Le Procureur c/ Slobodan Milosevic - Affaire no IT-02-54-AR73.2

"Arrêt relatif à l’admissibilité d’éléments de preuve produits par un enquêteur de l’Accusation"

30 septembre 2002
Chambre d'Appel (Judges Shahabuddeen [Président], Hunt, Güney, Pocar et Meron)


alignArticle 92 bis - Article 89 C) - Recevabilité de résumé d’éléments de preuve.

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Recevabilité du résumé d’éléments de preuve : la question fondamentale est de savoir si les pièces résumées seraient elles-mêmes recevables. La recevabilité de preuves indirectes en application de l’article 89 C) ne devrait pas permettre le versement au dossier de pièces qui ne seraient pas admissibles en elles-mêmes.

Rappel de la procédure

● Le 30 mai 2002, la Chambre de première instance a refusé d’admettre comme probant un résumé de témoignages et d’autres pièces relatives aux événements supposés avoir eu lieu à Racak, tels que rassemblés par M. Barney Kelly, enquêteur au Bureau du Procureur.

● Le 27 juin 2002, l’Accusation a interjeté appel, au vu du certificat délivré par la Chambre de première instance conformément à l’article 73 B)1 du Règlement de procédure et de preuve,2 contre la décision de la Chambre de première instance pour avoir écarté les éléments de preuves présentés par M. Barney Kelly.3

La Décision

La Chambre d’appel a rejeté l’Appel.

Les motifs

Les moyens d’appel de l’Accusation étaient formulés dans les termes suivants :

«1) La Chambre de première instance a conclu à tort que la valeur probante des éléments de preuve contenus dans le résumé du témoin était limitée, voire inexistante, et donc a commis une erreur en excluant ce résumé ;

2) La Chambre de première instance a exercé à mauvais escient son pouvoir discrétionnaire en refusant d’admettre le résumé d’éléments de preuve du témoin tout en raccourcissant le délai imparti à l’Accusation pour la présentation principale de ses moyens de preuve.»4

La recevabilité du «résumé d’éléments de preuve» aux termes de l’article 89 C)5

Afin d’évaluer la recevabilité des éléments de preuve rassemblés par M. Kelly, la Chambre d’appel a distingué deux questions : l’une concernant le contenu du témoignage et l’autre son mode de présentation. Le témoignage se composait du résumé par M. Kelly des déclarations écrites faites aux différents enquêteurs du Bureau du Procureur par des témoins potentiels pour les besoins de la procédure. Le Bureau du Procureur avait l’intention de fournir le résumé de ces résumés et ne souhaitait pas présenter les déclarations d’origine en vertu de l’article 92 bis.6

Pour la Chambre d’appel, «il ne s’agissait pas d’éléments de preuve indirects de ce que ces témoins potentiels lui avaient dit, mais plutôt d’éléments de preuve indirects du contenu de ces déclarations écrites (elles-mêmes indirectes)».7

Le témoignage se composait ensuite des conclusions tirées par l’enquêteur lui-même des déclarations écrites qu’il avait résumées et qui étaient basées sur «son expérience professionnelle, sa formation et ses connaissances».8 La Chambre d’appel a rejeté les affirmations de l’Accusation puisque ces dernières ne seraient pas des conclusions mais «simplement [des] résumés concis des informations que M. Kelly a rassemblées sur les événements de Racak lors de son enquête».9

La Chambre d’appel a signalé que «la question fondamentale» que soulevait l’appel était celle de «l’admissibilité du résumé préparé par l’enquêteur du Bureau du Procureur comme preuve indirecte du contenu des déclarations faites aux enquêteurs du Bureau du Procureur par des témoins potentiels.10 La Chambre d’appel a passé en revue la jurisprudence du Tribunal international dans deux décisions rendues avant l’adoption de l’article 92 bis11 et dans une autre décision récente lors de l’affaire Galic,12 pour conclure que «l’Accusation cherchait effectivement à se soustraire à la rigueur des exigences de l’article 92 bis qui veut que les témoins soient soumis à un contre-interrogatoire si la Chambre de première instance l’ordonne».13 Que ce soit aux termes de l’article 92 bis ou aux termes de l’article 89 C), la Chambre d’appel a décidé que les éléments de preuve présentés par l’enquêteur ne sauraient être recevables,14 et de ce fait a rejeté l’erreur présumée de la Chambre de première instance dans le jugement excluant les éléments de preuve présentés.

