Tribunal Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia

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1 LE TRIBUNAL PÉNAL INTERNATIONAL Affaire IT-94-1-T

2 POUR L’EX-YOUGOSLAVIE

3 vendredi, le 7 juin 1996

4 (10 heures)

5 M. EDWARD VULLIAMY est rappelé à la barre des témoins

6 Poursuite de l’interrogatoire par M. KEEGAN

7 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE : M. Keegan, voulez-vous continuer à interroger

8 M. Vulliamy, s’il vous plaît ?

9 M. KEEGAN : Oui, Madame la Présidente, merci.

10 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Avant de commencer à interroger M. Vulliamy,

11 M. Niemann, nous avons reçu la requête que vous avez déposée hier

12 après-midi.

13 M. NIEMANN : Oui, Madame la Présidente.

14 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : La défense en a-t-elle reçu une copie ?

15 M. WLADIMIROFF : Oui, Madame la Présidente.

16 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Il faudra examiner cette requête aujourd’hui à

17 huis clos.

18 M. NIEMANN : Oui.

19 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Nous l’examinerons donc en temps voulu à huis

20 clos, après avoir fini d’entendre M. Vulliamy. La requête que vous

21 avez déposée concernant -- asseyez-vous, M. Vulliamy ---

22 M. NIEMANN : La prolongation.

23 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : -- la prolongation, nous pouvons également en

24 parler, même si nous avions donné à la Défense 14 jours pour y

25 répondre. Le matériel de transmission différée n’est pas encore

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1 complètement installé, mais on me dit qu’il le sera complètement

2 d’ici mardi. On me dit que vous pensez que nous poursuivrons toute

3 la journée d’aujourd’hui, ou presque, avec M. Vulliamy.

4 M. NIEMANN : Nous le pensons, Madame la Présidente. Il se pourrait

5 néanmoins que nous ayons un peu de temps cet après-midi pour parler

6 de ces différents points.

7 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : J’avais suggéré, par l’intermédiaire de

8 Mademoiselle Featherstone que l’Accusation poursuive avec

9 l’interrogatoire du témoin suivant et soit simplement très prudente

10 avec ce témoin, mais vous avez rejeté cette suggestion, si je

11 comprends bien.

12 M. NIEMANN : Madame et messieurs de la Cour, nous n’avons malheureusement

13 pas de témoin ici pour le moment. Nous avons travaillé un peu plus

14 vite que prévu. Nous avions essayé de mettre quelque chose sur pied

15 hier soir, mais il ne nous semblait de toute façon pas possible de

16 faire comparaître le témoin, mais nous ne prévoyons pas --

17 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Pourquoi n’avez-vous pas ici le témoin suivant

18 ?

19 M. NIEMANN : Madame et messieurs de la Cour, nous avons avancé beaucoup

20 plus rapidement que prévu.

21 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : M. Niemann, vous êtes responsable de la

22 présence et de la disponibilité de vos témoins. S’ils doivent

23 attendre plus longtemps que prévu, c’est regrettable. Je me soucie

24 certainement beaucoup de leurs désagréments, mais notre agrément à

25 nous, en qualité de Tribunal, est plus important. Vos témoins

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1 doivent donc être présents et disponibles, parce que nous perdons

2 beaucoup de temps. Cette excuse n’en est pas une. Vous comprenez ?

3 M. NIEMANN : J’espère, Madame et messieurs de la Cour, que ce ne sera pas

4 un problème, parce que ce témoin ---

5 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Non pas "j’espère" que ce ne sera plus un

6 problème. Vous avez vos témoins ici et ils sont prêts à être appelés

7 à la barre.

8 M. NIEMANN : Certainement.

9 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE (s’adressant au témoin) : M. Vulliamy, vous

10 comprenez que vous êtes toujours sous serment ?

11 LE TÉMOIN : Oui.

12 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Très bien.

13 M. KEEGAN : M. Vulliamy, lorsque nous avons clôturé l’audience hier, vous

14 étiez en train de décrire vos expériences lorsque vous accompagniez

15 ce convoi de Musulmans bosniaques et de Croates bosniaques au départ

16 de Sanski Most. Vous en étiez au moment où vous aviez été accueilli

17 par un soldat de l’armée de la République de Bosnie-Herzégovine qui

18 vous a avoir des autocars qui attendaient. Pouvez-vous décrire

19 l’effet que l’accueil de ce soldat a produit sur les membres de ce

20 groupe qui venait de Sanski Most ?

21 R. : Oui, bon, nous étions à la fin de -- après avoir été emmenés pendant

22 onze heures à travers des régions hostiles et après avoir marché

23 pendant trois heures à travers une bataille et après avoir marché

24 deux heures pour passer la montagne, et voilà que cet homme nous

25 parlait d’autocars.

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1 Certains, parmi les plus âgés, pleuraient -- je pense qu’ils

2 sentaient que leur voyage était terminé -- dans une sorte de

3 soulagement et de confusion; certains étaient trop stupéfaits pour

4 réaliser ce qui se passait. Je me souviens que quelques vieilles

5 femmes se levaient et touchaient les écussons sur le côté de son

6 bras, comme si c’était une sorte de talisman, juste un symbole de

7 leur sécurité, je suppose. Oui, ils pensaient qu’ils étaient en

8 sécurité et ils étaient contents d’être en vie. Cela avait été une

9 rude journée, qui avait commencé pour eux, comme ils disaient,

10 lorsqu’on les avait tirés de leur maison le matin même; dix-huit

11 heures, ou à peu près, avaient passé depuis.

12 Q. : Pouvez-vous ensuite décrire vos impressions lorsque vous êtes entrés

13 dans Travnik, dans la ville de Travnik, à bord de ces autocars ?

14 R. : Il était alors 3 heures du matin. On avait attribué les places dans

15 les autocars aux femmes, aux enfants et aux personnes âgées, les

16 autres marchaient, et ce grand groupe de 1600 personnes fut divisé

17 et amené -- et ce fut vraiment un choc -- dans des bâtiments publics

18 en tout genre, écoles, gymnases, salles de sport, n’importe quoi,

19 partout où on pouvait trouver de la place par terre pour eux dans

20 des endroits qui étaient déjà grouillants de monde, remplis d’autres

21 gens; et il n’a pas fallu longtemps pour s’assurer que tous ces gens

22 étaient aussi venus de la même région de Prijedor/Banja Luka et

23 avaient suivi la même route que nous, beaucoup, beaucoup, des

24 milliers -- plus tard, nous avons établi leur nombre. Ce qui était

25 en train de se passer à ce moment-là cependant, c’est que les gens

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1 essayaient de trouver de la place par terre pour camper là et pour

2 déballer, au plus profond de la nuit, ce qu’ils avaient réussi à

3 emmener avec eux.

4 Q. : Le lendemain, avez-vous eu l’occasion de parler aux gens du convoi à

5 propos de ce qui leur était arrivé à Sanski Most ?

6 R. : Oui, aussi bien cette nuit-là, avant que nous ne nous rendions à --

7 nous étions en fait nous-mêmes cantonnés dans une pièce pleine de

8 soldats blessés -- que le lendemain. Les gens de notre convoi que

9 nous avions connus et que nous reconnaissions, de même que les

10 autres personnes qui avaient fait la même route, comme vous pouvez

11 le comprendre, il y avait vraiment une sorte de lien à ce moment-là.

12 Ils parlaient de comment et pourquoi ils avaient été forcés à

13 partir. Je me souviens d’un médecin, en particulier, qui racontait à

14 quel point il se sentait coupable parce que sa femme et deux amies

15 étaient dans la pièce de devant à travers laquelle et dans laquelle

16 une grenade avait été jetée depuis la rue. Il était dans la salle de

17 bain à l’arrière; il avait survécu et avait été obligé de partir.

18 D’autres racontaient que des hommes étaient venus jusqu’à leur

19 maison et leur avaient dit qu’ils avaient 24 heures pour quitter

20 leur maison ou qu’ils seraient tués; des histoires de ce genre et

21 des variations sur ce thème ont continué toute la journée et, en

22 effet, pendant les trois années qui ont suivi.

23 Q. : Avez-vous également eu l’occasion de parler aux autres personnes qui,

24 venant d’autres régions, étaient arrivés dans la ville ?

25 R. : Oui, c’étaient les gens qui venaient de Sanski Most. C’étaient les

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1 gens avec qui nous avions voyagé. Mais, oui, ils étaient venus de

2 partout dans la région bosniaque de la Krajina, de la région de

3 Prijedor, de Banja Luka, plus particulièrement de la ville de

4 Kozarac et de Prijedor même, d’autres villages autour de Banja Luka,

5 d’une ville appelée Klucj, en particulier, de toute cette région.

6 C’était le -- à ce moment-là, le reste du monde ne le savait pas --

7 pour ainsi dire, c’était le dépotoir, cette ville, Travnik, était le

8 dépotoir.

9 Q. : Est-ce que les gens qui venaient des autres régions racontaient des

10 histoires semblables à celles que vous aviez entendu raconter par

11 les gens de Sanski Most ?

12 R. : Oui, si je peux m’exprimer ainsi, chaque histoire était différente,

13 tout en étant la même; violence, intimidation, déportation et ils

14 étaient presque soulagés d’être là à cause du type d’endroit où ils

15 se trouvaient alors, et cela avait quelque chose de contradictoire.

16 Q. : Avaient-ils tous été transportés de force par la même route, livrés

17 aux organisations paramilitaires locales à la frontière et ensuite

18 forcés de la traverser, comme votre groupe ?

19 R. : Le scénario était presque identique, oui. La police les avait

20 escortés. Nous parlions tous de cet endroit appelé Smet (que j’ai

21 mentionné hier) où les voitures ont été saisies, oui, chaque fois.

22 Ensuite, ils avaient marché à travers ce no man’s land, à travers

23 les mêmes rochers, à travers le même champ de bataille; la seule

24 différence était que certains avaient directement suivi la route

25 s’il n’y avait pas de combats cette nuit-là, d’autres, s’il y avait

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1 des combats, étaient passés par la montagne, comme nous. Mais,

2 l’histoire était plus ou moins la même tout le temps, oui.

3 Q. : A ce moment-là, aviez-vous une estimation du nombre de réfugiés qui

4 étaient dans la ville de Travnik ?

5 R. : Le lendemain, on nous a dit qu’il y en avait certainement 36 000 et

6 encore d’autres qu’ils n’avaient peut-être pas été à même de

7 recenser parce que ces réfugiés ne s’étaient pas inscrits. Le nombre

8 le plus élevé que nous ayons entendu était alors 50 000, et c’était

9 à la fin du mois d’août 1992.

10 Q. : Combien de temps êtes-vous resté à Travnik cette fois-là ?

11 R. : Cette fois-là, seulement jusqu’au lendemain. Je devais m’acquitter de

12 mes obligations professionnelles, et notre priorité était de trouver

13 un téléphone assez vite, comme vous pouvez le comprendre, et le

14 téléphone le plus proche se trouvait à Split. Nous nous sommes donc

15 organisés pour trouver un moyen de transport pour nous amener

16 jusqu’à la côte croate où nous pourrions communiquer ce que nous

17 avions vu.

18 Q. : L’expérience que vous avez eue avec ce convoi en provenance de Sanski

19 Most, était-ce la première fois que l’on signalait le cas de

20 quelqu’un qui accompagnait l’un de ces convois de personnes

21 déplacées de force ?

22 R. : Oui. C’était la première et, à ma connaissance, la seule fois que des

23 gens avaient -- que des gens étrangers au conflit accompagnaient un

24 tel convoi, sur toute la distance, comme ce fut le cas, depuis le

25 départ, plutôt que d’accueillir de tels convois quand ils arrivaient

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1 aux endroits de passage, ce qui était assez courant. Mais, oui, je

2 pense que nous fûmes les premiers -- je sais que nous fûmes les

3 premiers et je pense en fait que nous fûmes les seuls à accompagner

4 un tel convoi sur toute la distance à travers ces régions hostiles,

5 comme ce fut le cas.

6 Q. : Suite à votre expérience, le C.I.C.R. a-t-il publié un document qui

7 décrivait de façon similaire le traitement des non-Serbes

8 originaires de la région de Banja Luka et de leur transfert forcé

9 par la même route menant à Travnik, comme vous l’aviez vécu ?

10 R. : Oui, je crois que le Comité International de la Croix-Rouge a alors

11 vérifié nos constatations dans un rapport qu’il a rédigé lui-même.

12 Il existe un document, je pense, qui parle des difficultés que

13 rencontraient les gens dans la région de Banja Luka, et qui parle de

14 leur passage des montagnes, le long de la route, jusqu’à leur

15 arrivée à la ville de Travnik, il parle de leurs difficultés dans la

16 ville à (inaudible).

17 M. KEEGAN : Pourriez-vous demander que l’on donne à ce document le numéro

18 suivant, ce sera la 182e pièce à conviction de l’Accusation, et que

19 l’on montre ensuite ce document au témoin, s’il vous plaît ? (Au

20 témoin) : M. Vulliamy, reconnaissez-vous ce document ?

21 R. : Oui.

22 Q. : Est-ce le document auquel vous venez de faire référence ?

23 R. : Oui.

24 M. KEEGAN : Madame la Présidente, je voudrais verser ce document au

25 dossier.

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1 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Y a-t-il une objection ?

2 M. WLADIMIROFF : Pas d’objection, Madame la Présidente.

3 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : La pièce à conviction 182 est versée au

4 dossier.

5 M. KEEGAN (Au témoin) : Au cours de la même période de temps que celle

6 dont nous parlons, les officiels serbes dans la région de Banja Luka

7 et les médias serbes ont-ils fait des déclarations qui confortaient

8 les personnes auxquelles vous avez parlé dans l’idée qu’une telle

9 activité était dangereuse, organisée et qu’elle allait se

10 poursuivre ?

11 R. : Oui, en effet. Des déclarations ont été faites par les chefs de

12 toutes les communautés et dans tous leurs médias, y compris ceux

13 qui, pour ainsi dire, avaient imaginé tout cela, comme il nous

14 semblait, que c’était une campagne, que cela avait été organisé et

15 que c’était voulu.

16 Q. : Certaines de ces déclarations vous ont-elles particulièrement frappé

17 ?

18 R. : Oui, un éditorial publié dans un magazine de Belgrade appelé Epoka et

19 que mon traducteur m’avait photocopié auparavant à Belgrade, disait

20 que si les Musulmans ne déployaient pas de drapeaux blancs ou de

21 draps blancs, ou quoi que ce soit de blanc, sur les minarets de

22 leurs mosquées, leurs villages seraient rasés. On m’avait traduit

23 cet article; et, en effet, quand je travaillais dans la région de

24 Prijedor au cours de cet été-là, nous avons vu beaucoup de ces

25 drapeaux blancs, de draps blancs, de taies d’oreiller blanches,

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1 suspendus aux minarets, aux arbres parfois, ou aux fenêtres ou aux

2 cordes à linges, ou à n’importe quoi d’autre.

3 L’autre chose dont je me souviens, c’était que -- c’était qu’un de

4 mes collègues, Ian Trainer, qui travaillait pour le même journal,

5 avait un peu travaillé avec un bureau à Banja Luka qui organisait,

6 comme ils disaient, des transports. Il était dirigé, entre autres,

7 par un homme appelé Vukic qui était membre du Parti Démocratique

8 Serbe, un membre haut placé. Il racontait à mon collègue qu’il

9 espérait se débarrasser de 20 000 Musulmans en une période de temps

10 donnée, et les envoyer, si c’était possible, à Zenica, ville sous

11 contrôle musulman. Mon collègue a parlé à d’autres personnes de ce

12 bureau, il a publié un article à propos de cet épisode au cours

13 duquel des gens avaient dit que, bon, si c’était compliqué et les --

14 ils espéraient les échanger contre quelques Serbes de Zenica -- si

15 c’était compliqué, ils rendraient la vie tellement difficile aux

16 Musulmans que, de toute façon, ils voudraient partir.

17 Q. : Plus tard au cours de l’année 1992, en octobre, le HCR a-t-il publié

18 une déclaration depuis Banja Luka, selon laquelle, en fait, les

19 Musulmans tenaient en effet à ce point à partir que le HCR s’était

20 senti obligé de les aider ?

21 R. : Oui, je me souviens de sa parution, oui.

22 M. KEEGAN : Pourriez-vous donner à ce document le numéro suivant ? Ce sera

23 le n° 183. (Au témoin) : M. Vulliamy, reconnaissez-vous cet article

24 ?

25 R. : Oui, je m’en souviens -- je me souviens que cette déclaration venait

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1 du HCR, de son quartier-général, elle parlait des dernières phases

2 du nettoyage ethnique et de "choses horribles", et elle confirmait

3 la nature systématique, aux yeux de l’organisation qui avait du

4 personnel à Banja Luka, de ce qui se menait avec, comme il

5 l’appelait, une "répression énorme".

6 M. KEEGAN : Madame la Présidente, je désirerais verser au dossier la pièce

7 à conviction 183 de l’Accusation.

8 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Y a-t-il une objection ?

9 M. WLADIMIROFF : Pas d’objection, Madame la Présidente.

10 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : La pièce à conviction 183 est versée au

11 dossier.

12 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : M. Keegan, pourriez-vous mettre ce document

13 sur le rétroprojecteur ?

14 M. KEEGAN : Certainement, Madame la Présidente.

15 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Ou s’agit-il d’un article très long ?

16 M. KEEGAN : Non, Madame la Présidente, c’est la seule page. Si vous

17 pouviez le placer sur le rétroprojecteur ?

18 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Pouvez-vous faire en sorte que nous puissions

19 voir la partie supérieure ?

20 M. KEEGAN (Au témoin) : C’est l’article auquel nous venons de faire

21 référence, la pièce à conviction 183 de l’Accusation, M. Vulliamy ?

22 R. : Oui, c’est celui-là.

23 Q. : Comme c’est indiqué, il a été publié le 9 octobre 1992 par le HCR.

24 R. : Oui, je me souviens qu’ils l’ont publié. Je pense que nous avons

25 écrit des articles rapportant sa parution.

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1 M. KEEGAN : Est-ce suffisant, Madame la Présidente ?

2 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Oui.

3 M. KEEGAN (Au témoin) : M. Vulliamy, êtes-vous retourné à Travnik peu

4 après votre premier voyage ?

5 R. : Oui. J’y suis retourné environ trois semaines et demie plus tard et,

6 en fait, de temps à autre, je fis de cette ville mon camp de base en

7 quelque sorte, pour l’année suivante, mais, lorsque j’y suis

8 retourné, ce fut une visite intéressante.

9 Q. : Quelles ont été les principales impressions ou les principaux

10 événements dont vous vous souvenez lors de votre retour ?

11 R. : Bon, la première chose était que le nombre de réfugiés ou de

12 déportés, peu importe la façon dont nous voulons les appeler, avait

13 augmenté de façon exponentielle. Les gens parlaient, je pense, de

14 76 000 à 80 000 réfugiés présents à ce moment-là dans la ville. Les

15 gens devaient alors dormir aussi bien dehors, en plein air, que dans

16 ces bâtiments bondés; et la situation, en matière d’hygiène

17 notamment, était très difficile à l’intérieur de ces bâtiments.

18 L’endroit était donc rempli de réfugiés. Ils avaient tous suivi la

19 même route, tous de la manière que je viens de décrire, il y avait

20 une seule exception et ce fut la deuxième découverte que je fis lors

21 de mon retour.

22 Dans la ville, il était question du massacre d’un de ces convois de

23 personnes, le 21 août 1992. C’était quatre jours après la date à

24 laquelle nous avions fait le voyage. Par conséquent, cela continuait

25 à faire beaucoup de bruit et les gens étaient reconnaissants, peut-

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1 être, que ce massacre ait eu lieu cette nuit-là et non au cours de

2 la nuit de notre transfert. Mais, sur la même route et à un endroit

3 dont je me souvenais (et dont je me souviens encore comme si j’y

4 étais), il nous a été relaté que 200 à 250 hommes avaient été sortis

5 des autocars et des voitures, s’ils conduisaient leur voiture, qu’on

6 les avait menés au bord d’un ravin et qu’on les avait exécutés.

7 Je me souviens bien de ce ravin, et c’était au début -- c’était

8 seulement quelques jours après mon retour à Travnik -- c’était le

9 début de la période où on commençait à enquêter sur cet événement et

10 à le signaler. J’ai cherché des témoins; il n’y en avait aucun en

11 ville, mais plus tard, beaucoup plus tard, j’ai parlé, dans une

12 autre ville, à quelqu’un qui avait survécu à ce massacre, et je

13 pense que des vidéocassettes ont été réalisées. Mais cela, ce fut la

14 deuxième découverte, à savoir que ce massacre avait eu lieu, que ces

15 attaques de convois dont nous avions vu, comme j’ai essayé de

16 l’expliquer hier, des débris littéralement, des débris humains, ces

17 attaques avaient culminé ou s’étaient transformées en un massacre

18 déterminé d’un grand nombre de personnes. C’était la deuxième chose

19 -- la deuxième découverte importante que je fis lors de mon retour

20 là-bas.

21 La troisième fut une conversation que j’avais eue avec un homme qui

22 décrivait sa détention en compagnie d’une centaine de Musulmans dans

23 un très petit village en dehors de la ville de Donji Vakuf qui se

24 trouve près de Travnik mais en territoire sous contrôle serbe.

25 Q. : Au moment où vous avez eu cette conversation avec cet homme à propos

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1 de ce camp à Donji Vakuf, vous aviez déjà vécu personnellement

2 l’expérience des camps en Bosnie-Herzégovine, n’est-ce pas ?

3 R. : Oui, en effet.

4 Q. : Faisiez-vous partie du premier groupe de trois journalistes qui a pu

5 pénétrer dans les camps d’Omarska et de Trnopolje ?

6 R. : Oui. Je suis l’un des trois journalistes qui sont allés dans les

7 camps d’Omarska et de Trnopolje précédemment au cours de l’été, oui.

8 Q. : Qu’est-ce qui vous a particulièrement frappé à propos de ce petit

9 camp de Donji Vakuf dont vous a parlé cet homme ?

10 R. : Eh bien, les camps que nous avions découverts dans la région de

11 Prijedor, ceux d’Omarska et de Trnopolje, étaient des camps

12 relativement grands, mais cet homme parlait d’un petit hangar à

13 l’intérieur duquel 100 hommes avaient été détenus. Il décrivait

14 comment certains d’entre eux avaient été assassinés, battus à mort,

15 et il décrivait ce que le commandant de ce petit camp lui avait dit

16 avec un sourire, je me rappelle l’entendre dire : "Les journalistes

17 ont trouvé les grands camps là-bas près de Prijedor, mais, ici, ils

18 ne vous trouveront jamais."

19 Plus tard, cet homme a été échangé et est arrivé à Travnik,

20 accompagné de 19 personnes mais il n’avait aucune idée de ce qui

21 était arrivé aux 80 autres, qu’il n’avait plus revus. Je me disais

22 que ceci ne concernait qu’un hangar et 80 personnes seulement, mais

23 ensuite, il me vint à l’esprit que si c’était un hangar, qu’en

24 était-il d’autres hangars ? Nous avions pu identifier de grands

25 camps dans la région de Prijedor, particulièrement ceux d’Omarska et

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1 de Trnopolje, suivis d’autres, parce que les gardiens de ces camps,

2 si tant est que l’on puisse les qualifier de gardiens, avaient été

3 incapables de nous les cacher plus longtemps, mais Dieu sait combien

4 d’autres petits camps il y avait. Ce que cet homme décrivait,

5 c’était les possibilités qu’existent d’autres hangars, d’autres

6 granges, d’autres arrière-cours, dans n’importe quel village, qui

7 servaient à détenir et, dans ce cas de toute façon, à assassiner des

8 gens et à les battre.

9 J’avais par conséquent l’impression qu’il existait un réseau de

10 détention que nous ne serions vraiment incapables d’atteindre,

11 simplement parce que cet endroit qu’il avait décrit était à ce point

12 isolé.

13 Q. : Avez-vous continué à assister à des exemples semblables de

14 déplacements forcés, de nettoyage ethnique, si vous voulez, pendant

15 tout le conflit jusqu’en 1995 ?

16 R. : Oui, de première main dans toute la Bosnie-Herzégovine, dans des

17 circonstances qui différaient selon la région, mais le résultat

18 était toujours le même.

19 M. KEEGAN : Pourrions-nous remettre la pièce à conviction 181 au témoin,

20 s’il vous plaît ?

21 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Puis-je vous poser une question seulement,

22 pendant que l’on vous remet la pièce nº181 ? L’article contenu dans

23 la pièce nº183, M. Vulliamy, dit qu’il y avait des gens qui tenaient

24 absolument à partir. Si quelqu’un lisait cet article, pourrait-il

25 raisonnablement conclure que "tenir absolument à partir" signifie

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1 qu’ils désiraient de leur plein gré quitter cette région parce que

2 l’équipe dirigeante avait changé et qu’ils souhaitaient aller

3 ailleurs ?

4 R. : Oui, je suppose que l’autre langue utilisée dans cet article et, ce

5 qui est plus important, ce que j’ai vu de mes propres yeux était

6 que, comme vous l’avez dit à juste titre, le changement de l’équipe

7 dirigeante a contribué à créer des circonstances telles qu’ils

8 tenaient absolument à partir. Je veux dire qu’il ne me semblait pas

9 qu’ils tiennent absolument à partir parce qu’ils ne partageaient pas

10 les opinions exprimées par la nouvelle équipe dirigeante. Je veux

11 dire que, tout ce que j’ai vu de mes propres yeux et toutes les

12 conversations que j’ai eues laissaient supposer que ce n’était pas,

13 vous savez, équivalent à un changement de gouvernement dans mon

14 pays; que c’était un changement de l’équipe dirigeante après lequel

15 on a assisté à une campagne de violence contre ces personnes et que

16 c’était cela qui les rendait tellement désireux de partir. C’était

17 la crainte de la violence et des coups de feu et des grenades qui

18 les rendait tellement désireux de partir, pas simplement le fait que

19 l’équipe dirigeante avait changé.

20 Q. : A quel groupe ethnique la personne qui dirigeait ce camp que vous

21 appelez "hangar" appartenait-elle ?

22 R. : Serbe.

23 Q. : A quel groupe ethnique appartenaient les personnes qui, d’après ce

24 vous avez compris, étaient détenues là-bas ?

25 R. : L’homme à qui j’ai parlé était un musulman, et il disait que les

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1 autres personnes détenues dans ce camp étaient aussi des Musulmans.

2 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : La pièce à conviction 181, à présent ?

3 M. KEEGAN : Oui. (Au témoin) : Pourriez-vous placer la carte sur le

4 rétroprojecteur, M.Vulliamy, et nous indiquer différents endroits où

5 vous avez assisté au nettoyage ethnique, ensuite nous reviendrons

6 sur ces exemples et vous nous les décrirez.

7 R. : Excusez-moi, Madame et messieurs de la cour, puis-je simplement

8 préciser ma réponse à la dernière question, "serbe de Bosnie" serait

9 la réponse exacte, et non "serbe". Lorsque vous me demandez qui

10 dirigeait le hangar, la réponse est "serbe de Bosnie". Je suis

11 vraiment désolé. Où en sommes-nous ? Désolé.

12 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Merci.

13 M. KEEGAN : Si vous pouviez donc juste nous indiquer les différents

14 endroits où, en commençant en 1992 et jusqu’en 1995, vous avez par

15 la suite assisté à des exemples semblables à ceux que vous venez de

16 décrire ?

17 R. : La première fois que j’ai été le témoin d’un nettoyage ethnique,

18 c’était dans la région d’une ville dénommée Loznica qui se trouve

19 précisément ici. La ville même de Loznica se trouve dans l’est de la

20 Serbie, non loin de la frontière avec la Bosnie-Herzégovine, et les

21 personnes détenues dans ce camp - c’était un endroit de transit où

22 je me suis rendu à Loznica - étaient venues de cette région-ci,

23 située juste à l’intérieur de la Bosnie-Herzégovine, après avoir été

24 menacées et amenées à ce camp par des soldats.

25 Q. : A quelle date ces événements se passaient-ils ?

Page 2302

1 R. : J’étais là le 2 août 1992.

2 Q. : Le cas suivant, où se situe-t-il ?

3 R. : Bien, après cela, à Travnik, après les épisodes que je viens de

4 décrire, on assistait à un exode dramatique des habitants, des

5 Musulmans et des Croates, suite à la chute d’une ville appelée

6 Jajce, ici en Bosnie centrale. Cette ville est tombée et quelque

7 50 000 personnes ont fui par-dessus ces montagnes ici jusqu’à Turbe

8 et Travnik. C’était un, un mouvement massif de gens sous le feu des

9 armes.

10 Q. : De là, où êtes-vous allé ensuite ?

11 R. : J’ai travaillé à différents endroits en 1992 et en 1993 dans ce que

12 l’on appelait alors la poche de Bihac, qui est cette région-ci qui

13 était sous le contrôle du gouvernement serbe et entourée -- cette

14 région-là, bien que ce soit la Croatie, était sous le contrôle des

15 Serbes de Croatie, et cette région-ci était sous le contrôle des

16 Serbes de Bosnie, si bien qu’elle était complètement entourée. Bihac

17 était la ville principale dans cette poche. J’ai passé beaucoup de

18 temps là-bas, et aussi dans un endroit particulièrement épouvantable

19 appelé Bosanska Krupa ici, précisément au bord de la rivière qui

20 était la frontière, si vous voulez, entre le territoire sous

21 contrôle gouvernemental et le territoire sous contrôle serbe.

22 Q. : De Bosanska Krupa dans la poche de Bihac, où êtes-vous ensuite allé ?

23 R. : Au cours de la seconde moitié -- pardon, 1993 - le printemps de 1993

24 - fut dominé par la chute, ou plutôt la chute partielle, de la ville

25 de Srebrenica. C’est ici. Il ne faut pas confondre cet événement

Page 2303

1 avec la chute finale de Srebrenica en 1995. C’étaient, pour ainsi

2 dire, les premiers événements à Srebrenica, et les habitants

3 fuyaient la ville pour aller à Kladanj ici et de là à Tuzla où j’ai

4 été basé pendant une courte période, et tous ces gens affluaient

5 dans cette ville.

6 Q. : Au cours de la seconde moitié de 1993 ?

7 R. : Au cours de la seconde moitié de 1993, le thème a changé quelque peu.

8 Le nettoyage ethnique le plus inhumain, comme nous l’appelions à

9 l’époque -- excusez cette formule abrégée mais c’est le mot que nous

10 utilisions -- était à présent perpétré non pas par les Serbes de

11 Bosnie mais par les Croates de Bosnie, et il avait lieu dans la

12 région de l’Herzégovine. C’est la partie croate, principalement

13 croate du pays ici, et les expulsions concernaient surtout les

14 Musulmans originaires de villes comme Capljina, Ljubuski, Citluk et

15 ont culminé par le siège de Mostar, la partie musulmane de Mostar,

16 ici. A propos, il y avait là aussi des camps dont nous pourrions

17 vouloir, en quelque sorte, parler plus tard.

18 Q. : Depuis cet endroit, quels ont été ensuite les deux exemples

19 significatifs que vous avez observés et auxquels vous avez assisté ?

20 R. : Lorsque je suis revenu en 1995, nous avions eu la chute de Srebrenica

21 et de Zepa pendant l’été de cette année. J’étais là, en particulier,

22 pour la chute de Zepa, la deuxième des deux villes, et les gens

23 revenaient une fois encore, à travers cet endroit-ci, à Kakanji, et

24 de là vers Zenica où j’étais basé à l’époque. C’est ici, en Bosnie

25 centrale.

Page 2304

1 En 1995, nous avons vécu une espèce d’épisode final qui nous a

2 ramenés de manière plutôt symbolique et de façon assez décourageante

3 à la case départ; j’ai à nouveau passé du temps ici à Travnik et à

4 Turbe, les gens passaient toujours par là trois ans plus tard, ils

5 venaient de la région de Prijedor, de nouveau, le long de la même

6 route que celle que j’avais empruntée trois ans auparavant; voilà,

7 c’est tout.

8 Q. : Ce que je voudrais faire à présent, c’est revenir sur chacun de ces

9 cas et en discuter ; le premier cas est celui de Loznica, ville que

10 vous avez indiquée sur la carte. Pour examiner cette question, nous

11 allons avoir besoin de la vidéocassette, de la première partie de la

12 vidéo.

13 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Est-ce un document qui a été versé au dossier

14 ?

15 M. KEEGAN : Pas encore, Madame la Présidente. Ce serait la pièce à

16 conviction nº184. Pourrions-nous voir la toute première partie, s’il

17 vous plaît ? Pourriez-vous arrêter la bande ici, s’il vous plaît.

18 Pardon, il faut revenir un tout petit peu en arrière, pour voir le

19 bâtiment du début. Merci.

20 (Au témoin) : M. Vulliamy, reconnaissez-vous ce bâtiment ?

21 R. : Oui.

22 Q. : Qu’est-ce, s’il vous plaît ?

23 R. : C’est la salle de sport d’un centre scolaire à Loznica, ville que

24 j’ai localisée auparavant dans l’est de la Serbie.

25 Q. : Quand approximativement vous êtes-vous trouvé dans cette école ?

Page 2305

1 R. : J’étais là le 2 août 1992.

2 Q. : Pourrions-nous passer à l’extrait suivant, s’il vous plaît, et

3 arrêter la bande. Je me rends compte que c’est un plan difficile,

4 mais lorsque la cassette avancera, je pense qu’il deviendra plus

5 net. De quoi est-ce la perspective ? Que filme la caméra ?

