Chambres de Prem. Inst.

Le Procureur c/ Momcilo Krajisnik - Affaire n° IT-00-39-PT

"Décision relative à la demande de récusation d’un juge présentée par la Défense"

22 janvier 2003

Article 15 du Règlement de procédure et de preuve – Impartialité d’un juge – La notion de «lien» – La définition de «parti pris réel» – L’«observateur impartial hypothétique» – Impartialité et faits admis.

La notion de «lien»: il serait erroné de considérer d’entrée de jeu que tout lien éventuel, si ténu soit-il, entre le juge et l’Accusé ou, du reste, un témoin ou les faits relatifs à une autre affaire contre un témoin, constitue automatiquement un «lien» au sens de l’article 15. La partie mettant en cause l’impartialité d’un juge doit prouver que ledit juge a «un intérêt personnel ou particulier par rapport à l’une des parties, aux témoins ou aux faits de l’affaire» sachant qu’un tel intérêt personnel ou particulier diffère assurément de tout intérêt de nature professionnelle d’un avocat par rapport à l’objet de l’affaire.

La définition de «parti pris réel»: un juge aurait sans aucun doute un parti pris réel et serait, par conséquent, dessaisi de l’affaire, si l’on peut prouver qu’il existe un lien de nature à faire intervenir l’intérêt personnel du juge dans l’issue du litige.

L’«observateur impartial hypothétique»: l’observateur impartial hypothétique est défini comme une personne extérieure qui, en tant qu’observateur (et non partie ), connaît et comprend suffisamment bien des circonstances de l’espèce concernée pour juger si la présence d’un juge donné au sein de la formation peut nuire au sentiment de justice qu’en a l’opinion publique.

Impartialité et faits admis: les juges sont souvent, et de plus en plus au fur et à mesure que les procès se multiplient, confrontés à un nombre croissant de faits admis par ce Tribunal. C’est précisément la raison d’être de la disposition de l’article 94 (B) et il n’y a aucune raison de faire de cette évolution un argument de récusation des juges.

Rappel de la procédure

· En novembre 2002, le Président du Tribunal a attribué l’affaire contre Momcilo Krajisnik à la Chambre de première instance I, composée des Juges Liu (en qualité de Président), El Madhi et Orie.

· Le 14 janvier 2003, l’Accusé Momcilo Krajisnik, après avoir confirmé qu’il citerait M.Tadic comme témoin à décharge, a présenté, en application de l’article 151 du Règlement, une demande de récusation du Juge Orie, en raison de sa qualité antérieure de coconseil de Dusko Tadic.2

La Décision

Le Juge Liu a rejeté la Demande.

Les motifs

Le Juge Liu a relié l’article 15 B), sur lequel l’Accusé a introduit sa requête , à l’article 15 A) qui expose les motifs de récusation d’un juge et qui fait référence à «un lien quelconque de nature à porter atteinte à son impartialité». Il a appliqué le test en deux parties qui suit :

Existe-t-il un lien entre le Juge Orie et la présente affaire? Et, si oui,

Ce lien peut-il porter atteinte à son impartialité?

Existe-t-il un lien entre le Juge Orie et la présente affaire?

La notion de «lien»

Le Juge Liu a apprécié la notion de «lien» et a déclaré qu’ «il serait erroné de considérer d’entrée de jeu que tout lien éventuel, si ténu soit-il, entre le juge et l’Accusé ou, du reste, un témoin ou les faits relatifs à une autre affaire contre un témoin, constitue automatiquement un ‘lien’ au sens de l’article 15».3 A son avis, la partie mettant en cause l’impartialité d’un juge doit prouver que ledit juge a «un intérêt personnel ou particulier par rapport à l’une des parties, aux témoins ou aux faits de l’affaire» sachant qu’un tel intérêt personnel ou particulier diffère assurément de tout intérêt de nature professionnelle d’un avocat par rapport à l’objet de l’affaire.4

Ce lien peut-il porter atteinte à l’impartialité du Juge Orie?

