Le Procureur c/ Nikola Sainovic et Dragoljub Ojdanic - Affaire n° IT-99-37-PT

«Décision relative aux requêtes déposées par Nikola Sainovic et Dragoljub Ojdanic aux fins de mise en liberté provisoire»

26 juin 2002
Juges May [Président], Robinson et Kwon

Article 65 du règlement de procédure et de preuve1 - Importance du fait de se livrer - Loi sur la coopération de la République fédérale de Yougoslavie avec le Tribunal Pénal International chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l'ex-Yougoslavie depuis 1991 - Article 5 3) de la Convention Européenne des Droits de l'Homme - Article 63 du Règlement de procédure et de preuve2.

1) Le fait de se livrer au Tribunal revêt une importance appréciable.

2) La loi sur la coopération entre la RFY et le Tribunal peut être prise en compte comme une garantie que le Gouvernement de la RFY apportera sa coopération.

3) L'argument selon lequel le fait que les accusés risquent de longues peines de prison en cas de condamnation pourrait empêcher leur comparution ne doit pas conduire à une présomption d'un risque de fuite.

4) Le fait que la procédure de l'article 63 ait été menée ou non n'a aucune incidence sur le règlement de la mise en liberté provisoire.

Rappel de la procédure

· Les 5 et 10 juin, respectivement, Nikola Sainovic et Dragoljub Ojdanic3 ont saisi la Chambre de première instance de deux requêtes aux fins de mise en liberté provisoire aux termes de l'article 65 du Règlement de procédure et de preuve.

· Le Bureau du Procureur a déposé sa réponse le 19 juin 2002, s'opposant aux Requêtes, et a par ailleurs déposé, le 21 juin, un rectificatif demandant un sursis à exécution afin de pouvoir interjeter appel, au cas où la Chambre de première instance consentirait à la mise en liberté provisoire des deux accusés.

· Le 24 juin 2002, lors de l'audience relative aux Requêtes, des arguments oraux ont été avancés par les deux parties, ainsi que par des représentants du Gouvernement de la République Fédérale de Yougoslavie (ci après «RFY»).


La décision

Le 26 juin 2002 la Chambre de première instance a fait droit aux Requêtes, sous réserve des conditions énoncées dans les ordonnances de mise en liberté provisoire, et a sursis à l'exécution de la Décision dans l'attente d'un acte d'appel de l'Accusation.

Les motifs

La Chambre de première instance a fait référence aux critères tels qu'établis par la jurisprudence du Tribunal, selon lesquels l'examen afin de statuer sur la mise en liberté provisoire doit être conduit «au cas par cas» et ne peut conduire à l'accès à une telle demande que dans la mesure où l'accusé parvient à la convaincre qu'il «comparaîtra au procès et, s'il est libéré, ne mettra en danger aucune victime, aucun témoin ou toute autre personne».4

La Chambre de première instance, afin d'examiner la probabilité que les accusés comparaîtront au procès, a tout d'abord accordé «un poids appréciable» au fait qu'ils se soient livrés au Tribunal, en tant que signe d'une volonté de coopération avec le Tribunal. Elle a considéré, en l'espèce, que le fait que les accusés auraient pu se livrer plus tôt était certes à prendre en compte, mais a tout de même estimé que «c'est la reddition proprement dite qui importe».5

La Chambre de première instance a ensuite pris en compte la loi sur la coopération entre la RFY et le Tribunal, laquelle met en place une procédure pour l'arrestation de personnes accusées.6 Tout en notant que cette procédure «n'existait pas auparavant» et qu'il reste à savoir comment elle «fonctionnera dans la pratique», la Chambre de première instance a considéré cette loi comme un pas vers la coopération, et a déduit de l'attitude du Gouvernement de la RFY que le «niveau de coopération proposé» était satisfaisant.

Réitérant que les garanties ne constituent pas une condition de l'octroi de la liberté provisoire,7 mais offrent simplement aux juges une «assurance additionnelle», la Chambre de première instance a néanmoins tenu compte des garanties données par le Gouvernement de la RFY et la République de Serbie à l'égard de chaque accusé, aux termes desquelles ils entendent s'assurer, notamment, que les accusés se présenteront régulièrement à un commissariat de police, que leurs comparutions audit commissariat seront consignées, que des rapports mensuels sur le respect des conditions seront transmis au Tribunal, que les accusés feront l'objet d'une arrestation immédiate en cas de tentative d'évasion ou de violation d'une quelconque condition de leur mise en liberté provisoire.

