règle non bis in idem, couverte par larticle 10, fait de nouveau référence aux violations graves du droit international humanitaire. Larticle 16, qui se rapporte aux pouvoirs du Procureur, indique également quil est responsable de linstruction des dossiers et de lexercice de la poursuite contre les auteurs de violations graves du droit international humanitaire. Ces dernières relèvent donc de la compétence du Tribunal international.
TRAITEMENT DE CHACUNE DES INFRACTIONS
PAR LE SECRÉTAIRE GÉNÉRAL
104. Nous allons examiner maintenant le traitement de chacune des infractions par le Secrétaire général. Sagissant de larticle 2 du Statut du Tribunal, cest-à-dire les "Infractions graves aux Conventions de Genève de 1949", le Secrétaire général a déclaré ce qui suit aux paragraphes 37 à 39 de son Rapport :
"37.Les Conventions de Genève énoncent des règles de droit international humanitaire et stipulent les règles essentielles du droit coutumier applicable dans les conflits armés internationaux. Ces Conventions régissent la conduite de la guerre dun point de vue en protégeant certaines catégories de personnes : à savoir les blessés et les malades dans les forces armées en campagne ; les blessés, les malades et les naufragés des forces armées sur mer, les prisonniers de guerre et les civils en temps de guerre.
38. Chaque Convention contient une disposition énumérant les violations particulièrement graves qui sont considérées comme des "infractions graves" ou crimes de guerre. Les personnes qui commettent ou ordonnent de commettre des infractions graves peuvent être traduites en justice et punies. Les listes des infractions graves contenues dans les Conventions de Genève sont reproduites dans larticle dont le texte suit.
39. Le Conseil de sécurité a réaffirmé à plusieurs reprises que les personnes qui commettent ou donnent lordre de commettre des infractions graves aux Conventions de Genève de 1949 sur le territoire de lex-Yougoslavie sont personnellement responsables de ces infractions en tant quelles constituent des violations graves du droit international humanitaire".
105. Sagissant de larticle 3 du Statut du Tribunal international, cest-à-dire les "Violations des lois ou coutumes de la guerre", le Secrétaire général a présenté les commentaires suivants aux paragraphes 41 à 43 de son rapport :
"41. La Convention de La Haye de 1907 (IV) concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre et les Règles, en annexes, constituent un autre domaine important du droit international humanitaire conventionnel, qui fait désormais partie de lensemble du droit international coutumier.
42. Le Tribunal de Nuremberg a reconnu que nombre des dispositions contenues dans les Règles de La Haye, qui paraissaient audacieuses au moment où elles ont été adoptées, étaient, en 1939, reconnues par toutes les nations civilisées et considérées comme énonçant les lois et coutumes de la guerre. Le Tribunal de Nuremberg a reconnu aussi que les crimes de guerre définis à larticle 6 b) du Statut du Tribunal militaire international étaient déjà considérés, en droit international et dans les Règles de La Haye, comme des crimes de guerre dont les auteurs étaient susceptibles dêtre punis.
43. Les Règles de La Haye portent sur des aspects du droit international humanitaire auxquels se rapportent aussi les Conventions de Genève de 1949. Mais les Règles de La Haye reconnaissent en outre que le droit des belligérants de faire la guerre nest pas illimité et que le recours à certaines méthodes est interdit par les règles de la guerre au sol".
106. Il nest pas nécessaire dexaminer les observations présentées dans le Rapport du Secrétaire général sur le "Génocide", lAppelant ne faisant pas lobjet dune accusation au titre de larticle 4.
107. Sagissant de larticle 5, les "Crimes contre lhumanité", le Secrétaire général a formulé les remarques ci-après aux paragraphes 47 à 48 de son rapport :
"47. Les crimes contre lhumanité ont été reconnus pour la première fois dans le Statut et le jugement du Tribunal de Nuremberg, ainsi que dans la loi no 10 du Control Council for Germany. Les crimes contre lhumanité sont dirigés contre une population civile quelle quelle soit et sont interdits, quils aient ou non été commis au cours dun conflit armé de caractère international ou de caractère interne.
48. Les crimes contre lhumanité désignent des actes inhumains dune extrême gravité, tels que lhomicide intentionnel, la torture ou le viol, commis dans le cadre dune attaque généralisée ou systématique contre une population civile quelle quelle soit, pour des raisons nationales, politiques, ethniques, raciales ou religieuses. Dans le conflit qui a éclaté sur le territoire de lex-Yougoslavie, de tels actes inhumains ont pris la forme de la pratique dite du "nettoyage ethnique", de viols généralisés et systématiques et dautres formes de violence sexuelle, y compris la prostitution forcée".
