PROCUREUR

ALLOCUTION DE MME CARLA DEL PONTE, PROCUREUR DU TRIBUNAL PENAL INTERNATIONAL POUR L'EX-YOUGOSLAVIE, DEVANT LE CONSEIL DE SECURITE
10 DÉCEMBRE 2007

ALLOCUTION
(Destiné exclusivement a l'usage des médias. Document non officiel)

La Haye, le 10 décembre 2007


Monsieur le Président, Excellences,

C'est un honneur pour moi de pouvoir m'adresser une derniere fois au Conseil de sécurité en qualité de Procureur du Tribunal international et je tiens vous remercier pour le soutien que vous m'avez apporté durant ces huit dernieres années.
Je souhaite le nouveau procureur, Monsieur Serge Brammertz, beaucoup de succes et je ne doute pas que vous lui accorderez le soutien dont il aura besoin pour accomplir sa mission.

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Monsieur le Président, Excellences,

Vous aurez pris connaissance de mon rapport du 15 novembre 2007 concernant la mise en ouvre de la stratégie d'achevement des travaux du Tribunal international. La situation demeurant inchangée dans la plupart des domaines qui y sont abordés, je me bornerai a évoquer l'importante question de la coopération apportée par la Serbie en vue d'arreter les accusés encore en fuite. Cette coopération demeure essentielle pour le travail du Bureau du Procureur et pour permettre au Tribunal de mener a bien sa mission conformément aux résolutions du Conseil de sécurité et aux objectifs de la stratégie d'achevement des travaux approuvés par celui-ci.

Ce que je vais vous dire, rend sans doute un son familier. Il y a deux ans, j'ai informé le Conseil de sécurité que le Gouvernement serbe avait laissé espérer l'arrestation prochaine de Ratko Mladiæ. Cependant, malgré les engagements pris, la Serbie n'avait pris aucune mesure pour arreter et transférer les fugitifs, et j'ai décrit les failles des plans élaborés pour les retrouver. Aujourd'hui, nous nous trouvons exactement dans la meme situation.

Il y a six mois, je m'étais déclarée devant le Conseil de sécurité d'un optimisme prudent quant a la possibilité que, au bout de 12 ans, Ratko Mladiæ et Radovan Karad¾iæ soient finalement transférés a La Haye. Malheureusement, quatre accusés sont toujours en fuite et je dois dire que mon dernier déplacement a Belgrade a considérablement tempéré mon optimisme. Certes, nous avons réglé certaines questions encore en suspens concernant l'acces aux documents et aux archives et j'espere sincerement que les problemes de cet ordre sont a présent derriere nous. En revanche, les progres réalisés sont insuffisants en ce qui concerne l'arrestation des accusés en fuite, la volonté de les arreter fait largement défaut et les mesures concretes prises a cet effet sont trop peu nombreuses.

Le Bureau du Procureur a multiplié les efforts pour obtenir le transfert des personnes mises en accusation par le Tribunal international et ces efforts ont porté leurs fruits. De fait, durant mon mandat, 91 personnes ont été arretées et, sur les 161 personnes mises en accusation, seules quatre sont encore en fuite. Toutefois, je le répete, le fait que deux personnes accusées de génocide et présumées responsables des pires crimes jamais commis depuis la seconde guerre mondiale soient encore en fuite ternit le bilan du Tribunal international et bat en breche l'idée meme de justice internationale.

