Composée comme suit :
M. le Juge Mohamed Shahabuddeen, Président
M. le Juge Lal Chand Vohrah
M. le Juge Rafael Nieto-Navia
M. le Juge Patrick Lipton Robinson
M. le Juge Fausto Pocar
Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Arrêt rendu le : 21 juillet 2000
ANTO FURUNDZIJA
__________________________________________
ARRÊT
__________________________________________
Le Bureau du Procureur :
M. UpawansaYapa
M. Christopher Staker
M. Norman Farrell
Le Conseil de l’accusé :
M. Luka S. Misetic
M. Sheldon Davidson
La Chambre d’appel du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le «Tribunal international» ou le «TPIY») est saisie d’un appel interjeté par Anto Furundzija (l’«Appelant») contre le Jugement rendu le 10 décembre 1998 par la Chambre de première instance II du Tribunal international.
La Chambre de première instance a conclu qu’en application de l’article 7 1) du Statut du Tribunal international (le «Statut»), la participation de l’Appelant aux crimes qui lui sont reprochés dans l’Acte d’accusation modifié engageait sa responsabilité individuelle. Elle a également conclu à sa culpabilité en tant que coauteur d’actes de torture et que complice d’atteintes à la dignité des personnes, y compris le viol, lesquels constituent des violations des lois ou coutumes de la guerre, sous l’article 3 du Statut1.
Ayant examiné les conclusions écrites et orales de l’Appelant et du Bureau du Procureur (l’«Accusation» ou l’«Intimé»), la Chambre d’appel
REND SON ARRÊT
1. Dans l’Acte d’accusation initial, confirmé le 10 novembre 1995 par le Juge Gabrielle Kirk McDonald (l’«Acte d’accusation»), l’Appelant devait répondre des trois chefs d’accusation suivants : chef 12, pour torture et traitements inhumains , une infraction grave aux Conventions de Genève de 1949 reconnue par l’article 2 b) du Statut ; chef 13, pour torture, une violation des lois ou coutumes de la guerre reconnue par l’article 3 du Statut ; et chef 14, pour atteintes à la dignité des personnes, y compris le viol, une violation des lois ou coutumes de la guerre reconnue par l’article 3 du Statut.
2. L’Appelant a été arrêté le 18 décembre 1997. Lors de sa comparution initiale, le 19 décembre 1997, il a plaidé non coupable de tous les chefs de l’Acte d’accusation et a été placé en détention préventive dans l’attente du procès.
3. Le 13 mars 1998, la Chambre de première instance a rendu une ordonnance autorisant l’Accusation à retirer le chef 12 et déboutant la Défense, qui demandait l’abandon de tous les chefs d’accusation pour vice de forme.
4. Après le dépôt par l’Accusation, le 1er mai 1998, de déclarations et de transcriptions d’auditions de témoins et, le 4 mai 1998, d’un mémoire juridique relatif au comportement criminel reproché à l’Appelant, la Chambre de première instance a conclu, le 13 mai 1998, que la Défense disposait de suffisamment d’informations pour préparer sa cause2.
5. Le 22 mai 1998, l’Accusation a déposé son mémoire préalable au procès et le 29 mai 1998, la Chambre de première instance lui a ordonné d’expurger et de modifier certaines parties de l’Acte d’accusation. Le 2 juin 1998 a vu le dépôt d’une version modifiée de l’Acte d’accusation («Acte d’accusation modifié») déclinant les deux chefs suivants : chef 13, pour actes de torture et chef 14, pour atteintes à la dignité des personnes, y compris le viol, tous deux en tant que violations des lois ou coutumes de la guerre visées à l’article 3 du Statut.
6. Le procès s’est ouvert le 8 juin 1998. Le 12 juin 1998, la Défense a présenté une requête demandant l’exclusion de la partie de la déposition du Témoin A évoquant la présence de l’Appelant pendant qu’un coaccusé, l’accusé B, infligeait des sévices sexuels au dit témoin, au motif que ces actes ne relevaient pas de l’Acte d’accusation modifié. La Chambre de première instance lui a répondu le jour même qu’elle ne retiendrait comme éléments de preuve pertinents dans les propos du Témoin A que ceux qui se rapportaient aux paragraphes 25 et 26 de l’Acte d’accusation3.