Bien que cet appel ne mette pas en doute la recevabilité, en principe, du résumé d’éléments de preuve, c’est à dire du résumé de pièces pertinentes au regard des questions en l’espèce, la Chambre d’appel a néanmoins décidé de se pencher sur la question. Elle a déclaré que dans tous les cas, «la question fondamentale est de savoir si les pièces ainsi résumées seraient elles-mêmes recevables» et que «la recevabilité de preuves indirectes en application de l’article 89 C) ne devrait pas permettre le versement au dossier de pièces qui ne seraient pas admissibles en elles-mêmes».15

Opinion partiellement dissidente du Juge Shahabuddeen

Le Juge Shahabuddeen n’a pas approuvé la partie de l’Arrêt de la Chambre d’appel relative à la question de savoir si un témoin oral présenté par l’Accusation pouvait résumer les déclarations écrites de témoins non cités, y compris les observations et les conclusions du témoin sur ces déclarations. Il a reconnu que la Chambre d’appel avait eu raison de décider d’écarter les conclusions de M. Kelly (de même que les conclusions relatives aux fonctions de la Chambre de première instance) mais a trouvé sévère l’exclusion des résumés eux-mêmes, résumés qu’il aurait personnellement reconnus recevables aux termes de l’article 89 C).

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1. Article 73 (Autres Requêtes)
B) Sous réserve des dispositions du paragraphe C), les décisions relatives à des requêtes sur l'administration de la preuve et sur la procédure rendues au cours du procès (notamment, sans remettre en cause la portée générale du présent article, des ordonnances ou décisions fondées sur l'article 71 du Règlement, relatif aux dépositions, et des décisions de rejet prises en vertu de l'article 98 bis, relatif aux demandes d'acquittement) ne peuvent faire l'objet d'un appel interlocutoire. Elles peuvent constituer des motifs d'appel du jugement final.
2. Décision relative à la demande de certification concernant des éléments de preuve produits par un enquêteur, présentée par l'Accusation en vertu de l'Article 73 B) du Règlement, 20 juin 2002, p.4, dans laquelle la Chambre de première a estimé qu'un règlement de la question avant le jugement définitif ferait concrètement progresser la procédure.
3. Appel interlocutoire de l'Accusation formé contre la décision relative à l'admission du résumé d'éléments de preuve produits par un témoin, 27 juin 2002, (ci-après «Appel interlocutoire»). Un «Corrigendum à l'Appel interlocutoire de l'Accusation formé contre la décision relative à l'admission du résumé d'éléments de preuve produits par un témoin» a été déposé le 28 juin 2002.
4. Appel interlocutoire, par. 4.
5. Article 89 (Dispositions générales)
C) La Chambre peut recevoir tout élément de preuve pertinent qu'elle estime avoir valeur probante.
6. L'Accusation a mentionné que le calendrier imposé par la Chambre de première instance n'aurait pas pu lui permettre de soumettre les témoins concernés à un contre-interrogatoire.
7. Par. 15.
8. Passage de «l'évaluation de M. Barney Kelly», cité par les amici curiae.
9. Par. 17.
10. Par. 18.
11. Aleksovski, IT-95-14/1-AR73, Arrêt relatif à l'Appel interjeté par le Procureur concernant la recevabilité d'éléments de preuve, 16 février 1999, Supplément Judiciaire no 2. Kordic and Cerkez, IT-95-14/2-AR73.5, Décision relative à l'appel concernant la déclaration d'un témoin décédé, 21 juillet 2000, Supplément Judiciaire no 18.
12. Galic, IT-98-29-AR73.2, Décision relative à un appel interlocutoire interjeté en vertu de l'Article 92 bis C), 7 juin 2002, Supplément Judiciaire no 34.
13. Par. 19.
14. Ibid.
15. Par. 21.