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Il y quelques mois, j'avais bon espoir qu'un tournant décisif se préparait et que la Serbie appréhenderait rapidement les quatre accusés encore en fuite. En effet, le nouveau gouvernement se montrait plus disposé a coopérer avec le Bureau du Procureur. Peu apres sa formation, il a annoncé que la coopération avec le Tribunal était une priorité absolue et a pris un certain nombre de mesures importantes en ce sens : il a ainsi créé le conseil de sécurité national, chargé de superviser la coopération avec le Tribunal international et les recherches menées pour retrouver les fugitifs. La Serbie a joué un rôle important dans l'arrestation de Zdravko Tolimir et de Vlastimir Dorðeviæ, juste avant mon  précédent discours devant le Conseil de sécurité. Zdravko Tolimir a meme a plusieurs reprises confirmé a l'audience qu'il avait été arrete par les autorités serbes et non celles de l'entité de la Republika Srpska. Je me suis félicitée de ces progres, soulignant que ces arrestations montraient la capacité de la Serbie de coopérer avec le Tribunal. C'est la raison pour laquelle je pensais que la Serbie pourrait se résoudre a apporter au Tribunal une coopération pleine et entiere, en procédant a l'arrestation et au transfert de Ratko Mladiæ, meme si les autorités refuseraient d'admettre publiquement de l'avoir arreté.

Juillet et aout ont passé sans qu'aucun progres notable ne soit réalisé, ce qui a suscité mon inquiétude. En septembre, je suis retournée a Belgrade et j'ai accepté de mettre a la disposition des autorités serbes certaines ressources du Tribunal pour les aider a rechercher les accusés en fuite. Depuis, un haut représentant du Bureau du Procureur se rend chaque semaine a Belgrade pour assister aux réunions des responsables des divers services de sécurité et suit de pres les efforts déployés pour retrouver les accusés en fuite. Par ailleurs, nous nous sommes efforcés de continuer d'encourager et de renforcer la coopération entre les services de sécurité nationaux de la région engagés dans la traque les fugitifs.

Les 20 déplacements que j'ai effectués a Belgrade pendant mon mandat témoignent de mon engagement en faveur de la coopération. Ces six derniers mois, je m'y suis rendue a quatre reprises. Avec mon équipe, j'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour aider la Serbie a s'acquitter de ses obligations internationales. Sans résultat.

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Depuis juin dernier, si les communications se sont améliorées, l'encadrement et la coordination des deux services de sécurité engagés dans la traque des fugitifs restent problématiques. Leur supervision semble présenter de graves lacunes. Les décisions prises a l'échelon supérieur ne sont, semble-t-il, pas toujours mises en ouvre. Ainsi, meme les informations spécifiques transmises par le Bureau du Procureur ne sont pas systématiquement vérifiées ni traitées et restent souvent sans suite. Les décisions concernant les opérations ne sont pas toujours rapidement suivies d'effet ; dans certains cas, leur mise en ouvre est trop lente, ou encore repoussée indéfiniment, pour des raisons parfois obscures. Permettez-moi de vous en donner un exemple. Craignant les répercussions politiques, les autorités serbes ont refusé de prendre la moindre mesure d'information, telle qu'une perquisition du domicile d'un proche des fugitifs. Par ailleurs, le service de renseignement civil rechigne a coopérer plus étroitement avec le service de renseignement militaire et persiste dans son refus de communiquer des rapports exhaustifs. L'absence de stratégie et d'analyse a proprement parler explique pourquoi les actions entreprises ne sont pas systématiques, sont mal préparées et souffrent d'un manque de coordination.

Alors que les autorités serbes se sont déclarées résolues a coopérer pleinement avec mes services et que les procédures se sont améliorées, force est de constater qu'a l'heure actuelle, aucune feuille de route ni aucun plan n'a été clairement établi pour rechercher les fugitifs, aucune piste sérieuse ne se dessine, et rien n'indique que de réels efforts ont été entrepris pour arreter les accusés qui se soustraient toujours a la justice. Il y a, bien-sur des personnes qui font beaucoup de travail sur ces dossiers. Cependant, loin de pouvoir etre confié a un seul individu, ce travail requiert l'engagement plein et entier de l'État et de toutes ses institutions. Hélas, les engagements pris en ce sens n'ont pas été honorés. Lentes et inefficaces, les mesures prises ne sont pas a la hauteur de l'urgence de la situation. Bref, autant dire que la coopération avec mes services est loin d'etre pleine et entiere.