La définition de «parti pris réel »

D’après le Juge Liu, un juge aurait sans aucun doute un parti pris réel et serait, par conséquent, dessaisi de l’affaire, si l’on peut prouver qu’il existe un lien de nature à «fai[re] intervenir l’intérêt personnel du juge dans l’issue du litige».5

Une apparence de partialité et «l’observateur impartial hypothétique»

Le Juge Liu a fait remarquer qu’il n’y avait rien, en l’espèce, permettant de penser que le Juge Orie manquait d’objectivité du fait d’un intérêt personnel dans l’issue du présent litige. En conséquent, il s’est appuyé sur la pratique du Tribunal selon laquelle un juge doit non seulement être dépourvu de préjugé mais qu’en outre, rien dans les circonstances de l’espèce ne doit objectivement créer une apparence de partialité .6 Il a ensuite fait allusion à la personne chargée de veiller à l’impartialité des juges en se référant au critère communément utilisé dans la jurisprudence du Tribunal, à savoir, «l’observateur impartial hypothétique»7, défini comme «une personne extérieure qui, en tant qu’observateur (et non partie), connaît et comprend suffisamment bien des circonstances de l’espèce concernée pour juger si la présence d’un juge donné au sein de la formation peut nuire au sentiment de justice qu’en a l’opinion publique».8

Le Juge Liu a appliqué les principes susmentionnés à l’espèce. Il a déclaré que l’observateur impartial hypothétique «saurait que la prestation effective d’un conseil de la Défense durant une affaire est déterminée par la stratégie globale convenue avec le client, mais que le conseil de la défense n’est certainement pas tenu de défendre ce point de vue comme étant son opinion personnelle».9 Il a également déclaré que le même observateur saurait que les juges, vu la compétence du Tribunal pour connaître des affaires ayant trait au même conflit, sont souvent en présence d’éléments de preuve évoquant les mêmes faits, ce qui, étant donné qu’il s’agit de «juges professionnels hautement qualifiés, n’affecte en rien leur impartialité ».10

Le Juge Liu n’a pas pu en déduire que «l’observateur impartial hypothétique connaissant suffisamment les circonstances de l’espèce puisse affirmer raisonnablement que l’on peut craindre que le Juge Orie fasse preuve de parti pris ou de partialité en raison de son lien avec une espèce précédente dans laquelle il a été coconseil d’une personne qui doit être appelée à témoigner dans la présente espèce».11 En outre, il a conclu que, après avoir examiné minutieusement la Demande, il n’existait «aucune raison de mettre en doute la capacité du Juge Orie à considérer le fond de cette affaire sans le mondre parti pris et en toute impartialité». 12

Impartialité et faits admis

Bien que le Juge Liu ait fait remarquer que la question était prématurée puisque , en l’espèce, la Chambre de première instance n’avait encore rien décidé concernant le constat judiciaire de faits admis13, il a ajouté que de nombreux faits admis dans le Jugement Tadic et dont il s’agit de dresser le constat judiciaire sont de «nature purement descriptive et sans influence ni incidence sur la culpabilité de l’Accusé, puisqu’il s’agit par exemple de la situation géographique de camps ou de la destruction matérielle d’un certain nombre d’édifices religieux.».14 Plus généralement, il a souligné que «les Juges sont souvent, et de plus en plus au fur et à mesure que les procès se multiplient, confrontés à un nombre croissant de faits admis par ce Tribunal» et a déclaré que «c’est précisément la raison d’être de la disposition de l’article 94 B)15 et il n’y a aucune raison de faire de cette évolution un argument de récusation des juges».