La Chambre de première instance a rejeté l'argument de l'Accusation selon lequel le fait que les accusés risquent de longues peines de prison en cas de condamnation pourrait empêcher leur comparution. La Chambre a simplement refusé qu'une telle éventualité conduise à une présomption d'un risque de fuite. Suivant l'arrêt de la Cour européenne des Droits de l'Homme dans l'affaire Ilijkov,8 elle a ainsi d'avantage attaché d'importance à la volonté des accusés de comparaître au procès.

En ce qui concerne l'argument de l'Accusation selon lequel l'introduction des Requêtes de liberté provisoire était prématurée parce que l'Accusation n'avait pas eu la possibilité d'interroger l'accusé aux termes de l'article 63 du Règlement de procédure et de preuve (Interrogatoire de l'accusé), la Chambre de première instance a affirmé que le fait que la procédure de l'article 63 ait été menée ou non «n'a aucune incidence sur le règlement de cette question» et que, en tout état de cause, des dispositions pourraient être prises pour interroger l'accusé au cours de sa liberté provisoire.

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1. Article 65 A) et B) (Mise en liberté provisoire)
Une fois détenu, l'accusé ne peut être mis en liberté que sur ordonnance d'une Chambre.
La mise en liberté provisoire ne peut être ordonnée par la Chambre de première instance qu'après avoir donné au pays hôte, et au pays où l'accusé demande à être libéré la possibilité d'être entendus, et pour autant qu'elle ait la certitude que l'accusé comparaîtra et, s'il est libéré, ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne.
2. Article 63 (Interrogatoire de l'accusé)
L'interrogatoire d'un accusé par le Procureur, y compris après la comparution initiale, ne peut avoir lieu qu'en présence de son conseil, à moins que l'accusé n'ait volontairement et expressément renoncé à la présence de celui-ci. Si l'accusé exprime ultérieurement le désir de bénéficier de l'assistance d'un conseil, l'interrogatoire est immédiatement suspendu et ne reprendra qu'en présence du conseil.
L'interrogatoire ainsi que la renonciation à l'assistance d'un conseil sont enregistrés sur bande magnétique ou sur cassette vidéo conformément à la procédure prévue à l'article 43. Préalablement à l'interrogatoire, le Procureur informe l'accusé de ses droits conformément à l'article 42 A) iii).
3. Dragoljub Ojdanic s'est livré au Tribunal Pénal International pour l'ex-Yougoslavie 25 avril 2002 et est en détention depuis sa comparution initiale le 26 avril 2002. Nikola Sainovic s'est livré le 2 mai 2002 et est en détention depuis sa comparution initiale le 3 mai 2002. Ils devront répondre conjointement de quatre chefs de crimes contre l'humanité, à savoir expulsion, autres actes inhumains (transfert forcé), assassinats et persécutions, et également d'un chef de violation des lois ou coutumes de la guerre.
4. Voir Le Procureur c/ Blagojevic et consorts («Srebrenica»), Affaire no IT-02-53-AR65, Chambre d'appel, Décision relative à la Requête aux fins d'autorisation d'interjeter appel de Dragan Jokic, 18 avril 2002, par. 7 (ci-après «Décision Blagojevic»). Voir aussi Le Procureur c/ Miroslav Kvocka et consorts («Camps d'Omarska, de Keraterm et de Trnopolje»), Affaire no IT-98-30-PT, Chambre de première instance III, Décision relative à la requête aux fins de mise en liberté provisoire de Miroslav Kvocka, 2 février 2000 et Le Procureur c/ Blagoje Simic et consorts («Bosanski Samac»), Affaire no IT-95-9-PT, Chambre de première instance II, Décisions relatives aux demandes de mise en liberté provisoire de Simo Zaric et Miroslav Tadic, 4 avril 2000 (résumées dans le Supplément Judiciaire no 14).
5. Par. 12.
6. Voir la Loi de la République fédérale de Yougoslavie du 11 avril 2002 sur la coopération de la République fédérale de Yougoslavie avec le Tribunal Pénal International chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l'ex-Yougoslavie depuis 1991, reproduit dans Official Gazette of the Federal Republic of Yugoslavia, numéro 18, année IX. Voir par exemple son article 23, lequel met en place l'obligation des «organes du Ministère des affaires intérieures» d'arrêter les accusés à la demande du Tribunal.
7. Voir Décision Blagojevic , par. 7-8.
8. Cour européenne des Droits de l'Homme, Ilijkov c/ Bulgarie, Arrêt du 26 juillet 2001. Voir sur ce sujet Le Procureur c/ Enver Hadzihasanovic et consorts («Bosnie Centrale»), Affaire no IT-01-47-PT, Le Greffier, Décisions accordant la liberté provisoire à Enver Hadzihasanovic, Mehmed Alagic et Amir Kubura, 19 décembre 2001 (résumées dans le Supplément Judiciaire no 29/30).