6 R. : Ce que vous voyez ici, ce sont les toits en face de nous, les toits

7 des bâtiments contigus à l’école qui servait de camp de transit;

8 elle était remplie de monde, et ce que nous voyons, c’est le village

9 d’où ces gens étaient venus. C’est un coteau, cette sorte de partie

10 bleue, turquoise, c’est un coteau, et c’est en Bosnie-Herzégovine

11 parce que nous sommes tellement proches de la frontière. Nous voyons

12 le village qu’avaient dû quitter les gens qui avaient établi un

13 campement dans l’école, le village où ils avaient vécu, il s’appelle

14 Sepak. Il était si proche qu’ils pouvaient le voir depuis l’endroit

15 où ils avaient dû camper.

16 Q. : De quel groupe ethnique ces personnes étaient-elles originaires, ces

17 personnes qui venaient de ce village et à qui vous avez parlé ?

18 R. : C’étaient tous des Musulmans.

19 Q. : Quelles étaient les personnes qui dirigeaient le camp ?

20 R. : C’était la police de la République de Serbie plutôt que les Serbes de

21 Bosnie vêtus d’un uniforme bleu. Cet endroit était en Serbie.

22 Q. : Si nous pouvons continuer à faire avancer la vidéo et avec le son.

23 Madame et messieurs de la cour, il semble que le son est meilleur en

24 fait lorsque l’on porte le casque.

25 (On passe l’extrait de la bande vidéo)

Page 2306

1 Si vous pouviez arrêter la bande ici, s’il vous plaît ? Ce monsieur,

2 M.Vulliamy, est l’une des personnes interviewées par le groupe de

3 journalistes qui sont venus à Loznica ce jour-là ?

4 R. : Oui. Je devrais dire que ce document a été filmé par l’équipe de ITV

5 avec qui j’étais à Belgrade. Ils étaient allés là-bas la veille, le

6 1er août.

7 Q. : La dame qui parle à cet homme, ce serait Penny Marshal, l’une des

8 journalistes qui vous accompagnaient lors de ce voyage ?

9 R. : C’est ma collègue, Penny Marshal de ITV, oui.

10 Q. : L’homme a parlé du village de Subotica. Ils étaient censés être

11 emmenés au village de Subotica. Où se trouve Subotica ?

12 R. : Subotica se trouve juste dans le nord de la Serbie, non loin de la

13 frontière hongroise.

14 Q. : Les personnes que vous interrogiez vous ont-elles répété cette

15 histoire ?

16 R. : Oh, oui, tout à fait, on leur avait tous dit la même chose. On leur

17 avait dit qu’ils allaient partir -- ils disaient qu’on leur avait

18 dit qu’ils allaient partir pour Subotica et de là pour l’Allemagne

19 ou l’Autriche. On leur avait dit tout à fait la même chose, si je

20 peux dire, qu’aux gens de Sanski Most qui se trouvaient dans le

21 convoi dans lequel j’étais, ce que, vous savez, "les papiers sont en

22 ordre, vous allez partir pour l’Allemagne ou l’Autriche". C’est ce

23 que l’on avait dit également à tous ceux à qui j’ai parlé ici.

24 Q. : La description qui va suivre est celle que cet homme donne de ce qui

25 s’est passé et de ses impressions sur ces événements, cadre-t-elle

Page 2307

1 bien avec les interviews, toutes les interviews, qui ont été

2 réalisées à Loznica ?

3 R. : Oui, en effet, tout à fait.

4 Q. : Si nous pouvions passer le reste de la cassette avec le son ?

5 PRESIDENT DE LA CHAMBRE : Y a-t-il une objection à la pièce à conviction

6 nº184 ?

7 M. KEEGAN : J’avais l’intention de demander de verser ce document au

8 dossier à la fin, à la fin --

9 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Après que nous avons tout vu ?

10 M. KEEGAN : -- de cet extrait, oui.

11 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : D’accord, très bien.

12 (On passe la vidéocassette)

13 Merci. Si vous pouviez arrêter la cassette ici ? Je voudrais verser au

14 dossier cet extrait de la cassette, Madame la Présidente,

15 maintenant.

16 M. WLADIMIROFF : Pas d’objection, Madame la Présidente.

17 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : La pièce à conviction 184 est acceptée.

18 M. KEEGAN (Au témoin) : M. Vulliamy, vous êtes-vous rendu vous-même dans

19 le village de Zepa en Bosnie-Herzégovine ?

20 R. : Oui. J’ai interviewé un homme plus âgé qui pouvait aussi voir sa

21 maison depuis le camp. Il a essayé de me la montrer. En fait, il

22 lançait le même genre de défi que ce jeune homme. Il disait : "Vous

23 pouvez aller jusqu’à ma maison, moi pas". Alors j’ai dit : "Eh bien,

24 d’accord, j’y vais".

25 Q. : Y êtes-vous allé en réalité ?

Page 2308

1 R. : Oui.

2 Q. : Comment êtes-vous allé au village de Zepa ?

3 R. : Très facilement. Mon traducteur et guide disait de prendre la voiture

4 jusqu’à un petit pont, là il y a moyen de traverser la rivière qui

5 était aussi la frontière entre la Serbie et la Bosnie-Herzégovine.

6 Il disait que ce serait plus facile de garer la voiture et de

7 traverser à pied, et c’est ce que nous avons fait. Personne n’a

8 demandé à voir quoi que ce soit; nous avons simplement traversé à

9 pied.

10 Q. : Lorsque vous avez traversé la frontière, vous a-t-on demandé de

11 montrer une pièce d’identité quelconque ?

12 R. : Aucune, rien du tout, non, nous avons simplement traversé à pied.

13 Q. : Est-ce qu’on arrêtait des gens afin qu’ils montrent une pièce

14 d’identité ?

15 R. : Pas d’après ce que j’ai pu voir, non. La plupart des gens qui

16 circulaient dans les deux sens étaient des militaires et on ne leur

17 demandait pas de montrer une pièce d’identité quelconque.

18 Q. : Quand vous dites "militaires", pouvez-vous décrire le genre

19 d’uniforme qu’ils portaient ?

20 R. : La plupart d’entre eux portaient l’uniforme de la JNA, l’Armée

21 populaire yougoslave.

22 Q. : Comment avez-vous reconnu cet uniforme ?

23 R. : Eh bien, je le connaissais bien depuis la guerre en Croatie -- eh

24 bien, en effet, depuis le/s/ jour/s/ précédent/s/. Je veux dire,

25 c’était un uniforme qui m’était familier à l’époque.

Page 2309

1 Q. : Quels écussons portaient-ils sur leur uniforme ?

2 R. : Certains d’entre eux portaient encore la vieille étoile rouge qui

3 datait de l’époque communiste, un ou deux, sur la partie avant de

4 leur casque, lorsqu’ils avaient des casques, ou sur d’autres parties

5 de leur uniforme. Certains n’avaient pas d’écussons et certains

6 avaient les écussons, qui commençaient à apparaître, de la nouvelle

7 Serbie, si vous voulez, la Serbie post-yougoslave, qui était un

8 aigle, un aigle à deux têtes.

9 Q. : Quel genre d’activités se déroulaient le long de la frontière et à

10 travers celle-ci ?

11 R. : Eh bien, comme je l’ai dit, la majorité des personnes qui circulaient

12 dans les deux sens étaient des militaires, même s’il y avait

13 quelques civils qui circulaient également dans les deux directions.

14 Loznica était à cette période-là une ville en grande partie

15 militarisée. J’ai décrit hier l’atmosphère qui régnait dans les

16 villes de Sid et de Bogojevo dans l’est de la Serbie non loin de la

17 frontière croate, et ici, nous retrouvions à Loznica une ambiance

18 assez semblable. On voyait beaucoup de camions, de soldats qui

19 traînaient autour des cafés, des cours où étaient garés des

20 véhicules militaires, et des militaires qui circulaient, qui

21 allaient et venaient, certains soldats à pied, d’autres à bord de

22 voitures privées, d’autres à bord de minibus.

23 Q. : Avez-vous vu que l’on transportait du matériel militaire et que des

24 hommes traversaient la frontière et passaient de la République de

25 Serbie en Bosnie-Herzégovine ?

Page 2310

1 R. : Oui, à cette occasion, je n’ai pas vu de chars lourds ou quoi que ce

2 soit mais, oui, des petits véhicules blindés allaient et venaient,

3 oui, et, la plupart du temps, ils venaient du côté serbe et ils

4 allaient du côté bosniaque.

5 Q. : Avez-vous parlé à l’un de ces soldats de ce qu’ils faisaient dans

6 cette région, et des objectifs de ces mouvements de troupes et de

7 ces transports de matériel militaire ?

8 R. : De façon vraiment anecdotique. Je ne voulais pas attirer l’attention

9 sur ma personne. Je ne me sentais pas particulièrement en sécurité,

10 en dépit de la facilité avec laquelle nous avions traversé la

11 frontière. C’est pourquoi c’était en quelque sorte assez joyeux,

12 vous savez : "Depuis combien de temps êtes-vous ici ?" Ils

13 répondaient : "Oh, quelques jours". "Tout va bien ?" "Oui, c’est

14 calme ici à présent"; ce genre de plaisanterie. Je n’ai eu aucune

15 conversation poussée avec eux. Je ne voulais pas particulièrement

16 attirer l’attention sur moi à cette occasion.

17 Q. : Aviez-vous une idée claire de qui avait le contrôle de la région ?

18 R. : Très claire, en effet, c’était l’Armée populaire yougoslave, les

19 soldats.

20 Q. : Tous ces soldats, sans tenir compte des écussons qu’ils portaient à

21 ce moment-là, vous semblaient-ils agir comme s’ils faisaient partie

22 d’un seul groupe ?

23 R. : Oui, je veux dire, il n’y avait aucune raison de croire qu’ils ne

24 faisaient pas partie d’un groupe. Ils étaient -- certains d’entre

25 eux étaient, en quelque sorte, ils patrouillaient de manière assez

Page 2311

1 informelle, d’autres attachaient des drapeaux aux réverbères dans le

2 village de Sepak que nous avions fini par atteindre, oui.

3 Q. : Dans les régions où le matériel était entreposé et où les hommes

4 étaient cantonnés, les personnes qui portaient tous les différents

5 types d’écussons travaillaient-elles ensemble sans distinction ?

6 R. : Oui, je veux dire que les hommes, pour autant que je puisse en

7 déduire, étaient cantonnés et les opérations étaient, en quelque

8 sorte, basées à Loznica, du côté serbe, je veux dire que, tout le --

9 je n’étais pas là depuis longtemps, mais depuis assez longtemps pour

10 comprendre que tout le, pour ainsi dire, l’entretien des véhicules,

11 ce genre de choses -- je suis désolé d’utiliser un tel jargon à ce

12 propos /sic/, mais, vous savez, le pot du soir, c’est tout ce qui se

13 passait à Loznica du côté serbe. Sepak n’était qu’un petit village,

14 c’est pourquoi je ne pense pas que beaucoup de soldats restaient là-

15 bas.

16 Q. : Qui gardait le vrai camp de Loznica ?

17 R. : La police serbe.

18 Q. : Portaient-ils l’uniforme ordinaire de la police ?

19 R. : Oui, ils portaient un uniforme bleu.

20 Q. : Qui, selon les dires des gens que vous avez interviewés dans le camp,

21 les avait emmenés dans ce camp ?

22 R. : Des soldats de -- en fait, l’endroit d’où ils venaient n’était pas

23 très clair. Je veux dire que, ils disaient juste que "l’armée", "les

24 soldats" étaient arrivés. Lorsque je suis arrivé dans le village,

25 nous avons vu qu’il y avait eu des coups de feu à travers certaines

Page 2312

1 des maisons, mais ils parlaient juste de "soldats", de "l’armée",

2 des "militaires".

3 Q. : Vous vous êtes en fait rendu au village de Sepak vous-même ?

4 R. : Oui.

5 Q. : Avez-vous trouvé la maison du vieil homme ?

6 R. : Je suis pratiquement sûr que oui. Sa description correspondait

7 approximativement à ce que j’ai trouvé, oui.

8 Q. : Y avait-il quelqu’un qui vivait dans cette maison ?

9 R. : Oui.

10 Q. : Qui ?

11 R. : Une famille serbe de Bosnie, originaire des faubourgs de Sarajevo,

12 d’un faubourg appelé Gobavica, qui affirmait que leur maison était

13 sur la ligne du front et qu’elle avait été détruite et qu’ils

14 avaient été relogés à Sepak.

15 Q. : Ont-il fait des commentaires sur l’ancien propriétaire de la maison,

16 commentaires qu’ils vous ont demandé de rapporter ?

17 R. : Ils ne semblaient pas inquiets outre mesure. Lorsque j’ai parlé de

18 l’ancien propriétaire de la maison, il a demandé à un de ses

19 compagnons -- si je pouvais juste faire une parenthèse pour plus de

20 précision -- dans le camp de Loznica, ou le camp de transit, une

21 partie était réservée aux Musulmans, une autre aux Serbes. Je

22 m’empresse d’ajouter que les Serbes avaient des lits et que les

23 Musulmans n’en avaient pas. A ce moment-là, il y avait également des

24 réfugiés serbes. Ils en logeaient également dans cet endroit.

25 En tout cas, cet homme a demandé à l’un des Serbes, pour ainsi dire,

Page 2313

1 de l’autre côté du camp de téléphoner à sa maison pour voir s’il y

2 avait quelqu’un là-bas. Il a téléphoné, il y avait quelqu’un et, si

3 vous m’excusez pour l’anecdote, le message qu’il fallait lui

4 transmettre était de lui demander s’il pouvait rappeler un jour pour

5 lui expliquer le fonctionnement de la machine à laver. Ainsi, j’ai

6 su qu’il y avait déjà quelqu’un là-bas. C’était une famille serbe de

7 Sarajevo.

8 Ils ne semblaient pas trop se préoccuper des anciens habitants de la

9 maison qui étaient partis, même s’ils disaient, en quelque sorte :

10 "Oui, c’est dommage, c’est bien dommage", mais ils disaient : "Ce

11 n’est pas un crime ni un vol du tout parce que notre maison a sauté

12 sous les feux musulmans à Sarajevo, nous avons donc une maison

13 musulmane en retour". Ils n’étaient pas vraiment perturbés et ils

14 appréciaient ce que l’ancien propriétaire avait bricolé.

15 Q. : Après avoir quitté Loznica, était-ce le voyage d’où vous êtes ensuite

16 allé à Omarska et à Trnopolje ?

17 R. : Oui, c’était le même chapitre, pour ainsi dire. Nous étions à Omarska

18 dans les quelques jours qui ont suivi.

19 Q. : L’aspect suivant du nettoyage ethnique, comme vous l’appelez, que

20 vous avez vécu, vous dites que c’était à Jajce à l’automne 1992.

21 Pourriez-vous décrire ce dont vous avez été témoin à Jajce et quand

22 était-ce ?

23 R. : Oui, c’était pendant la période entre septembre et octobre 1992.

24 Jajce était une petite ville qui attirait les touristes, située au

25 nord-ouest de Travnik. Elle était sous le contrôle de l’alliance des

Page 2314

1 Croates et des Musulmans qui avait été conclue à l’époque, et reliée

2 à Travnik par une espèce de cordon ombilical, un corridor, par

3 lequel on pouvait se rendre à Jajce. J’ai essayé plusieurs fois d’y

4 aller, mais, chaque fois, j’ai été repoussé par des fusillades de

5 l’autre côté de ce corridor dont la largeur ne dépassait pas 500

6 mètres environ, c’est pourquoi je n’ai en fait jamais atteint Jajce

7 mais j’en ai été très proche, et ce corridor était encombré de

8 véhicules qui avaient dû quitter la route à cause des fusillades,

9 quelques ambulances et cetera.

10 Q. : Pouvez-vous nous indiquer sur la carte l’endroit exact où vous êtes

11 arrivé ?

12 R. : C’est ici que se trouve Jajce. A présent sur cette carte qui est

13 actuellement sous l’autorité de la Fédération croato-musulmane, mais

14 à cette époque-là, la ligne était une sorte de, ici comme là à ce

15 moment-là, mais il y avait, c’était assez remarquable, une espèce de

16 cordon reliant Jajce qui était isolée sur un promontoire, pour ainsi

17 dire, du territoire de la Fédération, ici.

18 Ainsi, on s’était frayé un passage à travers ce corridor, uniquement

19 la nuit, bien sûr, et c’est là que toutes les fusillades éclataient

20 et que tous les véhicules accidentés se trouvaient.

21 Q. : Vous étiez donc quelque part dans ce corridor ?

22 R. : Oui, nous sommes remontés par là, nous y avons passé la nuit, nous

23 sommes peut-être revenus avant qu’il ne fasse jour, et finalement la

24 ville est tombée sous des bombardements dévastateurs, semble-t-il,

25 et les gens qui défendaient la ville furent incapables de la

Page 2315

1 défendre plus longtemps.

2 L’évacuation fut ordonnée, et nous avons croisé les habitants que

3 l’on évacuait -- environ à mi-chemin entre Travnik et Jajce. Ils ont

4 commencé par un endroit appelé Karaula, à mi-distance dans le

5 corridor et ce fut un spectacle marquant. En tout, 50 000 personnes

6 (nous les avons comptées plus tard) se frayaient un chemin le long

7 des sentiers, et avec eux, certains emmenaient des animaux, des

8 troupeaux de moutons; il y avait beaucoup de charrettes tirées par

9 des chevaux, du bétail, à côté de personnes âgées, des enfants, tout

10 le monde.

11 Ils étaient la cible des fusillades alors qu’ils se déplaçaient vers

12 la relative sécurité de Travnik. Je me souviens que dans l’après-

13 midi une soudaine chaleur venant de -- je veux dire, nous étions

14 dans, je suppose, un territoire théoriquement sûr en direction de,

15 vous savez, l’endroit vers lequel ces personnes se dirigeaient, et

16 un coup a éclaté de nulle part, et après, vous savez, quelqu’un qui

17 se trouvait sur une charrette avait été atteint au bras, un homme

18 relativement âgé; et on transportait des gens sur des brouettes et

19 cetera.

20 A ce moment-là, il devait y avoir 90 000 personnes ou même plus à

21 Travnik et dans les villages environnants qui étaient alors utilisés

22 pour cantonner les réfugiés, ajoutez à cela 50 000 personnes et

23 c’était tout un spectacle. Vers la fin de cet après-midi-là, ce

24 soir-là, je me souviens de chaque centimètre carré de la ville, on

25 avait fait camper les gens avec les animaux, les poulets, l’armée

Page 2316

1 vaincue. A cette époque-là, j’ai écrit que -- excusez-moi d’utiliser

2 un tel langage, cela ressemblait à un extrait de Tolstoï,

3 sincèrement, ce paysage de fumée et d’animaux et de chaos total.

4 Plus tard dans la nuit, il a commencé à pleuvoir très violemment et

5 nous, certains d’entre nous, nous sommes rassemblés pour essayer de

6 trouver des abris pour les gens. Le HCR avait un peu de personnel

7 là-bas -- très peu. La Croix-Rouge, je pense, arrivait, et les gens

8 essayaient de trouver des endroits où s’abriter.

9 Les obus ont alors commencé à tomber depuis ce qui était devenu à ce

10 moment-là une nouvelle ligne de front parce que, comme le corridor

11 était tombé, les fusils s’étaient déplacés vers le haut ce jour-là,

12 ou du moins, on avait remonté les mortiers. Je me souviens que cette

13 journée s’est terminée en quelque sorte par, pour retourner le

14 couteau dans la plaie, ils ont commencé à bombarder les endroits où

15 les réfugiés campaient dans les rues de la ville. Certains furent

16 blessés. Je me souviens que des gens couraient pour échapper au

17 bombardement d’artillerie qui a duré pendant 20 minutes environ.

18 Q. : Les personnes qui venaient de Jajce ont-ils décrit ce qui s’était

19 passé au cours des derniers jours de la ville ?

20 R. : Oui, ils décrivaient qu’ils avaient vécu surtout dans les caves au

21 cours des derniers jours. Ils racontaient que lorsque des vivres

22 étaient arrivés, après avoir remonté le corridor, ils étaient sortis

23 faire la queue pour obtenir des vivres et que les gens qui faisaient

24 la queue pour avoir à manger avaient été attaqués. Ils racontaient

25 qu’il leur était impossible de rester là-bas un jour de plus. Les

Page 2317

1 soldats racontaient que la défense de la ville était intenable.

2 Ce dont je me souviens le plus, c’est que les gens racontaient

3 qu’ils avaient vu leur maison se faire toucher, ou qu’un homme

4 racontait qu’il avait vu sa maison en feu lorsqu’il l’avait quittée.

5 Les gens racontaient qu’ils avaient escaladé des talus boueux. Ils

6 racontaient leur retrait de la ville en feu. Un homme racontait

7 qu’il avait vu un homme qui avait été atteint à la tête devant lui,

8 au moment où il avait battu en retraite. C’étaient des récits

9 consternants, consternants.

10 Q. : Suite à votre voyage en octobre, le C.I.C.R. a-t-il publié un

11 document relatant cette opération précise le lendemain ?

12 R. : Oui, je me souviens qu’ils sont arrivés à Travnik et je me rappelle

13 leur compte rendu des événements.

14 M. KEEGAN : Pourriez-vous attribuer à ce document le nº185 et ensuite le

15 montrer au témoin, s’il vous plaît ? (La pièce à conviction nº185

16 est transmise au témoin)

17 (Au témoin) : M. Vulliamy, reconnaissez-vous ce document ?

18 R. : Oui, c’est le communiqué de presse qu’ils ont publié, en fait, au

19 cours de la chute de la ville. C’était après les premiers jours où

20 il y avait plus de gens encore sur les routes, sur ces lignes de

21 front nouvellement établies, beaucoup plus proches de la ville même

22 de Travnik, ces gens que nous attendions.

23 Q. : Pourriez-vous placer ce document sur le rétroprojecteur, s’il vous

24 plaît, pour que la Cour puisse le voir ?

25 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Y a-t-il une objection à la pièce à conviction

Page 2318

1 nº185 ?

2 M. WLADIMIROFF : Non, madame la Présidente.

3 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : La pièce à conviction est versée au dossier.

4 M. KEEGAN : Ce premier paragraphe qui décrit le nombre de personnes

5 arrivant de Jajce et le fait qu’il n’y avait plus d’abris à Travnik

6 à ce moment-là ?

7 Q. : Oui, c’est correct, c’est exact. Ils étaient, c’est évident, mieux

8 placés que nous pour connaître le nombre exact, mais tout ce que

9 peux dire, c’est que, aussi bien à l’extérieur de la ville, sur les

10 routes, ou sur les sentiers de montagne comme je devrais les appeler

11 pour être exact, que parmi les gens qui arrivaient dans la ville, il

12 y avait énormément, énormément de gens. Je veux dire que notre

13 convoi de 1600 personnes avait semblé être assez immense; ici, nous

14 assistions à l’un des exodes les plus massifs de la guerre. Je vois

15 que le C.I.C.R. a estimé le nombre total à quelque chose comme

16 50 000 en tout ou 30 000 à Travnik au moment où ils ont rédigé ce

17 document, et qu’ils s’attendaient à ce qu’il y en ait encore 20 000

18 qui -- qui arriveraient et qui partiraient sur la route. Ce chiffre

19 correspondait environ à la population de la ville à cette période,

20 composée d’habitants et également de réfugiés originaires des

21 environs, y compris de la région de Prijedor, qui avaient fui

22 jusqu’à cette ville, Jajce, et également jusqu’à Travnik.

23 Q. : Au cours de cette même période, en octobre et novembre 1992, y avait-

24 il, outre ce que vous avez vécu dans la région de Jajce,

25 continuellement des déclarations émanant du C.I.C.R. et du Haut

Page 2319

1 Représentant de la Commission des droits de l’homme à propos de la

2 poursuite du nettoyage ethnique et des mauvais traitements dont les

3 non-Serbes étaient victimes dans la région de Banja Luka/Prijedor ?

4 R. : Oui, elles /, ces déclarations,/ étaient fréquentes, et /émanaient/

5 surtout de la deuxième source que vous avez citée, la Commission des

6 droits de l’homme des Nations Unies.

7 M. KEEGAN : Pourriez-vous enregistrer les deux documents suivants, s’il

8 vous plaît ? Ce seront les pièces à conviction 186 et 187.

9 (Au témoin) : M. Vulliamy, si vous pouviez les examiner un par un et

10 les placer ensuite sur le rétroprojecteur, s’il vous plaît ?

11 Reconnaissez-vous le document nº186 ?

12 R. : Oui, il s’agit d’un homme appelé Beat Schweizer. C’est le chef de la

13 Croix-Rouge, du bureau du Comité international de la Croix-Rouge qui

14 avait été installé à Banja Luka depuis la fin du mois de juin, et il

15 accorde une interview à la radio autrichienne qui est, je crois, ---

16 -

17 Q. : Pourriez-vous placer ce document sur le rétroprojecteur, s’il vous

18 plaît ?

19 R. : Oui, bien sûr.

20 Q. : Dans cet article particulier, il décrit les conditions dont il a

21 connaissance dans le camp de Trnopolje ?

22 R. : Oui, il commence par parler du camp qui, comme nous le savions à

23 l’époque, était un endroit où les gens originaires de la région de

24 Banja Luka avaient été rassemblés, et il dit que ce camp commence à

25 échapper au contrôle.

Page 2320

1 M. KEEGAN : Madame la Présidente, je voudrais présenter la pièce à

2 conviction nº186.

3 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Y a-t-il une objection ?

4 M. WLADIMIROFF : Pas d’objection.

5 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : La pièce à conviction nº186 est versée au

6 dossier.

7 M. KEEGAN (Au témoin) : A présent, la pièce à conviction suivante, nº187.

8 Reconnaissez-vous ce document ?

9 R. : Oui, c’est un rapport de l’Agence France Presse qui rend compte de

10 l’un des nombreux rapports établis par Tadeuz Mazowiecki qui était

11 le Haut Représentant de la Commission des droits de l’homme des

12 Nations Unies.

13 Q. : Si vous pouviez placer ce document sur le rétroprojecteur ?

14 R. : C’était l’un des nombreux articles qui parlaient du nettoyage

15 ethnique et qui, dans ce cas, le dénonçaient.

16 Q. : Il a été publié après sa visite au camp de Trnopolje ?

17 R. : Oui.

18 Q. : Dans lequel il décrivait les circonstances comme il les avait vues ?

19 R. : Oui.

20 M. KEEGAN : Madame la présidente, je voudrais présenter la pièce à

21 conviction nº187.

22 M. WLADIMIROFF : Pas d’objection.

23 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : La pièce à conviction nº187 est versée au

24 dossier.

25 M. KEEGAN : Si vous pouviez déplacer le document jusqu’en bas, s’il vous

Page 2321

1 plaît ?

2 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Le document 187 explique-t-il pourquoi les 100

3 à 200 000 personnes environ dont on parle dans le document 186

4 désiraient quitter cet endroit, M. Vulliamy ? Comprenez-vous ma

5 question ?

6 R. : Oui, je comprends. Le document 187 concerne le camp de Trnopolje qui

7 fut découvert au cours de l’été 1992. Ce que cela signifie, pour

8 ainsi dire, à ce stade du débat, c’est que c’était à Trnopolje que

9 beaucoup de gens furent amenés depuis leurs maisons et leurs

10 villages ou, en fait, ils fuyaient leurs maisons et leurs villages

11 parce que leurs maisons et leurs villages étaient réduits en cendres

12 ou étaient la cible des obus, et de là, à cette période, les gens

13 étaient envoyés dans ces convois dont nous parlons. Trnopolje est

14 donc, pour ainsi dire, l’étape, était à cette période l’étape, le

15 camp de transit, l’endroit où venaient des personnes, à cause de

16 différentes circonstances dans la région de Prijedor (dont nous

17 parlerons peut-être plus tard) pour des raisons variées et, ensuite,

18 elles étaient soit conduites à travers les montagnes (comme nous le

19 fûmes) jusqu’à Travnik, soit amenées là-bas, comme cela s’est passé

20 plus tard, par la Croix-Rouge. Trnopolje était, si vous voulez,

21 l’endroit de répartition pour ce processus, ou l’un d’entre eux --

22 ou un parmi tant d’autres, devrais-je dire.

23 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Excusez-moi, M. Keegan, je ne veux pas vous

24 interrompre. A nouveau, je pense que mon intérêt est vraiment de

25 savoir ce qui s’est passé pendant la guerre et il se peut que les

Page 2322

1 gens aient désiré partir pour un certain nombre de raisons. Je

2 voudrais savoir quel est le rapport entre les documents 186 et 187

3 et, si oui ou non, il s’agissait d’une expulsion forcée ou d’un

4 désir, à nouveau, de la part des gens de partir, mais je pense que

5 le témoin a expliqué ceci.

6 M. KEEGAN : Oui, Madame la Présidente, et je pense également que, si la

7 cour considère que cette pièce à conviction va dans le sens des

8 autres témoignages donnés par les autres témoins qui ont comparu

9 auparavant et qui ont décrit quels événements se déroulaient dans la

10 région durant cette période. (Au témoin) : M. Vulliamy, si nous

11 pouvions à présent passer à la situation suivante que vous nous avez

12 indiquée et dont vous avez été témoin, c’était dans la région de la

13 poche de Bihac.

14 R. : Oui, Bihac était importante pour plusieurs raisons. Elle a été

15 décrite par les Nations Unies parce que c’était cette poche, il y

16 avait une partie de territoire sous contrôle serbe, Prijedor, Banja

17 Luka, cette région, reliée à la Serbie de manière très floue par un

18 corridor. Ensuite, il y avait, si je peux m’exprimer ainsi, la

19 partie croate serbe, la Krajina en Croatie où vivaient les Serbes.

20 Ainsi, Bihac était, comme l’ont dit les soldats des Nations Unies,

21 une épine dans le pied dans cette partie de territoire que les

22 Serbes désiraient, qu’ils avaient en fait, mais ils la désiraient,

23 cette poche était vraiment une épine dans le pied, comme disaient

24 les soldats. Cette région a été soumise à des attaques

25 particulièrement dévastatrices à diverses étapes de la guerre et,

Page 2323

1 ce qui est tout aussi important, c’était encore un autre dépotoir

2 parce que la région était voisine de la région de Prijedor. C’était

3 un autre endroit, encore un autre endroit, comme nous nous en sommes

4 rendus compte quand nous y sommes allés, où les déportés, les

5 réfugiés, les gens fuyaient, les gens en fuite, les gens forcés de

6 fuir, peu importe les mots que nous utilisons pour les désigner. Il

7 y a deux endroits dont j’aimerais parler, si vous me le permettez.

8 Q. : Oui, vous avez d’abord parlé de Bosanska Krupa.

9 R. : Bosanska Krupa était l’un des endroits les plus effrayants où je suis

10 allé pendant toute la guerre. Bosanska Krupa était située juste au

11 bord de l’Una, rivière qui marquait la frontière entre la poche de

12 Bihac, sous contrôle musulman, et le territoire contrôlé par les

13 Serbes, et les deux camps, si c’est là le mot juste, n’étaient

14 séparés que par la largeur de la rivière.

15 Q. : Comment êtes-vous allé dans cette ville ?

16 R. : Nous avons marché longtemps, très longtemps. Nous sommes allés en

17 voiture à un endroit appelé Cazim, non loin de là, et nous avons

18 ensuite descendu un coteau, ou à certains endroits, nous avons

19 descendu la colline en courant car les tireurs embusqués nous

20 voyaient et nous tiraient dessus, jusqu’à la ville qui était dans le

21 creux de la vallée, à côté de la rivière.

22 Q. : Qu’avez-vous trouvé lorsque vous êtes arrivés dans ce village ?

23 R. : C’était un champ de tir.

24 Q. : Que voulez-vous dire ?

25 R. : Les Nations Unies ne s’étaient pas rendues dans cette région. A ce

Page 2324

1 moment-là, la Croix-Rouge n’y était pas allée non plus. C’était en

2 septembre 1992, la première fois que j’y suis allé. Aucun

3 ravitaillement n’y avait été amené et les gens se nourrissaient des

4 fruits qu’ils avaient fait pousser dans les arbres et de ce qu’ils

5 avaient cultivé dans leur jardin.

6 Q. : Comment récoltaient-ils ces fruits ?

7 R. : Ils les arrachaient juste et l’endroit était -- je m’empresse

8 d’ajouter qu’il y avait également de nombreux réfugiés qui venaient

9 de la région de Prijedor et qui vivaient là également, après avoir

10 traversé la rivière pour fuir le territoire serbe. Ce que les gens

11 devaient faire -- je devrai expliquer ceci, en quelque sorte, avec

12 des gestes et avec des mots, si vous me le permettez -- c’est que

13 pour sortir n’importe où dans la ville, les maisons étaient juste au

14 bord de la rivière, il fallait se cacher derrière une maison, courir

15 jusqu’à la maison suivante et, pendant ce temps, "tack, tack", les

16 tireurs embusqués vous tiraient dessus. (Le témoin fait des gestes)

17 On courait et on s’arrêtait, et puis on recommençait à courir

18 jusqu’à la maison suivante. Voilà comment les gens se déplaçaient

19 dans la ville. Voilà comment nous nous déplacions dans la ville.

20 Nous avons demandé combien de personnes avaient été tuées à ce

21 moment-là. On nous a dit qu’il y en avait eu 56 au cours des deux

22 semaines précédant notre visite.

