Le Procureur c/ Dusko Sikirica et consorts - Affaire no IT-95-8-S

«Jugement Portant Condamnation»

13 novembre 2001
Chambre de première instance III (Juges Robinson [Président], May et Fassi Fihri)

Article 101 du Règlement de procédure et de preuve - Facteurs à prendre en considération dans la détermination de la peine - Circonstances atténuantes - Plaidoyer de culpabilité.

Plaidoyer de culpabilité : si l’accusé qui plaide coupable des chefs d’accusation retenus contre lui avant l’ouverture de son procès en tire généralement le plus grand bénéfice, celui qui le fait à un stade plus avancé en tirera un avantage mais à un degré moindre.

Rappel de la procédure

● Les trois accusés se sont vus reprocher des crimes qui auraient été commis contre la population non-serbe de la municipalité de Prijedor, au nord-ouest de la Bosnie -Herzégovine, et, notamment, dans un camp de détention connu sous le nom de «camp de Keraterm», pendant une période de trois mois au cours de l’été 1992. Dusko Sikirica, le commandant présumé du camp de Keraterm, était initialement accusé de génocide, de complicité de génocide, de crime contre l’humanité pour persécutions, et de violations des lois ou coutumes de la guerre. Damir Dosen et Dragan Kolundzija, réputés chefs d’équipe de gardiens au camp de Keraterm, étaient tous les deux accusés de crime contre l’humanité pour persécutions, et de violations des lois ou coutumes de la guerre.

● Le procès s’est ouvert le 19 mars 2001.

● Suite à une requête aux fins d’acquittement déposée à l’issue de la présentation des moyens de l’Accusation, la Chambre a rejeté les chefs de génocide retenus contre Dusko Sikirica, ainsi que les chefs de torture, d’actes inhumains et de traitements cruels retenus contre Damir Dosen.1

● Le 31 août, après que Dusko Sikirica et Damir Dosen ont présenté leurs moyens de défense, Dragan Kolundzija et l’Accusation ont avisé la Chambre, au moyen d’une note conjointe, de la décision de l’accusé de plaider coupable du chef de persécutions. Kolundzija a ultérieurement plaidé coupable devant la Chambre du chef 3 de l’Acte d’accusation, à savoir d’un crime contre l’humanité pour persécutions. La Chambre ayant accepté ce plaidoyer, l’Accusation a retiré les autres chefs retenus contre lui.

● De même, le 7 septembre 2001, l’Accusation, Dusko Sikirica et Damir Dosen ont déposé conjointement une note avisant la Chambre de première instance de la décision des deux accusés de plaider coupable du chef de persécutions. Ils ont tous deux plaidé coupable du chef 3 de l’Acte d’accusation, à savoir d’un crime contre l’humanité pour persécutions. La Chambre de première instance ayant accepté ces plaidoyers, l’Accusation a retiré les autres chefs retenus contre eux. La Chambre a conclu que, si elle était libre de rejeter les plaidoyers de culpabilité, une fois qu’elle les a acceptés, elle est tenue de prononcer une peine sur la base des faits admis entre les parties, tels que décrits dans les accords relatifs aux plaidoyers.

● Il était admis, dans chacun de ces accords, que de nombreux éléments de preuve révélaient que, du 24 mai 1992 environ au 5 août 1992, les Musulmans, Croates et autres non-Serbes de Bosnie ont été soumis à des conditions de vie inhumaines pendant leur détention au camp de Keraterm. Parmi ces conditions, on retiendra notamment : la pénurie d’eau et de nourriture, l’insuffisance des soins médicaux, le surpeuplement, la possibilité limitée de prendre l’air et de faire de l’exercice ainsi que l’absence d’installations sanitaires adéquates. Il a été convenu dans les accords relatifs aux plaidoyers que des moyens de preuve détaillés étayaient le chef de persécutions, dont les accusés avaient chacun plaidé coupable. Le comportement criminel à l’origine des déclarations de culpabilité prononcées contre chacun des accusés pour le crime de persécutions est inclus dans la base factuelle, telle que décrite dans chacun des Accords relatifs aux plaidoyers. Enfin, l’Accusation et la Défense sont convenues que le Procureur recommanderait à la Chambre de première instance de prononcer une peine dde dix ans au moins et de dix-sept ans au plus contre Dusko Sikirica, de cinq ans au moins et de sept ans au plus contre Damir Dosen et de trois ans au moins et de cinq ans au plus contre Dragan Kolundzija. Elles sont également convenues que les parties n’interjetteraient pas appel d’une condamnation s’inscrivant dans cette fourchette.2