108. Il ressort clairement des diverses résolutions adoptées de juillet 1992 à la présentation du Rapport du Secrétaire général le 25 mai 1993 que lopinion des Membres du Conseil de sécurité était quun Tribunal pénal international devait être établi pour poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de lex-Yougoslavie. Cependant, quand le rapport a été présenté par le Secrétaire général le 25 mai 1993, il a éclairci un certain nombre de questions, qui sont expliquées aux paragraphes 33 à 35 de son rapport. Il a indiqué, par exemple, que le droit international humanitaire existait à la fois sous forme de droit conventionnel et de droit coutumier et que si une partie du droit international coutumier nest pas énoncée dans des conventions, lessentiel du droit international humanitaire conventionnel fait partie intégrante du droit international coutumier. Il voulait sassurer que le principe nullum crimen sine lege ne bloquerait pas le fonctionnement du Tribunal international, et à cette fin il voulait sassurer que seule la partie du droit international humanitaire faisant indéniablement partie du droit coutumier constituerait la base des infractions prévues dans le projet du Statut du Tribunal. Cétait nécessaire dans le but de montrer que le Tribunal poursuivrait les infractions qui étaient déjà établies ; que leurs auteurs pourraient, par conséquent, être présumés en avoir eu connaissance ; et que la création du Tribunal nétait quune mesure coercitive visant uniquement à les punir. Il a aussi indiqué clairement que, puisque les infractions provenaient de la partie du droit international humanitaire qui constituait du droit international coutumier, toute accusation que le Conseil de sécurité adoptait de nouvelles lois serait mal fondée. Dans les paragraphes suivants de son rapport, le Secrétaire général sest penché sur ce qui a servi de base à chacun des crimes visés dans le projet de Statut du Tribunal international, comme les articles 2 à 5. Cétait nécessaire puisque le Tribunal devait être établi comme un tribunal spécial avec des compétences ratione loci, ratione temporis et ratione materiae limitées et non comme une juridiction internationale générale dotée du pouvoir de rendre des décisions sur un large éventail ouvert de crimes. Les caractéristiques spécifiques de chacun des crimes et leur origine ont, par conséquent, été précisées. Ces caractéristiques ont ajouté une nouvelle dimension à lopinion des Membres du Conseil de sécurité. Sur la base de leurs opinions originelles et des nouvelles explications du Secrétaire général, les Membres du Conseil de sécurité ont pris une décision. Ces explications constituent, par conséquent, le second fondement dans la mesure où elles se rapportent à la définition des crimes. Elles sont donc importantes au plan de linterprétation de ces différents crimes.
RÈGLES DE LINTERPRÉTATION DE LA CONSTITUTION
DUN ORGANE INTERNATIONAL
109. Dans le domaine du droit international, toute organisation ou organe créé par un traité ou quelque autre forme de document promulgué doit examiner sa propre constitution en vue dévaluer ou dinterpréter tout ou partie de ce texte et ne pas se pencher en premier lieu sur des sources extérieures pour tirer une conclusion. La constitution ou sa partie pertinente doit être analysée de bonne foi conformément au sens ordinaire dans le contexte de son origine et au vu de ses buts et objectifs. Si quelque confusion apparaît, tout accord antérieur ou instrument entre les parties ou, comme dans notre cas particulier, le Rapport du Secrétaire général et le débat des Membres du Conseil de sécurité le concernant, peuvent être examinés. Ce qui place au premier plan les explications données par le Secrétaire général aux Membres du Conseil de sécurité lors de la présentation de ses opinions et du projet de Statut ainsi que les débats des Membres, sur la base de ces explications, lors de ladoption de ce projet. Si quelque profonde ambiguïté subsiste, il est possible de se référer aux règles relatives à linterprétation des traités internationaux ou autres documents. Un tribunal doté de la compétence pénale internationale doit éviter de se transformer en un organe consultatif libre ou général. Son énoncé du droit doit se limiter au cas par cas et au litige dont il est saisi. Une question qui devrait normalement être tranchée sur la base du droit et des éléments de preuve ne devrait pas être hypothéquée par lénoncé du droit par un tribunal supérieur, qui peut avoir pour effet dempiéter sur les droits des parties à ce que laffaire soit évaluée comme il convient par la chambre inférieure. Larticle 96 de la Charte des Nations Unies dote la Cour internationale de Justice dune fonction consultative. Les tribunaux civils et pénaux nen ont fondamentalement aucune, à moins quelle ne soit spécifiée par la loi ou ne porte directement sur un point particulier dans une affaire, ce qui ne pourrait avoir lieu que dans le cas dun procès et uniquement après que les parties aient pu produire des éléments de preuve à cet égard, si elles le désirent. Cest lexemple que devrait suivre la présente Chambre dappel.