23 Q. : Combien de forces armées de l’Armée bosniaque résidaient dans cette

24 ville ?

25 R. : Je ne sais pas, mais il y en avait très peu. Je veux dire qu’il y

Page 2325

1 avait quelque chose qui s’appelait un poste de police qui était en

2 fait une maison et il y avait environ, je suppose, à peu près, 20 à

3 50 soldats qui traînaient là.

4 Q. : Quel type d’armes avaient-ils ?

5 R. : Ils en avaient très peu -- des fusils, quelques mitrailleuses.

6 Q. : A quel groupe ethnique appartenaient tous les gens que vous avez

7 rencontrés dans ce village ?

8 R. : Ils étaient tous musulmans et il y avait un Croate.

9 Q. : Avez-vous également pu savoir, à l’occasion, quelles étaient les

10 forces alignées de l’autre côté de la rivière ?

11 R. : Eh bien, c’était l’armée bosno-serbe et c’était très facile de se

12 rendre compte des armes qu’ils avaient quand on voyait ce qui

13 commençait à tomber sur Bosanska Krupa à la tombée de la nuit.

14 Q. : Qu’était-ce ?

15 R. : Des mortiers et des obus.

16 Q. : Dans quelles conditions les habitants de cette ville vivaient-ils ?

17 R. : Terrifiantes. Ils vivaient dans leur cave, lorsqu’ils en avaient une.

18 Un homme avait une cave dans laquelle il entassait beaucoup de gens,

19 dans laquelle il proposait de caser les gens, les voisins, lorsque

20 les bombardements étaient particulièrement intensifs; sinon, ils

21 restaient simplement dans leur maison. Certaines maisons ont été

22 détruites, de toute évidence, et les gens vivaient, en quelque

23 sorte, à l’ombre des murs calcinés, comme nous les appellerions, des

24 murs qui étaient les vestiges de leur maison.

25 Q. : Combien de temps avez-vous passé dans cette ville ?

Page 2326

1 R. : Deux jours.

2 Q. : A ce moment-là, les tirs embusqués étaient-ils incessants, comme vous

3 nous l’avez expliqué ?

4 R. : Oui, pendant la journée, c’étaient les tirs embusqués et ce mortier

5 bizarre qui tombait et ensuite, dans la soirée, ce qui tombait était

6 plus lourd.

7 Q. : Comment êtes-vous sorti de cette ville ?

8 R. : Nous avons joué au chat et à la souris. Nous courions entre les

9 maisons et, oui, les balles, vous savez, on les entendait siffler à

10 côté de nous. Ensuite nous avons dû remonter le sentier en courant

11 pour sortir de la ville, ce qu’avaient fait les habitants de

12 l’endroit qui étaient en bonne santé, par définition, en laissant

13 derrière eux les personnes les plus âgées qui représentaient une

14 partie disproportionnée de la population parce que, évidemment, ils

15 étaient incapables de courir pour remonter la colline.

16 Q. : Etait-ce la seule manière de sortir ou d’entrer dans le village à

17 cette époque-là ?

18 R. : C’était le seul itinéraire praticable. Il y avait une route qui

19 descendait à Bihac et sur laquelle les Nations Unies ont finalement

20 réussi à se frayer un chemin plus tard, mais descendre cette route

21 en voiture était suicidaire à ce moment-là.

22 Q. : Comment cet itinéraire se compare-t-il à celui qui consistait à

23 remonter la colline en courant ?

24 R. : C’était beaucoup plus sûr de remonter la colline en courant que de

25 descendre la route en voiture, sans parler de la descendre à pied,

Page 2327

1 parce que la route contournait la rivière et vous étiez juste, je

2 veux dire, vous étiez complètement exposé; vous n’auriez pas eu une

3 seule chance de vous en sortir.

4 Q. : De Bosanska Krupa, vous êtes-vous rendu dans la ville même de Bihac?

5 R. : Oui, en effet.

6 Q. : Pouvez-vous décrire la situation que vous avez découvert là-bas ?

7 R. : Bihac, comme Travnik, était pleine de réfugiés, pour la plupart

8 originaires de la région de Prijedor/Banja Luka. Je me souviens, en

9 particulier, d’un groupe de gens qui vivaient dans un réseau de

10 tunnels et de caves souterraines que l’armée allemande avait creusé,

11 construit au cours de la Seconde Guerre mondiale. Les bombardements

12 étaient en effet très abondants, et, un après-midi, nous nous sommes

13 réfugiés dans un de ces tunnels. Je me souviens, comme mes yeux

14 s’habituaient à l’obscurité, d’un spectacle assez extraordinaire,

15 ces gens qui mangeaient de la soupe ou qui étaient couchés sur des

16 lits de fortune dans ces tunnels, la plupart d’entre eux étaient des

17 personnes âgées, certains venaient de Bihac, la majorité d’entre eux

18 venaient de Prijedor et des villages environnants et ils avaient fui

19 dans cette ville.

20 Q. : Dans quelles conditions vivaient-ils dans ces tunnels ?

21 R. : Dans des conditions très difficiles, sur le plan physique comme sur

22 le plan psychologique. Il faisait noir tout le temps. Ils recevaient

23 de la nourriture. Ils envoyaient des gens dehors pour aller chercher

24 des vivres auprès des organisations humanitaires. Ils marmonnaient.

25 C’étaient des gens qui étaient trop terrifiés. Pour la plupart,

Page 2328

1 c’étaient des personnes âgées qui étaient simplement trop effrayées

2 pour sortir. J’ai longuement interviewé une vieille dame, elle avait

3 environ quatre-vingts ans, elle se rappelait la Seconde Guerre

4 mondiale. Elle disait : "la guerre n’avait rien à voir avec ce que

5 nous vivons maintenant", et on avait l’affreuse impression qu’elle

6 allait finir ses jours là, dans ces souterrains. Ils étaient --

7 Q. : L’éclairage était-il suffisant dans ces tunnels ?

8 R. : Non, non, la lumière passait à travers des orifices situés dans la

9 partie supérieure des tunnels.

10 Q. : Chacun disposait-il d’une literie adéquate ?

11 R. : Eh bien, il y avait un endroit pour se coucher. Ils avaient construit

12 des espèces de couchettes très primitives pour quelques-unes des

13 personnes les plus âgées. Certains dormaient sur le sol. Non, ils ne

14 disposaient pas de literie adéquate. Ils avaient fait de leur mieux.

15 Q : Disposaient-ils d’eau courante ?

16 R. : Non.

17 Q. : Y avait-il des cuisines ?

18 R. : Non, ils avaient des espèces de réchauds de camping sur lesquels ils

19 préparaient de la soupe.

20 Q. : Parmi les personnes originaires de la région de Prijedor/Banja Luka,

21 avec lesquelles vous vous êtes entretenu, certaines vous ont-elles

22 indiqué qu’elles avaient quitté volontairement leur maison pour

23 vivre dans ces conditions ?

24 R. : Non, il y avait une jeune femme à qui nous avons parlé, c’était assez

25 habituel -- et pardonnez-moi d’évoquer ce détail -- lorsqu’elle a

Page 2329

1 compris qu’elle allait être interviewée par des étrangers, elle a

2 disparu, en quelque sorte, pendant 10 minutes et est revenue

3 maquillée, et j’ai pensé que c’était plutôt tragique, dans un sens.

4 Elle nous a raconté une histoire terrifiante : ils avaient mis le

5 feu à sa maison qui avait été complètement détruite, dans un village

6 proche de Prijedor. Elle nous a expliqué qu’ils avaient marché au

7 pas, elle disait que des soldats les avaient fait marcher au pas le

8 long de la route. Parfois, ils ouvraient le feu, disait-elle, mais

9 généralement ils se contentaient de leur dire : "Avancez, avancez,

10 avancez".

11 Elle nous a décrit comment elle-même et une de ses amies s’étaient

12 écartées de ce convoi à la nuit tombée et comment elles étaient

13 arrivées à travers bois à Bosanska Krupa, en fait. Là, les Serbes --

14 elle a dit que les Serbes les avaient gardées pour qu’elles fassent

15 du café, mais qu’ils les avaient ensuite autorisées à traverser la

16 rivière jusqu’à Bosanska Krupa. De là, elle s’était rendue à Bihac.

17 Voilà l’une des nombreuses histoires que nous avons entendues. Elle

18 vivait depuis dans ce tunnel. Je lui ai demandé : "Pourquoi vivez-

19 vous dans ce tunnel ? Vous êtes jeune, vous pourriez vivre dans la

20 ville". Elle m’a répondu : "J’ai trop peur des explosions pour

21 sortir. Je ne sors jamais".

22 Q. : Pendant que vous étiez à Bihac, avez-vous, en fait, assisté en

23 personne à une attaque menée par les forces de l’autre camp ?

24 R. : Oui, il y a eu plusieurs attaques, et on nous a tiré dessus alors que

25 nous descendions une route en voiture, depuis le côté croato-serbe

Page 2330

1 de la poche; les tirs venaient non pas du camp bosno-serbe, mais du

2 camp croato-serbe, et ceci a été confirmé par les Nations Unies, qui

3 ont précisé que ces pilonnages d’artilleries et ces tirs étaient

4 assez réguliers.

5 Je me souviens particulièrement d’une attaque dirigée contre

6 l’hôpital de Bihac où j’ai passé quelque temps. Un obus est tombé

7 sur l’hôpital et un homme qui se rétablissait suite à une attaque

8 précédente a été blessé sur son lit d’hôpital. En fait, il s’est

9 passé quelque chose d’encore plus mémorable dans cet hôpital. Une

10 fillette de sept ans est morte plus ou moins dans mes bras, bon, pas

11 dans mes bras, mais ma main était posée sur elle. On m’a raconté

12 qu’elle avait été touchée à la tête par un tireur embusqué tandis

13 qu’elle traversait son jardin en courant avec sa mère pour échapper

14 à une explosion. Un tireur embusqué l’avait touchée à la tête et sa

15 tête disparaissait sous les bandages et on ne pouvait pas très bien

16 voir son visage, disons.

17 Elle était inconsciente et le docteur m’a dit : "venez voir cette

18 fillette". Un photographe qui m’accompagnait a pris une photo. Ma

19 main était posée sur son épaule, et à ce moment-là, elle a eu une

20 sorte de frémissement et de secousse. Ce fut la panique, il y avait

21 des docteurs partout. Je me suis remis debout. Ils sont entrés et,

22 en fait, elle est morte à ce moment précis.

23 Q. : Vous nous avez dit que l’attaque à laquelle vous aviez assisté en

24 personne venait de la République serbe de Krajina. Pourriez-vous

25 nous montrer sur la carte l’endroit auquel vous faites référence,

Page 2331

1 s’il vous plaît, sur la pièce à conviction 181 ?

2 R. : La poche de Bihac se trouve ici. Ici se trouve ce que nous appelons

3 la Krajina bosniaque -- excusez-moi si je complique les choses --

4 voici la région de Prijedor/Banja Luka qui est sous le contrôle des

5 Serbes de Bosnie. Ici se trouve la partie désignée sur la carte

6 comme étant la Croatie, qui s’appelle la Krajina croate qui était à

7 cette époque contrôlée par les forces serbes de Croatie. Bien que la

8 plupart des attaques venaient logiquement du côté des Serbes de

9 Bosnie et étaient dirigées contre ce côté-ci, l’attaque à laquelle

10 j’ai assisté venait du côté croate, du côté des Serbes d’ici, du

11 côté croate et était dirigée contre la poche. Bihac est ici, et il y

12 a des routes et des localités le long de cette frontière.

13 Cette région était sous la tutelle des forces de maintien de la paix

14 des Nations Unies basées en Croatie à cette époque. J’ajouterais que

15 c’est avec un certain dédain que les observateurs militaires des

16 Nations Unies en poste à l’intérieur de Bihac ont confirmé que les

17 attaques venant de ce côté, venant de cette zone de sécurité

18 instaurée par les Nations Unies à l’intérieur de la Croatie sous

19 contrôle serbe, étaient assez régulières.

20 M. KEEGAN : Pourriez-vous enregistrer ce document comme étant la pièce à

21 conviction suivant, nº188, s’il vous plaît ? (Au témoin) : Pendant

22 que l’on donne un numéro à ce document, M. Vulliamy, pourriez-vous

23 nous dire si le commandement militaire ou les représentants de l’ONU

24 avec lesquels vous vous êtes entretenu à Bihac exprimaient des

25 doutes ou des hésitations lorsqu’ils déclaraient que les attaques

Page 2332

1 contre Bihac étaient menées de façon coordonnée par les Serbes de

2 Bosnie et les Serbes de Croatie ?

3 R. : Ils n’avaient absolument aucun doute à ce sujet. Il y avait là

4 l’équipe d’observateurs militaires des Nations Unies, dirigée par un

5 Norvégien dont l’adjoint était britannique et aucun d’eux -- en

6 fait, c’était l’une des équipes de militaires, d’observateurs

7 militaires la plus en colère que j’ai rencontrée de toute la guerre

8 pour cette raison précise, oui.

9 Q. : Vous ont-ils expliqué que les attaques étaient menées par des unités

10 importantes de l’armée des Serbes de Bosnie et des Serbes de Croatie

11 ?

12 R. : Oui, en effet, ils ont également confirmé les bombardements aériens.

13 Q. : Est-il vrai que l’importance de bon nombre de ces rapports sur la

14 poche de Bihac a été minimisée plus tard par de hauts responsables

15 de la FORPRONU et de l’ONU ?

16 R. : Oui, pendant toute cette période, la poche de Bihac a traversé

17 différentes crises au cours de son histoire. Plus particulièrement,

18 les rapports réalisés sur le terrain dont nous disposions ont

19 confirmé à maintes reprises qu’un aérodrome souterrain, qu’un

20 terrain d’aviation, situé dans une partie de la Croatie sous

21 contrôle serbe, servait aux chasseurs bombardiers qui bombardaient

22 la poche de Bihac. On nous a emmenés voir les conséquences de ces

23 bombardements. Les cratères indiquaient assez clairement qu’il

24 s’agissait de bombardements aériens.

25 Q. : Pourriez-vous placer la pièce à conviction 188 sur le rétroprojecteur

Page 2333

1 afin que la cour puisse la voir ? Reconnaissez-vous ce rapport ?

2 R. : Je reconnais les faits dont parle ce rapport, mais il s’agit d’un

3 rapport qui vient de Belgrade que je ne -- je veux dire que je ne

4 connais pas ce compte rendu particulier des faits mais je reconnais

5 bien les faits, oui.

6 Q. : Est-ce le rapport, l’un des rapports que vous avez mentionnés et

7 selon lequel des troupes originaires de la République de la Krajina

8 serbe, c’est-à-dire du territoire serbe en Croatie, attaquaient la

9 poche de Bihac ?

10 R. : Oui, c’est la FORPRONU, la Force de protection des Nations Unies, qui

11 a confirmé en avril 1993 ce qu’on nous avait déjà dit en août,

12 pardon en septembre, excusez-moi, 1992, c’est-à-dire que ces

13 attaques ne venaient pas uniquement du côté des Serbes de Bosnie,

14 mais également de ce qu’ils appelaient la RSK, la partie de la

15 Krajina serbe située en Croatie, si bien que cet endroit était

16 entouré et attaqué de toutes parts, les deux camps agissant de façon

17 coordonnée.

18 Q. : Ce rapport indique-t-il également qu’au moment où le rapport réalisé

19 sur le terrain - rapport qui révélait la présence d’un millier de

20 soldats - a atteint Zagreb, il a été réexaminé par le quartier-

21 général de Zagreb, qui a ramené ce chiffre à 100-150 ?

22 R. : C’est exact.

23 Q. : Merci. A partir de Bihac, M. Vulliamy, vous avez indiqué que vous

24 avez ensuite constaté des mouvements semblables dans le cas de

25 Tuzla et de Srebrenica ?

Page 2334

1 R. : Oui, je me suis trouvé à Tuzla pour une courte période au printemps

2 1993. La ville de Srebenica était inaccessible à l’époque, et la

3 chute et la reddition de la ville étaient suivies de près par les

4 radioamateurs avec qui nous étions en contact et qui pouvaient

5 communiquer avec Srebrenica par l’intermédiaire de la radio ondes

6 courtes.

7 M. KEEGAN : Madame la Présidente, si vous me le permettez, j’ai oublié de

8 demander que soit versée au dossier la pièce à conviction 188.

9 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Y a-t-il une objection à la pièce à conviction

10 nº 188 ?

11 M. WLADIMIROFF : Non, madame la Présidente.

12 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : La pièce à conviction 188 est versée au

13 dossier.

14 M. KEEGAN : Merci. (Au témoin) : Après avoir reçu ces rapports, qu’avez-

15 vous fait ?

16 R. : Eh bien, tout ce que nous pouvions faire, vraiment, c’était attendre

17 d’avoir plus d’informations et attendre que les gens viennent, si

18 tant est qu’ils viennent jamais. Il ne s’agissait pas de la chute de

19 Srebrenica dont nous avons tellement entendu parler en 1995; il

20 s’agissait de l’époque où l’armée serbe bosniaque a marché sur la

21 ville et l’a tellement bombardée que la ville s’est rendue. Il

22 s’agissait de la série d’événements qui ont donné lieu à -- à la

23 création de zones de sécurité dont Srebrenica faisait partie.

24 Nous nous trouvions à Tuzla et les premières personnes commençaient

25 à arriver de Srebrenica. Je n’ai pas pu rester très longtemps là-bas

Page 2335

1 à ce moment. Tout ce que je puis vous décrire, ce sont les camions

2 qui transportaient des gens et qui, à la fin d’un très long voyage,

3 entraient dans Tuzla, une autre de ces villes qui, je m’empresse

4 d’ajouter, était pleine de réfugiés originaires de tous les coins.

5 Ils arrivaient dans un état de détresse et de fatigue extrêmes.

6 L’armée serbe n’était pas entrée dans la ville, mais ils parlaient

7 de la bombarder impitoyablement. Je me souviens en particulier d’une

8 femme qui disait que les rues étaient tellement noires de monde que

9 l’on ne pouvait que tirer en plein dans le mille si on bombardait

10 cette ville.

11 J’ai alors dû quitter Tuzla pour d’autres raisons. Des comptes-

12 rendus ultérieurs ont fait état de gens qui se hissaient sur des

13 camions et d’autres qui finissaient par se retrouver dans des champs

14 de mines, mais je n’ai pas entendu moi-même ces témoignages.

15 Q. : Au moment où vous entendiez ces informations sur les ondes courtes et

16 par l’intermédiaire des personnes avec lesquelles vous parliez, le

17 Haut Représentant de la Commission des droits de l’homme et le HCR

18 publiaient-ils à nouveau des déclarations concernant aussi bien la

19 situation à Tuzla que la situation à Srebrenica même ?

20 R. : Oui, la première chute de Srebrenica fut, sur le plan international,

21 l’une des crises majeures de la guerre. Bien sûr, M. Mazowiecki et

22 le HCR l’ont observée, ils étaient engagés, ils étaient impliqués

23 dans cet événement et ils en parlaient publiquement.

24 M. KEEGAN : Pourriez-vous verser au dossier ces deux documents suivants et

25 leur attribuer les numéros 189 et 190, s’il vous plaît ?

Page 2336

1 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : M. Vulliamy -- j’essaye de vous suivre, M.

2 Keegan -- nous avez-vous communiqué le nombre, ou tout au moins

3 votre estimation du nombre de réfugiés que vous avez vus à Bosanska

4 Krupa et à Bihac, ou la pièce à conviction 188 nous donne-t-elle ce

5 nombre ?

6 R. : Excusez-moi, la pièce à conviction 188 est ----

7 M. KEEGAN : La pièce à conviction nº188 a été enlevée. Si vous pouviez

8 continuer et nous dire ce dont vous vous souvenez.

9 R. : Pour être honnête, je n’aime pas particulièrement jouer avec les

10 chiffres; je préfère citer des personnes dont le métier est de

11 compter, la Croix-Rouge internationale, le HCR, etc. Il s’agit du

12 nombre de réfugiés, du nombre de morts, du nombre de blessés, du

13 nombre de sans-abri et ainsi de suite, du nombre de disparus. C’est

14 toujours difficile pour nous, parce que nous voyons un groupe de 20

15 personnes ici, de 5 personnes ici, de 100 personnes là-bas, et nous

16 voyons un camp bondé où il est impossible de faire une estimation

17 précise des centaines de personnes qui s’y trouvent. Voilà pourquoi

18 c’est difficile à dire, mais à Bosanska Krupa, je dirais qu’il y

19 avait un nombre assez réduit de réfugiés, disons, des centaines

20 plutôt que des milliers. Je ne voudrais pas donner plus de

21 précisions.

22 A Bihac, le nombre de personnes que j’ai vues, eh bien, j’en ai vu

23 des centaines dans des endroits qui laissaient supposer qu’il y en

24 avait des milliers, si pas des dizaines de milliers, mais loin de

25 moi l’idée d’affirmer que j’ai vu des dizaines de milliers de

Page 2337

1 personnes à Bihac. Non, je n’ai pas vu un tel nombre de personnes.

2 Elles étaient trop dispersées. Les gens avaient été cantonnés dans

3 toutes sortes d’endroits, et je suis heureux d’essayer de faire des

4 estimations pour vous, mais ce n’est pas un jeu auquel j’aime jouer,

5 franchement.

6 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Merci. Voulez-vous examiner rapidement les

7 pièces à conviction 189 et 190 ou devrions-nous suspendre l’audience

8 ?

9 M. KEEGAN : Oui, madame la Présidente, je pense que nous pourrons en

10 terminer rapidement.

11 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Parfait.

12 M. KEEGAN (Au témoin) : Avez-vous les pièces à conviction 188 ?

13 R. : Oui, merci.

14 Q. : Excusez-moi, les pièces à conviction 189 et 190 ?

15 R. : Oui.

16 Q. : Si vous pouviez d’abord examiner la pièce à conviction 189 ?

17 Reconnaissez-vous ce document ?

18 R. : Oui, en effet. Eh bien, c’est une dépêche de l’Agence France Presse

19 concernant un document que je connais.

20 Q. : Est-ce le rapport rédigé par le Rapporteur Spécial auquel vous

21 faisiez allusion ?

22 R. : Oui. Par M. Mazowiecki, de la Commission des droits de l’homme des

23 Nations Unies.

24 Q. : Dans lequel il décrit la situation à Tuzla. Si vous pouvez faire

25 remonter le document jusqu’au paragraphe qui fait référence à Tuzla

Page 2338

1 ? Juste dans le bas de l’écran, là. Cette partie du rapport en

2 particulier mentionne le nombre de réfugiés qui avaient été recensés

3 à Tuzla à cette période par le HCR ?

4 R. : Oui.

5 Q. : Avez-vous constaté, dans toutes les régions que vous avez visitées,

6 que le nombre de réfugiés que l’on avait recensés ne reflétait pas

7 nécessairement de manière précise le nombre de réfugiés présents

8 dans une région ?

9 R. : Le nombre de réfugiés recensés était, par définition, le nombre

10 minimum. La Commission internationale de la Croix-Rouge, ou dans ce

11 cas ou plus souvent, le HCR, savaient que ces réfugiés-là étaient

12 présents et qu’ils s’étaient inscrits auprès d’eux. Si l’on veut

13 estimer leur nombre, il faut donc prendre comme base le nombre de

14 réfugiés recensés, puis se fier à ses propres estimations pour

15 connaître le nombre de réfugiés en plus de ce nombre. Mais, oui,

16 c’est là l’estimation faite par M. Mazowiecki du nombre de réfugiés

17 qui arrivaient à Tuzla à cette époque.

18 Ceci -- le Rapporteur Spécial est à présent très occupé à rédiger

19 ses rapports. C’est l’un des nombreux rapports que nous suivions de

20 très près. Je me souviens bien de celui-ci. C’est le rapport auquel,

21 si vous me pardonnez l’expression, nous faisions référence comme

22 étant celui dans lequel "il piquait enfin sa crise ", parce qu’il

23 écrivait "si vous n’arrêtez pas ceci" -- il s’adressait à la

24 communauté internationale en disant : "si vous n’arrêtez pas ceci,

25 alors c’est que vous l’acceptez". Nous avons accueilli ces remarques

Page 2339

1 très -- avec quelque émotion parce qu’elles venaient d’un homme

2 comme lui.

3 M. KEEGAN : Je désirerais verser au dossier la pièce à conviction 189,

4 Madame la Présidente.

5 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Y a-t-il une objection ?

6 M. WLADIMIROFF : Pas d’objection, Madame la Présidente.

7 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : La pièce à conviction 189 est versée au

8 dossier.

9 M. KEEGAN (Au témoin) : Si vous pouviez à présent jeter un coup d’oeil sur

10 la pièce à conviction 190, s’il vous plaît ? Reconnaissez-vous ce

11 rapport du représentant du HCR concernant Srebrenica ?

12 R. : Oui. C’est encore l’AFP qui rapporte les propos, dont je me souviens

13 très bien, de Larry Hollingsworth, un ex-, un ancien soldat de

14 l’armée britannique qui travaille à présent pour le HCR. Je le

15 connais personnellement. Dans ce document, il donne son avis sur

16 l’incident de Srebrenica, qui avait eu pour résultat les réfugiés

17 que je voyais arriver à Tuzla.

18 Q. : Pourriez-vous faire remonter ce document, s’il vous plaît ? Les

19 bombardements et leurs conséquences, auxquels il était fait

20 référence dans cette publication du HCR, cadraient-ils bien avec les

21 rapports que vous receviez également ?

22 R. : Oui, en effet, et ils cadraient bien avec ce que tout le monde

23 disait. Un journaliste de la télévision, Tony Burkley -- je pense

24 qu’il n’y en avait qu’un -- s’est rendu à Srebrenica pendant cette

25 période, et il est certain que les estimations de M. Hollingsworth

Page 2340

1 étaient confirmées par toutes les personnes avec lesquelles je me

2 suis entretenu, que ce soient des collègues ou des réfugiés, qui

3 venaient de là-bas. C’était, je me le rappelle, l’un des moments les

4 plus terribles de la guerre.

5 Q. : Merci. Madame la Présidente, je voudrais verser au dossier la pièce à

6 conviction 190.

7 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Y a-t-il une objection ?

8 M. WLADIMIROFF : Non, madame la Présidente.

9 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : La pièce à conviction 190 est versée au

10 dossier.

11 M. KEEGAN : Je pense que cela conviendrait.

12 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : L’audience est suspendue pendant 20 minutes.

13 (11 h 35)

14 (L’audience est suspendue pendant un court moment)

15 (11 h 55)

16 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : M. Keegan, vous pouvez poursuivre.

17 M. KEEGAN : Merci, madame la Présidente. M. Vulliamy, avant la suspension

18 d’audience, vous terminiez de décrire les événements entourant la

19 chute de Srebrenica et vous évoquiez certains rapports qui étaient

20 parus à ce moment-là sur ce qui se passait dans l’est de la Bosnie.

21 Au moment où avait lieu cet exode depuis Srebrenica et où était

22 menée l’attaque contre Srebrenica, des membres du gouvernement de la

23 République serbe de Bosnie publiaient-ils également des communiqués

24 de presse réagissant aux allégations de crimes de guerre et

25 indiquant leurs intentions dans la conduite de ces opérations ?

Page 2341

1 R. : J’avais alors --

2 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : M. Vulliamy, allumez votre microphone, s’il

3 vous plaît.

4 LE TÉMOIN : A ce moment-là, je n’avais pas de contacts directs avec les

5 dirigeants serbes bosniaques parce que j’étais plus ou moins basé

6 dans l’autre camp, mais je me rappelle qu’ils continuaient de

7 montrer de façon assez claire leur intention de poursuivre cette

8 guerre, comme ils la considéraient, jusqu’à ce qu’ils obtiennent ce

9 qu’ils voulaient, oui.

10 Q. : Pourrait-on, s’il vous plaît, donner à ce document le numéro suivant,

11 ce serait la pièce à conviction 191, et pourrait-on le présenter au

12 témoin, s’il vous plaît ? Pourrait-on examiner la pièce à conviction

13 191, s’il vous plaît ? Ce rapport faisant état d’une déclaration du

14 général Milovanovic, de l’état-major principal de l’armée de la

15 Republika Srspka, vous est-il familier ?

16 R. : Oui, en effet, je me souviens l’avoir lu.

17 Q. : Le premier paragraphe concerne-t-il l’une des déclarations que vous

18 avez évoquées et qui font référence à leur intention ?

19 R. : Oui, en effet. Cette déclaration a été largement diffusée. Lorsqu’il

20 dit que les Serbes de Bosnie n’accepteraient jamais la Drina comme

21 frontière, par "la Drina" il entend la -- la Drina est la rivière

22 qui marque la frontière entre la Bosnie-Herzégovine et la Serbie --

23 , et ce qu’il dit ici, c’est que les Serbes de Bosnie

24 n’accepteraient jamais la Drina comme frontière. En d’autres termes,

25 il affirme : "nous faisons partie de ce pays". C’était, comme le dit

Page 2342

1 le rapport, un discours qu’il a fait lors du premier anniversaire de

2 l’une des brigades des armées.

3 Q. : Merci. Madame la présidente, je voudrais verser au dossier la pièce à

4 conviction 191.

5 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Y a-t-il une objection ?

6 M. WLADIMIROFF : Non, madame la Présidente.

7 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : La pièce à conviction 191 est versée au

8 dossier.

9 M. KEEGAN : Pourrait-on donner à ce document le numéro 192 ?

10 LE TÉMOIN : Ce document fait référence à un référendum et il n’y a aucune

11 explication. Ce référendum a rejeté à 99 % le plan de paix Vance-

12 Owen, qui avait été accepté par les deux autres camps.

13 M. KEEGAN : Pourriez-vous examiner la pièce à conviction 192, s’il vous

14 plaît ? De quoi s’agit-il ?

15 R. : La pièce à conviction 192 est une interview du Dr Karadzic, le chef

16 des Serbes de Bosnie. C’est une interview qu’il a accordée à une

17 radio turque ou à un journal turc et que, je dois l’admettre, je

18 n’ai ni vue ni entendue.

19 Q. : Pourriez-vous la placer sur le rétroprojecteur, s’il vous plaît.

20 R. : Bien sûr. Il discute le sens du terme "nettoyage ethnique".

21 Q. : Fait-il également référence aux allégations concernant les camps,

22 plus bas au milieu du paragraphe ?

23 R. : Oui. Il nie l’existence des camps de concentration; ils les appellent

24 des camps pour prisonniers de guerre. C’est sa façon de répondre, je

25 crois, à ce que nous avons découvert à Omarska et à Trnopolje, où

Page 2343

1 nous avions trouvé plusieurs prisonniers décharnés et il évoque ce

2 gamin mince que l’on aurait envoyé par erreur dans ce camp. Il dit

3 que tous les autres prisonniers sont de beaux individus bien bâtis.

4 Peut-être pourrons-nous aborder ce sujet en temps voulu. Mais ce

5 rapport reproduit l’opinion de M. Karadzic. Je ne me souviens pas de

6 cette interview en particulier parce qu’elle a été accordée à la

7 presse turque, mais je me souviens qu’il tenait des propos

8 semblables aux médias britanniques et américains.

9 Q. : En d’autres occasions ?

10 R. : Oui.

11 Q. : Je voudrais verser au dossier la pièce à conviction 192, madame la

12 Présidente.

13 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Y a-t-il une objection ?

14 M. WLADIMIROFF : Pas d’objection, madame la Présidente.

15 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : La pièce à conviction 192 est versée au

16 dossier.

17 M. KEEGAN : Enfin, pourriez-vous attribuer à ce document le nº 193, ce

18 sera la pièce à conviction 193. Au cours de la période pendant

19 laquelle vous assistiez à ces scènes dans l’est de la Bosnie, le HCR

20 et les autres organisations continuaient-ils à publier des rapports

21 sur la poursuite du nettoyage ethnique et des expulsions forcées

22 dans la région de Banja Luka ?

23 R. : Oui, tout le temps, du début à la fin.

24 Q. : Pourriez-vous examiner la pièce à conviction 193, s’il vous plaît ?

25 R. : Oui, nous étions au printemps 1993 et à ce moment, nous pouvions voir

Page 2344

1 que le HCR avait commencé à évacuer les gens le long de la route que

2 nous avions empruntée sous la garde armée des Serbes, des Serbes de

3 Bosnie. Ils disaient que des gens quittaient la région de Banja Luka

4 pour venir en Bosnie centrale. C’est la route que nous avons

5 empruntée. Par "Bosnie centrale", ils voulaient dire Travnik au

6 moins comme point d’accès. Voilà pourquoi nous pouvons à présent

7 voir le HCR selon cette histoire /sic/.

8 Q. : Les conditions de vie de ces personnes, telles que décrites dans le

9 rapport du HCR, correspondaient-elles à celles que vous ont relatées

10 les personnes que vous avez interrogées?

11 R. : Oui, il me semble que sur le fond, rien n'avait changé. Aussi bien

12 dans notre convoi que parmi les personnes, originaires des lieux les

13 plus divers et notamment de Banja Luka et de la région de Prijedor,

14 que j'ai interrogées, on parlait de maisons attaquées, de terreur,

15 de meurtres et de ce genre de choses ; le HCR, qui évoque sept

16 meurtres dans un seul district, confirme ces faits.

17 Q. : Les personnes transférées de force ou déportées étaient bien censées

18 payer leur transport auprès des serbes ?

19 R. : Oui. Le HCR confirme, à cet égard, ce que nous avions entendu dire à

20 maintes reprises, à savoir que de telles déportations étaient

21 considérées comme des voyages soumis à paiement.