● L’audience relative à la sentence s’est déroulée les 8 et 9 octobre et, en plus des plaidoiries et du réquisitoire, les accusés déclarés coupables ont chacun fait une déclaration à la Chambre, exprimant leur remords.3

Les motifs

La Chambre a examiné les facteurs qu’il convenait de prendre en considération pour déterminer une juste peine. Elle a tenu compte de la gravité de l’infraction, de l’existence de toute circonstance atténuante et aggravante, et de la grille générale des peines d’emprisonnement telle qu’appliquée par les Tribunaux en ex-Yougoslavie. Elle a constaté qu’aux termes des dispositions pénales en vigueur en ex-Yougoslavie à l’époque qui nous intéresse, le crime de persécutions aurait été sanctionné par une peine allant de cinq à vingt ans d’emprisonnement.4 Quant aux circonstances atténuantes, la Chambre a entendu les conclusions faisant état de la coopération apportée au Bureau du Procureur, mais a estimé «qu’elles n’étaient pas suffisamment argumentées pour influer sur sa décision».5 Elle a ensuite examiné les éléments propres à chacun des accusés :

Dusko Sikirica a admis avoir occupé le poste de chef de la sécurité dans le camp de Keraterm entre le 14 juin et le 27 juillet 1992. Bien qu’il lui soit arrivé d’accomplir certains actes administratifs, il ne jouait aucun rôle dans l’administration effective du camp, qui était assurée depuis le poste de police de Prijedor II par Zivko Knezevic, sous l’autorité générale de Simo Drljaca, membre de la Cellule de crise. Dusko Sikirica n’exerçait qu’un pouvoir très limité sur ses collègues policiers de réserve qui avaient le même grade, et n’était pas habilité à punir ses subordonnés. Il n’était pas chargé de veiller à ce que les détenus aient suffisamment de nourriture, de vêtements, d’eau, de soins médicaux et bénéficient de conditions de logement décentes.

Dusko Sikirica a avoué le meurtre d’un des détenus du camp, qu’il a abattu d’une balle dans la tête. De plus, il a reconnu qu’il existait de nombreux éléments de preuve concernant le meurtre d’autres individus à Keraterm, pendant ses tours de garde. Cependant, les parties sont convenues de ce que rien n’indiquait qu’il était présent pendant le massacre de plus d’une centaine de personnes dans la pièce 3, ni qu’il y avait participé d’une manière quelconque. Outre ces meurtres, Dusko Sikirica a admis qu’il était établi que des sévices, viols et violences sexuelles étaient perpétrés dans le camp, et que les détenus subissaient des harcèlements, humiliations et sévices psychologiques. Il a avoué enfin que de nombreux éléments de preuve attestaient des conditions de vie inhumaines auxquelles étaient soumis les détenus pendant leur détention dans ce camp.

Circonstances aggravantes : la Chambre de première instance a considéré que constituaient des circonstances aggravantes : 1) «le manquement de Sikirica à son obligation d’empêcher les personnes extérieures au camp d’y pénétrer afin de maltraiter les détenus»6 et 2) «l’autorité dont était investi Sikirica dans le camp […] pour le meurtre d’un détenu». Elle a souligné que «cet acte a nécessairement donné l’impression que ce genre de comportement était encouragé (ou, du moins, qu’il ne serait pas sanctionné) et a contribué à créer le climat de terreur qui régnait dans le camp à l’époque des faits».7

Circonstances atténuantes : si la Chambre de première instance a tenu compte du remords exprimé, elle a estimé que la principale circonstance atténuante à prendre en compte dans le cas de Dusko Sikirica était sa décision de plaider coupable.8