ARTICLE 2 DU STATUT
110. Nous en venons maintenant à larticle 2 du Statut. Il se rapporte clairement aux quatre Conventions de Genève du 12 août 1949, dont les infractions graves sont énumérées aux paragraphes a) à h), et sont commises contre des personnes ou des biens protégés en vertu des Conventions pertinentes. Lexpression "infractions graves" peut être traitée comme employée au sens général ou générique, cest-à-dire "infractions graves" mais certaines de ces infractions graves figurent à larticle 3 commun aux Conventions de Genève et dautres dans des dispositions différentes de ces Conventions. Cependant, une seule disposition dans chacune des quatre Conventions de Genève se réfère aux "infractions graves" (article 50 de la Convention I ; article 51 de la Convention II ; article 130 de la Convention III et article 147 de la Convention IV). Sagissant des "infractions graves", les Conventions prévoient que tous les Etats parties doivent promulguer une législation nationale prévoyant des sanctions pénales contre les personnes qui commettent ou ordonnent de commettre ces crimes et de les punir pour ce faire ainsi que de les remettre à un autre Etat qui en fait la demande. Sagissant des violations des autres dispositions des Conventions, ces dernières prévoient seulement que tous les Etats prendront des mesures pour les éliminer. Il est clair, par conséquent, que la liste des crimes visés aux paragraphes a) à h) de larticle 2 du Statut ne se réfèrent pas à des infractions sérieuses ou graves au sens général de lexpression mais à des "infractions graves" au sens technique ou dans le contexte indiqué dans les articles pertinents de ces Conventions. Si nous examinons les crimes énoncés aux paragraphes a) à h), il ressort à lévidence quils relèvent dun ou plusieurs articles des Conventions énumérant la catégorie des "infractions graves". Larticle 2 nest pas autonome. Son sens ne devient clair que par référence aux Conventions. Il sagit donc dun cas de législation par référence. Par conséquent, les crimes énumérés à larticle 2 sont ceux qui relèvent spécifiquement des "infractions graves" aux Conventions de Genève de 1949 et sont traités comme tels et qui ne peuvent donc être que commis dans le cadre dun conflit armé international. Cest là le résultat dune interprétation pure et simple de larticle.
111. Pour tester linterprétation qui précède, je peux me tourner vers les débats du Conseil de sécurité. Le Rapport du Secrétaire général indique clairement que les Conventions de Genève énoncent des règles de droit international humanitaire et stipulent les règles essentielles du droit coutumier applicable aux conflits armés internationaux. Il mentionne ensuite que chaque Convention renferme une disposition énumérant les violations particulièrement graves quelle considère comme des "infractions graves" ou crimes de guerre et que les listes des infractions graves contenues dans les Conventions de Genève ont été reproduites à larticle 2 du projet de Statut. Il a conclu quauparavant, à plusieurs reprises, le Conseil de sécurité avait également réaffirmé que les personnes qui ont commis ou ordonné de commettre des infractions graves aux Conventions de Genève de 1949 sur le territoire de lex-Yougoslavie sont personnellement responsables de ces infractions en tant quelles constituent des violations graves du droit international humanitaire. Il ressort clairement de ces explications que larticle 2 a été structuré sur le fait que les quatre Conventions de Genève constituent lessentiel du droit coutumier applicable aux conflits armés internationaux et que les infractions graves qui constituent des crimes de guerre graves se rapportent, de toute évidence, à des infractions commises dans le cadre de conflits armés internationaux. Il est donc erroné dinterpréter larticle 2 du Statut en dehors du champ du Rapport du Secrétaire général et de la décision des Membres du Conseil de sécurité ou de rechercher toute autre hypothèse contraire.
112. Je soutiens, par conséquent, que larticle 2 du Statut du Tribunal international couvre des crimes qui sont traités comme des "infractions graves" dans les Conventions de Genève de 1949, sous réserve quils soient commis contre des personnes ou des biens protégés par ces Conventions et quils le soient dans le cadre dun conflit armé international.
ARTICLE 3 DU STATUT
113. Nous allons maintenant nous pencher sur larticle 3 du Statut. Il porte sur les violations des "lois ou coutumes de la guerre". Les deux sont incluses, cest-à-dire les lois de la guerre comme les coutumes de la guerre et les deux sont utilisées en opposition par la conjonction "ou" qui les relie. Deux sources sont donc visées - les lois et les coutumes de la guerre qui prévalent à léchelon international. Quelles sont les lois de la guerre ? Elles ne sont rien de plus que les règles et règlements énonçant les modes, méthodes et conduite de la guerre ainsi que les prohibitions qui sy rapportent. Ils comprennent les textes suivants : a) traités, conventions, accords, déclarations et protocoles ; b) constitutions et Statuts des tribunaux internationaux sur les crimes de guerre ; et c) les décisions des instances judiciaires internationales. La Convention de La Haye IV de 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre au sol et les Règles en annexes ; les quatre Conventions de Genève de 1949 et les deux Protocoles additionnels I et II ; les jugements des Tribunaux de Nuremberg et de Tokyo ; et un ensemble de déclarations, traités, conventions et règles internationales conclus par les Etats (qui sont énumérés, pour la plupart, dans louvrage dAdam Roberts et Richard Guelff "Documents on the Law of War") font tous partie des lois de la guerre. Jen exclurai les manuels nationaux sur le droit militaire parce quils ne sont pas de caractère international bien quils puissent jouer un rôle pour ce qui est détablir lexistence du droit.
