Le Procureur c/ Slobodan Milosevic - Affaire N° IT-02-54-AR73

«Motifs du refus d'autoriser l'Accusation à interjeter appel interlocutoire
de la décision d'imposer un délai»

16 mai 2002
Juges Jorda (Président), Hunt et Pocar

Articles 73 B) et D) du Règlement de procédure et de preuve - Article 16 2) du Statut - Indépendance du Procureur - Intention et portée - Pouvoir des Chambres de première instance de réexaminer leurs décisions antérieures.

1) Le fait qu'une Chambre de première instance rende une décision de sa propre initiative ne prive pas l'Accusation de son droit de demander l'autorisation d'interjeter appel en vertu de l'article 73 D) du Règlement si la décision remplit les autres conditions de ce texte d'une part, et n'empêche pas l'application de l'article 73 B) du Règlement si la décision rendue au cours du procès porte «sur l'administration de la preuve ou sur la procédure» d'autre part.

2) Seule la nature de la décision contestée, et non la nature de ses conséquences, détermine l'application de l'article 73 B) du Règlement.

3) Tout tribunal possède le pouvoir inhérent de contrôler le déroulement de l'instance pendant le procès.

4) Intention et portée de l'article 16 2) du Statut : aucun gouvernement, aucune institution ni aucune personne, y compris les juges du Tribunal, ne peut donner d'instructions au Procureur concernant les personnes sur lesquelles enquêter ou à mettre en accusation.

5) L'exercice ou non du pouvoir de reconsidérer leurs décisions antérieures est laissé à l'appréciation des Chambres de première instance.

Rappel de la procédure

· Le 10 avril 2002, la Chambre de première instance III a rendu de sa propre inititative une décision orale, aux termes de laquelle elle a d'une part enjoint à l'Accusation d'achever la présentation des moyens de preuve à charge dans un délai de douze mois, en plus des deux mois déjà écoulés depuis l'ouverture du procès, et d'autre part exprimé l'opinion que cette présentation ne devrait pas durer plus de quatorze mois, sous réserve d'«événements inattendus», à savoir maladie ou toute autre circonstance imprévue.

· Le 16 avril 2002, l'Accusation a déposé une requête aux fins d'interjeter appel interlocutoire, en application de l'article 73 D) du Règlement de procédure et de preuve1. Elle a notamment allégué que la Chambre de première instance avait empiété sur le principe d'indépendance du Procureur, énoncé à l'article 16 2) du Statut2.

· Le 25 avril 2002, le collège de la Chambre d'appel a rendu la Décision relative à la requête de l'Accusation aux fins d'autorisation d'interjeter appel interlocutoire, aux termes de laquelle il a déclaré qu'à supposer que l'article 73 D) du Règlement eût été applicable, il n'était pas convaincu que ses conditions d'application étaient démontrées. Le collège a par conséquent rejeté la requête.

Les motifs

Recevabilité

Le collège de la Chambre d'appel a considéré que le fait que la Chambre de première instance ait rendu la décision de sa propre initiative ne prive pas l'Accusation de son droit de demander l'autorisation d'interjeter appel en vertu de l'article 73 D) du Règlement si la décision remplit les autres conditions de ce texte d'une part, et n'empêche pas l'application de l'article 73 B) du Règlement3 si la décision rendue au cours du procès porte «sur l'administration de la preuve ou sur la procédure» d'autre part. En l'espèce, le collège a estimé «incontestable» que la décision ait été «rendue au cours du procès» et qu'elle portait «sur l'administration de la preuve ou sur la procédure». Il a souligné que seule la nature de la décision contestée, et non la nature de ses conséquences, détermine l'application de l'article 73 B) du Règlement.

Le collège de la Chambre d'appel a également souligné que «tout tribunal possède le pouvoir inhérent de contrôler le déroulement de l'instance pendant le procès.»4 Il a considéré que la Chambre de première instance avait prononcé sa décision dans l'exercice de son pouvoir de contrôler le déroulement du procès.

Principe d'indépendance du Procureur

Le collège de la Chambre d'appel a interprété «la véritable intention de l'article 16 2) du Statut» et «sa portée» comme le fait qu'«[a]ucun gouvernement, aucune institution ni aucune personne, y compris les juges du Tribunal, ne peut donner d'instructions au Procureur concernant les personnes sur lesquelles enquêter ou à mettre en accusation.»

Pouvoir des Chambres de première instance de réexaminer leurs décisions antérieures

Le collège de la Chambre d'appel a souligné «qu'une Chambre de première instance a toujours la latitude de reconsidérer l'une de ses décisions, et pas seulement en cas de circonstances imprévues»5. Il a ajouté que « [l]'exercice ou non de ce pouvoir est laissé à son appréciation6».

Le collège a affirmé ne pas être non plus convaincu que dans les circonstances exceptionnelles de l'espèce, «la décision attaquée soulève une question d'intérêt général pour le Tribunal, justifiant la saisine de la Chambre d'appel siégeant en formation complète.»