Elle a souligné qu’«un plaidoyer de culpabilité facilite la tâche du Tribunal de deux manières». Premièrement, en plaidant coupable avant l’ouverture de son procès, un accusé épargne au Tribunal «le temps et les efforts que réclament une enquête et un procès prolongés». Deuxièmement, «un plaidoyer de culpabilité, quel que soit le stade auquel il intervient, est tout avantage pour la Chambre de première instance parce qu’il contribue directement à la réalisation de l’un des objectifs fondamentaux du Tribunal international, à savoir la recherche de la vérité».9

La Chambre a jugé par conséquent que «si l’accusé qui plaide coupable des chefs d’accusation retenus contre lui avant l’ouverture de son procès en tire généralement le plus grand bénéfice, celui qui le fait à un stade plus avancé en tirera un avantage mais à un degré moindre».10

Elle a donc jugé que «Dusko Sikirica devrait tirer un certain bénéfice de son plaidoyer de culpabilité bien qu’il ait été tardif».11

Pour qu’elle considère le remords exprimé comme une circonstance atténuante, la Chambre de première instance doit être convaincue de sa sincérité. A cet égard, la Chambre a pris en compte le remords exprimé par Sikirica lors de l’audience relative à la sentence. Elle a estimé que «le remords exprimé était sincère» et l’a retenu «comme circonstance atténuante».12

Damir Dosen a admis qu’il commandait une équipe de gardiens constituée d’environ 6 à 12 hommes au camp de Keraterm, du 3 juin à début août 1992, et qu’il exerçait à ce titre une autorité limitée, bien qu’il ne fût pas gradé et qu’il eût la même ancienneté que les autres gardiens de son équipe. Il n’était pas habilité à punir qui que ce soit ; il ne jouait aucun rôle dans l’administration, et n’était pas chargé de veiller à ce que les détenus aient suffisamment de nourriture, de vêtements, d’eau, de soins médicaux et bénéficient de conditions de logement décentes.

L’accusé a reconnu que les moyens de preuve révèlent que des sévices ont été infligés alors que son équipe était de garde, et qu’il était au courant de ces passages à tabac. Cependant, des éléments de preuve ont également démontré qu’il a, à plusieurs reprises, tenté d’empêcher le mauvais traitement de détenus. L’accusé a aussi admis que les sévices ont entraîné de grandes souffrances, tant physiques que mentales, pour les victimes, et que les témoins de ces événements ont également été très affectés mentalement. Il a également reconnu que de nombreux moyens de preuve attestaient des conditions de vie inhumaines auxquelles étaient soumis les détenus au camp de Keraterm.

Circonstances aggravantes : la Chambre de première instance a estimé que la qualité de chef d’équipe constituait pour Dosen «une circonstance aggravante». Elle a indiqué qu’ «l’accusé a abusé de la confiance dont il était investi en permettant des persécutions et en fermant les yeux sur des actes de violence dont étaient victimes les personnes mêmes qu’il aurait dû protéger». Cependant, elle a fait remarquer qu’ «il convient d’accorder un poids limité à cette circonstance aggravante, en raison des pouvoirs restreints qui étaient les siens».13

Circonstances atténuantes : la Chambre de première instance a tenu compte de trois circonstances atténuantes pour fixer la peine applicable à l’accusé, à savoir : 1) son plaidoyer de culpabilité, 2) le remords exprimé, et 3) l’aide qu’il a fournie à certains détenus du camp de Keraterm. Premièrement, elle a estimé «qu’en dépit de son caractère tardif, le plaidoyer de culpabilité devrait être mis au crédit de Damir Dosen».14 Deuxièmement, elle a rappelé le remords exprimé par l’accusé lors de l’audience relative à la sentence. Elle a estimé que ce remords était sincère et l’a retenu comme «circonstance atténuante, bien que cela ait un effet limité sur la peine».15 Troisièmement, la Chambre a également tenu compte des éléments de preuve selon lesquels Damir Dosen, en tant que chef d’équipe, était souvent intervenu pour améliorer les conditions de vie effroyables de certains détenus dans le camp de Keraterm. Elle a estimé que cette intervention constituait «une circonstance atténuante».16 En revanche, elle a considéré que l’altération du discernement de Damir Dosen à l’époque des faits, invoquée par la Défense n’était pas une circonstance atténuante dans les circonstances de l’espèce.17

Dragan Kolundzija a admis qu’il était chef d’une équipe de gardiens au camp de Keraterm de début juin jusqu’au 25 juillet 1992. Ses fonctions lui permettaient d’exercer un certain contrôle sur les 6 à 12 gardiens qui constituaient son équipe, et donc une certaine autorité au camp de Keraterm. Dragan Kolundzija a reconnu qu’il était en mesure d’influer sur la marche quotidienne du camp lorsqu’il était de service.