114. Les coutumes de la guerre surviennent de la pratique des Etats pendant un certain intervalle de temps, conjuguée à lopinio juris. Une coutume internationale naît après quune longue pratique dun certain nombre dEtats dans la communauté internationale lui ait conféré un statut juridiquement contraignant ou obligatoire. Cest là linterprétation ordinaire mais les pratiques des Etats peuvent consister en traités, décisions de juridictions internationales et nationales, législations nationales, correspondance diplomatique, pratique des organisations internationales (annuaire de la Commission du droit international, 1950, II, p. 368-372), déclarations de politique, manuels officiels sur des questions juridiques (par exemple, manuels militaires), décisions et pratiques des organes exécutifs, ordres donnés aux forces armées etc., et les commentaires de gouvernements sur les projets de la Commission du droit international (Brownlie, Principles of Public International Law, 4e éd., p. 51).
115. Une évolution soudaine du droit coutumier na rien dexceptionnelle. Dans le domaine du droit international des droits de lhomme, conventions et coutumes ont parfois surgi presque instantanément, conduisant à des quasi chevauchements du droit conventionnel et coutumier.
116. La distinction entre lois et coutumes de la guerre est infime. Une bonne partie du droit conventionnel de la guerre contient du droit coutumier mais lensemble du droit coutumier nest pas incorporé dans le droit conventionnel. De même, une bonne partie des lois conventionnelles de la guerre sont traitées comme du droit international coutumier, mais pas toutes. Une dichotomie apparaît ici. Si les Etats sont parties à certaines conventions portant sur les lois de la guerre, ils sont tenus de les respecter, quelles soient favorables ou défavorables, et sils participent à un conflit armé, il importera peu que les conventions aient acquis le statut de droit coutumier parce que les Etats sont tenus par les conventions et, ayant connaissance de ces conventions, la règle nullum crimen sine lege ne sapplique pas. Ainsi, puisque les lois et les coutumes de la guerre sont couvertes, non conjointement mais séparément, la condition que les lois de la guerre doivent être renforcées par la coutume ou que les coutumes de la guerre doivent être incorporées dans des conventions ne se pose pas. Les deux doivent, cependant, couvrir des violations du droit international humanitaire, la norme fondamentale aux termes de larticle premier du Statut.
117. Larticle 3 du Statut énumère cinq crimes aux paragraphes a) à e), assortis de la condition que "Ces violations comprennent, sans y être limitées". La liste a donc un caractère illustratif et elle nest pas limitée aux cinq crimes qui y figurent. Il est clair, par conséquent, que les Règles de La Haye de 1907, les Conventions de Genève de 1949 et les Protocoles additionnels I et II, la Charte du Tribunal militaire international (1945), en dehors dautres conventions, constituent des lois de la guerre et que les crimes de guerre quelles visent, sils constituent des violations graves du droit international humanitaire, deviennent des infractions susceptibles dêtre punies en vertu de larticle 3 du Statut. De même, les Règles de La Haye de 1907, les Conventions de Genève de 1949 et les Protocoles additionnels I et II ainsi que les cas mentionnés dans le jugement du Tribunal de Nuremberg, sur la base des remarques faisant autorité du Secrétaire général au paragraphe 44 de son rapport, constituent, en dehors des autres, des coutumes de la guerre. On observe une juxtaposition entre les articles 2 et 3 du Statut relative aux "infractions graves". Puisque larticle 2 du Statut se rapporte spécifiquement aux "infractions graves", larticle 3 doit être interprété comme couvrant toutes les autres violations graves des Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels en dehors des "infractions graves" stricto sensu. Ainsi, larticle 3 du Statut couvre, notamment, les crimes prévus par les Conventions de Genève de 1949 et leurs deux Protocoles additionnels, à lexclusion des "infractions graves" mais tous les autres crimes étant compris si, comme larticle 3 commun, ils constituent des violations graves du droit international humanitaire. Larticle 3 du Statut couvrirait, par conséquent, les conflits armés tant internationaux que nationaux.