22 Q. : Merci. Madame le Président, je demande que la pièce 193 soit versés

23 au dossier.

24 LE LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Des objections ?

25 MAÎTRE WLADIMIROFF : Non, Madame le Président.

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1 LE LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : La pièce 193 est versée au dossier.

2 MAÎTRE KEEGAN : Je demanderais que le document suivant, que voici, soit

3 également enregistré. Il s'agira de la pièce à conviction 194.

4 Monsieur Vulliamy, alors que nous arrivons en 1994, les rapports de

5 ces organisations internationales non gouvernementales, et notamment

6 ceux du CICR, ont-ils acquis une tonalité plus agressive, sont-ils

7 devenus plus précis ?

8 R. : Oui, ils sont devenus plus ouverts, dirons-nous. Le CICR est connu

9 pour la prudence de son action, une prudence extrême. Il a pour rôle

10 de remplir professionnellement sa fonction. J'en ai très souvent

11 parler avec les fonctionnaires de cette organisation. Son rôle n'est

12 ni de distribuer les blâmes, ni de se montrer didactique, mais

13 compte tenu de la situation, elle a commencé, effectivement, à

14 employer un langage plus didactique dans cet article de presse, je

15 me souviens avoir lu quelque chose à ce sujet.

16 Q. : Je vous prierais de bien vouloir placer à l'écran la première page de

17 la pièce 194. La première page de cet article de presse résume, très

18 succinctement, il faut le remarquer, les efforts du CICR ainsi que

19 son avis au sujet de la situation. Est-ce bien cela ?

20 R. : Oui, en effet.

21 Q. : Résumé qui ressort de cette seule phrase, située au deuxième

22 paragraphe ?

23 R. : Selon laquelle le CICR juge la situation inacceptable, selon ses

24 propres termes. Il évoque ensuite les civils qui, disent-ils, sont

25 utilisés comme monnaie d'échange au service de divers intérêts

Page 2346

1 politiques ; je ne voudrais pas me risquer à interpréter ce

2 document, mais je crois que de nombreux éléments montrent bien qu’à

3 l'époque, le politique et le militaire ne faisaient qu'un, dans ce

4 pays.

5 Q. : Je vous prierais de passer à la page 2. Le CICR y précise-t-il

6 nommément la région de Banja Luka ainsi que les autres régions de

7 Bosnie centrale évoquées par vous ?

8 R. : Je le répète, nous sommes en septembre 1994, soit deux ans après que

9 notre convoi ait quitté la région de Prijedor, et le CICR déclare

10 que les minorités sont quotidiennement victimes de harcèlements et

11 de mesures discriminatoires ; ayant perdu tout espoir en l'avenir,

12 la seule possibilité qui leur reste est de partir.

13 Q. : Lorsque le CICR parle des populations majoritaires de la région de

14 Banja Luka, à quels groupes ethniques fait-il référence ?

15 R. : Aux musulmans et aux croates.

16 Q. : En Bosnie centrale, à Zenica ou à Bihac, qui étaient les personnes

17 interrogées par vous qui vous ont fait ces récits de nettoyage

18 ethnique et d'autres crimes ?

19 R. : En Bosnie centrale, une fois sortis de Zenica, il s'agissait des

20 croates et des quelques serbes quittant une ville musulmane

21 désormais jusqu'au-boutiste. Pour la région de Bihac, le CICR évoque

22 les musulmans et les quelques croates fuyant devant le pouvoir

23 serbe, comme je l'ai déjà expliqué.

24 Q. : Le chiffre cité est de plusieurs dizaines de milliers ?

25 R. : Oui.

Page 2347

1 Q. : Pour Gorazde et Srebrenica, de quelles populations le CICR parle-t-il

2 ?

3 R. : Gorazde et Srebrenica sont deux poches isolées où la population,

4 presque entièrement musulmane, était encerclée par les canons

5 serbes, dont il s'agissait de musulmans, dans ces deux poches.

6 Q. : Le paragraphe suivant, qui ne comporte qu'une seule ligne : "dans des

7 situations de ce genre, c'est le plus souvent la population

8 musulmane qui est la première victime de cette abominable

9 politique", vous semble-t-il livrer une déclaration empreinte de

10 sens aux yeux du CICR ?

11 R. : Il était plus que manifeste, pour quiconque couvrait la guerre, que

12 c'était bien le cas. Le CICR n'était pas coutumier, dirons-nous, de

13 remarques aussi subjectives ; le fait que ces remarques ont été

14 proférées montre donc que le CICR a jugé la situation assez grave

15 pour justifier de franchir un pas que cette organisation se refusait

16 normalement à franchir, selon ce que m'ont appris des articles de

17 presse ou des conversations personnelles avec certains de ses

18 représentants.

19 Q. : Merci. Madame le Président, je demande que la pièce 195 soit versée

20 au dossier.

21 LE LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Des objections ?

22 MAÎTRE WLADIMIROFF : Pas d'objection.

23 MAÎTRE KEEGAN : Excusez-moi, pièce 194.

24 MAÎTRE WLADIMIROFF : C'est le numéro auquel nous pensions.

25 LE LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Je le dis pour inscription au compte-rendu,

Page 2348

1 néanmoins, il s'agit de la pièce 194, qui est versée au dossier.

2 MAÎTRE KEEGAN : M. Vulliamy, j'aimerais revenir à présent sur les cas de

3 nettoyage ethnique dont vous nous avez dit avoir été témoin. Après

4 Tuzla et Srebrenica, vous avez déclaré, dans votre résumé, avoir

5 assisté au nettoyage ethnique pratiqué par les croates de Bosnie

6 dans la région de Prozor et de Mostar contre les musulmans de Bosnie

7 ?

8 R. : Oui Nous parlons en ce moment des événements survenus à Prozor, en

9 Bosnie centrale, à la fin de 1992, mais en 1993, le conflit ne cesse

10 de varier en intensité et de changer de cible. Je vais résumer. Nous

11 couvrions, ou plutôt je couvrais à l'époque, la déportation massive,

12 du fait des forces croates, de musulmans originaires d'Herzégovine

13 et de la vallée de la Lasva. Dans ce cas précis, les hommes étaient

14 emmenés en direction de camps, où je me suis efforcé, et ai fini par

15 parvenir à pénétrer. Le pire de ces camps était un lieu dénommé

16 Dretelj, où les musulmans étaient détenus par les croates ; les

17 femmes et les enfants étaient, pour la plupart, emmenées en troupeau

18 par des soldats dans une toute petite enclave musulmane de la ville

19 de Mostar, soumise à un siège particulièrement féroce. Il y a eu, en

20 Bosnie centrale, d'autres cas de nettoyage ethnique entre musulmans

21 et croates, dans les deux sens, qui m'ont occupé professionnellement

22 une grande partie de l'année 1993.

23 Q. : Passons maintenant aux deux derniers cas dont vous parlez, dont l'un

24 se situe à Zepa, en Bosnie orientale, en 1995. Pourriez-vous décrire

25 les conditions que vous y avez découvertes ?

Page 2349

1 R. : La chute des deux enclaves orientales sous contrôle du gouvernement

2 bosniaque, Srebrenica et Zepa, deux zones de sécurité des Nations

3 Unies, en 1995, est, je crois, assez connue. Mon expérience porte

4 surtout sur la chute de Zepa. Je me trouvais à Zenica, contrôlée par

5 les musulmans, lors de l'arrivée dans cette ville de nombreux

6 habitants de Zepa, cette enclave de Bosnie orientale qui venait de

7 tomber. Je vous prie de m'excuser si mon récit devient monotone,

8 mais ces personnes parlaient aussi de pilonnages intensifs frappant

9 une ville débordant de réfugiés originaires de toute la Bosnie

10 orientale ainsi que de Srebrenica, tombée précédemment. Srebrenica

11 avait cédé devant l'avance de l'armée serbe de Bosnie quelques

12 semaines auparavant et de nombreux habitants avaient fui d'une

13 enclave dans une autre. L'enclave avait été pilonnée et là encore,

14 les gens parlaient d'obus atterrissant dans des rues surpeuplées où

15 des personnes passaient la nuit, qui ne pouvaient que frapper

16 directement des civils, pourrait-on dire. Les Nations Unies ont

17 servi d'intermédiaires dans les négociations organisées pour obtenir

18 la reddition de l'enclave, mais l'évacuation, relativement ordonnée

19 par comparaison avec ce que nous savons de celle de Srebrenica,

20 s'est faite sans provoquer de massacre, sans faire les milliers de

21 victimes évoquées à Srebrenica, n'en a pas moins été un spectacle

22 assez pitoyable Les gens affluaient dans Zenica, dans des véhicules

23 vétustes pour certains, dans des camions pour d'autres, ou encore à

24 pied. Leur armée, celle du gouvernement bosniaque, les avait

25 rejoints un peu plus haut, vers la ligne de front, pour les amener

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1 jusqu'à Zepa dans un ordre relatif, les placer dans des prés clos de

2 grillages et leur distribuer de la nourriture. Nous avons été

3 autorisés à aller leur parler, ils nous ont raconté comment la ville

4 avait tenu le plus longtemps possible et comment, au moment où cela

5 est devenu impossible, ses habitants ont eu très peur que ce que

6 racontaient les personnes venues de Srebrenica leur arrive aussi.

7 Q. : Vous avez parlé aux gens de Zenica qui étaient venus de Zepa, mais

8 avez-vous parlé ailleurs à des réfugiés de Zepa ?

9 R. : Oui, en Irlande, à Dublin, le croirez-vous ? On m'a appelé au

10 téléphone pour me dire que des gens étaient arrivés à Dublin en

11 provenance de deux camps, situés en Serbie-même. Cela s'est passé à

12 Noël 1995. Cela m’intéressait beaucoup de leur parler parce que je

13 souhaitais en savoir davantage au sujet des camps où ils avaient été

14 détenus et au sujet de ce qu'il était advenu de Zepa. Ils étaient 24

15 au total, tous des hommes ayant appartenu à un groupe qui, ne

16 voulant pas se rendre, avait fui dans la nature, par la montagne,

17 avant de décider de franchir la frontière serbe et de tenter sa

18 chance en acceptant de se rendre en cet endroit plutôt qu'aux serbes

19 de Bosnie dont ils craignaient qu'ils ne les massacrent comme ils

20 avaient massacré leurs homologues de Srebrenica. Ils ont été

21 internés dans ces camps, où ils ont fait le récit de leur voyage, de

22 leur entrée en Serbie et de ce qu'ils avaient vu, de la façon dont

23 certaines personnes avaient été regroupées et tuées en chemin ;

24 l'existence dans le camp a d'abord été très dure, mais s'est

25 améliorée après que le HCR et le CICR ont entendu parler d'eux. A

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1 Dublin, ils ont été placés dans un hôpital psychiatrique, mais je

2 m'empresse de dire que c'est parce que c'est le seul endroit où il a

3 été possible de leur trouver de la place. Ils ont aussi parlé de la

4 chute de Zepa, ont dit comment, au bout de quatre ans, il leur est

5 devenu impossible de continuer à défendre la ville et comment ils

6 ont commencé à craindre de subir le sort réservé à Srebrenica

7 quelques semaines auparavant.

8 Q. : M. Vulliamy, je vous prierais de bien vouloir parler un peu plus

9 lentement, pour permettre aux interprètes de vous suivre. Lorsque

10 vous avez parlé à toutes ces personnes, originaires de tant de

11 localités différentes, vous ont-elles fait, au sujet du pilonnage de

12 Zepa, le même récit que celui que vous venez de nous faire ?

13 R. : Elles ont parlé de pilonnages incessants qui, m'ont-elles dit, et

14 cela m'intéressait professionnellement à l'époque, provenaient de

15 Serbie-même, de l'autre côté de la frontière. Zepa est nichée sur la

16 frontière qui sépare la Serbie de la Bosnie-Herzégovine, sur la

17 rivière Drina.

18 Q. : Redites-moi, je vous prie, de quelle époque parlons-nous ?

19 R. : Les gens qui me parlaient évoquaient des pilonnages pendant toute la

20 durée du siège, de 1992 jusqu'à la chute de la ville en 1995, mais

21 ils insistaient sur celui du début de l'été, qui avait abouti à

22 l'écrasement de l'enclave. Ils disaient que pour autant qu'ils

23 avaient pu vérifier la position des canons qui les pilonnaient,

24 ceux-ci se trouvaient dans une localité dénommée Jagodnica et située

25 en Serbie-même.

Page 2352

1 Q. : Pourriez-vous indiquer où cela se trouve sur la carte ? C'est la

2 pièce à conviction 181.

3 R. : Zepa et Jagodnica sont sur la frontière, ici.

4 Q. : Merci.

5 LE LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : La frontière se trouve ici, en face de Zepa

6 ?

7 R. : Le nom de Jagodnica ne figure pas sur la carte, je le crains, mais

8 elle se trouve ici.

9 Q. : A l'ouest de Skarlarni ?

10 R. : Oui, à peu près à égale distance des deux villes, un peu à

11 l'intérieur du territoire de la Serbie. C'est une ville haut perchée

12 au sommet d'une colline, m'a-t-on dit. Je n'y suis pas allé.

13 MAÎTRE KEEGAN : Merci. Dites-nous encore une fois si la majorité des

14 personnes à qui vous avez parlé étaient des civils ou des militaires

15 ?

16 R. : A Zenica, je n'ai pratiquement parlé qu'à des civils, avant tout des

17 femmes et des enfants. Les membres du groupe de Dublin, eux, avaient

18 tous servi dans les rangs de l'armée. J'ai acquis le sentiment qu'à

19 Zepa, tout garçon de plus de 17 ans était dans l'armée, à cette

20 époque.

21 Q. : Merci. Vous avez indiqué dans votre premier exposé que le dernier

22 épisode de nettoyage ethnique auquel vous ayez assisté, qui vous ait

23 particulièrement marqué, s’est produit lorsque vous êtes revenu de

24 Travnik et de la région de Vlasic. Pouvez-vous décrire devant le

25 Tribunal ce que vous avez constaté à cette occasion ?

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1 R. : Oui, la boucle était en train d’être bouclée, d’une certaine manière.

2 On était en août 1995, je venais de rentrer de Travnik. L’armée

3 bosniaque faisait mouvement vers Donji Vakuf, aux mains des Serbes,

4 et à ma grande surprise, j’ai vu des gens qui continuaient à entrer

5 dans Travnik par ce même barrage routier de Smet, exactement comme

6 trois ans auparavant. Mais leurs groupes étaient beaucoup moins

7 nombreux, j’ai vu une cinquantaine de personnes le soir où je suis

8 allé à leur rencontre. Travnik était surpeuplé, il était donc hors

9 de question qu’ils soient logés en ville. On les envoyait dans les

10 petits hameaux de montagne avoisinants, où ils dormaient à même le

11 sol des écoles. On pouvait assister à des scènes extraordinaires.

12 Des familles, ayant vu les listes des nouveaux arrivants, allaient

13 accueillir des parents qu’elles n’avaient pas revus depuis trois ans

14 ou plus. Mais le plus intéressant, à mon avis, c’est ce que ces

15 nouveaux arrivants racontaient, après avoir passé trois ans à Banja

16 Luka ou à Prijedor, où les serbes de Bosnie détenaient le pouvoir ;

17 leurs récits avaient de quoi faire dresser les cheveux sur la tête.

18 Certains avaient vécu dans la cave de leur maison, d’autres

19 s’étaient fait passer pour Serbes ou avaient changé de nom pour

20 pouvoir continuer à vendre leurs produits au marché. Des hommes

21 avaient été arrêtées et contraints, contre l’intérêt des leurs, car

22 ils étaient, bien sûr, musulmans, de creuser des tranchées sur les

23 lignes serbo-bosniaques. Certains avaient séjourné en prison,

24 d’autres avaient été enfermés dans des camps de travail ou des

25 usines. Un homme avait travaillé dans un atelier de chemin de fer.

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1 Il était extraordinaire d’écouter ces récits de la bouche de

2 personnes qui avaient marché le long de cette même route. Nous

3 avons, bien sûr, parlé de lieux précis sur cette route. Les soldats

4 de Skender Vakuf, oui, en effet, je me les rappelle, on en a parlé

5 dans ces conversations.

6 L’autre événement extraordinaire a eu lieu quand je me suis retrouvé

7 dans le gymnase où avaient été rassemblés les gens qui étaient

8 descendus de leur montagne, cette nuit-là, et avec qui j’avais

9 marché. J’y ai retrouvé des gens que j’y avais vus en 1992, ils

10 étaient toujours au même endroit, sur le même carré de sol. Leurs

11 enfants avaient rencontré d’autres réfugiés. Un couple avait un

12 nouvel enfant. Une vieille femme - et d’autres - disaient son désir

13 de rentrer chez elle. Une autre vieille femme affirmait ne jamais

14 vouloir quitter le gymnase ; elle n’en était pas sortie depuis 18

15 mois. Certains m’ont dit, mais je m’en étais rendu compte : "en

16 fait, nous devenons tous fous ici" ; ce qui était extraordinaire,

17 c’était de se dire que trois ans plus tard, les gens n’avaient pas

18 bougé. De nouveaux arrivants continuaient à affluer, mais ceux qui

19 étaient arrivés avec moi, trois ans plus tôt, étaient toujours là.

20 Q. : Est-ce qu’il a aussi été question du massacre dont vous avez déjà

21 parlé ?

22 R. : Oui. L’avance de l’armée bosniaque m’a permis de me rendre dans leurs

23 tranchées, à une infime distance des mines, la scène était

24 extraordinaire. J’ai pu regarder Smet d’en haut, pour la première

25 fois depuis 1992. C’est à Smet qu’avaient été emmenés les voitures

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1 et que nous nous étions établis, dans le no man’s land. Nous

2 regardions ce même endroit d’en haut ; un homme nous a demandé de ne

3 plus parler, parce que nous étions le 21 août, et il a ajouté :

4 "c’est le troisième anniversaire du massacre du ravin de Smet". Une

5 nouvelle fois, j’ai ressenti que le temps s’écoulait en cercles,

6 mais ce jour-là, le massacre en question, dont j’avais entendu

7 parler à mon retour de Travnik, en septembre 1992, était bien connu

8 de tous. La nouvelle s’en était répandue dans toute l’armée, dans

9 tout le pays et même dans le monde. Tous les soldats avec qui je me

10 trouvais ce jour-là s’étaient trouvés sur cette route. Donc, nous

11 étions tous là, dominant Smet, le jour du troisième anniversaire du

12 massacre et tous ces hommes étaient, eux aussi, de Prijedor. Ils

13 étaient nombreux à être passés par Omarska, par les camps. Donc à ce

14 moment-là, plus rien de tout cela ne semblait étrange, vraiment. Si

15 rien ne semblait changer beaucoup, nous savions que la guerre tirait

16 à sa fin.

17 Q. : Quels sont les autres aspects du conflit que vous avez

18 personnellement vécus et qui vous reviennent à l’esprit ?

19 R. : Eh, bien, avant tout les camps que je décris, que j’ai évoqués - vous

20 pouvez m’interroger à leur sujet quand vous le désirez - mais aussi

21 l’ouverture de la Bosnie orientale, de la vallée de la Drina. Cette

22 région avait été fermée à pratiquement tous les journalistes pendant

23 la guerre. Nous avions entendu parlé des violences qui s’y étaient

24 déroulées dans les premiers mois, mais personne n’avait vraiment pu

25 y faire le moindre travail, personne n’avait pu vérifier les faits.

Page 2356

1 C’était l’une des découvertes particulièrement dérangeantes des

2 derniers mois, avec les résultats du siège de Sarajevo, la capitale

3 bosniaque.

4 Q. : Pouvons-nous parler d’abord de la Bosnie orientale ? Quand avez-vous

5 commencé votre enquête au sujet de cette région ?

6 R. : Peu après qu’il soit devenu possible de s’y rendre dans une sécurité

7 relative. Les collègues travaillaient, la plupart travaillaient sur

8 Srebrenica et les conséquences de sa chute, mais je m’intéressais

9 davantage à des endroits comme Visegrad et Foca, mais surtout

10 Visegrad, dont personne ne savait presque rien, mais dont certaines

11 personnes, certains réfugiés parlaient.

12 Q. : Pouvez-vous les situer sur la carte, sur la pièce à conviction 181 ?

13 R. : Visegrad se trouve ici, sur la Drina, à très courte distance de la

14 frontière, mais en Bosnie-Herzégovine.

15 Q. : Foca - suivez la rivière en aval.

16 R. : La voici.

17 Q. : Dans quelle période avez-vous enquêté sur ces régions ?

18 R. : J’enquêtais sur ces villes - pas un instant - ou peut-être devrais-je

19 m’exprimer autrement ; je me suis tellement consacré à l’étude de

20 Visegrad que j’ai fini par ne pas aller à Foca - c’était cette

21 année, au début de cette année, en février et mars 1996.

22 Q. : Qu’avez-vous découvert au cours de votre enquête ?

23 R. : Au début, j’ai entendu les histoires qui couraient au sujet du pont

24 de Visegrad. C’est un pont célèbre, érigé par les ottomans et qui

25 sert de titre au roman "Un pont sur la Drina" de l’écrivain Ivo

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1 Andric, seul yougoslave à avoir obtenu le Prix Nobel, qui lui fut

2 décerné pour ce livre. Ce pont était donc une espèce de symbole de

3 la Bosnie.

4 J’ai découvert que durant plusieurs mois, en 1992, il avait servi de

5 cadre à des exécutions massives et publiques de musulmans. Le

6 premier à me parler de cela a été un des soldats de Zepa que j’ai

7 rencontré à Dublin. Il avait 17 ans à l’époque et m’a dit qu’à son

8 arrivée à Zepa, il était trop jeune pour entrer dans l’armée.

9 Originaire de Visegrad, son travail pendant trois ans avait consisté

10 à circuler dans un petit bateau sur la rivière qui traverse Zepa, en

11 aval de Visegrad, pour sortir les corps de l’eau au harpon. Telle

12 avait été son activité pendant trois ans.

13 J’ai commencé à - je voulais que cela se sache. J’ai mis toute mon

14 énergie à vérifier les faits liés à son récit. Les habitants de

15 Visegrad, il y avait 14.000 musulmans à Visegrad en 1992, mais

16 contrairement aux localités où affluaient les réfugiés, dans la

17 région de Banja Luka/Prijedor, il était relativement malaisé de

18 trouver des musulmans à Gorazde ou à Sarajevo. Il n’en restait plus

19 beaucoup dans ces villes. Mais ceux qui étaient sur les lieux en

20 cette fin de printemps, début d’été 1992, faisaient tous le même

21 récit, qu’ils se trouvent désormais en Irlande, en Belgique, aux

22 Pays-Bas ou ailleurs en Bosnie-Herzégovine ; ils racontaient que des

23 camions s’engageaient sur ce pont, dont les occupants étaient

24 abattus par balle ou tués à coups de couteau, après quoi leurs corps

25 étaient jetés dans la rivière.

Page 2358

1 Q. : Quelle était l’origine ethnique des victimes ---

2 R. : Musulmane.

3 Q. : --- de ces assassinats ? Les témoins qui vous ont parlé vous ont-ils

4 dit qui avait commis ces assassinats ?

5 R. : Oui. Ils les ont imputés à une bande locale de serbes de Bosnie, et

6 un nom revenait sans cesse, qu’il ne convient pas, je pense, que je

7 dise en ce moment. Je suis à votre disposition sur ce point.

8 Q. : Ils ont indiqué que ces assassinats avaient été perpétrés à ciel

9 ouvert, sur ce pont, pendant tout l’été de 1992 ?

10 R. : Oui. Visegrad est situé dans une cuvette. La ville recouvre les deux

11 versants d’une vallée, au fond de laquelle coule la rivière,

12 qu’enjambe le pont. Les exécutions se déroulaient la nuit, mais

13 parfois le jour aussi. J’ai rencontré des gens qui m’ont dit avoir

14 vu des membres de leur famille se faire tuer sur le pont, des amis

15 se faire tuer sur le pont. Quelques-uns, jetés à l’eau, ont survécu

16 à leurs blessures, sans doute protégés des coups de feu par les

17 cadavres qui les entouraient. Un cas de ce genre m’a été relaté.

18 J’ai personnellement vérifié un récit, selon lequel le directeur

19 d’une centrale hydraulique située en aval, sur la rivière, au-delà

20 de la frontière avec la Serbie, donc sur territoire serbe, avait

21 appelé la police de Visegrad au téléphone pendant cette période,

22 pour la prier de ralentir un peu le rythme de ces exécutions, car

23 les cadavres obstruaient les vannes du barrage dont il avait la

24 charge, or il ne disposait pas du personnel nécessaire pour les

25 sortir de l’eau à temps, de sorte qu’au lieu de traverser les

Page 2359

1 vannes, l’eau coulait par-dessus le barrage. Ce genre d’anecdote m’a

2 fait comprendre qu’il s’agissait vraiment de tueries à grande

3 échelle.

4 Q. : Comment avez-vous vérifié cette anecdote précise ?

5 R. : J’ai passé un coup de téléphone à la centrale hydraulique où l’homme

6 qui m’a répondu, après s’être présenté comme le directeur, - c’est

7 ce qu’il a dit à mon interprète -, a tout de même dit, bien que sans

8 aménité et très succinctement : "da, da, da", "oui, oui, oui", avant

9 de raccrocher. Et une autre source m’a été fournie par la déposition

10 d’un prisonnier de l’armée musulmane, du gouvernement bosniaque, que

11 j’ai reçue des Nations Unies à Gorazde ; ce prisonnier serbe avait

12 décrit en détail les tueries perpétrées sur ce pont. Il avait aussi

13 affirmé qu’il avait été - il avait cité le nom de l’officier de

14 police qui avait reçu la plainte etc. Autrement dit, tout cela était

15 étayé par des documents détaillés provenant de quelqu’un qui avait

16 travaillé au commissariat de police de Visegrad.

17 Q. : Le nombre des victimes de ces tueries de Visegrad a-t-il jamais été

18 évalué ?

19 R. : Je ne puis que répéter ce que j’ai déjà dit, à savoir qu’il est

20 toujours risqué de citer des chiffres, mais à mon avis, nous parlons

21 ici de plusieurs milliers de personnes.

22 Q. : Pouvons-nous parler de Sarajevo, à présent ? Quand vous êtes-vous

23 rendu dans la capitale pour la première fois ?

24 R. : je suis allé pour la première fois à Sarajevo en août 1992, trois ou

25 quatre mois après le début du siège ; je me suis rendu des deux

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1 côtés de la ligne de confrontation, auprès des Serbes, dans les

2 montagnes qui dominent la ville, mais aussi auprès de la communauté

3 mixte, composée de membres des trois groupes ethniques, qui était

4 prise au piège dans l’enceinte de la ville.

5 Q. : Quel genre de contact avez-vous eu avec les forces serbes qui

6 encerclaient la ville ?

7 R. : Deux Serbes - deux soldats serbo-bosniaques basés à Pale m’ont

8 gratifié d’une tournée des positions d’artillerie et d’un magnifique

9 vue panoramique de la ville. Cela s’est passé durant notre visite

10 d’inspection des camps de la région. Ces deux hommes n’ont fait

11 aucune difficulté, n’ont manifesté aucun embarras, lorsqu’ils nous

12 ont montré les positions d’artillerie. Je me rappelle une

13 observation faite par l’un des deux au sujet des personnes qu’il

14 voyait en bas ; il a dit "un musulman n’est bon que lorsqu’il est

15 mort", et sans tirer réellement, il a fait le geste d’arroser la

16 ville avec les balles de son fusil ; et en effet, ils n’ont pas

17 proféré la moindre - ils ne s’excusaient pas de faire ce qu’ils

18 faisaient.

19 Q. : Depuis l’emplacement de ces canons, aviez-vous une vue dégagée des

20 divers quartiers de la ville en contrebas ?

21 R. : Oh, oui, Sarajevo est dans une cuvette entourée de montagnes, donc

22 regarder la ville d’en haut, c’est un peu comme regarder une carte -

23 une très bonne vue, en effet.

24 Q. : Pouviez-vous voir sans difficulté les immeubles locatifs et les

25 maisons ?

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1 R. : Oh, oui.

2 Q. : Si vous aviez bien connu la ville, auriez-vous pu déterminer

3 l’emplacement de l’hôpital et des autres bâtiments marquants de la

4 ville ?

5 R. : Je dois dire qu’à l’époque, ce n’était pas le cas. Je m’y trouvais

6 depuis très peu de temps.

7 Q. : Ma question était générale, et j’ai dit "si vous aviez bien connu la

8 ville".

9 R. : Oh, mon dieu, oui.

10 Q. : - auriez-vous pu le faire depuis l’endroit où vous vous trouviez ?

11 R. : Oh, bien sûr, sans jumelles, je veux dire, c’était faisable très

12 facilement.

13 Q. : Pouvez-vous décrire, vous trouviez-vous dans la ville au moment des

14 pilonnages ?

15 R. : Oh, souvent, en de multiples occasions. Trouver un moment pour aller

16 en ville en dehors des pilonnages était impossible.

17 Q. : Pouvez-vous décrire quelques-uns des incidents particuliers que vous

18 avez vécus ?

19 R. : L’incident le plus infâme auquel j’ai assisté, désormais connu sous

20 le nom de massacre des collecteurs d’eau, date de juillet 1993, si

21 je ne m’abuse. La situation était particulièrement pernicieuse. Les

22 responsables du siège de la ville avaient coupé le gaz et l’eau, à

23 ce moment-là, les habitants étaient donc forcés de faire la queue

24 pour collecter de l’eau dans des bidons en plastique ou des seaux

25 aux rares points d’eau où l’eau coulait encore. L’un de ces points

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1 d’eau était un puits, situé dans le quartier de Dobrinja, très

2 exposé car près de l’aéroport et du no man’s land.

3 Je travaillais dans le centre ville lorsqu’il a commencé à se dire

4 que des obus étaient tombés sur les gens qui faisaient la queue pour

5 se fournir à ce puits, faisant de nombreux morts. Nous nous sommes

6 rendus sur les lieux du pilonnage, 10 à 20 minutes après avoir

7 entendu ces récits. Sur place, ce n’étaient que cadavres et morceaux

8 de cadavres déchiquetés. Je me rappelle que les responsables de la

9 compagnie des eaux avaient déjà plongé des tuyaux dans le puits et

10 que l’eau qu’ils remontaient était sanguinolente. Je n’oublierai

11 jamais cet alignement de bidons en plastique, restés intacts et à

12 l’emplacement où s’étaient tenus des habitants. On eût dit une

13 espèce de queue fantôme pour se procurer de l’eau.

14 Q. : Avez-vous pu déterminer si la majorité de ces personnes qui faisaient

15 la queue étaient des militaires ou des civils ?

16 R. : Eh bien, il y avait toujours des queues dans Sarajevo, à toute heure,

17 pour se procurer de l’eau, et la majorité des personnes concernées,

18 dans 98 pour cent des cas, étaient invariablement des civils.

19 Q. : Pouvez-vous décrire un pilonnage normal, si tant est que vous pensez

20 pouvoir qualifier ainsi un pilonnage, que vous auriez vécu ?

21 R. : Eh bien, Sarajevo était pilonnée le jour, la nuit, chaque heure sinon

22 chaque minute et il arrivait que plusieurs obus frappent au même

23 endroit dans la même minute. L’expérience est très peu ordinaire.

24 Vous entendez une espèce de sifflement de l’air, puis un bruit sourd

25 et violent, une sorte de son amorti, et tout ressemble à une scène

Page 2363

1 tournée au ralenti. vous entendez du verre se briser, des gens

2 hurler, vous les voyez courir et vous vous mettez à courir. J’ai

3 vécu cette expérience un grand nombre de fois. D’autres, bien sûr,

4 l’ont vécue quatre ans d’affilée - excusez-moi, trois ans d’affilée.

5 Je me rappelle une occasion de ce genre, je revois l’obus tomber.

6 J’étais à l’intérieur d’une voiture, le chauffeur a très vite

7 exécuté un virage à 360 degrés pour s’éloigner de l’obus. Les gens

8 couraient à côté de nous sur la route, pour fuir le lieu du

9 pilonnage, et un deuxième obus est tombé à faible distance devant

10 eux, dans la direction où les menait leur course, ce qui permet de

11 penser que ces missiles étaient ciblés, qu’ils étaient destinés à

12 délibérément provoquer le plus grand nombre possible de victimes.

13 Q. : Ces gens qui couraient, était-ce des civils ou des militaires ?

14 R. : Tous étaient des civils, oui.

15 Q. : Y a-t-il eu des moments où vous avez pu déterminer d’où venaient ces

16 obus, ces pilonnages ?

17 R. : Eh bien, les canons étaient postés sur les collines, à l’emplacement

18 des positions serbes. Je le sais depuis l’été 1992. Mais la nuit

19 était le moment le plus propice pour déterminer la direction des

20 tirs, car ils lançaient souvent des fusées éclairantes, dont on

21 voyait qu’elles provenaient des collines, où se trouvaient leurs

22 positions. La fusée éclairante illuminait la ville, créant un

23 spectacle très peu banal. En effet, dans un laps de temps très court

24 après que l’on observe la fusée éclairante, suspendue dans le ciel,

25 on voyait pleuvoir les obus, qui avaient autant de chances de tomber

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1 sur le pâté de maisons mitoyen du vôtre, à l’entrée de l’hôtel où

2 vous résidiez ou à l’autre bout de la ville, provoquant une

3 explosion lointaine.