7. Le 15 juin 1998, la Chambre de première instance a rendu une décision confidentielle en réponse à la requête du Procureur aux fins de clarifier sa décision du 12 juin 1998 relative à la déposition du Témoin A et a jugé irrecevables «tous les éléments de preuve relatifs au viol et aux violences sexuelles perpétrés sur le [Témoin A] par [l’Accusé B] en présence de [l’Appelant] dans la "grande pièce ", à l’exception des éléments de preuve relatifs aux violences sexuelles alléguées au paragraphe 25 de l’Acte d’accusation4».
8. Après avoir entendu le réquisitoire et la plaidoirie le 22 juin 1998, la Chambre de première instance a clos le procès et mis le jugement en délibéré . Le 29 juin 1998, après la clôture des débats, l’Accusation a communiqué à l’Appelant la version expurgée d’un certificat de traitement psychologique daté du 11 juillet 1995 et une déclaration de témoin faite le 16 septembre 1995 par un psychologue du centre de soins Medica pour les femmes («Medica») à Zenica, en Bosnie-Herzégovine , concernant le Témoin A et le traitement qui lui avait été dispensé à Medica.
9. Le 10 juillet 1998, l’Appelant a déposé une requête demandant à la Chambre de première instance d’exclure la déposition du Témoin A ou, à défaut , d’ordonner un nouveau procès en cas de condamnation. Le 16 juillet 1998, la Chambre de première instance a statué par écrit sur cette question, concluant que l’Accusation avait commis une faute grave au regard de l’article 68 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international (le «Règlement») et que l’Appelant avait de ce fait subi un préjudice. Elle a donc ordonné la réouverture des débats, mais en les limitant strictement au contre-interrogatoire des témoins à charge et à une nouvelle comparution des témoins à décharge ou à la production de nouveaux éléments de preuve relatifs au traitement médical, psychologique ou psychiatrique ou au soutien psychologique reçu par le Témoin A après mai 1993 (la «réouverture du procès»). La Chambre de première instance a également ordonné à l’Accusation de communiquer tout document en rapport avec cette question.
10. Le 23 juillet 1998, l’Appelant a déposé une requête aux fins d’autorisation d’interjeter appel de la décision rendue le 16 juillet 1998 par la Chambre de première instance, requête qu’un collège de la Chambre d’appel a rejetée à l’unanimité le 24 août 1998, au motif qu’elle ne remplissait pas les conditions posées à l’article 73 B) du Règlement en matière d’appel interlocutoire5.
11. La Défense a ensuite demandé l’autorisation de faire recueillir les dépositions de deux nouveaux témoins dans le cadre de la réouverture du procès . Le 27 août 1998, dans une ordonnance confidentielle ex parte, la Chambre de première instance a rejeté la requête de la Défense aux fins de faire recueillir la déposition d’une certaine personne, identifiée comme le Témoin F aux fins du présent appel, au motif que les questions sur lesquelles son témoignage devait porter excédaient le champ que sa décision du 16 juillet 1998 avait assigné à la réouverture du procès. À cet égard, la Chambre a fait remarquer qu’aux termes de cette décision , les nouveaux éléments de preuve proposés par l’Appelant ne pouvaient se rapporter qu’au traitement médical, psychologique ou psychiatrique ou au soutien psychologique reçu par le Témoin A après mai 1993. Par la suite, dans une décision confidentielle du 13 octobre 1998, la Chambre de première instance a rejeté pour les mêmes motifs la requête de la Défense aux fins d’obtenir l’autorisation de citer M. Enes [urkovic à comparaître lors de la réouverture du procès6.
12. Le procès a repris le 9 novembre 1998. L’Appelant a appelé quatre témoins à la barre, dont deux experts, tandis que l’Accusation citait ses deux experts . Les 9 et 11 novembre 1998, la Chambre de première instance a reçu deux demandes d’autorisation de dépôt de mémoire d’amicus curiae, auxquelles elle a fait droit. Le procès a été définitivement clos le 12 novembre 1998, après le réquisitoire et la plaidoirie.