118. En vue de tester linterprétation qui précède, nous allons nous pencher maintenant sur les débats du Conseil de sécurité. Le Rapport du Secrétaire général précisait que la Convention de La Haye de 1907 IV concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre et les Règles qui y sont annexées constituent un autre domaine important du droit international humanitaire conventionnel, qui fait désormais partie de lensemble du droit international coutumier. Il a mentionné que le Tribunal de Nuremberg a reconnu que nombre des dispositions contenues dans les Règles de La Haye, qui paraissaient audacieuses au moment où elles ont été adoptées, étaient, en 1939, reconnues par toutes les nations civilisées et considérées comme énonçant les lois et coutumes de la guerre. Le Tribunal de Nuremberg a reconnu aussi que les crimes de guerre définis à larticle 6 b) de la Charte de Nuremberg étaient déjà reconnus en droit international et dans les Règles de La Haye comme des crimes de guerre dont les auteurs étaient susceptibles dêtre punis. Le Secrétaire général a déclaré que les Règles de La Haye portent sur des aspects du droit international humanitaire auxquels se rapportent aussi les Conventions de Genève de 1949 ; que les Règles de La Haye reconnaissent en outre que le droit des belligérants de faire la guerre nest pas illimité et que le recours à certaines méthodes est interdit par les règles de la guerre sur terre. Au paragraphe 44 de son rapport, le Secrétaire général a conclu que les règles de droit coutumier, telles que les a interprétées et appliquées le Tribunal de Nuremberg, servent de fondement à larticle 3 du Statut, quil avait proposé dans le projet. Cependant, larticle 3 du projet de Statut est libellé comme suit : "Le Tribunal international est compétent pour poursuivre les personnes qui commettent des violations des lois ou coutumes de la guerre. Ces violations comprennent, sans y être limitées :" après quoi suivent les paragraphes a) à e) énumérant certains crimes contenus dans les Règles de La Haye. Le texte de larticle 3 du Statut montre clairement que larticle est de caractère illustratif ; quil nest pas limité aux cinq crimes qui y sont énumérés et que son champ est beaucoup plus large que le fondement énoncé au paragraphe 44 du rapport. Le Secrétaire général avait, auparavant, fait référence au fait que les Règles de La Haye portent sur des aspects du droit international humanitaire auxquels se rapportent aussi les Conventions de Genève, qui étaient devenues des éléments essentiels du droit coutumier applicable dans les conflits armés internationaux. La dernière observation du paragraphe 44 du rapport daprès laquelle les Règles de La Haye, constituant des règles de droit coutumier, telles quinterprétées et appliquées par le Tribunal de Nuremberg, serviraient de fondement à larticle 3 du Statut du Tribunal international prête, par conséquent, à confusion. Dans le cas présent, certains des Etats constitutifs de lex-République socialiste fédérative de Yougoslavie avaient conclu entre eux ou avec des groupes sécessionnistes des accords par lesquels ils convenaient de respecter certaines dispositions des Conventions de Genève. Ces accords pourraient être utilisés en faveur ou à lencontre des parties contractantes. De ce fait, les parties étaient tenues par les Conventions de Genève quelles sétaient engagées à respecter, quelque soit leur statut "coutumier". Etant donné cette position, le représentant de la France au Conseil de sécurité a attiré lattention du Conseil durant le débat relatif au projet sur le fait que "lexpression lois et coutumes de la guerre utilisée à larticle 3 du Statut couvre spécifiquement toutes les obligations qui découlent des accords relatifs au droit humanitaire en vigueur sur le territoire de lex-Yougoslavie à lépoque où les infractions ont été commises". Le représentant du gouvernement des Etats-Unis a également indiqué quelle pensait qu"il est entendu que les droits ou coutumes de la guerre mentionnés à larticle 3 couvrent toutes les obligations aux termes des accords de droit humanitaire en vigueur sur le territoire de lex-Yougoslavie à lépoque où les actes incriminés ont été commis, y compris larticle 3 commun aux Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels de 1977" et que cette interprétation, visant à éclaircir le point, était partagée par dautres Membres du Conseil. Pour sa part, le représentant du Royaume-Uni, visant les articles 2 à 5 du Statut, a attiré lattention sur le fait que la référence aux lois et coutumes de la guerre à larticle 3 "est suffisamment large pour inclure les conventions internationales applicables et que larticle 5 du Statut couvre des actes commis durant un conflit armé". Dans ces circonstances, étant donné les interprétations de trois des Membres permanents du Conseil de sécurité et labsence de protestation des autres, ladoption du Statut doit être considérée comme tenant compte des opinions de tous les Membres, à savoir que larticle 3 du Statut a un sens élargi en vue dinclure également tous les accords de droit humanitaire en vigueur sur le territoire de lex-Yougoslavie et toutes les conventions internationales applicables. On peut mentionner à ce stade que la République socialiste fédérative de Yougoslavie avait en 1950, ratifié les Conventions de Genève de 1949 et, en 1977, les deux Protocoles additionnels, et quelle avait modifié son Code de procédure pénale pour incorporer tous les crimes graves mentionnés dans ces traités et quelle a maintenu ce Code après être devenue la République fédérale de Yougoslavie. De même, la République de Bosnie-Herzégovine en décembre 1992 a également déclaré quelle ratifiait les Conventions de Genève et les deux Protocoles additionnels et adoptait, avec certains changements, le Code pénal de la République fédérale de Yougoslavie. Il est clair, par conséquent, que lorsque les Membres du Conseil de sécurité ont adopté larticle 3 du Statut, son fondement était non seulement les Règles de La Haye, interprétées et appliquées par le Tribunal de Nuremberg mais aussi toutes les conventions additionnelles qui étaient alors applicables en tant que lois de la guerre et auxquelles étaient tenus les belligérants ou insurgés participant au conflit dans lex-Yougoslavie. Dans ces circonstances, les violations du droit humanitaire international découlant des accords de droit humanitaire relevant de la catégorie des lois de la guerre et qui liaient les parties, comme les Conventions de Genève de 1949 et leurs deux Protocoles additionnels, y compris larticle 3 commun, et celles visées par les Règles de La Haye, y compris les cinq énumérées dans larticle 3 du Statut, étaient toutes devenues applicables. Etant donné que les "infractions graves" sont spécialement couvertes par larticle 2 du Statut du Tribunal, les infractions restantes aux Conventions de Genève de 1949 et de leurs deux Protocoles additionnels seraient couvertes par larticle 3 de ce Statut. Ce dernier article devient maintenant clair et dépourvu de lambiguïté qui aurait été la sienne si seule lopinion du Secrétaire général avait prévalu.