4 Dès lors qu’ils envoyaient une fusée éclairante, comme ils n’avaient

5 pas pour habitude de les gaspiller, cela signifiait l’arrivée d’un

6 grand nombre d’obus. A ces moments-là, l’origine des obus ne faisait

7 aucun doute. Les balles traçantes étaient également monnaie

8 courante, dans ces heures d’obscurité ; elles proviennent de coups

9 de feu impliquant une balle éclairante sur cinq, qui permettent au

10 tireur de vérifier la direction de ses tirs ; dans ces cas-là, il

11 était très aisé de déterminer l’origine des coups de feu.

12 Q. : Je vous prierai à nouveau de bien vouloir parler moins vite.

13 Pourriez-vous, je vous prie, décrire l’incidence que ces attaques

14 avaient sur la population de la ville, sur les habitants que vous

15 avez rencontrés ?

16 R. : Eh bien, l’incidence de ces attaques sur les gens consistait en ce

17 que certains se faisaient tuer, évidemment, quant à d’autres, ils

18 étaient blessés ou mutilés. Pour ceux qui avaient été épargnés par

19 les obus, leur incidence consistait à les rendre légèrement fous,

20 dirai-je, faute d’expression plus appropriée. Je me rappelle un ami

21 qui a dit, un jour : "ce qui caractérise Sarajevo, c’est que chacun

22 y porte un numéro sur le dos, mais personne ne connaît son numéro,

23 situé entre 1 et 300.000 ; si dix personnes sont tuées un jour, on

24 sait que le calcul part de 11, mais on sait aussi qu’on peut être le

25 prochain". On n’est jamais hors de portée des obus, à Sarajevo. Un

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1 obus peut vous frapper à chaque minute et lorsque vous marchez dans

2 la rue, vous êtes, la plupart du temps, une cible parfaite pour les

3 tireurs embusqués.

4 Après la guerre, c’était extraordinaire de pénétrer dans les

5 repaires des tireurs embusqués, des immeubles notamment, et de

6 regarder la ville à partir des trous percés par eux, en constatant

7 avec quelle aisance ils observaient les rues, combien il leur était

8 facile d’identifier les gens qui marchaient dans ces rues.

9 Donc, je pense que le but poursuivi - enfin, je ne lis pas dans le

10 cerveau de ceux qui assiégeaient la ville -, mais je pense que

11 l’incidence des obus sur les habitants, même sur ceux qui n’avaient

12 été ni blessés ni tués, consistait à les rendre fous en raison de

13 cette existence vécue constamment dans la crainte d’une attaque.

14 Q. : En août 1992, vous avez été l’un des premiers journalistes à visiter

15 les camps d’Omarska et de Trnopolje, n’est-ce pas, au sein d’un

16 groupe de journalistes ?

17 R. : Oui.

18 Q. : Comment cette visite a-t-elle été organisée ?

19 R. : Tout au long du mois de juillet 1992, les journaux ont reçu des

20 informations, parues dans - que des réfugiés ont répandu dans la

21 ville croate de Karlovac ; selon eux, l’intimidation et la violence

22 n’étaient pas les seuls éléments qui avaient désespéré la population

23 de Prijedor et de Banja Luka au point de l’inciter à quitter la

24 région ou d’accepter la déportation ; ils évoquaient des

25 arrestations massives suivies d’emprisonnement dans ce qu’ils

Page 2366

1 appelaient des camps, des centres de regroupement ou à quoi ils

2 donnaient d’autres noms.

3 Ces récits ont été publiés dans mon journal, le Guardian, par

4 d’autres que moi ; en effet, en juillet 1992, j’étais toujours à

5 Londres. Ils sont aussi paru dans le News Day, un journal américain,

6 et sous la plume du journaliste Roy Gutman. L’article de M. Gutman

7 traitait d’un camp, appelé Manjaca, dont il avait découvert

8 l’existence et dont il disait qu’il était géré par les soldats

9 serbo-bosniaques. Un de mes collègues publia, vers la fin du mois de

10 juillet, un article donnant la parole aux gens qui avaient fui la

11 région en direction de la ville croate de Karlovac ; eux parlaient

12 d’un endroit appelé Omarska.

13 Radovan Karadzic, dirigeant des Serbes de Bosnie, se trouvait à

14 Londres pour assister à une conférence, le 27 juillet, ou le 26, si

15 ma mémoire est bonne. L’article à la une du Guardian, ce jour-là,

16 donnait la parole à des gens chez qui le mot "Omarska" revenait sans

17 cesse, un centre de tri, un camp ou dieu sait quoi dénommé Omarska.

18 Le Dr. Karadzic est apparu en direct à la télévision, où un

19 journaliste l’a acculé à répondre à ses questions. Il a répondu que

20 tout cela n’était que de la propagande, et qu’il -je ne retrouverai

21 pas les mots exacts qu’il a employés, mais ils sont vérifiables - en

22 tout cas, il affirmait que les récits fournis au journal par les

23 gens qui avaient fui la région de Karlovac étaient mensongers et a

24 déclaré à l’animateur de l’émission de la chaîne américaine ITN,

25 Independent Television News : "vous savez, si vous insistez, vous

Page 2367

1 pourrez venir voir par vous-même", je paraphrase, je ne me rappelle

2 pas les mots exacts. Eh bien, nous avons insisté.

3 Le journaliste d’ITN lui a répondu, en direct ou immédiatement après

4 l’émission : "nous aimerions relever le défi que comportait votre

5 offre, si vous le permettez", et parce que c’était le Guardian qui

6 avait publié les articles relatifs à Omarska, nous avons décidé de

7 nous associer à cette entreprise, d’en faire un travail d’équipe ;

8 nous avons donc accepté cette offre.

9 Q. : Quand êtes-vous parti pour la Serbie ?

10 R. : Eh bien, je suis parti le lendemain. Mon supérieur au journal, le

11 rédacteur en chef Paul Webster a parlé avec le Dr. Karadzic grâce à

12 un téléphone mobile alors qu’il se dirigeait vers l’aéroport. Il lui

13 a dit : "nous voulons venir et nous voulons voir cet endroit", ce à

14 quoi le Dr. Karadzic a répondu : "eh bien, voyez-vous, il faudra

15 quelques semaines", mon chef lui rétorquant : "non, non, si cela ne

16 vous dérange pas, nous arrivons tout de suite. J’ai un journaliste

17 prêt à partir. Nous arrivons demain".

18 On m’a dit de m’organiser pour me rendre à Belgrade via Budapest -

19 il n’y avait pas de vol direct pour Belgrade - le plus vite

20 possible, de me présenter, et qu’ITN agirait de même. Nous nous

21 sommes retrouvés à l’aéroport de Budapest, en Hongrie, et sommes

22 allés ensemble jusqu’à Belgrade en voiture. Nous y sommes arrivés le

23 28 juillet.

24 Q. : A votre arrivée à Belgrade, avez-vous eu à répondre à certaines

25 obligations, telles qu’obtenir des accréditations ?

Page 2368

1 R. : Oui, il nous a fallu nous accréditer auprès d’un organisme appelé

2 CRNA (sic), c’était l’agence de presse officielle de Serbie.

3 J’insiste, le projet était censé se dérouler en Bosnie, mais

4 l’accréditation devait se faire à Belgrade, auprès de l’agence de

5 presse gouvernementale serbe, CRNA (sic), oui. Nous avons expliqué

6 que nous étions venus en tant qu"hôtes", -j’emploierai le mot, même

7 si ce n’est pas le meilleur -, du Dr. Karadzic, après quoi nous

8 avons été enregistrés et avons reçu les papiers nécessaires.

9 Q. : Vous a-t-on assigné un point de contact ?

10 R. : Oui, nous avons été placés sous la tutelle d’une femme dénommée Klara

11 Mandic.

12 Q. : Quel organisme représentait-elle ?

13 R. : Elle s’est présentée comme une responsable de l’a société d’amitié

14 judéo-serbe ; j’ai trouvé cela assez bizarre, franchement, mais il

15 semblait qu’elle s’était chargée des premiers contacts, au moins,

16 avec les autorités qui nous intéressaient, quelles qu’aient été ces

17 autorités. Jamais cela n’a été tout-à-fait claire - à Belgrade, cela

18 n’a jamais été tout-à-fait clair. Mais c’était elle qui venait à

19 l’hôtel Hyatt où nous résidions pour nous soumettre les projets en

20 cours.

21 Q. : Lorsqu’elle venait vous voir à l’hôtel, était-elle accompagnée de

22 tierces personnes ?

23 R. : Elle est venue un certain nombre de fois et a organisé une rencontre,

24 un jour, à l’hôtel, avec plusieurs autres personnes. Je n’ai pas

25 réussi à en comprendre l’objectif, mais l’un des participants était

Page 2369

1 le Professeur Nikola Koljevic, vice-président de la république serbe

2 autoproclamée de Bosnie-Herzégovine, c’est-à-dire des Serbes de

3 Bosnie. Nous avons parlé en termes généraux de l’histoire serbe et

4 des souffrances infligées aux Serbes. Ils nous ont beaucoup parlé de

5 cela et de la guerre actuelle.

6 Q. : Combien de temps êtes-vous resté à Belgrade ?

7 R. : Trop longtemps à notre goût. Nous étions impatients d’avancer,

8 d’arriver dans la région de Banja Luka/Prijedor, d’entrer à Omarska,

9 mais nous sommes restés sur place trois ou quatre jours.

10 Q. : Vous a-t-on expliqué ce retard ?

11 R. : Pour l’essentiel, il nous a été présenté comme relevant de la

12 bureaucratie, du au grand nombre de choses à organiser, aux

13 difficultés en vigueur. Une guerre faisait rage. Des problèmes

14 logistiques se posaient, "nous avons à coeur votre sécurité", ce

15 genre de choses. Pour ce qui nous concerne, nous avions suffisamment

16 couvert la guerre, à cette date, pour savoir que nous aurions pu

17 nous prendre en charge, ce que nous voulions, c’était bouger. Ils

18 nous ont empêchés de bouger jusqu’à la date de notre départ qui

19 était le 2 août, si je me souviens bien, - excusez-moi, je crois que

20 c’était le 3 août.

21 Q. : Est-ce pendant votre séjour à Belgrade que vous avez visité le camp

22 de Loznica, que vous avez déjà décrit au Tribunal ?

23 R. : Oui, faute de mieux ; parce que nous devions tuer le temps à

24 Belgrade, et que sur la liste des "camps de concentration", déjà

25 publiée à l’époque par le gouvernement bosniaque, il y en avait qui

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1 étaient à faible distance de Belgrade, que l’on pouvait visiter en

2 une journée, sans remettre en cause nos chances de départ. Loznica

3 était l’un de ces camps. Il n’avait, manifestement, rien d’un camp

4 de concentration. Mes confrères d’ITN ont aussi visité Subotica, et

5 ont constaté que ce n’en était pas un non plus. Il s’agissait des

6 camps de transit que vous avez vus en vidéo et que j’ai déjà

7 décrits. Donc, oui, c’est à ce moment-là que je me suis rendu à

8 Loznica. Pas loin de Belgrade en voiture.

9 Q. : Finalement, quel moyen de transport avez-vous utilisé pour arriver à

10 Pale ?

11 R. : Nous sommes allés à Pale, la capitale des Serbes de Bosnie, en

12 hélicoptère militaire.

13 Q. : Qui a organisé le voyage en hélicoptère, le savez-vous ?

14 R. : Eh bien, pour ce qui nous concerne, pour autant que nous ayons pu le

15 déterminer, c’est mademoiselle Klara Mandic, de la société d’amitié

16 judéo-serbe. Mais vous savez, chacun tire ses propres conclusions.

17 Il ne semblait pas que cet organisme puisse avoir une telle autorité

18 sur les transports aériens destinés à l’armée, et l’endroit où nous

19 nous trouvions était sous le contrôle de l’Armée populaire

20 yougoslave.

21 Q. : Que s’est-il passé lorsque vous êtes arrivé à Pale ?

22 R. : Eh bien, un hélicoptère a atterri dans un champ, a ensuite décollé à

23 nouveau et après très peu de temps, nous avons été présentés au Dr.

24 Karadzic, le président des Serbes de Bosnie.

25 Q. : Peut-on diffuser la cassette, je vous prie ? Reconnaissez-vous ce que

Page 2371

1 vous voyez à l’écran ?

2 R. : Eh bien, c’est moi à bord de l’hélicoptère.

3 Q. : Qu’avez-vous remarqué au cours de votre voyage en hélicoptère ? Peut-

4 on arrêter la projection un instant, je vous prie ? Que voyiez-vous

5 des hublots de l’hélicoptère ?

6 R. : Nous avons survolé la Bosnie orientale, où tout ce que nous voyions

7 n’était que villages détruits. Quand je dis "détruit", je veux bien

8 dire complètement détruit, toutes les maisons détruites, désertées,

9 plus un soldat sur place, rien à voir avec Zepa dont j’ai déjà parlé

10 ; nous voyions des espèces de villages-fantômes réduits à l’état de

11 ruines. Je me rappelle que je regardais ces villages d’en haut et

12 que le soldat qui nous escortait à bord de cet hélicoptère avait une

13 expression plutôt morbide sur le visage, oui, une expression de

14 plaisir morbide. Je crois avoir écrit qu’il avait l’air d’être en

15 train de déguster une délicatesse gastronomique.

16 MAÎTRE KEEGAN : Peut-on projeter une nouvelle fois cette cassette ? Avec

17 le son ? Je recommande le port des écouteurs à ceux qui sont dans la

18 salle d’audience. Cette séquence dure à peu près 10 minutes.

19 LE LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : C’est la pièce 184, n’est-ce pas ?

20 MAÎTRE KEEGAN :Oui, la pièce 184, Madame le Président.

21 (Projection de la cassette vidéo)

22 Q. : Peut-on arrêter la projection un instant, je vous prie ? Plus tard,

23 au cours de votre voyage, à votre arrivée dans les camps, en fait,

24 avez-vous vécu un incident, une attaque ?

25 R. : Oui, en effet.

Page 2372

1 Q. : Cet incident provenait-il, en fait, d’une véritable attaque ?

2 R. : Comme nous le pensions à l’époque, mais j’en suis encore plus

3 persuadé aujourd’hui, ce simulacre d’attaque contre nous, contre

4 notre convoi, alors que nous nous dirigions vers Omarska, était un

5 coup monté. Nous approchions du temps alors que, soudain, des coups

6 de feu ont été tirés par-dessus nos têtes en provenance des bois ;

7 les hommes qui nous escortaient, membres de la police serbe de

8 Bosnie, ont sauté à bas de leurs blindés transports de troupes. Ils

9 couraient dans tous les sens sur un pont, exploraient les fossés et

10 les échanges de feu étaient nourris.

11 Q. : Cette scène apparaît-elle un peu plus loin sur la cassette-vidéo ?

12 R. : Oui.

13 Q. : Merci. Peut-on continuer la projection, je vous prie ?

14 (Projection de la cassette-vidéo)

15 Peut-on arrêter la projection, je vous prie ? Est-ce un moment

16 opportun pour suspendre ?

17 LE LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : L’audience est suspendue jusqu’à 14h30 pour

18 le déjeuner.

19 (13.00 h)

20 (Suspension pour le déjeuner)

21 (14.30 h)

22 LE LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Maître Keegan, vous pouvez reprendre ?

23 MAÎTRE KEEGAN :Merci, Madame le Président. (A l’intention du témoin) : M.

24 Vulliamy, après votre brève entrevue avec le Dr. Karadzic, qu’aviez-

25 vous de prévu à votre ordre du jour ?

Page 2373

1 R. : Le déjeuner. Nous avons été invités à un repas au Quartier Général.

2 Q. : Qui présidait ce repas ?

3 R. : L’homme qui s’occupait de nous à ce moment-là et qui a présidé le

4 repas était le vice-président des Serbes de Bosnie, le Professeur

5 Nikola Koljevic, que nous avions déjà rencontré à Belgrade.

6 Q. : Quels étaient les autres participants à ce repas ?

7 R. : Un certain M. Krajisnik, un responsable du Parlement de Pale, a été

8 désigné à notre attention, il se trouvait dans le bâtiment à ce

9 moment-là, ainsi qu’un homme plastronnant, qui nous a été présenté

10 en quelques mots comme étant un commandant militaire. Je sais

11 aujourd’hui qu’il s’agissait du Général Ratko Mladic.

12 Q. : Après le déjeuner, vous êtes-vous rendu dans l’un des camps que les

13 Serbes de Bosnie voulaient vous faire visiter ?

14 R. : Oui, en effet.

15 Q. : De quel camp s’agissait-il ?

16 R. : Nous sommes allés dans un camp, ou une prison, qui se trouvait aux

17 abords immédiats de Sarajevo, dans la zone serbe appelée Kula. Dans

18 le quartier de Lukavica, contrôlé par les Serbes.

19 Q. : Peut-on projeter les séquences suivantes de la cassette, sans le son,

20 je vous prie ? La pièce 184. Est-ce le camp de Kula ?

21 R. : Oui, cela ressemble à Kula.

22 R. : C’est le camp dont parlait le Dr. Karadzic dans l’interview que nous

23 avons déjà entendue, dans lequel, disait-il, étaient détenues des

24 personnes coupables de génocide à l’encontre des Serbes ?

25 R. : Oui, en effet. C’est l’endroit qu’il voulait que nous voyions, dont

Page 2374

1 il avait décrit les détenus comme des personnes soupçonnées

2 d’assassinat.

3 Q. : Avez-vous parlé à ces détenus ?

4 R. : Oui, nous leur avons parlé, en présence de gardes, mais aussi seuls à

5 seuls, pendant un bref instant.

6 Q. : D’après eux, quelle était la raison de leur présence dans ce camp ?

7 R. : Eh bien, leurs témoignages ne mentionnaient assurément rien qui

8 ressemblait à des homicides ou à des assassinats. C’était des civils

9 originaires de deux quartiers de Sarajevo, notamment de Hadzici.

10 Arrêtés à leur domicile, ils disaient avoir été emmenés dans un

11 endroit autre que ce camp où des extrémistes leur avaient fait subir

12 des violences ; ensuite, des soldats bosno-serbes les avaient amenés

13 dans ce lieu, Kula, où ils déclaraient être un peu mieux traités.

14 Ils affirmaient ignorer la raison de leur présence à Kula, et

15 attendre d’être échangés contre des Serbes détenus par la partie

16 adverse.

17 Nos discussions ultérieures nous ont permis de conclure qu’ils

18 étaient une sorte de monnaie de guerre, une monnaie humaine. Eux

19 racontaient qu’ils étaient des civils, amenés en ce lieu comme du

20 bétail après qu’on les ait regroupés.

21 Q. : Quand a finalement commencé votre voyage vers l’opstina de Prijedor ?

22 R. : Le lendemain matin. Nous avons passé la nuit à Pale, la capitale des

23 Serbes de Bosnie, et après une courte attente, on nous a embarqués à

24 bord d’une espèce de minibus militaire pour nous emmener au nord de

25 Pale, dans la ville de Bijelina.

Page 2375

1 Q. : Pourriez-vous vous servir de la carte, pièce à conviction 181, et

2 nous montrer à l’aide du pointeur la route que vous avez parcourue ?

3 R. : Pale se trouve ici, et nous sommes allés là, en passant par ici, nous

4 sommes arrivés à Bijelina, où nous nous sommes arrêtés quelques

5 instants ; puis nous avons continué, en traversant ce que l’on

6 appelle le corridor de Brcko, par des petites routes non goudronnées

7 qui traversent cette étroite bande de territoire tenu par les

8 serbes, ici, pour arriver à Banja Luka en passant par Drventa. Banja

9 Luka se trouve ici.

10 Q. : Pouvez-vous décrire ce que vous avez vu en chemin ?R. : Eh bien, nous

11 avons vu deux sortes de villages très différents, si je puis

12 m’exprimer ainsi. D’une part, des endroits intacts, normaux, des

13 gens vaquant à leurs occupations quotidiennes, et d’autre part, des

14 zones marquées par la destruction et la désolation, dans lesquelles

15 on voyait, des deux côtés de la route, des bâtiments détruits par

16 les flammes, détruits à l’explosif ou ayant essuyé le feu des

17 mitrailleuses. Dans certaines zones rurales, parfois dans des

18 lotissements urbains, pratiquement tous les bâtiments visibles

19 étaient partiellement détruits. C’était le cas dans la ville de

20 Brcko où nous sommes arrivés, dans ce corridor que j’ai déjà décrit.

21 Donc, certains villages étaient préservés, d’autres étaient

22 partiellement, sinon totalement détruits et les villages détruits

23 étaient déserts, bien sûr.

24 Q. : Vous avez passé la nuit à Banja Luka ?

25 R. : Oui, oui.

Page 2376

1 R. : Comment êtes-vous allés à Prijedor le lendemain ?

2 R. : Un homme qui s’est présenté comme étant le commandant Milutinovic est

3 venu nous chercher à l’hôtel, disant qu’il était chargé de liaison

4 au sein de l’armée bosno-serbe de Banja Luka. Nous sommes montés

5 dans le même véhicule que lui - pardon, non, son véhicule nous

6 suivait. Nous sommes allés à Prijedor, avec lui, ce matin-là, à bord

7 d’une voiture - je ne me souviens pas à qui elle appartenait -, et

8 avons traversé des paysages très variés.

9 Q. : En quoi les paysages étaient-ils différents dans cette région ?

10 R. : Eh bien, pendant pratiquement toute la seconde moitié du voyage,

11 toutes les habitations que nous voyions sur le bord de la route,

12 maisons isolées ou groupes de maisons, portaient les traces

13 d’explosions ou la marque des flammes, quand elles n’étaient pas

14 complètement calcinées ou les trois à la fois ; nous étions aux

15 abords de la ville, non loin de Kozarac, juste avant Prijedor.

16 Q. : Quel était l’aspect de Kozarac lorsque vous y êtes arrivés ?

17 R. : Le centre de la ville était légèrement sur notre droite, au nord de

18 la route sur laquelle nous circulions. Nous dominions la ville

19 depuis le sommet d’une colline et distinguions, plus près de nous,

20 les maisons bordant la route, qui constituaient les confins de la

21 ville. Pratiquement tous les bâtiments étaient, comme je viens de le

22 dire, détruits, calcinés, pilonnés, avec des toits incendiés,

23 détruits par le feu, des murs frappés d’impacts provenant aussi bien

24 d’armes lourdes que de fusils-mitrailleurs. De temps à autre, une

25 maison intacte surgissait, de façon assez surréaliste ; intacte et

Page 2377

1 vide parfois, intacte et habitée d’autres fois, et l’on voyait des

2 gens vaquer à leurs occupations dans le jardin ou en train de

3 suspendre du linge à sécher, etc. Dans certains champs de ces

4 régions désertées, on voyait aussi des gens occupés à travaillés la

5 terre, à l’approche de la moisson.

6 Q. : Avez-vous interrogé le commandant Milutinovic au sujet de ces

7 personnes que vous voyiez ?

8 R. : Oui. Nous avons dit : "qui sont ces gens dans les champs ?" - et sa

9 réponse a été diverse. Il a déclaré que certains d’entre eux étaient

10 des Musulmans et des Croates qui "avaient accepté le nouvel ordre",

11 selon ses propres termes, et que d’autres étaient des Serbes ; il

12 était question des gens qui travaillaient la terre.

13 Q. : Pourrions-nous voir la séquence suivante de la cassette, je vous prie

14 ?

15 LE LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Qu’a-t-il dit au sujet des bâtiments ? La

16 question ne comportait-elle pas deux parties ?

17 MAÎTRE KEEGAN : Non, Madame le Président.

18 LE LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Excusez-moi. Je dois avoir des voix. Vous

19 l’avez interrogé également au sujet des habitations. Il a parlé des

20 gens qui travaillaient aux champs; Qu’a-t-il dit au sujet des

21 bâtiments ?

22 MAÎTRE KEEGAN : (A l’intention du témoin) : l’avez-vous interrogé au sujet

23 du décalage notable entre les maisons totalement intactes et celles

24 qui étaient détruites, juste à côté ?

25 R. : Eh bien, nous désirions éviter de le choquer, en parlant de cela;

Page 2378

1 Nous dépendions énormément de lui. Notre but était d’arriver au

2 camp, donc nous avons tenté d’être aussi délicats que possible. Je

3 me demande avoir demandé : "à qui appartiennent donc les maisons

4 intactes ?". Il n’a rien répondu et j’ai ajouté : "appartiennent-

5 elles à des Serbes ?". Il a émis une sorte de grognement que j’ai

6 pris pour une réponse affirmative, une sorte de "Hmmm", comme ceci.

7 Puis, il n’a pas cessé de nous parler des 40.000 réfugiés qui

8 avaient quitté la région. A ce moment-là, je ne voyais aucune raison

9 de le pousser dans ses derniers retranchements sur ce point. Nous

10 voulions visiter le camp, et non nous engager dans un affrontement

11 sur le point de savoir qui avait quitté ou n’avait pas quitté la

12 région. A ce moment-là, se lancer dans un tel affrontement ne

13 semblait ni judicieux ni rentable.

14 MAÎTRE KEEGAN : Peut-on projeter la cassette à présent ?

15 (Projection de la vidéo)

16 Plus loin. Les scènes qui suivent sont-elles représentatives du

17 genre de destructions que vous avez constatées au cours de votre

18 voyage ?

19 R. : Oui, tout était à peu près comme cela. Ces maisons-ci sont, en fait,

20 en meilleur état que certaines de celles que nous avons vues sur la

21 route. Les murs sont encore debout sur la plupart d’entre elles.

22 Alors qu’un grand nombre de ces maisons étaient complètement

23 détruites - se rapprochant davantage de celle que l’on vient de voir

24 à l’écran. Oui, celle-ci est typique. Oui, c’était à peu près cela.

25 Ce que je veux dire, c’est que l’on voyait ce genre de chose sur des

Page 2379

1 miles et des miles et des miles, à Kozarac comme dans bon nombre des

2 villages que nous avons traversés avant.

3 Q. : Avez-vous eu la moindre discussion avec ceux qui vous escortaient

4 pendant le trajet ?

5 R. : Avant la rencontre avec M. Milutinovic ?

6 Q. : Oui.

7 R. : Oui, alors que nous traversions la ville de Brcko, une ville

8 particulièrement détruite, où les dégâts étaient particulièrement

9 spectaculaires, nous avons interrogé les soldats : "que se passe-t-

10 il", "que s’est-il passé ici ?", avons-nous demandé, car le paysage

11 était réellement effrayant. "Oh, c’est une ville serbe", ont-ils

12 répondu. "C’est l’oeuvre des Croates au cours des combats". Je n’en

13 savais pas assez, à l’époque, pour m’inscrire en faux ; s’il me

14 disait la même chose aujourd’hui, je le ferais.

15 Q. : Pouvez-vous passer à la séquence suivante, je vous prie ? Ces images

16 sont-elles représentatives de ce que vous venez de dire, plusieurs

17 maisons les unes à côté des autres, dont certaines sont totalement

18 détruites alors que les autres sont en parfait état ?

19 R. : Oui, ces images montrent bien à quel point elles étaient proches les

20 unes des autres. C’était même plus bizarre que cela, en certains

21 endroits. Il arrivait que l’on voie, au milieu de rangées entières

22 de maisons détruites, une maison intacte, habitée. J’ai emprunté la

23 même route au début de cette année, les choses n’ont pas changé.

24 Q. : Merci. Vous pouvez arrêter la projection. Vous avez dit en, réponse à

25 la question précédente, que le commandant Milutinovic avait parlé de

Page 2380

1 40.000 personnes déplacées. A-t-il particulièrement mentionné

2 Kozarac ?

3 R. : Oui, il a effectivement parlé de Kozarac. Il a dit que cette ville

4 avait subi de graves violences pendant la seconde guerre mondiale,

5 qu’elle était géographiquement proche d’un camp de concentration

6 tenu par le régime croate pro-nazi de l’époque qui y enfermait ses

7 opposants en grand nombre, qu’il y avait eu de nombreux tués.

8 Kozarac avait été l’un des points de regroupement pour les futurs

9 détenus de ce camp, nous a-t-il expliqué, et - il n’en a pas dit

10 beaucoup plus ; il s’est contenté d’ajouter que "de très nombreux

11 Serbes avaient été tués dans la région de Jasenovac, qui se trouve

12 ici, et que beaucoup étaient originaires de Kozarac.

13 J’avais entendu parler de Jasenovac. Je m’y étais rendu alors que je

14 couvrais la guerre en Croatie et je savais qu’un grand nombre

15 d’opposants au régime de l’époque, des Serbes, mais aussi des

16 Musulmans et des Croates, ainsi que des juifs et des tsiganes, y

17 avaient été emprisonnés et tués ; je savais donc de quoi il parlait.

18 Q. : Avez-vous interrogé le commandant au sujet des camps que vous vouliez

19 visiter pendant ce trajet dans la région ?

20 R. : Nous avons surtout parlé de cela, nous continuions à dire : "nous

21 espérons aller à Omarska. C’est à Omarska que nous avons demandé à

22 nous rendre. Le Dr. Karadzic nous a affirmé que nous pouvions y

23 aller" ; quant à lui, il répétait sans cesse : "eh bien, je voudrais

24 que vous voyiez un endroit appelé Manjaca. Ce sera beaucoup plus

25 intéressant pour vous", ajoutant : "en ma qualité de soldat, je peux

Page 2381

1 vous aider à y entrer. Je crois que c’est là que vous irez". A

2 l’évidence, il souhaitait que nous voyions cet endroit.

3 Q. : A votre arrivée à Prijedor, quel est le premier événement qui vous a

4 marqué ?

5 R. : Nous nous sommes garés dans le centre ville, près du Centre

6 municipal, de la mairie, et ce que j’ai vu en premier, c’était une

7 longue file de femmes, alignées le long d’une des rues adjacentes à

8 la mairie.

9 Q. : Peut-on projeter la cassette-vidéo, je vous prie ? Est-ce une image

10 de ces femmes en train de faire la queue ?

11 R. : Oui, en effet.

12 Q. : Avez-vous pu parler à ces femmes ?

13 R. : Oui.

14 Q. : Pour quelle raison vous ont-elles dit se trouver là ?

15 R. : Nous leur avons parlé pendant que nous attendions à l’extérieur

16 d’être reçus, et aussi après l’entrevue. Elles nous ont dit à peu

17 près la même chose les deux fois. A savoir que ce bureau devant

18 lequel elles faisaient la queue était, certes, dans l’enceinte du

19 commissariat de police, mais que c’était un centre d’accueil pour

20 les réfugiés, et qu’on leur avait dit qu’elles pourraient partir, en

21 payant. Quant à savoir si elles souhaitaient partir ou pas, leurs

22 propos n’étaient pas univoques.

23 Q. : Veuillez arrêter la projection, je vous prie. Excusez-moi.

24 R. : Certaines disaient vouloir partir, certaines non, mais ce qui les

25 préoccupait le plus, ce qui les unissait toutes, c’est que leurs

Page 2382

1 époux, les hommes de la famille, leurs fils, leur avaient été

2 arrachés, à elles et à leur foyer, et qu’elles ignoraient où ils se

3 trouvaient. Elles essayaient d’obtenir des informations dans ce

4 poste de police/réfugiés - apparemment, c’était la même chose - à ce

5 sujet.

6 Selon la rumeur qui courait dans leurs rangs, et qu’elles nous ont

7 communiquée, ils étaient à Omarska, ce qui nous a renforcés dans

8 notre espoir d’y entrer. C’est l’époque où j’ai entendu les premiers

9 récits directs évoquant des violences commises contre des

10 habitations, des coups de feu tirés à l’intérieur des maisons, mais

11 - cela semble choquant aujourd’hui, mais je le dis tout de même -

12 nous étions si impatients de poursuivre notre voyage vers le camp

13 que nous n’avons guère prêté attention à ces récits, ce qui est sans

14 doute impardonnable, nous les avons entendu mais n’avons pas pris la

15 peine de leur accorder l’importance qu’ils méritaient ; nous ne

16 voulions qu’une chose, poursuivre le programme de la journée. Ce

17 qu’elles nous ont dit de plus intéressant, par conséquent, c’est

18 qu’elles avaient entendu parler d’Omarska et qu’elles pensaient que

19 les hommes de leurs familles s’y trouvaient depuis des semaines.

20 Q. : A votre entrée dans le bâtiment, quelle est la première personne que

21 vous avez rencontrée ?

22 R. : Nous avons subi plusieurs contrôles au rez-de-chaussée, avant d’être

23 autorisés à monter à l’étage, dans une pièce où nous avons retrouvé

24 un groupe d’hommes qui ont organisé une espèce de conférence à notre

25 intention. Nous avons d’abord été présentés au chef de la police. Il

Page 2383

1 nous a été présenté sous le nom de Simo Drljaca. Par l’intermédiaire

2 de son interprète - il avait une interprète dénommée Nada Balaban -

3 nous avons été présentés au colonel Vladimir Arsic, dont on nous a

4 dit qu’il commandait la région militaire dans laquelle nous nous

5 trouvions, ainsi qu’à deux civils - j’ai pensé qu’il s’agissait de

6 civils ; on nous les a décrits comme des responsables civils, malgré

7 leur uniforme - l’un, Milomir Stakic, était président de ce qu’on

8 nous a décrit comme l’état-major de crise ou la cellule de crise,

9 l’autre, Milan Kovacevic, nous a été présenté comme son adjoint.