________________________________________
1. Article 15 (Récusation et empêchement de juges)
A) Un juge ne peut connaître en première instance ou en appel d’une affaire dans laquelle il a un intérêt personnel ou avec laquelle il a ou il a eu un lien quelconque de nature à porter atteinte à son impartialité. En ce cas, il doit se récuser dans cette affaire et le Président désigne un autre juge pour siéger à sa place.
B) Toute partie peut solliciter du Président de la Chambre qu’un juge de cette Chambre soit dessaisi d’une affaire en première instance ou en appel pour les raisons ci-dessus énoncées. Après que le Président de la Chambre en ait conféré avec le juge concerné, le Bureau statue si nécessaire. Si le Bureau donne suite à la demande, le Président désigne un autre juge pour remplacer le juge dessaisi. (…)
2. Demande du 14 janvier 2002 adressée au Président en vertu de l’article 15 B) relatif à la récusation d’un juge (ci après la «Demande»).
3. Par. 8.
4. Idem.
5. Par. 11.
6. Voir Kordic & Cerkez, IT-95-14, Bureau, Ordonnance relative à la requête des accusés demandant la récusation des Juges Jorda et Riad, 4 mai 1998, dans laquelle le Bureau a déclaré que «le Tribunal est guidé par le principe suivant : le critère de l’impartialité interdit non seulement tout parti pris et tout préjugé effectif mais aussi toute apparence de partialité. Par conséquent, lorsque les circonstances font naître un soupçon légitime ou raisonnable de partialité, il peut y avoir motif à récusation alors que, dans les faits, aucun préjugé ou parti pris n’existe réellement». Voir également, dans la lignée de ce raisonnement, Brdjanin & Talic, IT-99-36-PT, Décision relative à la demande de récusation d’un juge de la Chambre de première instance présentée par Momir Talic (ci-après la «Décision préalable au procès rendue par le Juge Hunt»), 18 mai 2000, par. 8, Supplément Judiciaire n° 15, dans laquelle le Juge Hunt a convenu que l’article 15 A) devait être interprété à la lumière des principes uniformément reconnus par les juridictions nationales et par la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme, et selon lesquels un juge est récusé non seulement s’il existe réellement un parti pris, mais aussi si les parties peuvent raisonnablement suspecter l’existence d’un tel parti pris.
7. Voir la Décision préalable au procès rendue par le Juge Hunt, par. 10, dans laquelle il a été déclaré que la question n’était pas d’évaluer la réaction concrète d’ un requérant en particulier mais de considérer l’hypothétique réaction d’un observateur impartial connaissant suffisamment les circonstances de l’espèce pour en juger raisonnablement.
8. Par. 14. Le critère appliqué dans l’affaire Furundzija, IT-95-17/1-A, Arrêt (ci-après «Arrêt Furundzija»), 21 juillet 2000, par. 19, Supplément Judiciaire n°21 est le suivant: après avoir consulté la jurisprudence des tribunaux nationaux, la Chambre d’appel en a conclu qu’il existait une règle générale prévoyant que «[u]n juge doit non seulement être dépourvu de préjugé mais qu’en outre, rien dans les circonstances de l’espèce ne doit objectivement créer une apparence de partialité». Sur ce fondement, la Chambre d’appel a considéré devoir s’inspirer des principes suivants pour interpréter et appliquer l’obligation d’impartialité énoncée par le Statut: A. Un juge n’est pas impartial si l’existence d’un parti pris réel est démontré. B. Il existe une apparence de partialité inacceptable: i) si un juge est partie à affaire, s’il a un intérêt financier ou patrimonial dans son issue ou si sa décision peut promouvoir une cause dans laquelle il est engagé aux côtés de l’une des parties. Dans ces circonstances, le juge est automatiquement récusé de l’affaire; ou ii) si les circonstances suscitent chez un observateur raisonnable et dûment informé une crainte légitime de partialité.»
9. Par. 15.
10. Idem. En fait, les juges sont présumés impartiaux. Dans sa Décision du 4 mai 1998, Kordic et consorts, IT-95-14/2-PT, le Bureau avait déjà convenu qu’un juge était présumé impartial (par. 2). Dans l’Arrêt Furundzija, par. 196, La Chambre d’appel a jugé que «un juge bénéficie d’une présomption d’impartialité.»
11. Par. 16.
12. Par. 18. Conformément à son obligation énoncée dans l’article 15 du Règlement, le Juge Liu a discuté de la Demande avec le Juge Orie mais n’a pas estimé nécessaire de soumettre la question au Bureau.
13. Le 7 novembre 2002, l’Accusation a déposé une requête aux fins de constat judiciaire de fait admis (Prosecution’s Motion for Judicial Notice of Adjudicated Facts).
14. Par. 17.
15. Article 94 (Constat judiciaire) B) Une Chambre de première instance peut, d’office ou à la demande d’une partie, et après audition des parties, décider de dresser le constat judiciaire de faits ou de moyens de preuve documentaires admis lors d’autres affaires portées devant le Tribunal et en rapport avec l’instance.