ARTICLE 5 DU STATUT
119. Il nest pas nécessaire de sarrêter sur ce point puisque les crimes contre lhumanité peuvent relever dun conflit armé international ou interne.
RÉCAPITULATION
120. Je ne souscris pas à la conclusion de la Chambre de première instance suivant laquelle larticle 2 du Statut du Tribunal, qui prévoit de sanctionner les infractions graves aux Conventions de Genève, sapplique quelle que soit la nature du conflit en cause. Pour les raisons précitées, je suis davis que larticle 2 ne sapplique quaux infractions commises dans le cadre dun conflit armé international. Je crois que larticle 3 du Statut du Tribunal, qui prévoit quil peut poursuivre les personnes pour des violations des lois ou coutumes de la guerre et contient une liste non-limitative de ces lois et coutumes, couvre toutes les lois et coutumes de la guerre applicables aux conflits armés tant internationaux que nationaux. Enfin, je suis du même avis que la décision de la Chambre de première instance selon laquelle larticle 5 du Statut du Tribunal lui confère la compétence à légard de crimes contre lhumanité commis dans des conflits armés internes ou internationaux.
LA PRATIQUE ET LA PROCÉDURE DU TRIBUNAL
121. Je tiens à présenter des observations sur la méthode adoptée par la Chambre de première instance pour statuer sur lexception préjudicielle. Lexception préjudicielle a été déposée par lAppelant le 22 juin 1995. Elle nétait accompagnée daucun document. Le Procureur a déposé sa réponse le 7 juillet 1995 et les pièces justificatives la concernant les 7 et 10 juillet 1995. La Chambre de première instance sest saisie de lexception préjudicielle le 25 juillet 1995. A ce stade, le Conseil de la Défense avait concédé dans son mémoire que le conflit armé dans lex-Yougoslavie était un conflit armé interne et non international et que, puisque tous les crimes reprochés à laccusé doivent être commis dans un conflit armé international, les accusations portées contre lui doivent être abandonnées. La Chambre de première instance a alors demandé au Conseil de la Défense comment elle était censée traiter les questions de fait, cest-à-dire comment elle était censée prendre connaissance des dates, des faits, du retrait ou du non-retrait de larmée yougoslave ou des faits qui peuvent faire toute la différence entre un conflit clairement international et un conflit interne ; ou si elle devait reporter lensemble de la question jusquà ce que des éléments de preuve lui soient, le cas échéant, présentés sur ces faits. Le Conseil de la Défense a répondu en déclarant quil convenait de la difficulté de comprendre comment la Chambre pouvait statuer sans établir les faits, ajoutant quil expliquerait ultérieurement les raisons de limportance cruciale de certaines dates. Il a ensuite précisé quil sappuyait sur des faits de notoriété publique et qui pouvaient être tirés de documents publics connus qui ne sont pas contestés. Relevant lintention du Procureur détablir la preuve dun rapport de M. Gow, le Conseil de la Défense a déclaré quil pourrait discuter avec le Procureur la présentation dun rapport sur les faits si ce dernier présentait celui de M. Gow. Le Conseil a répété quil nétait pas en mesure à ce moment là de présenter le rapport mais que cétait une option quil pourrait envisager détudier. LAccusation a avancé quelle disposait de suffisamment de documents pour étayer son argument et que, pour la majeure partie, ces documents permettaient de tirer des présomptions valables sur les faits quils étaient censés établir. La Défense a répondu quelle disposait de nombreux documents - en particulier dopinions - publiés dans le monde entier et de notoriété publique, quelle nétait pas tenue de présenter. Rien de concret nest sorti déchanges sporadique sur ce point. La Chambre de première instance, dans son jugement, a mentionné le volume considérable de pièces et documents qui lui ont été soumis, précisant que ces pièces et documents étaient rarement dune nature lui permettant de les considérer comme des éléments de preuve et quils navaient pas été remis en tant que tels ; elle na donc pas statué sur le caractère du conflit armé en question. La première action de la Chambre de première instance aurait dû être de demander officiellement à la Défense si elle allait présenter des éléments de preuve, oraux ou écrits. Si elle avait répondu par laffirmative, la Chambre de première instance aurait alors dû lui demander si elle présenterait, en particulier, des éléments de preuve oraux. Si la réponse avait encore été affirmative, la Chambre de première instance aurait alors dû décider sil était approprié de poursuivre lexamen de lexception, étant donné quil sagissait dune question mixte de droit et de faits susceptible dêtre réglée avec le corps principal de laffaire. Si la Défense avait répondu par la négative, la Chambre de première instance aurait dû demander aux deux parties de présenter un exposé des faits, avec des précisions sur les modalités et les raisons prouvant leur cas, et admettre ou rejeter ces faits et documents, et de soumettre les documents qui ne faisaient pas lobjet de contestation. On aurait alors su à ce stade, après que chaque partie ait soulevé ses objections, quels faits étaient admis et les documents qui pouvaient être produits comme éléments de preuve ou retenus à titre de présomption ainsi que ceux qui devaient être rejetés. Une masse de documents soumis par lune ou lautre des parties ne prouve pas, en eux-mêmes, les faits pertinents de laffaire en cause. Certains nont de valeur de preuve quen ce qui concerne leur existence ; dautres au seul plan de leur contenu ; certains se voient attacher ou étayent certaines présomptions ; et dautres sont peut-être dépourvus de valeur. Toutes ces questions et réponses auraient dû être consignées officiellement au procès verbal. Alors seulement aurait-on pu poursuivre lexamen de lexception. Il était inapproprié pour la Chambre de première instance de poursuivre lexamen de lexception avant de résoudre ces questions liminaires. La Chambre de première instance a erré en nadoptant pas cette procédure minimale quelle aurait dû adopter pour un règlement ordonné et juridique de la cause. Le seul fait de consigner quaucun document na été remis par les parties au jugement ne suffit pas jusquà ce que cela soit porté officiellement au procès verbal sous forme de questions et réponses.