10 Q. : Merci. Vous pouvez interrompre la diffusion. Dans une précédente

11 réponse, vous indiquiez que le Commandant Milutinovic avait parlé de

12 40.000 personnes déplacées. A-t-il parlé plus particulièrement de

13 Kozarac ?

14 R. : Oui, il en a parlé. Il a mentionné Kozarac comme ayant subi de graves

15 violences au cours de la seconde guerre mondiale, et a évoqué la

16 proximité de Kozarac avec le camp de concentration créé par le

17 régime nazi de l'époque, qui y enfermait ses opposants et où nombre

18 d'entre eux a été tué. C'est à Kozarac, entre autres, que les gens

19 étaient regroupés avant d'être enfermés dans ce camp, nous a-t-il

20 expliqué et --- il n'a pas ajouté grand chose. Il a simplement dit

21 que "de nombreux Serbes avaient été tués dans la région, plus

22 précisément à Jasenovac, qui se situe ici, et que la majorité

23 d'entre eux étaient originaires de Kozarac".

24 Je connaissais Jasenovac. J'y étais allé quand je couvrais la guerre

25 en Croatie et je savais que des Serbes, mais aussi des Musulmans et

Page 2384

1 des Croates en désaccord avec le régime nazi, ainsi que des Juifs et

2 des Tsiganes, y avaient été massivement emprisonnés et assassinés.

3 J'étais donc au courant de ce qu'il me disait.

4 Q. : Avez-vous interrogé le Commandant au sujet des camps que vous

5 désiriez visiter durant ce voyage ...

6 R. : Nous avons surtout parlé de cela. Je continuais à dire "nous espérons

7 aller à Omarska. C'est à Omarska que nous avons demandé de nous

8 rendre. Et c'est là que Karadzic a dit que nous pouvions aller" ;

9 quant à lui, il ne cessait de répéter "je veux que vous voyiez un

10 endroit appelé Manjaca. Ce sera beaucoup plus intéressant pour vous,

11 et en ma qualité de soldat, je peux vous aider à y entrer. Je crois

12 que c'est Manjaca que vous allez visiter", et manifestement, c'était

13 l'endroit où il voulait nous emmener.

14 Q. : Lors de votre arrivée à Prijedor, quel est le premier événement qui a

15 fait impression sur vous ?

16 R. : Nous avons garé la voiture dans le centre, tout près de la mairie, et

17 ce que j'ai vu en premier, c'est une longue file de femmes qui

18 s'étendait le long de toute une rue proche de --- adjacente à la

19 mairie.

20 Q. : Peut-on diffuser la cassette-vidéo, je vous prie ? Est-ce bien la

21 file de femmes dont vous venez de parler ?

22 R. : Oui, en effet.

23 Q. : Avez-vous pu parler à ces femmes ?

24 R. : Oui.

25 Q. : Pour quelle raison vous ont-elles dit se trouver là ?

Page 2385

1 R. : Nous avons parlé avec elles avant notre entretien, pendant que nous

2 attendions d'être reçus, et après. Elles nous ont dit à peu près la

3 même chose dans les deux cas. Elles ont dit qu'elles faisaient la

4 queue devant ce bureau qui, bien que situé dans les locaux de la

5 police, s'occupait des réfugiés, et qu'on leur avait dit qu'ils

6 pourraient partir, en payant. Leurs récits divergeaient alors, sur

7 le point de savoir si elles avaient envie de partir ou non.

8 Q. : Veuillez arrêter la cassette à ce stade, je vous prie. Excusez-moi.

9 R. : Certaines disaient vouloir partir, d'autres non, mais ce qui les

10 angoissait le plus, le point qu'elles avaient toutes en commun,

11 c'est que leurs maris, les hommes de leurs familles et leurs fils

12 les plus âgés avaient été arrachés à leur foyer, à l'affection de

13 ces femmes, et qu'elles ne savaient pas où ils se trouvaient. Elles

14 venaient chercher des informations dans ce poste de police/bureau de

15 réfugiés - c'était apparemment la même chose - pour tenter de les

16 localiser.

17 Un mot circulait dans leurs rangs, qu'elles nous ont communiqué ;

18 c'était le mot Omarska, ce qui ne fit qu'augmenter l'envie que nous

19 avions d'aller là où nous croyions être en train d'aller. C'était la

20 première fois que j'entendais des gens me parler directement de

21 violences commises dans des habitations, de coups de feu tirés dans

22 des habitations et - cela paraîtra sans doute horrible aujourd'hui,

23 mais je me dois de le dire - nous étions si impatients d'entamer

24 notre voyage vers le camp que nous n'avons guère prêté attention à

25 cela - et c'est sans doute impardonnable -, notre esprit l'a

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1 enregistré, sans prendre la peine d'en faire quelque chose

2 d’important ; ce que nous voulions, c'est continuer le programme de

3 la journée. Donc, ce qu'elles nous ont dit de plus intéressant,

4 c'est qu'elles avaient entendu parler d'Omarska, et qu'elles

5 pensaient que les hommes de leurs familles se trouvaient à Omarska,

6 sans doute depuis des semaines.

7 Q. : Qui est la première personne que vous avez rencontrée en pénétrant

8 dans le bâtiment ?

9 R. : Nous avons dû subir pas mal de tracasseries au rez-de-chaussée, puis

10 nous sommes montés à l'étage, où nous avons rencontré un groupe

11 d'hommes prêts à organiser à notre intention une espèce de

12 conférence. C'est au chef de la police que nous avons été présentés

13 en premier. On nous l'a présenté sous le nom de Simo Drljaca. Il

14 avait une interprète dénommée Nada Balaban, et c'est par son

15 intermédiaire que nous avons été présentés en bonne et due forme à

16 un colonel répondant au nom de Vladimir Arsic, dont on nous dit

17 qu'il commandait militairement la région, et à deux civils

18 importants, que l'on nous dit être des responsables civils, alors

19 qu'ils portaient un uniforme. L'un, Président de ce que l'on nous

20 désigna sous le nom d’état-major ou de cellule de crise, s'appelait

21 Milomir Stakic, l'autre, dont on nous dit qu'il était son adjoint,

22 s’appelait Milan Kovacevic.

23 Q. : Pouvons-nous voir la séquence vidéo suivante ? (Diffusion de la

24 séquence). Qui est cet homme ?

25 R. : Celui que l'on vient de voir passer, sur la gauche, est le Dr. Milan

Page 2387

1 Kovacevic.

2 Q. : Et celui-ci ?

3 R. : C'est le colonel, Vladimir Arsic.

4 Q. : Et celui-ci ?

5 R. : C'est Milomir Stakic, qui était en même temps Président de la cellule

6 de crise et maire de la ville.

7 Q. : Pourriez-vous arrêter la cassette, je vous prie ? Cette réunion vous

8 a-t-elle permis d'entendre parler tous ces hommes ?

9 R. : Oui, en effet.

10 Q. : Lequel d'entre eux a parlé le premier ?

11 R. : La réunion, ou plutôt les plaisanteries ont été entamées par le chef

12 de la police, M. Drljaca, mais celui qui s'est attaqué au sujet en

13 tant que tel, c'est le colonel Arsic, le militaire.

14 Q. : Que vous a-t-il dit ?

15 R. : Il a fait un long discours. La réunion a duré longtemps - plus

16 longtemps que nous ne l'aurions souhaité. Il a fait un long

17 discours, dont le sens était qu'il désirait nous voir visiter un

18 camp répondant au nom de Manjaca, qu'en sa qualité de commandant de

19 la région, il pouvait nous y faire entrer, puisque ce camp était

20 destiné aux prisonniers de guerre et dépendait de l'armée, dit-il.

21 Nous avons dit diverses choses ; nous avons plusieurs fois

22 interrompu son discours, pour dire "nous voulons aller à Omarska",

23 ce à quoi il répondait "non, Manjaca sera beaucoup plus intéressant

24 pour vous, car vous y trouverez de vrais combattants musulmans et

25 des prisonniers de guerre, alors qu'à Omarska, vous ne trouverez que

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1 des civils réfugiés. Plus il répétait la même chose, plus nous

2 étions ancrés dans notre détermination à nous rendre à Omarska, bien

3 entendu.

4 Il a dit, entre autres, qu'une sorte de tri se faisait à Manjaca,

5 parlant d'interrogatoires qu'on était en train d'organiser à

6 l'intention des prisonniers de guerre, de façon à déterminer leur

7 culpabilité ou leur innocence.

8 Cela étant, il y a une chose que je dois dire au sujet de Manjaca,

9 pour que vous ne pensiez pas que nous nous faisions la fine bouche,

10 mais la Croix rouge internationale avait déjà inspecté Manjaca. Nous

11 le savions et pour nous, le travail avait été fait, parce que voyez-

12 vous, je faisais un travail, à l'époque, sans penser qu'il allait

13 m'amener un jour à ce que je vis aujourd'hui.

14 M. Roy Gutman, du journal New York News, avait aussi visité Manjaca.

15 J'espère que vous me pardonnerez le côté calculateur d'un jugement

16 professionnel, mais le fait est que nous ne désirions pas visiter un

17 camp déjà "fait" par quelqu'un d'autre. Tout le monde parlait

18 d'Omarska ; les femmes avaient parlé d'Omarska, nous étions sur la

19 piste d'Omarska ; l'échange avec le colonel Arsic a duré quelque

20 temps, dans les deux sens. Il nous a un peu renseigné sur ce qui

21 s'était passé dans la région, et ces renseignements devaient être

22 étayés plus tard, mais à la fin de la conversation, il nous a

23 déclaré ne pas être habilité à nous emmener à Omarska, qui ne

24 dépendait pas de l'armée, et devoir demander une autorisation à

25 cette fin.

Page 2389

1 Q. : Le Dr. Milomir Stakic a alors pris la parole ?

2 R. : Oui, Stakic a parlé brièvement, laissant son propre discours pour

3 plus tard. En tout cas, il devait apparaître plus tard que les gens

4 auxquels nous pouvions utilement demander l'autorisation d'aller à

5 Omarska, les responsables d'Omarska, donc habilités à nous y

6 emmener, se trouvaient bel et bien dans la pièce. Il s'agissait de

7 M. Stakic, maire de Prijedor, de son adjoint, M. Kovacevic, et du

8 chef de la police.

9 Donc, nous avons dit "eh bien, au lieu de vous le demander à vous,

10 colonel, nous demanderons à ces hommes si nous pouvons y aller.

11 Merci de votre aide, mais vous n'avez manifestement pas de pouvoir ;

12 peut-être ces hommes ont-ils le pouvoir de nous y faire entrer". M.

13 Stakic s'est alors embarqué dans un long discours quant à ce qui

14 s'était produit dans la région, selon lui. Il a déclaré avoir tenté

15 de faire la paix avec les musulmans, qui auraient rejeté ses offres

16 de conciliation. Il a affirmé détenir des documents relatifs à la

17 distribution de 3.500 armes, si je ne m'abuse, aux hommes musulmans

18 de Kozarac. Il a ajouté que les musulmans de la région étaient

19 excités par des extrémistes venus de l'extérieur.

20 Au centre de son discours se trouvait l'idée selon laquelle ils

21 auraient voulu la paix avec ces gens qui, eux, ne la voulaient pas

22 et se préparaient à une espèce d'insurrection. Le fait que nous ne

23 lui demandions pas de nous parler des événements survenus dans la

24 région, mais que nous lui demandions de faire intervenir son pouvoir

25 pour nous permettre de nous rendre à Omarska semblait s'être perdu

Page 2390

1 dans son monologue. Je ne me rappelle pas comment la conversation

2 s'est terminée, mais elle a pris des allures de serpent qui se mord

3 la queue.

4 Q. : Lui avez-vous posé des questions précises quant à la nature de ces

5 camps et à l'identité des personnes qui y étaient détenues ?

6 R. : Oui. Il a répondu que - enfin, il n'utilisait pas le mot "camps", ne

7 parlant que de "centres de transit", de "centres" - disant qu'il

8 n'existait "pas de camps, mais uniquement des "centres". Il semblait

9 se faire l'écho - enfin, c'est devenu assez confus, c'était confus à

10 l'époque et c'est confus aujourd'hui ; est-ce le colonel qui a dit :

11 "Omarska n'a rien d'intéressant, cela ne vous apportera rien de vous

12 y rendre, vous n'y verrez que des civils", ce à quoi M. Stakic ou

13 son collègue, M. Kovacevic a ajouté : "oh, il y a des prisonniers de

14 guerre à Omarska. On y trouve des gens qui sont interrogés aux fins

15 de déterminer s'ils étaient ou non dans l'armée". Nous tournions en

16 rond (pardonnez ces propos dépourvus de logique, mais la

17 conversation n'avait rien de logique), et il devenait de plus en

18 plus difficile de savoir si les personnes enfermées à Omarska

19 étaient interrogées pour avoir été dans l'armée ou en tant que

20 civils réfugiés ; cela dépendait de qui vous parlait.

21 Le recours aux termes "centre", "camp", "lieu de transit" ou autre

22 variait selon la personne à qui vous parliez dans la pièce, mais

23 bien entendu, tout passait par les interprètes, donc il y avait des

24 problèmes de langue. Quoi qu'il en soit, nous nous impatientions, je

25 m'impatientais. Nous ne semblions aller nulle part. La seule chose

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1 qui était claire, c'est que Manjaca était accepté, Omarska non. Et

2 plus la conversation durait, plus nous étions décidés à aller à

3 Omarska, plus nous insistions pour y aller.

4 Q. : Le Dr. Kovacevic est-il intervenu dans la discussion ?

5 R. : Oui. Il a été présenté comme le responsable du camp, de son

6 fonctionnement au quotidien, en association avec le chef de la

7 police. Dès l'abord, il s'est exprimé assez franchement : "eh bien,

8 je n'apprécie pas de vous voir dans les parages" a-t-il dit, ou

9 quelque chose d'approchant. "Je ne suis pas favorable à votre

10 présence ici", a-t-il dit, en citant deux raisons à cela : la

11 première, si ma mémoire est bonne, était qu'il avait eu de mauvaises

12 expériences avec les médias internationaux, et il a ajouté que si

13 nous allions à Omarska, il craignait pour notre sécurité.

14 L'argument de la sécurité nous a pris par surprise. Je me rappelle

15 que je ne m'y attendais pas, car jamais, lorsque nous parlions de

16 Manjaca, la question de la sécurité n'avait été invoquée, alors

17 qu'elle l'était pour Omarska. Le Dr. Kovacevic a alors ---

18 Q. : Poursuivez, je vous prie.

19 R. : Eh bien, on pourrait dire qu'il a pris le relais. Il nous a déclaré

20 que nous n'avions rien à apprendre aux Serbes en matière de camps de

21 concentration, que lui-même était né dans un tel camp. J'ai trouvé

22 cela très intéressant, que cet homme, présenté comme le responsable

23 de ce camp soit né dans un camp. Je l’ai interrogé à ce sujet, et il

24 m'a répondu qu'il était né à Jasenovac, ce camp dirigé par les

25 Croates à la génération précédente. Cela a été pris comme -- nous

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1 avons parlé de la guerre quelques instants. Il a dit quelque chose

2 d'assez paradoxal, rétrospectivement, à savoir qu'il s'était écoulé

3 quelque temps avant que le monde extérieur ait appris l'existence

4 des camps nazis et encore plus de temps avant qu'il prenne des

5 mesures à ce sujet.

6 Tout cela m'intéressait vivement. Je suis donc un peu sorti de ma

7 torpeur et me suis intéressé de plus près à la conversation, car cet

8 homme était très intéressant, sur le plan professionnel.

9 Mais notre demande n'avançait guère. Je crois que c'est à ce moment-

10 là que M. Stakic est revenu dans la salle pour nous annoncer qu'il

11 désirait nous montrer une vidéo.

12 Q. : Sur quoi était censée porter cette vidéo ?

13 R. : Eh bien, les arguments avancés jusque-là par M. Stakic invoquaient

14 une insurrection islamique. J'en ai déjà parlé, les 3.500 hommes

15 armés, les Serbes cherchant à se défendre etc.

16 Q. : Le Dr. Kovacevic avait-il fait la moindre référence à des crimes ou à

17 des atrocités commises contre les Serbes ?

18 R. : Oui. Il avait parlé d'un lieu dans lequel 20 Serbes auraient été

19 abattus par des musulmans. Certains étaient en dehors de Prijedor.

20 Je ne me rappelle pas le nom du village. Il avait aussi, devrais-je

21 ajouter, montré des cartes au cours de la conversation, en disant

22 quelque chose de très intéressant. Il a déclaré, s'appuyant sur une

23 carte de la grande Serbie datant de 1941 -- nous avons brièvement

24 abordé ce sujet hier, c'est à cela que je pensais en en parlant hier

25 -- sur laquelle on pouvait voir de vastes territoires baptisés

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1 "Serbie" ; changeant bizarrement le cours de la conversation, il

2 nous a dit, je m'en souviens très bien : "vous avez de la chance de

3 vous trouver ici en un si grand moment de l'histoire des Serbes".

4 J'ai trouvé cette remarque étonnamment flamboyante.

5 Q. : A-t-il évoqué l'assassinat de bébés serbes ?

6 R. : Oh oui. Alors qu'il décrivait ce qu'il appelait l'insurrection

7 islamique, il a dit (et j'ai pris des notes à ce moment-là) que la

8 rivière Una, qui longe la poche de Bihac, je cite "charriait les

9 corps de centaines de bébés serbes crucifiés, les yeux arrachés des

10 orbites". Le Dr. Karadzic nous avait dit la veille que l'on avait

11 découvert des centaines de bébés serbes crucifiés, les yeux arrachés

12 des orbites, flottant dans la rivière Drina, à l'autre bout du pays,

13 il y avait donc corrélation.

14 Q. : La vidéo apportait-elle la moindre preuve de ces atrocités ou des

15 préparatifs au combat dont parlaient ces hommes ?

16 R. : Eh bien, au début de la vidéo montrée par eux, il était question de

17 la découverte d'un exemplaire du Coran chez quelqu'un, puis on

18 voyait l'ouverture d'une caisse de munitions qui contenait une

19 grande quantité de balles et une espèce de bandoulière, ainsi que

20 les insignes de divers soldats, mais je ne me rappelle pas les

21 détails. J'avoue que je ne me suis pas beaucoup intéressé à cette

22 vidéo. Le commentaire qui l'accompagnait ressemblait beaucoup au

23 bruit d'une mitraillette, et tout était interprété plus ou moins

24 bien. Je me rappelle seulement avoir entendu les mots "djihad" et

25 d'autres, mais j'avoue qu'au bout de cinq minutes, je n'ai pas été

Page 2394

1 très attentif.

2 Q. : Pourrions-nous voir le reste de cette séquence, je vous prie, avec le

3 son ?

4 (Projection de la vidéo)

5 Veuillez arrêter la cassette, je vous prie. Comment s'est terminée

6 cette réunion ?

7 R. : Elle a duré pas mal de temps après la fin de la projection, et c'est

8 nous qui avons dit : "écoutez, ce sera Omarska ; je crois que nous

9 avons montré clairement que nous ne quitterions pas les lieux tant

10 que nous n'aurions pas visité Omarska, en demandant s'il était

11 vraiment pas possible d'aller un peu plus vite et de nous y emmener.

12 On nous a dit de sortir dans la rue et d'y attendre qu'ils se

13 consultent en privé, ce que nous avons fait. C'est à ce moment-là

14 que nous avons interviewé les femmes, sur le trottoir. Cela a duré

15 vingt minutes. Après quelque temps, M. Drljaca, le chef de la

16 police, est sorti de la mairie pour dire : "allez, on y va, on va à

17 Omarska", et les voitures se sont préparées au départ.

18 Q. : Est-ce que quelqu'un a essayé de se joindre à votre groupe à ce

19 moment-là ?

20 R. : Oui, et professionnellement, cela m'a ennuyé ; une voiture

21 immatriculée en Angleterre est arrivée, dans laquelle se trouvait un

22 de mes collègues, du journal français Libération. Nous avons échangé

23 des "bonjour Tim", "bonjour Ed", comme il est d'usage. "Qu'est-ce

24 que vous faites ?", "eh bien, en fait, nous espérons nous rendre à

25 Omarska", "ah bon, cela ne vous ennuie pas que je vienne avec vous

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1 ?" ; bien sûr, dans des cas de ce genre, la réponse généralement

2 attendue est "non, non, pas du tout". Dans ce cas précis, elle a été

3 "zut", et ils se sont joints à notre convoi.

4 Q. : Ont-ils été autorisés à le faire ?

5 R. : Eh bien, pour leur malheur, ils ne l'ont pas été. Je préférerais que

6 vous ne me demandiez pas mon avis sur la question. Des policiers les

7 ont abordés en leur disant : "Qui êtes-vous, que faites-vous ? ?"

8 Eux ont répondu : "eh bien, il semblerait que ces personnes aillent

9 à Omarska et nous aimerions y aller aussi". Les policiers leur ont

10 demandé : "mais, faites-vous partie de ce --" -- ils se sont de

11 nouveau écartés pour se consulter, puis ont demandé : "est-ce que

12 vous avez aussi été invités par le Dr. Karadzic ?". Ils ont répondu

13 que non et la police leur a alors ordonné de quitter le convoi.

14 Q. : Le convoi est-il reparti après cela ?

15 R. : Oui, pour finir, nous sommes sortis de Prijedor, empruntant en sens

16 inverse la route par laquelle nous étions entrés dans la ville, pour

17 nous diriger vers Omarska. A l'aller, nous avions vu l'endroit où il

18 fallait tourner pour aller vers Omarska, et nous étions de nouveau

19 en chemin vers ce carrefour.

20 Q. : Étiez-vous escortés par des hommes armés ?

21 R. : Oui. Nous étions dans notre autobus. Il y avait une voiture devant

22 nous, ainsi qu'un blindé transport de troupes bleu, surmonté d'une

23 tourelle pour mitrailleuse.

24 Q. : Pourrions-nous voir la séquence suivante, je vous prie ?

25 (Projection de la vidéo)

Page 2396

1 R. : Est-ce le convoi ?

2 R. : Oui, nous voilà.

3 Q. : Au cours de votre voyage vers le camp, vous avez parlé d'une

4 bataille, il y a quelques instants.

5 R. : Oui.

6 Q. : A quel moment du voyage a-t-elle eu lieu, à peu près ?

7 R. : Je ne me rappelle pas exactement, mais cela s'est passé après

8 l'embranchement qui nous a fait quitter la grand route, donc sans

9 doute après 20 à 25 minutes de trajet.

10 Q. : Est-ce le lieu de cette bataille ?

11 R. : Oui, en effet, c'est là qu'elle a eu lieu. Il y a eu des coups de

12 feu, les balles sont passées très près de nous, nul besoin de

13 détails, je suppose. Vous voyez des hommes qui courent dans tous les

14 sens. Sur notre droite, ici, un homme est couché dans un fossé, en

15 train de tirer. Le blindé transport de troupes a aussi tiré dans la

16 direction des bois, tout cela était très spectaculaire. Ce gars-là,

17 debout, a l'air insouciant. Enfin, l’échange de coups de feu a duré

18 pas mal de temps. En fait, il a --

19 Q. : Veuillez arrêter la cassette, je vous prie.

20 R. : Oui, ce fut une bataille assez impressionnante.

21 Q. : Comment s'est-elle achevée ?

22 R. : Comment ?

23 Q. : Comment la bataille s'est-elle achevée ?

24 R. : Elle s'est achevée parce que le Commandant Milutinovic a dit : "vous

25 n'êtes pas en sécurité". Je le revois en train de dire : "on tue les

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1 journalistes, par ici, vous savez", "vous n'êtes pas en sécurité.

2 Les musulmans sont dans les bois". Et il a ajouté : "il y a des

3 moudjahidin dans les bois, nous ne pouvons pas aller plus loin".

4 Nous avons essayé d'évaluer la situation entre nous. L'un d'entre

5 nous, très inquiet, pensait que peut-être il y avait des musulmans

6 dans les bois, qui allaient peut-être nous tirer dessus, et le plus

7 probable, c'est qu'ils tenaient un excellent prétexte, même s'il

8 était monté de toute pièce, vous comprenez : "des journalistes

9 abattus par les musulmans". C’était sans doute un argument très

10 valable, compte tenu des propos tenus, la veille, par le Dr.

11 Karadzic au sujet d'une attaque possible, vous vous rappelez, et des

12 inquiétudes suscitées par notre sécurité etc.

13 Je crains fort de n'avoir pas été très sage, à l'époque. J'étais

14 simplement fâché, désireux de continuer mon chemin, j'en avais assez

15 de tous ces atermoiements, j'ai donc parlé à un autre collègue. Nous

16 nous sommes dit : "tout cela est ridicule. La guerre ne fait pas

17 rage dans les environs. Cela fait déjà 24 heures que nous circulons

18 dans la région, sans entendre un seul coup de feu. Et tout d'un

19 coup, une bataille éclate devant l'endroit où nous voulons aller.

20 Tout cela est bidon, c'est du cirque".

21 Je me suis mis en colère contre le Commandant Milutinovic, à qui

22 j'ai dit : "non, nous continuons, si cela ne vous dérange pas. Nous

23 insistons. Tout cela est insensé. Peut-on continuer ?", et la

24 bataille a brusquement cessé, nous permettant de continuer notre

25 chemin.

Page 2398

1 Q. : Pouvez-vous parler un peu plus lentement ?

2 R. : Excusez-moi. J'ai dit "peut-on arrêter ce cirque et continuer notre

3 chemin ?" et nous l'avons fait.

4 Q. : Savez-vous aujourd'hui à quelle distance du camp vous vous trouviez

5 au moment de cette bataille ?

6 R. : Eh bien, c'est assez difficile à dire -- excusez-moi, il y a un point

7 dont j'aurais dû parler avant. Nous avons suivi la grand route et

8 avons dépassé l'embranchement menant à Omarska. "Oh dieu", le coeur

9 s'arrête, peut-être n'y allons-nous pas, finalement. Nous avons

10 tourné à droite à un autre endroit, pour suivre toutes sortes de

11 pistes sinueuses et de chemins de traverse non goudronnés, en nous

12 disant "eh bien, une chose est sûre, c'est qu'ils ne veulent pas

13 nous faire prendre le chemin le plus direct pour aller à Omarska",

14 et je sais aujourd'hui qu'il suffit de 90 secondes pour y arriver,

15 en voiture, depuis le virage.

16 Au lieu de quoi, nous avons circulé sur ces pistes et chemins de

17 traverse, voyage très intéressant en soi, car nous avons pu voir de

18 nombreuses maisons calcinées ou soufflées, semblables à celles que

19 nous avions vu dans toute la région, et un nombre égal de maisons

20 avec, parfois suspendus à un arbre voisin, des draps blancs, une

21 taie d'oreiller ou un drapeau blancs. Nous avons demandé au

22 Commandant Milutinovic de quoi il s'agissait ; il nous a répondu :

23 "Oui, bien sûr, hier nous avions vu une chose, aujourd'hui, nous

24 voyions les maisons de musulmans et de croates qui avaient accepté

25 l'ordre nouveau. Aujourd'hui, ajouta-t-il, ces gens-là attendaient

Page 2399

1 le moment du départ.

2 Donc, oui, et je le regrette, nous avons emprunté une route

3 secondaire, une longue route secondaire, pour ne pas arriver dans la

4 mine de fer d’Omarska par l'entrée principale.

5 Q. : Peut-on diffuser la séquence suivante, je vous prie ? Est-ce l'entrée

6 du convoi dans le camp ?

7 R. : Oui, nous sommes en train de franchir le portail arrière d'Omarska.

8 Q. : Peut-on arrêter la cassette, je vous prie, sur cette image ? Qui est

9 l'homme que l'on voit sur la gauche de cette image ?

10 R. : A gauche de l'image, c'est le Commandant Milutinovic.

11 Q. : L'homme du milieu ?

12 R. : C'est le chef de la police, Simo Drljaca.

13 Q. : L'homme de droite ?

14 R. : Celui de droite nous a été présenté comme le commandant du camp sur

15 place, un certain M. Mejakic.

16 Q. : Que s'est-il passé alors, lorsque vous êtes entrés dans le camp ?

17 R. : Eh bien, ce qui s'est passé, c'est que nous nous attendions à nous

18 heurter à de nouveaux obstacles. Il y a eu une conversation sur le

19 point de savoir si nous pouvions parler aux prisonniers ; Madame

20 Balaban, qui n'est pas sur l'image, nous a dit, traduisant ce que

21 l'un d'entre eux, je ne sais plus lequel, lui avait dit : " aucun de

22 ces prisonniers ne souhaite vous parler". Nous n'avions, en fait,

23 posé la question à aucun d'entre eux ; nous n'en avions encore

24 rencontré aucun. Mais la première information que l'on nous a donnée

25 a été : "ils ne veulent pas vous parler", en tout cas c'est ce dont

Page 2400

1 je me souviens dans cette partie de la conversation.

2 Q. : Par où êtes-vous rentrés dans le camp ?

3 R. : Nous avons contourné le bâtiment que vous voyez sur l'écran et sommes

4 arrivés dans une sorte de cour, à l'arrière de ce bâtiment, qui

5 regarde vers le complexe minier. Nous voyions les différents

6 bâtiments qui constituent ce complexe.

7 Q. : Dans quelle partie du camp êtes-vous entrés en premier ?

8 R. : Eh bien, nous avons d'abord passé quelque temps dehors, regarder un

9 groupe d'hommes, en fait, j'aimerais décrire cela, ils traversaient

10 la cour dans notre direction. Cela se passait avant que nous ne

11 pénétrions dans le bâtiment. Il y avait un grand hangar, rouge

12 brique, une espèce de grand entrepôt. Il y avait d'autres bâtiments

13 encore, mais celui-là était le plus grand. De l'autre côté de la

14 cour, nous discernions un groupe d'hommes qui sortaient du hangar,

15 par la porte latérale, et il était évident qu'il leur fallait

16 s'adapter à la lumière - le soleil brillait de tous ses rayons et il

17 faisait très chaud - et des hommes armés de fusils les forçaient à

18 se mettre en rangs.

19 Sur notre gauche, se trouvait le bâtiment que vous avez vu sur la

20 vidéo. Il se trouve de l'autre côté de la cour. Les hommes ont reçu

21 l'ordre de traverser la cour en jogging, selon un schéma

22 manifestement répété de nombreuses fois ; l'exercice se déroulait

23 sous la houlette des fusils portés par les gardiens et la

24 surveillance d'un homme massif, portant des lunettes de soleil qui

25 réverbéraient la lumière, je m'en souviens très bien, qui gardait

Page 2401

1 une mitrailleuse placée sur un trépied, au sommet d'un des bâtiments

2 que nous avons vus sur la vidéo. Il était en position, à une

3 fenêtre, et les suivait avec son canon alors qu'ils accomplissaient

4 cet assez lamentable tour de jogging dans la cour, avant de rentrer

5 dans le bâtiment mitoyen de celui où nous nous trouvions.

6 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Excusez-moi. Une question m'est venue à

7 l'esprit pendant la diffusion de la dernière séquence vidéo, mais je

8 n'ai pas voulu vous interrompre, Maître Keegan. Nous avons vu un

9 homme, debout, qui portait un béret sur la tête. Il était le plus

10 éloigné de nous, sur la photo. Vous rappelez-vous la couleur du

11 béret qu'il portait ?

12 R. : Pour autant que je m'en souvienne, c'était une couleur tirant sur le

13 rouge, un béret marron.

14 MAITRE KEEGAN : On peut le vérifier sur la vidéo.

15 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Je suis trop impatiente, est-ce cela que vous

16 êtes en train de me

17 dire ? D'accord, je patienterai.

18 MAITRE KEEGAN (A l'intention du témoin) : Etes-vous ensuite entrés dans la

19 partie du bâtiment qui servait de cantine ?

20 R. : Oui, en effet.

21 Q. : Peut-on mettre en route la vidéo, je vous prie ? En partant de

22 l'endroit où nous nous étions arrêtés.

23 (Projection de la vidéo)

24 R. : Oui, c'est l'intérieur de la cantine.

25 Q. : Quelle a été votre première impression en voyant manger ces hommes ?

Page 2402

1 R. : Eh bien, lorsqu'ils ont traversé la cour en courant, j'ai pu

2 constater que certains d'entre eux, en tout cas, étaient dans un

3 état pitoyable. Certains étaient très maigres, d'autres un peu

4 mieux, d'autres encore étaient réduits à l'état de squelettes. Ils

5 ont mangé comme - nous le verrons d'ailleurs - ils ont mangé avec

6 une certaine avidité. Comme s'ils n'avaient pas mangé depuis très

7 longtemps, comme s'ils n'avaient pas jeté les yeux sur de la

8 nourriture depuis quelque temps. Le spectacle était assez pénible.

9 Q. : Avez-vous pu interviewer ces hommes ?

10 R. : Oui, enfin, nous avons essayé - là, c'est l'équipe de télévision qui

11 leur parle. Ils étaient sous les yeux attentifs des gardes

12 patrouillant dans la cantine. Nous avons essayé de leur parler du

13 mieux que nous pouvions. Ils étaient assez réticents. L'état

14 physique de certains d'entre eux était plus éloquent que des mots,

15 franchement, dénotant la façon dont on les traitait. Un jeune homme

16 nous a dit comment il avait été arrêté, mais peu de mots ont été

17 échangés, rien à voir avec une interview. Ils avaient manifestement

18 peur - ils étaient terrorisés, en fait. L'un d'entre eux a dit une

19 chose que je n'oublierai jamais. Il a dit, littéralement : "je ne

20 veux pas mentir, mais je ne peux pas dire la vérité".

21 Q. : A peu près combien de temps votre groupe a-t-il été autorisé à rester

22 dans la cantine ?