Aucun moyen de preuve n’a permis d’établir que l’accusé avait personnellement maltraité les détenus ou fermé les yeux sur les sévices que d’autres leur faisaient subir. Dragan Kolundzija a reconnu que des moyens de preuve démontraient qu’alors qu’il était chef d’équipe, les détenus étaient régulièrement maltraités, et que sa responsabilité était engagée pour avoir continué d’occuper ce poste de chef d’équipe alors qu’il avait conscience des conditions de vie effroyables qui prévalaient dans le camp. Kolundzija a admis notamment que de nombreux moyens de preuve attestaient des conditions de vie inhumaines auxquelles étaient soumis les prisonniers pendant leur détention au camp de Keraterm.

Circonstances aggravantes : la Chambre de première instance a conclu qu’à l’instar de Damir Dosen, Dragan Kolundzija exerçait, «en tant que chef d’équipe, une autorité limitée». Elle a souligné qu’«en restant chef d’équipe, alors même qu’il avait connaissance des conditions de vie, Kolundzija a abusé de la confiance placée en lui», ce qui constitue «une circonstance aggravante, même s’il convient de lui accorder un poids limité, à la mesure de ses pouvoirs».18

Circonstances atténuantes : la Chambre a retenu deux éléments comme circonstances atténuantes : 1) le plaidoyer de culpabilité de Dragan Kolundzija et 2) le fait qu’il traitait bien les détenus.19

Premièrement, la Chambre de première instance a fait observer que Dragan Kolundzija, contrairement à ses coaccusés, avait plaidé coupable après la présentation des moyens de l’Accusation mais avant celle de ses moyens. La Chambre a estimé «qu’elle devait lui savoir pleinement gré d’avoir plaidé coupable fût-ce en cours de procès » parce que, l’ayant fait plus tôt que ses coaccusés, il lui a épargné bien des efforts.20

Deuxièmement, sur la base des nombreux témoignages attestant des efforts fournis par Dragan Kolundzija pour améliorer les conditions de vie déplorables de nombre des détenus dans le camp de Keraterm, la Chambre a considéré que «sa peine devrait être largement atténuée».21

La Chambre a également tenu compte du remords exprimé par Dragan Kolundzija lors de l’audience relative à la sentence. Elle a estimé que ce remords était sincère et l’a «retenu […] comme circonstance atténuante».22

Le Jugement portant condamnation

La Chambre de première instance a prononcé une peine d’emprisonnement de quinze ans contre Dusko Sikirica, de cinq ans contre Damir Dosen et de trois ans contre Dragan Kolundzija.

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1. Sikirica et consorts, IT-95-8-T, Jugement relatif aux requêtes aux fins d’acquittement présentées par la Défense, 3 septembre 2001, Supplément Judiciaire no 27/28.
2. Par. 25, 31 et 37.
3. L’article 84 bis A) du Règlement est libellé comme suit : «Après les déclarations liminaires des parties ou si, en application de l’article 84, la Défense choisit de présenter sa déclaration liminaire après celle, le cas échéant, du Procureur, l’accusé peut faire une déposition s’il le souhaite, avec l’accord de la Chambre de première instance et sous le contrôle de cette dernière. L’accusé n’est pas tenu de faire une déclaration solennelle et n’est pas interrogé quant à la teneur de sa déposition».
4. Par. 116.
5. Par. 111.
6. Par. 139.
7. Par. 140.
8. Par. 148.
9. Par. 149. Voir Todorovic, IT-95-9/1-S, Jugement portant condamnation, 31 juillet 2001, par. 81, Supplément Judiciaire no spécial arrêts et jugements 2001 (ci-après «no spécial»).
10. Par. 150.
11. Par. 151.
12. Par. 152.
13. Par. 172.
14. Par. 193.
15. Par. 195.
16. Par. 195.
17. Par. 196 et 199.
18. Par. 210.
19. Par. 227.
20. Par. 228.
21. Par. 229.
22. Par. 230.