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Durant les années qui ont immédiatement suivi la guerre, c'étaient les forces internationales présentes en Bosnie-Herzégovine qui étaient chargées d'arreter les personnes mises en accusation par le Tribunal, mais elles n'en ont rien fait pour préserver une paix fragile. Ce n'est un secret pour personne que, ces dernieres années, Ratko Mladiæ et Radovan Karad¾iæ ont été vus a plusieurs reprises en Serbie, mais que les autorités ne sont pas intervenues. Je sais de source sure que Radovan Karad¾iæ a vécu a Belgrade sous son vrai nom jusqu'en 2004. J'ai déja évoqué les négociations menées l'année derniere avec Ratko Mladiæ et j'ai déja longuement expliqué comment un autre fugitif, Goran Had¾iæ, avait bénéficié de complicités pour s'évader en 2004. A maintes reprises, la Serbie, quoiqu'ayant les moyens et le savoir-faire nécessaires, n'a pas agi ni meme fait ce qui était en son pouvoir. Selon moi, l'incapacité de la Serbie d'appréhender les principaux responsables des crimes les plus odieux s'explique par de graves insuffisances structurelles et par une volonté de faire obstacle a une coopération avec le Tribunal international. J'exhorte les autorités serbes a passer a l'action, car il est aujourd'hui plus que temps de faire le nécessaire pour arreter les fugitifs.

Naturellement, les représentants serbes prétendront le contraire. Ils soutiendront que la Serbie s'est beaucoup investie dans ce domaine et mérite qu'on lui accorde sans attendre un soutien inconditionnel. Ils affirmeront que la Serbie a remis un nombre important d'accusés au Tribunal. Encore faut-il préciser que la plupart d'entre eux ont accepté de se livrer volontairement au Tribunal. Les autorités serbes pensaient pouvoir convaincre Ratko Mladiæ de se rendre de son plein gré. Elles ont négocié au printemps 2006 les conditions de sa reddition. Alors que les autorités serbes savaient précisément ou ce dernier se trouvait jusqu'au printemps 2006, elles ont néanmoins choisi de ne pas l'arreter.

Je demande instamment a la communauté internationale de prendre cette question au sérieux. J'invite en particulier les États Membres de l'Union européenne et la Commission européenne a s'en tenir a leur position de principe en continuant de subordonner l'ouverture des négociations de préadhésion et d'adhésion avec la Serbie a une coopération pleine et entiere avec le Tribunal international. Et entendez-moi bien : quand je dis < coopération pleine et entiere >, je veux dire que Ratko Mladiæ doit etre appréhendé et transféré. La politique de conditionnalité appliquée par l'Union européenne a été, au cours des dernieres années, le meilleur moyen d'obtenir le transfert des accusés en fuite. Je demeure convaincue que seule la poursuite de cette politique pourra déboucher sur l'arrestation des quatre derniers fugitifs.

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Monsieur le Président, Excellences,

Le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie a accompli un immense travail. Il a atteint la plupart de ses objectifs et a aidé a paver la route pour la justice internationale. Ceci n'aurait pas été possible sans la contribution du personnel extremement dévoué du Bureau du Procureur personnel et du Tribunal tout entier. Malgré cela, je quitterai cette institution en éprouvant un sentiment de déception. Je ne peux m'empecher en meme temps d'éprouver une certaine déception en pensant aux engagements non tenus et a l'héritage que l'on risque de léguer si de nombreuses victimes n'obtiennent pas justice. Ne leur donnons pas l'impression que tout n'a pas été fait pour punir les principaux responsables des crimes odieux qui ont été commis en ex-Yougoslavie.

C'est pourquoi je forme le vou que le Conseil de sécurité et la communauté internationale continueront d'apporter au Tribunal le soutien indispensable dont il aura besoin au cours des années décisives qui s'annoncent et qu'en fin de compte la justice internationale triomphera.

Si j'ai accepté que mon mandat soit prolongé, c'est pour terminer une tâche inachevée : arreter Ratko Mladiæ et Radovan Karad¾iæ. Cette tâche, je la confie désormais a mon successeur, en espérant qu'il ne viendra pas maintes fois vous tenir les memes propos que moi sur les questions de la coopération de la Serbie et de l'arrestation des fugitifs.

Je vous remercie.