13. Le 10 décembre 1998, la Chambre de première instance II a rendu son jugement (le «Jugement»), concluant que l’Appelant est, en qualité de coauteur , coupable d’une violation des lois ou coutumes de la guerre (torture), comme cela lui est reproché au chef 13 de l’Acte d’accusation et qu’il s’est rendu complice d’une violation des lois ou coutumes de la guerre (atteintes à la dignité des personnes , y compris le viol) comme cela lui est reproché au chef 14. La Chambre de première instance a condamné l’Appelant à dix ans d’emprisonnement au titre du chef 13 et à huit ans au titre du chef 14 et elle a ordonné la confusion de ces deux peines .
14. Le 22 décembre 1998, l’Appelant a déposé un acte d’appel en application de l’article 108 du Règlement.
b) Requête postérieure au procès
15. Le 3 février 1999, l’Appelant a déposé la «Requête de l’accusé postérieure au procès demandant au Bureau du Tribunal la récusation du Président de la Chambre de première instance, Mme le Juge Mumba, Requête aux fins d’annulation du verdict de culpabilité et de la condamnation et Requête aux fins d’un nouveau procès». Il y demandait au Bureau du Tribunal de récuser Mme le Juge Mumba, d’annuler le Jugement et d’ordonner un nouveau procès devant une Chambre de première instance de composition différente. Le 5 mars 1999, la Chambre d’appel a rendu une ordonnance portant suspension du calendrier de dépôt des mémoires d’appel dans l’attente de la décision du Bureau . Le 11 mars 1999, ce dernier a rejeté la Requête postérieure au procès au motif que la question de l’équité du procès ne relevait pas de sa compétence7.
16. Le 24 mars 1999, suite à la décision du Bureau, la Chambre d’appel a décidé de reprendre le calendrier de dépôt des mémoires, ordonnant aux parties comme suit : l’Appelant devait déposer son mémoire le 21 mai 1999 au plus tard, l’Intimé devait déposer le sien le 21 juin 1999 au plus tard et l’Appelant devait déposer sa réplique le 6 juillet 1999 au plus tard. À sa demande, l’Appelant a obtenu une prorogation du délai de dépôt de son mémoire jusqu’au 25 juin 1999, ce qui a entraîné un décalage des dates de dépôt de la Réponse et de la Réplique. Le 25 juin 1999, l’Appelant a déposé son Mémoire d’appel.
17. À la même date, l’Appelant a aussi déposé la «Requête de la Défense en vue de compléter le dossier d’appel» demandant que le Greffe certifie la Requête postérieure au procès et ses pièces jointes, comme faisant partie du dossier d’appel . Dans sa réponse du 20 juillet 1999, l’Accusation a demandé le rejet de cette requête au motif que la Requête postérieure au procès contenait de nouveaux éléments de preuve que l’Appelant n’avait pas présentés en première instance. À cet égard, l’Accusation a fait valoir que l’Appelant devait satisfaire aux conditions prévues par les dispositions pertinentes du Règlement en matière de moyens de preuve supplémentaires, avant que la Requête postérieure au procès puisse être examinée en appel.
18. Le 23 juillet 1999, l’Appelant a déposé son «Mémoire [confidentiel] en réplique à l’appui de la Requête de la Défense en vue de compléter le dossier d’appel», dans lequel il demandait que soient versées au dossier la requête en récusation du Juge Mumba et la déclaration sous serment du Témoin F. Le 2 août 1999, l’Appelant a déposé une version non confidentielle de son mémoire d’appel.
19. Le 2 septembre 1999, la Chambre d’appel a rendu une ordonnance relative à la requête de l’accusé en vue de compléter le dossier d’appel («Order on Defendant’s Motion to Supplement Record on Appeal»), par laquelle elle a autorisé l’Appelant à modifier son Mémoire d’appel, mais jugé que l’article 109 A) du Règlement ne lui permettait pas de compléter le dossier d’appel comme il le souhaitait. Elle a estimé que les pièces dont le versement était demandé ne relevaient pas des articles 115 et 119 du Règlement, puisque le motif d’appel invoqué par l’Appelant concernait la partialité d’un juge lors du procès et non l’innocence ou la culpabilité de l’Appelant .