122. Nous revenons maintenant à laudience devant la Chambre dappel. LAppelant y a allégué quaucun conflit armé, international ou interne, ne se déroulait sur les lieux ou dans le village où les crimes sont présumés avoir été commis. Jai demandé au Conseil de la Défense comment il pouvait soulever une telle question devant nous dans ses conclusions alors que lobjection conjuguait des points de droit et des faits sur lesquels linitiative de la démonstration de la preuve lui appartiendrait. Je lui ai demandé sil ne préférait pas choisir dabandonner lexception, sous réserve davoir le droit de soulever la question devant la Chambre de première instance après y avoir présenté ses éléments de preuve. A ce stade, dans la confusion des débats, le Conseil na pas retenu cette option mais a poursuivi en alléguant que nous devions statuer sur des faits relatifs à lexistence dun conflit armé, ce point se rapportant à la compétence, et que si la preuve de ce point était faite, il pourrait revenir ultérieurement devant la Chambre de première instance sur la preuve de la perpétration du crime présumé dans le village où lAppelant est censé lavoir commis. A ce stade, la Chambre dappel a permis au Conseil de la Défense de continuer et de lui communiquer les sources de ses informations de sorte à ce quelle puisse les comparer et décider si elle pouvait en prendre connaissance ou examiner ces faits. Ici je confesse que jai commis une erreur et que je nai pas demandé que mon dissentiment soit consigné. Le Conseil de la Défense a alors mentionné oralement certains faits ; sest référé au rapport de la Commission dexperts (couvrant en particulier la région dOpstino à Prijedor) et conclu à linexistence dun "conflit armé" commis dans le cadre ou en liaison avec des violations des lois régissant les conflits armés ou le génocide. La Chambre dappel a alors attiré lattention du Conseil de la Défense sur certaines références dans le rapport de la Commission denquêtes à un conflit armé dans la ville de Prijedor le 30 mai 1992 et sur la définition large du conflit armé figurant à larticle 3 commun des Conventions de Genève. Le Procureur a attiré lattention du Tribunal sur le point quun large éventail de faits pourraient être prouvés sur la base de documents permettant de tirer des présomptions, ce qui a suscité une certaine préoccupation chez lAppelant avant que le point ne se perde dans les débats. Si lon suppose même, aux fins de largument, que des pouvoirs illimités ont permis à la Chambre de première instance de faire preuve de souplesse au plan des procédures traditionnelles, elle aurait du néanmoins retenir un certain minimum de règles procédurales fondées sur la méthode et la logique. Comme ce nest pas le cas, je ne suis pas en mesure de tirer les conclusions nécessaires des présomptions découlant même des documents soumis par le Procureur, sans parler de ceux de lAppelant qui nen a présenté aucun. Je suis, par conséquent, enclin à renvoyer laffaire devant la Chambre de première instance pour quelle adopte la procédure mentionnée au paragraphe 121 ci-dessus ou quelque autre procédure équitable minimale avant de statuer sur cette question liminaire. LAppelant ayant effectué ici une volte face en revenant sur son admission antérieure de lexistence dun conflit armé interne, la Chambre de première instance devra également décider si laccusé peut, en droit, revenir sur cette admission. En bref, en statuant sur lappel sans assurer que des garanties appropriées sont adoptées par la Chambre de première instance avant quelle tire ses conclusions, quelles quelles soient, je confirmerai la confusion et encouragerais le désordre procédural. Dans cette situation, je ne voudrais pas avancer une opinion sur une question mixte de droit et de fait qui, juridiquement, nest pas autorisée. Sagissant de laudience devant la Chambre de première instance, aucun fait na été prouvé et aucun document na été remis comme élément de preuve. Quelles conclusions dois-je en tirer ? Devrai-je mappuyer uniquement sur les documents du Procureur pour tirer des conclusions ? Devrai-je devancer le devoir de la Chambre de première instance et retirer ainsi à lAppelant son droit dy voir dabord statuer sur son affaire ? Je soutiens donc que lexception préjudicielle relative à labsence de compétence doit être renvoyée devant la Chambre de première instance pour quelle soit réglée de façon appropriée. Je soutiens également que toute observation que jai pu faire sur le caractère international ou interne du conflit armé ne devrait pas, par respect pour lobjection de lAppelant, être traitée comme liant la Chambre de première instance, de sorte que lAppelant puisse bénéficier dune audience équitable. La Chambre de première instance devrait statuer sur lexception préjudicielle dans un délai dun mois.