23 R. : Le temps d'y voir passer trois équipes de détenus dans la cantine.

24 Q. : Combien de temps --

25 R. : Eh bien, on leur accordait une minute pour manger - chaque équipe

Page 2403

1 disposait d'une minute pour manger un bol de ragoût aqueux aux

2 haricots blancs, et pour la plupart - ils étaient alors en rangs. On

3 les rappelait à l'ordre et il leur fallait rejoindre leurs rangs,

4 puis, comme vous le voyez sur ces images, ils sortaient du bâtiment,

5 en rangs, alors qu'un nouveau groupe y pénétrait. J'ai remarqué

6 qu'ils étaient nombreux à garder leur morceau de pain, ou une partie

7 de ce morceau de pain, pour plus tard. Je me souviens d'avoir écrit

8 qu'ils n'auraient pas été aussi maigres, aussi affamés, s'ils

9 avaient reçu ne serait-ce que la moitié de cette ration tous les

10 jours.

11 Q. : Peut-on arrêter la cassette, je vous prie ? Poursuivez, je vous prie.

12 R. : Eh bien, vous avez vu les images. Ils étaient - ils avaient l'ai mal

13 nourris, ils avaient les yeux -- ceux qui étaient dans le pire état

14 -- avaient les yeux exorbités. Vous m'avez demandé si nous avons pu

15 les interviewer. Si je prends le mot "interview" dans le sens auquel

16 je suis habitué, je répondrai non, nous n'avons pas pu le faire. Ce

17 que je vais dire peut avoir l'air idiot, mais je vais le dire tout

18 de même ; les regards qu'ils nous ont jeté en disaient plus que des

19 mots. Je veux dire, il y a quelque chose d'inimitable dans le regard

20 que quelqu'un vous jette pour vous dire : "Vous savez, regardez-moi

21 et tentez de trouver par vous-même ce que j'essaie de vous dire". Ne

22 pensez pas que je fasse dans le mélo, parce que c'est exactement ce

23 genre d'atmosphère qui régnait là-bas à ce moment-là.

24 Q. : Où êtes-vous allés en sortant de la cantine ?

25 R. : Eh bien, nous avons demandé à voir les quartiers de nuit, et puis, on

Page 2404

1 nous avait parlé d'un centre médical. Nous voulions le visiter. Ils

2 nous ont dit : "non, nous allons maintenant à l'étage" et à mon

3 grand désappointement, nous nous sommes retrouvés dans un bureau ;

4 nous avons demandé : "allons-nous visiter les quartiers de nuit ?

5 Pouvons-nous voir où vivent ces personnes, pouvons-nous entrer dans

6 le hangar ?". Je veux dire que le bâtiment qui présentait

7 manifestement de l'intérêt était ce bâtiment de couleur rouge d'où

8 les trois équipes d'hommes étaient sorties. Mais il était clair que

9 notre voyage devait s'arrêter là. Ils nous ont répondu : "non, nous

10 allons à présent nous rendre dans un bureau pour une séance

11 d'information", et nous sommes montés à l'étage, au-dessus de la

12 cantine, dans le même bâtiment, pour assister à cette séance

13 d'information.

14 Q. : Peut-on diffuser la cassette-vidéo, mais avec le son, cette fois-ci,

15 je vous prie ?

16 (Projection de la vidéo)

17 Peut-on arrêter la cassette ici ?

18 En dehors de la discussion relative aux différentes catégories de

19 prisonniers du camp, avez-vous posé des questions aux fins de savoir

20 si une organisation internationale du type Croix rouge avait pu

21 visiter le camp ?

22 R. : Je savais que la Croix rouge internationale n'avait pas eu accès au

23 camp, mais j'ai tout de même posé la question. M. Drljaca m'a

24 répondu : "nous aimerions avoir la visite de la Croix rouge

25 internationale, parce que cet endroit est si onéreux". Je n'ai pas

Page 2405

1 très bien compris. Sur quoi Madame Balaban a ajouté quelques mots,

2 qui venaient d'elle ou étaient la traduction du commentaire fait par

3 quelqu'un, je ne sais plus. Elle a dit : "non, nous n'avons pas

4 besoin de la Croix rouge ici parce que ce lieu n'est pas un camp,

5 mais un centre". Donc, je n'en savais pas plus qu'avant de poser ma

6 question. Et puis, je demandais sans cesse, aussi : "pouvons-nous

7 voir les quartiers de nuit, je vous prie ?", sans obtenir de réponse

8 immédiate.

9 Q. : Que s'est-il passé lorsque vous êtes sortis du bureau ?

10 R. : Nous avons fini par sortir du bureau et M. Drljaca, ou l'un de ses

11 hommes, je ne me rappelle plus exactement, a dit : "nous aimerions

12 que vous interviewiez le dirigeant local du SDA, le parti musulman",

13 et ils nous ont présenté un homme qui attendait dans le couloir. Eh

14 bien, pour être honnête, la seule chose que je souhaitais, c'était

15 en finir, mais voir ces fameux quartiers de nuit. Je voulais

16 seulement entrer dans le hangar. Je n'avais aucune envie de

17 consacrer du temps à interviewer un homme désigné par eux.

18 Tout n'a plus été, dès lors, que manoeuvres dilatoires et

19 accumulation d'obstacles. La cantine nous avait donné un avant-goût

20 du genre d'"interview" que cela pouvait donner, si l'on peut parler

21 d'interview. Je n'avais aucune envie de parler à quelque

22 représentant de parti politique, dans un couloir, entouré de gardes.

23 J'estimais que cela ne donnerait rien de particulièrement

24 intéressant. "non merci", ai-je dit. Puis, après avoir décliné

25 l'offre d'interview de cet homme, nous avons ajouté : "allez,

Page 2406

1 laissez-nous jeter un coup d'oeil dans le hangar, s'il vous plaît".

2 Q. : Y avait-il d’autres équipes de presse que les équipes d’ITN avec vous

3 au cours de cette visite ?

4 R. : Oui, excusez-moi, j'aurais dû le dire dès le début. Une équipe de

5 télévision serbe de Bosnie nous avait emboîté le pas alors que nous

6 étions encore à Pale, ils filmaient notre visite d'Omarska. Je ne

7 faisais, en fait, guère attention à eux. J'oubliais leur présence,

8 la plupart du temps, mais un incident un peu bizarre s'est produit

9 dans le bureau, qui me l'a rappelée. Excusez-moi de vous ramener

10 dans le bureau, mais alors que nous nous y trouvions, un nouvel

11 échange de coups de feu a eu lieu dans les bois. Ils ont déclaré :

12 "oh, c'est encore les musulmans qui tirent dans les bois", sans y

13 prêter attention. Nous avons rétorqué : "arrêtez de nous servir ces

14 inepties", mais à ce moment-là, les journalistes de la télévision

15 serbe de Bosnie étaient en train d'interviewer M. Drljaca. A la Q. :

16 "sommes-nous en sécurité ? Qui sont ces hommes dans les bois ?", il

17 a répondu en déclarant : "Ce sont les musulmans, dans les bois".

18 C'est la seule fois que je les ai remarqués, mais ils ont été avec

19 nous pendant tout le voyage.

20 Q. : A votre départ, quel a été le résultat ?

21 R. : Une discussion a eu lieu quant à la possibilité d'entrer dans le

22 hangar et de visiter le reste du camp ; elle a tourné à la dispute,

23 car ils semblaient estimer que notre visite était terminée, alors

24 que nous disions : "Mais M. Karadzic nous a dit que nous pouvions

25 voir tout ce que nous voulions". Eux ont dit, eh bien ils ont dit

Page 2407

1 toutes sortes de choses.

2 L'un de leurs arguments portait sur le manque de sécurité dans le

3 camp. Madame Balaban a dit une chose que j'ai trouvée très

4 intéressante. Après que nous lui ayons rappelé la promesse de M.

5 Karadzic que nous pourrions voir tout ce que nous voulions, elle a

6 dit quelque chose comme : "il nous a dit que vous pouviez voir ceci

7 et cela, mais pas cela", laissant entendre qu'il aurait fourni des

8 instructions relatives à ce que nous étions autorisés ou non à voir

9 dans le camp.

10 Q. : Pouvons-nous voir la séquence vidéo suivante, je vous prie, avec le

11 son ?

12 (Projection de la vidéo)

13 Pouvez-vous vous arrêter là, je vous prie ? Est-ce ainsi qu'a pris

14 fin votre visite à Omarska ?

15 R. : Presque. Immédiatement après cela, j'ai dit à Ian Williams, d'ITN,

16 l’homme que vous voyez là, avec un brassard de presse : "allons,

17 Ian, allons-y, simplement, et nous verrons ce qui se passera". Nous

18 avons fait quelques pas et les deux hommes, M. Drljaca et M.

19 Mejakic, que vous voyez en train de partir, ont fait une espèce

20 d'arc de cercle comme pour nous intercepter, et j'ai eu l'impression

21 qu'il y avait sans doute là une ligne à ne pas franchir.

22 Dans l'échange, quelques mots sont moins audibles, peut-être. C'est

23 le moment où M. Drljaca déclarait que notre sécurité n'était pas

24 assurée ; alors qu'avant, ces mots se rapportaient aux musulmans

25 censés se trouver dans les bois, à ce moment-là, il était permis de

Page 2408

1 se demander d’où pourrait venir la menace si nous poussions les

2 choses plus loin. Et cela a été tout.

3 Je viens de me rappeler un fait relatif aux interviews dans la

4 cantine. Puis-je en parler maintenant ?

5 Q. : Je vous en prie.

6 R. : Excusez-moi, s'il vous plaît. En regardant le film, je viens de me

7 rappeler un fait. J'ai interviewé un homme, hors caméra, qui était

8 blessé au visage. Je lui ai demandé : "où avez-vous eu cela ?" et il

9 a répondu : "oh, je suis tombé", et je me rappelle avoir ajouté :

10 "tombé ?"

11 J'ai rencontré cet homme sur le front, où il combattait, trois ans

12 plus tard. Le moment était assez extraordinaire. Il me dit : "je

13 vous connais". Je réponds : "je regrette, je ne me souviens pas de

14 vous", parce qu'il était deux fois plus corpulent qu'à l'époque. Il

15 me dit : "vous rappelez-vous, lors de votre visite à Omarska ? Il y

16 avait un homme, blessé au visage qui vous a dit être tombé ?" Je lui

17 dis : "bien sûr, je me rappelle cet homme". Et lui : "c'était moi".

18 Et il a ajouté : "eh bien non, je mentais. Un garde se tenait juste

19 derrière vous. J'espérais que vous alliez me croire. Je crois que la

20 représentante de la télévision m'a cru". Je dis cela simplement pour

21 terminer le récit de notre impossibilité de faire des interviews.

22 Cela a été extraordinaire de voir cet homme qui me reconnaissait, et

23 nous avons beaucoup parlé de ce qui s'était passé entre-temps, mais

24 je me suis rappelé cela en regardant le film, comme une parenthèse.

25 Q. : Qu'est-ce que le groupe a fait ensuite ?

Page 2409

1 R. : Nous avons cessé de tenter d'entrer dans le hangar pour les raisons

2 que je viens d’exposer, nous sommes remontés dans notre autobus et

3 nous sommes allés au camp de Trnopolje, en traversant toujours les

4 mêmes paysages, que j'ai déjà décrits, où nous voyions des maisons

5 détruites et des maisons presque intactes avec, aux fenêtres ou sur

6 des arbres voisins, des draps blancs ou des taies d'oreillers

7 blanches.

8 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Avant que vous ne parliez de cet autre camp,

9 vous avez déclaré dans votre déposition que Roy Gutman, de News Day,

10 avait découvert Omarska. Je suppose que cela s'est produit avant

11 votre voyage, n'est-ce pas ? Et je voulais savoir si lui avait

12 visité le camp d'Omarska.

13 R. : Je suis désolé de n'avoir peut-être pas été clair à ce sujet. Ce qui

14 s'est passé avant cette visite, c'est que M. Gutman avait entendu

15 parler d'un camp dénommé Manjaca, à savoir le camp militaire qu'ils

16 essayaient de nous faire visiter. Il lui restait quelques jours

17 avant notre visite, prévue le 5 août, et le 2 août il avait publié

18 un article décrivant l'intérieur de Manjaca.

19 Il avait aussi parlé à des habitants de la région de Prijedor

20 réfugiés en Croatie, qui parlaient d'Omarska, et avait interviewé

21 des personnes qui avaient séjourné à Omarska, mais il n'avait pas

22 visité le camp. Donc, il avait écrit au sujet d'Omarska. Ma consoeur

23 Maggie O'Kane, du Guardian, avait aussi écrit au sujet d'Omarska en

24 se fondant sur ce que lui avaient dit toutes sortes de gens qui en

25 avaient entendu parler, un peu comme les femmes rencontrées dans les

Page 2410

1 rues de Prijedor, mais qui avaient quitté la région. M. Gutman avait

2 trouvé des gens ayant séjourné dans le camp, et je crois que c'est

3 en Croatie qu'il les a interviewés, mais je n'en suis pas absolument

4 sûr. Mais personne n'avait pénétré dans le camp jusqu'à ce jour. Il

5 avait été évoqué dans des témoignages, mais personne ne l'avait

6 visité.

7 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Merci.

8 MAITRE KEEGAN :Peut-on projeter la cassette, je vous prie ?

9 (Projection de la vidéo)

10 Quelle a été votre première impression à votre arrivée à Trnopolje ?

11 R. : Bon. Eh bien, nous avons traversé un pré pour voir les images

12 montrées ici - puis-je éteindre ceci ? Ma description sera meilleure

13 si je ne regarde pas les images.

14 Q. : Oui.

15 R. : Nous avons traversé un pré, pour tomber sur une scène assez

16 remarquable. Je me rappelle m'être dit que nous étions sortis de

17 notre époque. Je suis incapable de dire qui a été le plus surpris :

18 nous, de voir ces personnes, debout, de l'autre côté des barbelés,

19 ou elles, de voir une meute de personnes armées de carnets de notes

20 et de caméras de télévision sortir d'un autobus.

21 Nous avons traversé un pré dans leur direction. Nous avons serré la

22 main de certains d'entre eux. C'était ahurissant. Je vais décrire

23 les gens qui étaient de l'autre côté des barbelés pendant que la

24 vidéo est débranchée, car je le ferai mieux sans essayer de suivre

25 les images. Certains d'entre eux étaient dans ce que l'on pourrait

Page 2411

1 appeler un état "normal", d'autres dans un état catastrophique --

2 Q. : Pourrions-nous --

3 R. : -- squelettiques et dénutris, debout derrière ces barbelés.

4 Q. : Avez-vous eu la possibilité de parler à certains de ces hommes ?

5 R. : Oui.

6 Q. : Leur avez-vous demandé d'où ils venaient ?

7 R. : Oui, ils venaient d'un peu partout. L'homme à qui j'ai parlé en

8 premier et dont la silhouette émaciée a fait le tour du monde depuis

9 grâce à ces images, s'appelle Fikret Alic ; il était de Kozarac et

10 il avait - vous savez, nous étions - nous avions la tête pleine

11 d'Omarska et voilà que nous nous trouvions dans cet autre lieu. Je

12 lui ai demandé : "avez-vous séjourné à Omarska, ou ici, ou ailleurs

13 ?" Il m'a répondu : "non, j'étais dans un autre endroit, appelé

14 Keraterm". C'était un nom que je n'avais pas encore entendu. J'ai

15 dit : "mon dieu, mais à quoi ressemble donc Keraterm ?" Et lui de

16 dire : "eh bien, c'est bien pire qu'ici".

17 Il m'a raconté comment il avait été, enfin, il m'a dit que près de

18 200 personnes y avaient été tuées en une seule nuit, et son ami, qui

19 était aussi passé par Keraterm, a ajouté qu'Omarska était encore

20 pire ; ils étaient arrivés de Keraterm le matin même, a dit M. Alic,

21 l'homme très mince, décharné. J'ai eu une conversation très longue

22 avec lui.

23 Il avait des amis avec lui, comme je viens de le dire, qui étaient

24 aussi passés par Keraterm et racontaient la même histoire. Je lui ai

25 dit : "200 personnes en une seule nuit ? Comment le savez-vous ?" et

Page 2412

1 il a répondu : "je le sais parce que j'y étais" et - eh bien, pour

2 être honnête, les choses ont un peu débordé, à ce moment-là. Je veux

3 dire que l'on annotait ce qui venait, ce que disaient les gens, on

4 essayait de mener des interviews aussi méthodiques que possibles, vu

5 les circonstances, confrontés que l'on était à ce spectacle.

6 Q. : Est-ce qu'un garde vous a servi de guide à l'intérieur du camp ?

7 R. : Oui. A Trnopolje, il était surprenant de voir avec quelle facilité

8 les gardes pouvaient être semés, par rapport à Omarska ; et il y

9 avait un homme dans ce camp - il s'appelait Ibrahim, il m'a fait un

10 signe de la main, en me disant : "venez, vous savez, vous pouvez

11 entrer", je l'ai donc suivi.

12 Q. : Que vous a-t-il dit au sujet du camp ?

13 R. : Oui, oui, il m'en a parlé, il m'a montré l'intérieur. C'était une

14 école, Trnopolje, une école et ses terrains attenants, il m'a dit :

15 "il se passe de tout ici", j'ai répondu : "est-ce aussi terrible

16 qu’Omarska ?", et lui : "non, non, rien à voir avec Omarska, mais il

17 y a des violences et des coups", et il a ajouté : "et ils font

18 passer un sale moment aux femmes". Je crois que nous avons abordé ce

19 sujet hier.

20 On était tellement ahuri par les efforts déployés pour se concentrer

21 sur une chose à la fois que j'ai laissé passer cette remarque, et

22 même les femmes de notre groupe, qui ont entendu le même genre de

23 choses, ne s'y sont pas arrêtées, n'ont pas posé de questions au

24 sujet des viols dont on était en train de nous parler, pourtant ;

25 mais nous nous parlions des conditions de vie, des passages à tabac.

Page 2413

1 L'information n'avait pas encore fait son chemin dans nos cerveaux,

2 sans doute.

3 Mais Ibrahim m'a dit que des gens venaient là d'autres camps, des

4 villages aussi. Nous nous sommes assis, je me suis assis, dans la

5 cour de l'école, et avec l'aide d'une interprète que nous

6 comprenions, malgré la qualité plus que moyenne de son anglais, nous

7 avons commencé à parler avec les familles entassées dans ce camp,

8 sous cette chaleur, dans ce lieu surpeuplé.

9 Q. : A-t-il comparé à votre intention les conditions de vie dans le camp

10 et en ville, dans certaines des communautés locales ?

11 R. : Oui, lui et d'autres personnes à qui j'ai parlé - je commencerai par

12 décrire les conditions en vigueur dans le camp, cela nous donnera

13 une idée plus précise. Des latrines à l'air libre, c'est-à-dire des

14 trous emplis d'excréments, de sorte que la puanteur était terrible,

15 dans l'école, et c'était surréaliste, parce qu'il y avait les mots

16 "club photo" inscrits sur une porte, et derrière cette porte, on ne

17 voyait qu'un entassement humain -- je ne trouve pas d'autres mots --

18 , la pièce était pleine à craquer, malgré la température élevée ; et

19 un pauvre morceau de pain était coupé, vous imaginez, en petits

20 morceaux, pour être distribué à la famille.

21 Je me suis assis pour parler à des gens, surtout des femmes et des

22 enfants, l'une de ces femmes m'a dit : "eh bien, je suis venue ici

23 de mon plein gré" et j'ai pensé "d'où peut-on bien venir ici de son

24 plein gré ?". Elle m'a dit que la violence était bien plus terrible

25 dans les villages, que cet endroit était sûr, et qu'au moins, elle y

Page 2414

1 avait trouvé de la compagnie, je me rappelle qu'elle m'a dit cela.

2 Ces gens évoquaient de temps à autre des "combats", des "soldats" ;

3 ils parlaient de leurs maisons incendiées, disaient qu'ils n'avaient

4 nulle part où aller et que c'est pour cela qu'ils étaient venus là.

5 Et certains ajoutaient qu'ils avaient même payé pour séjourner en ce

6 lieu.

7 Les autorités, les hommes -- je veux dire, plus tard, juste avant

8 notre départ, nous en avons parlé avec eux, avec ces hommes que vous

9 avez vus sur la vidéo, et ils se targuaient du fait que cette foule

10 était venue là volontairement. Ils avaient l'air de penser que cela

11 rendait les choses plus acceptables. Moi, j'en ai tiré la conclusion

12 inverse. Je me suis dit que si les gens s'étaient enfuis vers un

13 endroit pareil, on pouvait tout imaginer du lieu qu'ils avaient

14 quitté.

15 Q. : Avez-vous eu la possibilité de visiter les installations médicales du

16 camp ?

17 R. : Oui, il y avait des installations de fortune, ce qu'on pourrait

18 appeler un hôpital de campagne. C'était une pièce bondée, à l'aspect

19 peu engageant, où l'on voyait quelques rares flacons ; il s'y

20 trouvait un médecin, que nous avons rencontré et qui, à l'instar des

21 hommes d'Omarska, semblait très peu désireux de nous donner des

22 détails quant au travail qu'il accomplissait en ce lieu. Mais il a

23 remis un rouleau de pellicule à ma consoeur, Penny Marshal, la femme

24 reporter que l'on voit sur la vidéo. Elle a pris cette pellicule,

25 que nous avons développée plus tard.

Page 2415

1 Q. : Peut-on mettre en marche la vidéo, je vous prie, avec le son ?

2 (Projection de la vidéo)

3 L'homme que l'on voit sur l'image à l'instant est-il représentatif

4 des prisonniers que vous avez rencontrés dans ce camp ?

5 R. : Oui. Peut-être ai-je rencontré cet homme, peut-être pas. Je ne me

6 souviens pas. Mais, en effet, ils étaient très nombreux comme lui.

7 Q. : Peut-on arrêter la cassette à ce point ? Vous avez dit tout-à-l'heure

8 avoir interviewé des gens dans ce camp qui vous ont parlé d'Omarska

9 et de Keraterm et de ce qu'ils y avaient vécu, n'est-ce pas ?

10 R. : Oui, parler aux gens de ce camp nous en a davantage appris au sujet

11 d'Omarska et de Keraterm que notre visite à Omarska.

12 Q. : Peut-on montrer les images de cette interview, je vous prie, avec le

13 son ?

14 (Projection de la vidéo)

15 Continuez la projection, je vous prie. Arrêtez la cassette, à

16 présent. Cette brève interview que nous venons de voir est-elle

17 représentative des interviews réalisées par vous et vos confrères

18 dans le camp, donne-t-elle une idée exacte des informations que vous

19 avez pu recueillir ?

20 R. : Oui. Je pense à cette interview du médecin. Je veux dire, moi, je

21 rongeais mon frein, à l'arrière-plan, comme vous voyez. Il était

22 évident qu'il n'allait pas dire grand chose et c'est ce qui s'est

23 passé. Mais il était aisé de se rendre compte, comme pour la

24 cantine, que le non-dit était aussi important que les rares

25 remarques effectivement formulées.

Page 2416

1 Q. : Vous avez déclaré que le médecin vous a remis une pellicule, ou

2 plutôt qu'il l'a remise à Penny Marshal.

3 R. : Oui. Il la lui a remise à elle. C'est elle qui menait les interviews.

4 Q. : Que montrait cette pellicule ?

5 R. : Après développement, nous avons constaté qu'elle montrait des

6 photographies de corps - on ne peut parler de "corps" en tant que

7 tels, c'étaient des torses et des parties du corps de certaines des

8 personnes traitées par lui, où l'on voyait des ecchymoses

9 impressionnantes, étendues, des traces de passages à tabac et de

10 diverses tortures.

11 Q. : Où êtes-vous allés après le camp de Trnopolje ?

12 R. : Nous sommes retournés à Belgrade, directement - un long trajet.

13 Q. : Êtes-vous resté dans la région de Belgrade pendant la publication de

14 vos articles ?

15 R. : Oui. Nous sommes arrivés à Belgrade tard dans la soirée du 5 août et

16 j'ai écrit mes articles dans la journée du 6 août, ils ont été

17 publiés le 7 août. Les images tournées par ITN ont été diffusées le

18 soir du 6 août. Mais il y a un événement antérieur à notre départ de

19 Trnopolje dont j'aimerais parler, si vous me le permettez. Puis-je

20 en parler ? Je suis désolé, je ne voudrais pas --

21 Q. : Oui.

22 R. : -- j'ai interviewé dans le camp un homme de la Croix rouge

23 yougoslave, et cela m'a beaucoup appris. Je ne me rappelle pas le

24 nom de cet homme à l'instant. Je crois qu'il s'appelait Isic, mais

25 si vous le souhaitez, je peux le confirmer pour vous. Je lui ai

Page 2417

1 demandé : " que pensez-vous des conditions en vigueur ici ?" et il

2 m'a répondu : "je pense que ce n'est pas mal", alors je lui ai

3 demandé : "Etes-vous passé par Omarska ?", ce à quoi il m'a répondu

4 : "oui, pas de doute, je suis passé par Omarska, et je dirais, en

5 tant que professionnel, que les gens y sont en assez bonne santé, à

6 part quelques diarrhées". Excusez-moi, mais je souhaitais que cela

7 figure au compte-rendu, car je pense que cette interview a son

8 importance.

9 Q. : Quelle a été la réaction des dirigeants serbes de Bosnie aux articles

10 qui ont paru et aux émissions télévisées ?

11 R. : Une réaction plutôt explosive, dirais-je. Les dirigeants serbes de

12 Bosnie ont fait un certain nombre de commentaires. Je me rappelle

13 que le Général Mladic a qualifié les images de montages et de

14 falsifications, ou encore qu'elles montraient des prisonniers serbes

15 enfermés dans des camps tenus par les musulmans. Je ne me rappelle

16 pas les mots exacts employés par le Dr. Karadzic, mais je sais qu'il

17 a parlé d'exagération - je crois me rappeler qu'il s'est dit surpris

18 par ce qui avait été découvert ; quant au Président yougoslave,

19 Milan Panic, il a déclaré que les personnes qui dirigeaient ces

20 endroits seraient punis, qu'il fallait les emprisonner.

21 Q. : Quelle a été la réaction de la communauté internationale ?

22 R. : Elle s'est dite choquée et a insisté sur la nécessité d'agir. Je me

23 rappelle que le Président Bush a dit quelque chose dans ce sens

24 (encore une fois, je peux vous fournir la citation exacte, si vous

25 le souhaitez), ajoutant que tout devait être entrepris pour arrêter

Page 2418

1 cela, pour mettre un terme à ces agissements, et le téléphone n'a

2 pas cessé de sonner, à mon hôtel, le 7 août.

3 MAITRE KEEGAN : Madame le Président, c'est peut-être un moment opportun

4 pour suspendre l'audience.

5 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Oui. S'agissant de ce que vous venez de dire,

6 M. Vulliamy, je me rappelle un témoin que nous avons entendu il y a

7 quelques jours. Il nous a dit que l'un des camps était géré en

8 participation, d'une façon ou d'une autre, avec la Croix rouge

9 yougoslave, à moins que je ne sois en train de déformer ses propos.

10 A l'époque, j'ai eu envie de l'interroger sur la nature de cette

11 participation. Vous venez de répondre à la question que je me

12 posais. Merci, donc, des derniers mots que vous avez ajoutés à votre

13 déposition, dans lesquels vous nous dites ce qu'ils ont dit sur ce

14 point. Merci. Nous suspendons l'audience pendant 20 minutes.

15 (16h00)

16 (Brève suspension d'audience)

17 (16h25)

18 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Maître Niemann ?

19 MAITRE NIEMANN : Madame et Messieurs les juges, Le témoin que nous

20 souhaitons citer à la barre après le témoin actuel est déjà arrivé à

21 La Haye, mais ce n'est pas son tour d'être entendu, selon l'ordre

22 prévu pour les auditions. J'ai parlé à Maître Keegan, qui me dit

23 avoir besoin du reste de la journée pour finir son interrogatoire ;

24 en tout cas, il ne prévoit de terminer, le cas échéant, que quelques

25 minutes avant 17h30. Le témoin suivant attend, en ce moment, dans la

Page 2419

1 salle réservée aux témoins, mais il a subi un deuil dans sa famille

2 il y a quarante jours. Selon les règles de sa religion, une

3 cérémonie est organisée quarante jours après un décès. Il est très

4 désireux d'y assister, si cela est possible. Il est, bien entendu,

5 prêt à rester ici, s'il le faut. Mais comme je pense que si nous

6 commençons son audition, elle ne pourrait durer que cinq minutes à

7 peine aujourd'hui, je me demandais si vous accepteriez de

8 l'autoriser à partir, pour l'entendre à une date ultérieure, serait-

9 ce possible ? Je crois que cela ne modifierait que de cinq minutes,

10 et même peut-être pas du tout, l'horaire de travail de la Chambre.

11 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Maître Keegan, combien de temps vous faut-il

12 encore pour achever l'interrogatoire principal de M. Vulliamy ?

13 MAITRE KEEGAN : Au moins 30 minutes, je pense, Madame le Président.

14 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Y aura-t-il un contre-interrogatoire de M.

15 Vulliamy ?

16 MAITRE KAY : Oui, nous le pensons, Madame le Président.

17 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Pensez-vous avoir besoin de plus de 15 minutes

18 pour ce faire ?

19 MAITRE KAY : C'est difficile à dire, mais je ne pense pas qu'il puisse y

20 avoir le moindre problème pour la Chambre, car nous savons qu'il y a

21 d'autres points à traiter, des points de droit.

22 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : C'est pour cela que j'ai parlé de 15 minutes.

23 S'il faut 30 minutes à Maître Keegan, et si vous avez besoin de 15

24 minutes vous-même, cela nous laisse 15 minutes pour discuter des

25 points que nous devons traiter. Ce témoin peut disposer pour

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1 aujourd'hui, Maître Niemann. Remerciez cette personne d'être venue.

2 MAITRE NIEMANN : Oui, Madame le Président.

3 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Je suppose qu'il s'agit d'un homme. Nous

4 l'entendrons mardi à partir de 10h00.

5 MAITRE NIEMANN : Ce n'était pas son tour, de toute façon, donc nous

6 reprendrons l'ordre normal, Madame le Président.

7 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Très bien, je vous remercie. Maître Keegan,

8 vous pouvez poursuivre, je vous prie.

9 MAITRE KEEGAN : Merci, Madame le Président. (A l'intention du témoin) : en

10 dehors des réponses obtenues des responsables gouvernementaux, est-

11 ce que le CICR ou d'autres organisations non-gouvernementales ont

12 indiqué une volonté d'agir eu égard à ces camps ?

13 R. : D'après ce que je me rappelle, oui, elles l'ont fait. Les réactions

14 ont été diverses et variées. Je me rappelle que tout le monde a

15 parlé du problème des camps et qu'une clameur unanime s'est élevée,

16 en tout cas en rapport avec Omarska, pour exiger la fermeture du

17 camp, la réaction a été pratiquement immédiate.

18 Q. : Avez-vous rencontré le Dr. Koljevic une nouvelle fois, à Belgrade,

19 après la parution des articles sur les camps ?

20 R. : Oui, dans des conditions assez surprenantes. Nous parlons du

21 Professeur Nikola Koljevic, vice-président des serbes de Bosnie,

22 l'adjoint du Dr. Karadzic qui, je crois, sans toutefois pouvoir

23 l'affirmer avec certitude, était le premier responsable du bon

24 déroulement de notre visite. L'atmosphère n'était pas vraiment

25 hospitalière à notre égard, à Belgrade, le jour de la parution des

Page 2421

1 articles. J'ai passé le plus clair de la journée entre différents

2 studios de télévision et de radio ; et soudainement, une surprenante

3 invitation est arrivée à prendre le thé et manger des gâteaux avec

4 le Professeur Koljevic, dans un hôtel de Belgrade.

5 Je ne me rappelle pas grand chose de cette conversation, à part une

6 remarque faite par lui, qui m'a frappé. Il disait, sur un ton un peu

7 humoristique, ironique : "vous les avez donc trouvés ? Félicitations

8 !" et il a ajouté : "Cela va vous rapporter, jeune homme ! Il vous a

9 fallu longtemps, n'est-ce pas ? Trois mois, et tout cela, qui se

10 passe si près de Venise. Vous tous (et je pense qu'il avait en tête

11 le monde extérieur), vous préoccupiez de Sarajevo, la pauvre

12 Sarajevo, carrefour culturel d'Europe, ville universitaire", et il a

13 évoqué les jolies filles de Sarajevo, de la pauvre Sarajevo en

14 concluant sur ces mots : "Aucun d'entre vous n'a jamais passé ses

15 vacances à Prijedor, n'est-ce pas ? Il n'y a pas eu de jeux

16 olympiques d'hiver à Omarska, n'est-ce pas ?"

17 Son monologue était extraordinaire. Il avait déjà donné une

18 conférence de presse, ce jour-là, à laquelle j'avais assisté, et

19 j'ai considéré que ses remarques étaient une forme d'humour grinçant

20 destiné à nous ridiculiser, à tourner en dérision le fait que le

21 monde entier avait couvert la guerre, comme nous l'avions fait nous-

22 mêmes, en se concentrant sur ce qu'il appelait "le siège de la

23 pauvre Sarajevo multiculturelle", pendant qu'eux continuaient leurs

24 petites affaires "si près de Venise", comme il le disait, pendant

25 qu'ils continuaient, dans la plus parfaite impunité et sans le

Page 2422

1 moindre obstacle, à faire fonctionner ces camps que nous venions de

2 découvrir. La conversation était particulièrement bizarre.