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1. L'article 73 D) du Règlement, dans sa version alors en vigueur, prévoyait que :
«Les décisions relatives à toutes les autres requêtes ne peuvent faire l'objet d'un appel interlocutoire, sauf autorisation de trois juges de la Chambre d'appel, lesquels peuvent donner leur aval,

i) si la décision contestée est susceptible d'infliger à la partie souhaitant interjeter appel un préjudice tel qu'il ne pourrait pas être réparé à l'issue du procès, y compris par un éventuel appel postérieur au jugement ; ou
ii) si la question en jeu dans l'appel envisagé est une question d'intérêt général pour le Tribunal ou pour le droit international en général.»

2. «Le Procureur, qui est un organe distinct au sein du Tribunal international, agit en toute indépendance. Il ne sollicite ni ne reçoit d'instructions d'aucun gouvernement ni d'aucune autre source.»
3. «Sous réserve des dispositions du paragraphe C), les décisions relatives à des requêtes sur l'administration de la preuve et sur la procédure rendues au cours du procès (notamment, sans remettre en cause la portée générale du présent article, des ordonnances ou décisions fondées sur l'article 71 du Règlement, relatif aux dépositions, et des décisions de rejet prises en vertu de l'article 98 bis, relatif aux demandes d'acquittement) ne peuvent faire l'objet d'un appel interlocutoire. Elles peuvent constituer des motifs d'appel du jugement final.»
4. Sur la notion de pouvoirs inhérents du Tribunal, voir Le Procureur c/ Zejnil Delalic et consorts («Camp de Celebici»), Affaire n° IT-96-21, Juge Antonio Cassese, Décision du Président relative à la requête de l'Accusation aux fins de la production des notes échangées entre Zejnil Delalic et Zdravko Mucic, 11 novembre 1996, aux termes de laquelle le Président du Tribunal avait déclaré, obiter dictum, que le pouvoir de condamner quelqu'un pour outrage constituait une prérogative des Chambres puisqu'il découlait du pouvoir propre des juridictions de contrôler leurs propres procédures (par. 34) ; Le Procureur c/ Dusko Tadic («Prijedor»), Affaire n° IT-94-1-A-R77, Chambre d'appel, Arrêt relatif aux allégations d'outrage formulées à l'encontre du précédent Conseil, Milan Vujin, 31 janvier 2000 (résumé dans le Supplément judiciaire n° 12).
5. Voir Le Procureur c/ Hazim Delic («Camp de Celebici»), Affaire n° IT-96-21-A, Chambre d'appel, Ordonnance de la Chambre d'appel relative à la requête urgente de Hazim Delic aux fins de reconsidérer le rejet de sa demande de mise en liberté provisoire, 1er juin 1999, aux termes de laquelle la Chambre d'appel a considéré «qu'en l'absence de circonstances particulières justifiant qu'une Chambre de première instance ou la Chambre d'appel réexamine l'une des décisions, les demandes de réexamen ne sont pas prévues dans la procédure du Tribunal» (page 4) ; Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin et Momir Talic («Krajina»), Affaire n° IT-99-36-PT, Juge Claude Jorda, Ordonnance relative à la requête de l'Accusation aux fins de réexaminer l'ordonnance rendue le 11 septembre 2000 par le Président, 11 janvier 2001, aux termes de laquelle le Président du Tribunal a constaté qu'«aucun motif nouveau justifiant de reconsidérer l'Ordonnance» n'était invoquée et conclu «n'y avoir lieu à reconsidérer l'Ordonnance» ; Le Procureur c/ Stanislav Galic («Sarajevo»), Affaire n° IT-98-29-AR73, Collège de la Chambre d'appel, Décision relative à la demande de l'Accusation aux fins d'autorisation d'interjeter appel, 14 décembre 2001, aux termes de laquelle le collège de la Chambre d'appel a considéré qu'«une Chambre de première instance peut toujours revenir sur une décision antérieure, pas seulement en raison de l'évolution des circonstances, mais aussi lorsqu'il apparaît que cette décision était erronée ou qu'elle a causé une injustice» (par. 13) ; Laurent Semanza c/ le Procureur, Affaire n° ICTR-97-20-A, Chambre d'appel, Décision (appel contre la décision orale du 7 février 2002 rejetant la requête en révision de la décision du 29 janvier 2002 relative à la comparution du témoin expert français Dominique Lecomte et à l'acceptation de son rapport), 16 avril 2002, aux termes de laquelle la Chambre d'appel a considéré qu'«il existait un droit au réexamen» dans la mesure où la décision avait «été rendue sur la base d'une prémisse erronée […] et que, de ce fait, la procédure ayant conduit à la première décision» avait été «inéquitable envers celui-ci» (page 2).
En sens inverse, voir Le Procureur c/ Dario Kordic et Mario Cerkez («Vallée de la Lasva»), Affaire n° IT-95-14/2-PT, Chambre de première instance III, Décision relative à la requête de l'Accusation aux fins de réexamen, 15 février 1999, aux termes de laquelle la Chambre a considéré «que les demandes de réexamen ne sont pas prévues par le Règlement et ne font pas partie des procédures du Tribunal» (page 2).
6.
Voir Théoneste Bagosora c/ le Procureur, Affaire n° ICTR-98-41-A, Chambre d'appel, Appel interlocutoire de la Décision de refus de réexaminer des décisions relatives aux mesures de protection de témoins à décharge et demande aux fins de déclaration d'incompétence, 2 mai 2002, aux termes de laquelle la Chambre d'appel a considéré que «[w]hether or not a Trial Chamber reconsiders a prior decision is itself a discretionary decision» (par. 10).