123. Le pouvoir de renvoyer fait partie intégrante de la procédure dappel, au même titre que le pouvoir de confirmer, dinfirmer ou de réviser une décision dune instance inférieure. Le renvoi vise généralement à contraindre les juridictions inférieures à assurer lapplication du droit ou de certaines de ces conditions essentielles, cruciales pour la mise en place et le respect du droit ainsi que pour un règlement juridique équitable et juste de laffaire. Il contraint la juridiction inférieure à se pencher sur une question essentielle quelle avait ignorée et permet à laccusé de soulever de nouveau ses objections devant cette juridiction inférieure et, si la possibilité reste ouverte, à ce que la Chambre dappel examine également la question. Le pouvoir de renvoi est prévu à larticle 117 C) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal, qui permet à la Chambre dappel dordonner un nouveau procès. Si une affaire peut être renvoyée pour un nouveau procès dans son entier, elle peut lêtre pour une partie de ce procès. Dans de nombreuses affaires, les pouvoirs implicites ont été assumés par les organisations internationales lorsquils sont nécessaires pour quelles sacquittent de leurs tâches ou de leurs fonctions. Jai déjà évoqué le fondement de cette présomption au paragraphe 71 ci-dessus. Par conséquent, la présente Chambre dappel peut également traiter le pouvoir de renvoi comme relevant implicitement de sa compétence, comme étant nécessaire et essentiel pour quelle sacquitte de sa tâche et de ses fonctions.
CONCLUSIONS
124. Pour les raisons précitées, je suis davis que :
1. le Tribunal international ne peut pas réexaminer laction du Conseil de sécurité créant ce Tribunal. Sur ce point, la décision de la Chambre de première instance est confirmée. Mais javance également que le Tribunal international peut, subsidiairement, examiner la légalité de sa propre création dans le but de voir sil nest pas constitué illégalement au point de le rendre incompétent. Sur ce point, les opinions de la Chambre de première instance peuvent être considérées comme révisées ;
2. le Tribunal international a été créé conformément à la Charte des Nations Unies et sa création est conforme aux buts et aux principes de linstitution. Sur ce point, les opinions et la décision de la Chambre de première instance sont confirmées ;
3. le Conseil de sécurité a le pouvoir de doter le Tribunal international de la primauté sur les juridictions nationales. Sur ce point, les opinions et la décision de la Chambre de première instance sont confirmées ;
et
4. larticle 2 du Statut du Tribunal se rapporte à des crimes qui sont identifiés comme des "infractions graves" aux Conventions de Genève de 1949 et ces crimes sont ceux qui sont commis dans le cadre dun conflit armé international ; larticle 3 du Statut du Tribunal couvre à la fois les lois conventionnelles de la guerre (y compris les Conventions de Genève de 1949 et leurs Protocoles additionnels I et II, de même que leur article 3 commun ainsi que les Règles de La Haye) et les coutumes de la guerre ; larticle 5 couvre les crimes contre lhumanité commis dans les conflits armés internationaux et internes ; les opinions de la Chambre de première instance relatives au champ des crimes visés aux articles 2 et 3 peuvent être considérées comme révisées ; la décision de la Chambre de première instance relative aux articles 2, 3 et 5 est écartée ; et lexception préjudicielle de lAppelant relative à labsence de compétence ratione materiae, sous réserve des observations concernant le champ des articles 2, 3 et 5 du Statut, est renvoyée à la Chambre de première instance pour décision appropriée. La Chambre de première instance devrait adopter et consigner la procédure indiquée au paragraphe 101 ci-dessus ou quelque procédure équitable. Jinviterai aussi vivement la Chambre de première instance à décider si lAppelant peut être lié par son admission antérieure relative au caractère interne du conflit armé ou sil peut la retirer. Javancerai également que toutes mes observations quant au caractère international ou interne du conflit armé se déroulant dans lex-Yougoslavie devraient, par respect pour lexception préjudicielle de lAppelant, être considérées comme ne liant pas la Chambre de première instance de sorte que lAppelant puisse y bénéficier dune audition équitable.
125. Lappel attaquant la légalité de la création du présent Tribunal et la primauté de juridiction de ce Tribunal est rejeté. Lappel relatif à labsence de compétence ratione materiae est renvoyé devant la Chambre de première instance, comme indiqué ci-dessus.
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(signé) Juge Rustam S. Sidhwa
Le 2 octobre 1995