3 Q. : Après la parution des articles concernant les camps d'Omarska et de

4 Trnopolje, L'équipe d'ITN et les autres journalistes sont-ils

5 retournés à Trnopolje ?

6 R. : Oui, en effet.

7 Q. : Peut-on remettre en marche la vidéo, je vous prie, avec le son ?

8 Peut-on arrêter la cassette ici ? Avez-vous pu examiner la

9 photographie que vous venez de montrer sur le journal ?

10 R. : Oui. J'ai examiné toutes les photos. Elles proviennent de la

11 pellicule qu'il a donné à Penny au cours de la visite à laquelle

12 j'ai participé.

13 Q. : Et que montrait cette photo en particulier ?

14 R. : Un corps d'homme contusionné dont tout un flanc, si je vois bien, et

15 tout le dos, portaient des ecchymoses - des ecchymoses très

16 étendues.

17 Q. : Cette photographie provenait de la pellicule que le médecin avait

18 remise à Penny Marshal ?

19 R. : Oui.

20 Q. : Pouvons-nous voir le reste de la cassette, je vous prie ? M.

21 Vulliamy, êtes-vous récemment retourné dans la région de Prijedor

22 pour y interviewer des personnes que vous aviez rencontrées en 1992

23 ?

24 R. : Oui.

25 Q. : Qui avez-vous interviewé, parmi ces personnes ?

Page 2423

1 R. : Eh bien, pour commencer, en février de cette année, et en partie pour

2 des raisons professionnelles, en partie pour des raisons

3 personnelles, j'ai eu envie de revoir l'endroit, maintenant qu'il

4 était redevenu possible d'aller dans cette région ; la première

5 chose que j'ai faite a consisté à retourner dans le camp et les

6 premières personnes auxquelles j'ai parlé ont été les sentinelles à

7 l'entrée principale, cette fois, de ce qui était désormais une mine

8 de fer désaffectée.

9 Q. : Avez-vous interrogé ces gardes au sujet de la mine et de l'époque où

10 elle était un camp ?

11 R. : Oui, avec circonspection. Je ne savais pas si ma présence était

12 bienvenue ou non dans la région, je n'avais aucun document de Pale

13 m'autorisant à me trouver là, donc je les ai abordés avec

14 circonspection et j'ai commencé par leur demander : "eh bien, on me

15 dit qu'il y avait encore des réfugiés serbes ici l'année dernière",

16 ce à quoi ils m'ont répondu : "oui, en effet", et ils ont continué à

17 parler de cela quelques instants. Puis, j'ai ajouté : "et qu'est

18 devenu le camp ? Qu'est devenu le camp de concentration qui se

19 trouvait là il y a quelques années ?". Ils m'ont répondu : "il n'y

20 avait pas de camp ici. Ce ne sont que des mensonges", sur un ton

21 assez amical. Ils m'ont dit : "non, c'était une mine, une mine de

22 fer. Je le sais bien, j'ai travaillé ici durant l'été 1992". Moi, je

23 me suis dit : "eh bien, je veux bien croire que vous travailliez ici

24 en 1992, mais je ne crois pas que c'était une mine de fer, car je me

25 rappelle les lieux". Bien sûr, je n'ai pas montré que j'étais venu

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1 sur les lieux, je me suis contenté de ravaler mes mots.

2 J'ai dit : "mais que dire des images montrées par la télévision,

3 dans ce cas ?" et ils m'ont répondu : "c'était un montage vidéo, de

4 la propagande des musulmans. Je sais comment ils procèdent", et ils

5 ont ri, nous avons ri avec eux, ri de la façon dont ce montage vidéo

6 avait été construit. Je me souviens que nous avons dit : "en fait,

7 nous arrivons à peine en voiture de Prijedor et toutes les maisons

8 sont incendiées le long de la route, à qui appartenaient ces maisons

9 ?" et ils ont répondu : "oh, à des musulmans". Nous avons poursuivi

10 : "mais qu'avaient-ils fait ?" et les deux jeunes gens ont répondu :

11 "je ne sais pas. Ils ont simplement pris leurs cliques et leurs

12 claques et sont partis". Que dire ? C'était comme si moi, j'avais

13 fait mes bagages et avais quitté les lieux.

14 Nous sommes revenus sur le thème du camp : "êtes-vous sûrs qu'il n'y

15 avait pas de camp, ici, en août ?", avons-nous demandé, et eux ont

16 répondu : "non, il n'y avait pas de camp, ce ne sont que des

17 mensonges". La conversation était assez bizarre.

18 Q. : Leur avez-vous demandé leurs noms ?

19 R. : Oui, la conversation s'est achevée sur une note plutôt surréaliste,

20 de la façon suivante : nous avions pris des notes et avons dit :

21 "comment vous appelez-vous ?" et eux ont répondu : "pas de noms.

22 C'est un secret. Nous avons eu une conversation agréable, mais pas

23 de noms". J'ai demandé : "pourquoi pas ?" et eux ont répondu : "oh,

24 vous savez ce qui peut arriver", et je cite aussi précisément que ma

25 mémoire me le permet - je peux vous citer les mots exacts, si vous

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1 le désirez, mais c'est assez exactement ce qu'ils ont dit - "vous

2 savez comment cela se passe ; vous pouvez descendre la rue, un jour,

3 et vous faire mettre la main au collet pour finir à La Haye". "La

4 Haye ?", "oui", ont-ils rétorqué. L'un d'entre eux ajoutant : "les

5 musulmans me connaissent, je les connais, ils savent ce que j'ai

6 fait et c'est comme ça. Ils peuvent facilement vous envoyer à La

7 Haye. Voyez ce qui est arrivé à Dule Tadic". J'ai rétorqué :

8 "pardon, qui ?", "Dule Tadic, à La Haye." Et, j'ai repris, ou était-

9 ce mon confrère : "vous le connaissez ?", ce à quoi l'un des deux

10 hommes a répondu : "oh oui, nous le connaissons. Il avait un joli

11 restaurant à Kozarac", et nous avons laissé se terminer la

12 conversation sur les mots suivants, prononcés par eux : "il avait

13 des ennuis avec des musulmans qui étaient jaloux de son restaurant

14 et voulaient ouvrir un restaurant concurrent". J'ai pensé, à ce

15 moment-là, qu'il valait mieux mettre un terme à la conversation et

16 nous nous sommes quittés bons amis, pourrait-on dire, mais

17 l'entretien avait pris une drôle de tournure, à la fin.

18 Q. : Avez-vous ensuite interviewé certains des responsables de Prijedor

19 que vous aviez rencontrés en 1992 ?

20 R. : Oui. J'ai pensé qu’il pourrait être intéressant de retrouver M.

21 Drljaca, le chef de la police, le Dr. Kovacevic, l'homme que nous

22 avons vu sur les images de la télévision lors de la deuxième

23 émission tournée à Trnopolje et à Omarska, dans le dernière séquence

24 vidéo - je n'avais pas assisté au tournage, à l'époque, j'étais

25 occupé ailleurs - Kovacevic, c'est l'homme corpulent en T-shirt, qui

Page 2426

1 portait une moustache, vous vous rappelez, à qui avait été dévolue

2 la tâche peu enviable de justifier toute l'affaire devant les

3 caméras, et il y en avait des centaines, c'était le cirque, il n'y

4 avait pas qu'ITN ce jour-là ; et il lui incombait de fournir des

5 justifications.

6 J'ai donc pensé qu'il pouvait être intéressant de le retrouver. Je

7 voulais aussi revoir M. Stakic, le maire, cet homme légèrement

8 chauve qui était officiellement responsable de l'opération, je me

9 suis donc mis en quête de ces trois hommes.

10 Q. : Avez-vous effectivement interviewé M. Drljaca ?

11 R. : Non. Il était toujours absent de la ville, ce qui était peut-être

12 vrai, mais pouvait aussi être une autre manière de dire, selon mon

13 expérience : "il ne désire pas vous parler".

14 Q. : Avez-vous finalement interviewé le Dr. Kovacevic ?

15 R. : Oui, longuement, et cette interview est vraiment extraordinaire.

16 Q. : Quelle est l'impression la plus forte que vous a faite cette

17 interview ?

18 R. : Eh bien, il se fait que le Dr. Kovacevic était médecin, il nous

19 l'avait déjà dit en 1992, vous vous rappelez, il nous avait dit être

20 né à Jasenovac, dans le camp de concentration, c'était d'ailleurs

21 une des raisons pour lesquelles je souhaitais lui parler. J'ai

22 découvert qu'il était devenu le directeur de l'hôpital de Prijedor.

23 Nous sommes allés le voir aux environs de 9h30, 10h00 du matin. Il

24 nous a dit que la dernière année avait été mauvaise, bonne pour le

25 raisin, mais pas pour le reste. Toutes les usines avaient fermé

Page 2427

1 leurs portes, quel tristesse de voir ce gaspillage, et il a sorti

2 une bouteille d'eau-de-vie d'un placard et a commencé à boire.

3 Pendant les deux heures environ qu'a duré notre entretien, il a bu

4 pas mal de cette eau-de-vie et nous a dit des choses que je ne

5 m'attendais vraiment pas à entendre.

6 Il a déclaré qu'il existait un plan selon lequel Omarska devait

7 devenir un centre de détention, mais que c'était devenu (et je cite

8 ses propos presque littéralement) "quelque chose d'autre". Il a

9 affirmé attribuer ce changement à ce qu'il a appelé la "folie

10 collective". Interrogé par nous au sujet des maisons incendiées le

11 long de la route, il a déclaré : "tout cela a l'air d'avoir été

12 soigneusement planifié, si l'on regarde les choses depuis New York,

13 mais ici, sur place", et je crois qu'il a ajouté : "quand tout se

14 décompose dans votre tête, quand tout s'écroule dans la tête des

15 gens, tout est incendié" et il a poursuivi sur le sujet de cette

16 folie collective.

17 Au fil de l'entretien, et au fur et à mesure qu'il continuait à

18 boire cette eau-de-vie, pour être franc, il présentait de plus en

19 plus l'allure d'un être hanté, les yeux de plus en plus exorbités.

20 Il était manifeste que parler comme il le faisait était, pour lui,

21 une torture. Je me rappelle que nous lui avons demandé, à un moment

22 - j'étais avec un confrère représentant un autre journal - nous lui

23 avons demandé : "quelle part de responsabilité revendiquez-vous dans

24 cette affaire ?" et il a répondu - j'ai un compte-rendu qui fait

25 foi, nous pouvons vérifier sur ce compte-rendu, si vous le désirez,

Page 2428

1 mais dans mon souvenir, il a dit : "dire que j'étais - si quelqu'un

2 -- si j'étais" - excusez-moi -- "si j'étais acquitté pour ma

3 responsabilité dans cette folie collective, ce ne serait pas juste".

4 Et il s'est expliqué en ajoutant, et je vous prie de m’excuser si je

5 le cite de cette façon devant la Chambre, mais c'est ce qu'il a dit

6 : "si Dusko Tadic a tué quelqu'un et que je ne l'ai pas fait, les

7 choses sont différentes. Mais si je gère bien cet hôpital, je suis

8 responsable de son succès. Si je le gère mal, c'est moi que l'on

9 doit blâmer". Ce sont les mots qu'il a employés, peut-être pas

10 littéralement, mais presque. Il a ajouté alors qu'il désirait

11 partir, qu'il se sentait comme un animal pris au piège dans la

12 région. Il a déclaré vouloir partir pratiquer à l'étranger. Il nous

13 a dit quelques mots de sa carrière. Il a modifié ses propos

14 antérieurs, disant qu'il n'était pas né à Jasenovac, mais qu'il y

15 avait passé une partie de son enfance, et il nous a raconté de façon

16 assez convaincante comment il avait été recueilli par sa tante alors

17 que sa mère avait fui par les bois environnant Kozarac.

18 Q. : Au cours de cet entretien, vous a-t-il dit si la situation des années

19 1990-1992, qui avait conduit au conflit, a-t-il caractérisé cette

20 situation comme la destruction de la Bosnie et vous a-t-il dit

21 pourquoi une telle évolution avait été nécessaire ou non nécessaire

22 ?

23 R. : Oui, en dépit de ses remords apparents et du fait qu'il semblait

24 accepter sa part de responsabilité, il a déclaré qu'à son avis, et

25 je crois citer presque littéralement ses paroles, "la destruction de

Page 2429

1 la Bosnie" était nécessaire. Il continuait à penser qu'ils ne

2 pouvaient plus vivre ensemble, que les serbes et les musulmans ne

3 pouvaient plus vivre ensemble, qu'il fallait détruire la Bosnie en

4 tant que pays dans lequel les deux groupes vivaient côte à côte.

5 Mais lorsque nous lui avons demandé pourquoi il s'était retiré de la

6 vie politique, il a poursuivi sur un ton différent, en répondant :

7 "j'ai quitté la vie politique parce que j'ai vu trop de choses

8 laides. Si vous devez faire les choses en tuant les gens, c'est mon

9 secret personnel". Et il a rapidement ajouté : "J’ai maintenant les

10 cheveux blancs et je ne dors plus très bien".

11 Q. : L'avez-vous interrogé au sujet du rapport entre ce qui s'était passé

12 à Jasenovac et ce qui s'était passé à Omarska ?

13 R. : Oui, nous avons beaucoup parlé de Jasenovac. Peut-être devrais-je

14 vous donner quelques détails quant à ce qu'il nous a dit avoir fait

15 à sa sortie de Jasenovac. Il a dit avoir grandi après la guerre. Il

16 était allé en Allemagne, imaginez un peu, étudier l’anesthésie,

17 avant de rentrer dans sa région natale. Nous lui avons dit : "mais

18 un instant, s'il vous plaît ; Jasenovac, c'était la faute des

19 Croates, mais à Omarska, dont vous étiez responsable, vous enfermiez

20 surtout des Musulmans, savez-vous pour quelle raison, quel est le

21 rapport ?. Sa réponse a été très intelligente, il a dit : "si vous

22 avez été mordu par un serpent, un lézard vous fait peur, mais il

23 n'en reste pas moins qu'un serpent demeure un serpent et un lézard,

24 un lézard".

25 Q. : Lui avez-vous demandé à quoi il faisait expressément référence ?

Page 2430

1 R. : Oui, il était manifeste dans la conversation que le serpent

2 représentait les Croates et que les lézards étaient les Musulmans.

3 Il déclarait la chose suivante : "les gens de ma génération ont été

4 mordus par les Croates et ont pris peur des lézards", par quoi je

5 comprenais qu'il parlait des Musulmans, "mais le serpent est resté

6 un serpent et le lézard un lézard". Pour un homme dans sa situation,

7 ces propos étaient censés.

8 Nous lui avons demandé s'il avait jamais rencontré d'anciens

9 prisonniers après la fermeture du camp. Il nous a décrit un épisode

10 assez extraordinaire. Il nous a raconté comment il avait été appelé

11 sur le front, près de Doboj, où se déroulaient les combats, pour des

12 raisons médicales ; les lignes sont souvent à quelques mètres de

13 distance les unes des autres et au cours des affrontements, les

14 hommes des deux côtés s'investiguaient allègrement. Il nous a dit :

15 "et il y avait un homme dans les tranchées d'en face, que j'ai

16 reconnu, c'était un ancien prisonnier". Il nous a décrit comment

17 chacun d'entre eux avait allumé sa radio et diffusé la propagande de

18 sa partie. Il nous dit : "lui diffusait de la musique musulmane et

19 des discours musulmans, moi, j'avais branché la radio serbe". Et il

20 nous a expliqué que tous ensemble, les hommes insultaient les

21 soldats d'en face. Et il a ajouté, vers la fin de cet entretien :

22 "que dieu me vienne en aide. Il avait été prisonnier à Omarska".

23 Q. : Avez-vous aussi interviewé le Dr. Stakic ?

24 R. : Oui, et cette interview a pris un tour très différent. J’ai trouvé le

25 Dr. Stakic. Au fait, je dois sans doute vous dire que jusqu’à cette

Page 2431

1 année, je ne savais pas que ces hommes étaient appelés "Dr.". Je

2 parle de Messieurs Stakic et Kovacevic. Je ne savais pas qu’ils

3 étaient médecins. Il s’est avéré que Monsieur Stakic, Président de

4 la cellule de crise et maire de Prijedor, était aussi médecin et

5 dirigeait, à ce moment-là, un centre médical de jour.

6 Il est venu à notre rencontre au centre médical, et l’interview a

7 pris un tour très différent. Il était calme, très maître de lui. Il

8 a certes bu un verre d’eau-de-vie, mais un seul, et ne s’en est

9 nullement trouvé enclin au remords. Ce fut une conversation assez

10 curieuse.

11 Il était accompagné d’un homme qu’il a présenté comme son adjoint au

12 centre de santé. Nous avons commencé à parler de la guerre. Il a

13 tenu exactement les mêmes propos que trois ans auparavant. Ajoutons

14 qu’aucun des deux hommes ne m’a reconnu. Il a dit qu’il y avait

15 3.500 hommes armés à Kozarac, oui, c’est bien ce qu’il a dit. Il a

16 redit, trois ans plus tard, exactement ce qu’il nous avait dit le

17 matin précédent notre visite des camps.

18 Nous l’avons interrogé au sujet d’Omarska et celui qu’il avait

19 présenté comme son adjoint a brutalement fait irruption dans la

20 conversation pour dire : "Omarska était une mine ; il n’y avait pas

21 de camp à Omarska". Changeant quelque peu de sujet, le Dr. Stakic a

22 alors déclaré : "oh, c’est mon avocat", l’homme était donc

23 soudainement devenu avocat. Puis, M. Stakic a pris le contrepied des

24 propos de son avocat en ajoutant : "oh, Omarska était un endroit où

25 l’on emmenait les hommes qui avaient pris les armes contre nous, on

Page 2432

1 y décidait s’ils étaient responsables de l’insurrection dirigée

2 contre nous. Ils étaient prisonniers de guerre." Une autre version

3 de l’identité des personnes passées par Omarska.

4 Q. : Comment a-t-il décrit les images diffusées à la télévision en 1992,

5 après votre visite des camps ?

6 R. : Je ne me le rappelle pas exactement. Je crois que l’homme présenté

7 comme son avocat a pris la parole à un certain moment, pour dire :

8 "c’étaient des faux" et que M. Stakic a marmonné dans sa barbe qu’il

9 s’agissait de prisonniers serbes enfermés dans des camps musulmans.

10 Toute la conversation était manifestement enregistrée. Il a commencé

11 à s’agiter autour d’un magnétophone, et j’ai compris à ce moment-là

12 que l’homme qui était son adjoint avant de se transformer en avocat,

13 était en fait un policier, un garde du corps ; il avait été reconnu

14 comme tel par notre interprète qui tentait de nous informer de ce

15 fait par gestes, en nous montrant le magnétophone.

16 La conversation tirait à sa fin et nous continuions à poser des

17 questions au sujet d’Omarska, la réponse étant invariablement

18 "Jasenovac", "Jasenovac", nous tournions donc en rond. Chaque fois

19 que nous posions une question au sujet de certains camps, on nous

20 répondait au sujet d’autres camps, datant de la génération

21 précédente, ce que j’ai trouvé intéressant.

22 A la fin, le Dr. Stakic a dit -- il faisait déjà noir au dehors --

23 il a dit : "vous êtes très courageux de vous trouver ici, avec nous,

24 à pareille heure", et comprenant l’allusion, nous sommes repartis

25 pour Banja Luka.

Page 2433

1 Q. : Lui avez-vous demandé quels avaient été les effets de la

2 participation des Serbes aux combats ou quel avait été l’objectif

3 poursuivi, pendant toutes ces années de guerre ?

4 R. : Oui. Il a répondu que les Serbes s’étaient défendus, avaient défendu

5 leur peuple, et son espèce de garde du corps, ce membre de la police

6 secrète, cet avocat, que sais-je, a prononcé quelques mots, du genre

7 : "nous avons appris notre histoire dans les camps de

8 concentration". Nous lui avons alors demandé pourquoi il avait

9 quitté la vie politique. Il a répondu qu’il était retourné à sa

10 spécialisation de neuropsychiatre, mais qu’il allait bientôt briguer

11 à nouveau le poste de maire de Prijedor en tant que candidat du SDS,

12 la parti du Dr. Karadzic.

13 Q. : Avez-vous eu l’occasion de revoir le Major Milutinovic ?

14 R. : Oui, en effet, à Banja Luka. C’est ce soldat, rappelez-vous. Lui a

15 déclaré : "Omarska, eh bien, pour commencer, je tiens à dire que

16 l’armée n’avait aucun rapport avec Omarska, ce sont les autorités

17 civiles qui en étaient responsables", et pour ne pas être injuste à

18 son égard, il convient de noter que c’était bien le cas. Il a

19 ensuite ajouté : "si quoi que ce soit de tordu s’était produit à

20 Omarska, l’armée l’aurait appris et je peux vous dire que tel n’a

21 pas été le cas". C’était l’homme qui nous avait accompagnés dans le

22 camp, celui qui portait une espèce de chapeau pointu.

23 Q. : Quelles étaient ses fonctions au moment de cette deuxième interview ?

24 R. : Ah oui, il était colonel en 1992 -- excusez-moi, il était Major en

25 1992 et était désormais colonel, c’était le porte-parole personnel

Page 2434

1 du Général Mladic, ainsi que son aide-de-camp, si je ne m’abuse.

2 Il a dit : "comment quoi que ce soit de répréhensible aurait pu se

3 passer à Omarska en août 1992 ? Les journalistes ont visité Omarska

4 en 1992 et n’ont rien trouvé". Je me suis mordu la langue.

5 Q. : Enfin, avez-vous eu l’occasion de reparler avec le Professeur

6 Koljevic ?

7 R. : Oui, nous l’avons rencontré dans son bureau, à Banja Luka ; très

8 primesautier, parlant très bien l’anglais. Il fait autorité sur

9 Shakespeare et affectionne les citations littéraires. Deux longues

10 conversations. C’est le seul à qui j’ai dit comment je m’appelais,

11 qui j’étais. Je lui ai rappelé qu’il s’était ri de moi, d’une

12 certaine manière, en parlant du monde extérieur (auquel je

13 m’identifiais) qui avait mis si longtemps à découvrir les camps. Il

14 s’est excusé de s’être moqué de nous, ajoutant qu’Omarska faisait

15 partie de ces choses difficilement contrôlables, avant d’exposer ses

16 idées politiques, ses positions, et d’expliquer ce que la guerre

17 avait été pour lui ; il a mentionné -- j’ai employé l’expression

18 hier --, il a beaucoup parlé de mémoire raciale, de la fierté

19 qu’inspirait aux Serbes leur mémoire raciale, et du fait qu’à ses

20 yeux, ces événements constituaient la troisième grande révolte des

21 Serbes, après leur soulèvement contre les ottomans et les austro-

22 hongrois.

23 Il s’en est tenu presque tout le temps à ces hautes considérations.

24 Il y a eu un moment très étonnant où il s’est approché de la fenêtre

25 pour regarder fixement le jardin, à l’extérieur ; apparemment perdu

Page 2435

1 dans ses pensées, il a commencé à parler d’exhumation d’ossements.

2 Je ne savais pas exactement de quels ossements il s’agissait. Il a

3 ajouté qu’il évoquait 1989, date à laquelle les Serbes avaient

4 exhumé leurs morts pour les transporter ailleurs dans le pays. Il a

5 commencé à parler de chaussures d’enfants et d’autres objets qui

6 avaient été exhumés. C’était très étrange. Puis, il a repris ses

7 esprits, est revenu vers moi et a parlé de la guerre. Il admettait -

8 - il était obsédé par les mensonges, la trahison, il évoquait

9 souvent la propagande et semblait considérer tout ce que nous, les

10 mass médias, avions fait pendant la guerre comme une espèce de

11 grande conspiration.

12 Q. : A t-il qualifié de façon particulière certaines parties d’articles

13 portant sur certains aspects du conflit --

14 R. : Oui.

15 Q. : -- dans le cadre de ces commentaires sur la propagande?

16 R. : Oui, en effet. En fait, c’est un expert du théâtre et de Shakespeare.

17 Ses ouvrages sont très connus. Ils étaient une lecture obligatoire

18 pour quiconque étudiait l’anglais en ex-Yougoslavie. Il a dépeint

19 toute la chose comme une espèce de grande pièce de théâtre mise en

20 scène par l’occident. Il a dit : "vous avez commencé par sataniser

21 les Serbes, avant d’évoquer un massacre d’enfants, de pauvres petits

22 enfants, à Sarajevo -- très efficace". Il nous félicitait, en

23 quelque sorte, comme s’il était encore en 1992. "Puis, vous avez

24 commencé à parler de camps de concentration, avec toutes les

25 réminiscences de la période nazie que cela implique, avant d’arriver

Page 2436

1 aux femmes violées", et sur ce sujet, il a osé quelques

2 plaisanteries grivoises. "Enfin, vous avez parachevé le tout avec ce

3 mot grandiose de "génocide" ; et il traitait l’ensemble comme une

4 sorte de grande pièce de théâtre que nous, mass médias, aurions

5 construite pour dépeindre ce qu’il appelait l’auto-défense de son

6 peuple. C’était très instructif.

7 Q. : Comment a-t-il commenté le fait que le viol soit traité comme un

8 crime de guerre ?

9 R. : Je ne me rappelle pas exactement, mais cela avait un rapport avec le

10 fait que Napoléon aurait dit que le viol ne pouvait pas être un

11 crime de guerre et qu’une femme court plus vite, la jupe soulevée,

12 qu’un homme, le pantalon baissé, si je me souviens bien. Il trouvait

13 cela très drôle.

14 Q. : A-t-il parlé des photographies de Fikret Alic derrière les barbelés

15 de Trnopolje, parues dans le Guardian, précisément ?

16 R. : Oui. En évitant tout risque exagéré, je l’ai provoqué sur ce sujet,

17 en lui demandant : "et que dites-vous de ce que nous avons découvert

18 ? De ces torses derrière des barbelés ?" A quoi il a répondu : "oh,

19 il y avait un homme atteint de tuberculose, les médias l’ont trouvé,

20 l’ont photographié et ont fait circuler ces photos dans le monde

21 entier. Cet homme était tuberculeux".

22 Q. : Est-ce qu’à l’instar du Dr. Kovacevic, il a fait référence à la

23 destruction de la Yougoslavie et de la Bosnie ?

24 R. : Oui. La déclarant nécessaire, il a parlé de la future Republika

25 Srpska comme d’un endroit pour les Serbes etc. Oui, il l’a fait".

Page 2437

1 Q. : A-t-il imputé la responsabilité de cette destruction à la JNA dans ce

2 contexte ?

3 R. : Effectivement, il a tenu quelques propos intéressants. Au début de la

4 conversation, il a déclaré : "il était nécessaire que la JNA

5 détruise la Yougoslavie".

6 Q. : Comment a-t-il qualifié le conflit en cours du point de vue des

7 Serbes ?

8 R. : Eh bien, comme je l’ai déjà dit, voyez-vous, il l’a situé dans le

9 cadre historique de la lutte du peuple serbe pour sa survie, de son

10 combat incessant contre des ennemis destructeurs déterminés à le

11 décimer, parlant de la troisième grande révolte serbe sur un ton

12 très mélodramatique -- excusez-moi, il y a une chose que j’aimerais

13 ajouter au sujet de l’homme tuberculeux ; il parlait de Fikret Alic,

14 je crois. J’ai rencontré Fikret Alic par la suite, qui avait pas mal

15 grossi. Il n’était pas tuberculeux. Je tenais simplement à le dire.

16 MAITRE KEEGAN : Je n’ai pas d’autre question, Madame le Président.

17 MAITRE KAY : Pas de contre-interrogatoire dans ce cas particulier, Madame

18 le Président.

19 JUGE STEPHEN : Je n’aurai qu’une question. Au début de votre déposition,

20 mais peut-être l’avez-vous déjà oublié, vous avez opposé le point de

21 vue des Serbes sur les Croates et sur les Musulmans. Je crois que

22 vous avez parlé du fait que les Musulmans étaient décrits comme des

23 romanichels sales, c’est le terme qui a été utilisé, ils étaient

24 sales et se reproduisaient comme des lapins. J’avais l’impression

25 qu’en Bosnie-Herzégovine, les Musulmans constituaient plutôt la

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1 couche la plus aisée de la population, qu’ils résidaient dans les

2 villes et détenaient souvent un emploi qualifié, etc. Est-ce que

3 j’avais bien compris et si oui, comment concilier cette réalité avec

4 le mépris dans lequel les tenaient les Serbes, selon ce qu’il

5 ressort de vos propos ?

6 R. : Dans la plus grande partie du pays, c’est absolument exact, c’est une

7 caractéristique de la société. Mais la description est un peu trop

8 générale. En Bosnie orientale vit une paysannerie assez nombreuse,

9 et il y a aussi des paysans, en plus ou moins grand nombre, ailleurs

10 dans le pays. Il y a aussi une couche sociale composée de

11 travailleurs de l’industrie, qui se trouve en Bosnie centrale. Mais

12 historiquement, c’est de ce peuple qu’étaient issus les gouverneurs

13 et les grands propriétaires terriens, sous la tutelle ottomane. Ils

14 ont été nombreux à se voir privés de leurs terres dans les années 30

15 et se sont installés dans les villes où ils ont constitué

16 l’intelligentsia. Donc, en effet, notamment dans la région de

17 Prijedor, à laquelle nous nous intéressons, je suppose qu’il y a de

18 fortes chances pour que dans la plupart des villages, le directeur

19 d’école et les petits commerçants aient été musulmans. Néanmoins, je

20 maintiens les qualificatifs de sales romanichels, que j’ai entendu

21 très souvent. Il est difficile de concilier ces deux aspects. Je

22 n’ai nullement l’intention de m’essayer à la psychanalyse, mais

23 peut-être y a-t-il des précédents historiques, liés au ressentiment

24 qu’ont pu susciter la relative supériorité économique, le relatif

25 confort économique de ce groupe ou de ce peuple, peut-être ce

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1 ressentiment a-t-il provoqué une tentation, chez ceux qui le

2 nourrissaient, de rabaisser les musulmans, de les dégrader.

3 Q. : Je pense que cela me suffira. Vous confirmez en tout cas le sentiment

4 général que j’avais quant à leur statut.

5 R. : Oh, absolument, d’après ce que j’ai appris. Il y a des experts plus

6 qualifiés que moi pour parler de la composition sociologique de ce

7 pays, mais en écoutant les gens parler, au hasard des rencontres, en

8 écoutant ce qui se disait, effectivement, au moment où cette

9 communauté s’est urbanisée, et très certainement à Sarajevo, les

10 musulmans étaient souvent commerçants, hommes d’affaires, membres de

11 l’intelligentsia ou des classes moyennes dans une majorité des

12 villages, oui, en effet.

13 JUGE STEPHEN : Merci.

14 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : J’ai une question. Il y a à peine dix minutes,

15 sans doute, en parlant d’une interview, vous avez dit que pour ne

16 pas être injuste à son égard, il convient de noter qu’en effet,

17 Omarska dépendait des autorités civiles.

18 R. : Oui.

19 Q. : Vous rappelez-vous avoir dit cela dans votre déposition ?

20 R. : Oui, en effet.

21 Q. : Que vouliez-vous dire par là ?

22 R. : Eh bien, le Major Milutinovic, en 1992, ou plutôt le colonel

23 Milutinovic, en 1995, voulait dire, je crois : "si nous devons

24 parler d’Omarska, je suis un soldat. Omarska ne dépendait pas des

25 militaires, mais des autorités civiles de Prijedor". Quand j’ai dit

Page 2440

1 que je ne voulais pas être injuste à son égard, je voulais dire que

2 nous nous sommes clairement rendu compte de l’exactitude de ce fait,

3 car pendant notre séjour à Prijedor, au centre civique, et durant

4 notre conversation avec le colonel Arsic et les autorités civiles,

5 nous avons constaté qu’Omarska était géré par les autorités civiles

6 et policières, pas par l’armée. De sorte que la déclaration du

7 colonel Milutinovic était, dans une certaine mesure, justifiée,

8 puisque bien qu’ayant été avec nous dans le camp, et je suis sûr

9 qu’il savait parfaitement ce qui s’y passait, il n’en était pas

10 officiellement et directement responsable. C’est le maire de

11 Prijedor, l’adjoint de M. Stakic, M. Kovacevic, ainsi que le chef de

12 la police, M. Drljaca, qui étaient directement et officiellement

13 responsables du fonctionnement du camp d’Omarska, pour autant que

14 nous ayons pu le constater et selon ce qui nous a été dit. Donc, je

15 suppose qu’il voulait dire : "nous allons parler d’Omarska, mais je

16 n’y exerçais pas le pouvoir ; le camp n’était pas sous la

17 responsabilité des militaires".

18 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Merci. Maître Keegan, avez-vous des questions

19 supplémentaires ?

20 MAITRE KEEGAN : Non, Madame le Président.

21 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Maître Kay, y a-t-il un contre-interrogatoire

22 ?

23 MAITRE KAY : Non, Madame le Président.

24 LE PRÉSIDENT DE LA CHAMRE : Vous pouvez vous retirer, Monsieur. Merci

25 beaucoup d’être venu.

Page 2441

1 (Sortie du témoin).

2 Nous devons à présent nous réunir à huis clos, pour débattre d’une

3 requête déposée par l’accusation.

4 (Audience à huis clos)

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24 (L’audience est suspendue jusqu’au mardi 11 juillet 1996).

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