20. Le 14 septembre 1999, l’Appelant a déposé son Mémoire d’appel modifié («Defendant’s Amended Appellate Brief») et le 30 septembre 1999, l’Accusation déposait son Mémoire en réponse («Respondent’s Brief of the Prosecution»). Le 14 octobre 1999, à la demande de l’Appelant, la Chambre d’appel a rendu une ordonnance portant prorogation du délai de dépôt de son Mémoire en réplique («Defendant’s Reply Brief»), qu’il a déposé le 8 novembre 1999. Les trois mémoires ont été déposés à titre confidentiel.
21. Le 28 février 2000, le Président du Tribunal international a nommé le Juge Fausto Pocar à la Chambre d’appel en remplacement du Juge Wang Tieya qui avait démissionné de ses fonctions de juge selon la procédure inscrite à l’article 16 du Règlement8.
22. L’audience en appel s’est tenue le 2 mars 2000 et l’arrêt été mis en délibéré9.
23. Par la suite, le 8 mars 2000, l’Appelant a déposé des conclusions intitulées «La condamnation d’Anto Furundzija pour actes de torture prétendument commis à l’encontre du Témoin D est nulle et non avenue aux motifs que 1) elle outrepasse la compétence du TPIY et 2) elle correspond à un crime qui n’est pas allégué dans l’Acte d’accusation». La Chambre d’appel a, le 5 mai 2000, rejeté cette requête au motif qu’elle avait été déposée hors délai.
24. À la demande de la Chambre d’appel, l’Appelant a déposé, le 23 juin 2000, les versions publiques de son mémoire d’appel modifié («the Appellant’s Amended Brief») et de son mémoire en réplique (respectivement désignés le «Mémoire modifié de l’Appelant» et la «Réplique de l’Appelant»)10 et, le 28 juin 2000, l’Accusation a déposé la version publique du mémoire de l’intimé (la «Réponse de l’Accusation»)11.
25. L’Appelant interjette appel du Jugement du 10 décembre 1998 aux motifs suivants :
Motif 1) : Le droit statutaire de l’Appelant à un procès équitable a été violé.
Motif 2) : Les éléments de preuve ne suffisaient pas à le déclarer coupable de l’un ou l’autre des deux chefs d’accusation.
Motif 3) : La Défense a subi un préjudice, la Chambre de première instance s’étant fondée à tort sur des témoignages relatifs à des actes qui n’étaient pas reprochés dans l’Acte d’accusation et dont l’Accusation n’a pas fait état avant le procès, au nombre des charges retenues contre l’Appelant.
Motif 4) : Mme le Juge Mumba, Président de la Chambre de première instance, aurait dû être récusée.
Motif 5) : La peine prononcée est excessive12.
26. En interjetant appel, l’Appelant demande les réparations suivantes :
i) Son acquittement ou, à défaut, l’annulation de ses condamnations13 ou le droit à un nouveau procès14.
ii) Si la Chambre d’appel devait confirmer la condamnation prononcée par la Chambre de première instance, que la durée de sa peine soit ramenée à une durée n’excédant pas six ans, en tenant compte de la durée de sa détention préventive depuis la date de son incarcération (18 décembre 1997)15.
27. L’Appelant soutient que le champ de l’examen en appel «prend nécessairement en compte la norme d’administration de la preuve retenue par la Chambre de première instance»16. Il ajoute que «[s]i une personne raisonnable peut avoir un doute raisonnable quant à sa culpabilité, la condamnation doit être annulée17».
28. L’Appelant affirme que pour satisfaire à la norme de la preuve au -delà de tout doute raisonnable, «[l]es éléments de preuve doivent être si accablants qu’ils excluent toute autre hypothèse objective ou rationnelle que celle de la culpabilité 18». Il affirme qu’«il interjette appel au motif que la Chambre de première instance a déraisonnablement conclu que [sa] culpabilité était la seule hypothèse objective et rationnelle pouvant découler des preuves19». Il conclut que la Chambre d’appel doit l’acquitter, parce que les éléments de preuve peuvent être interprétés objectivement et raisonnablement dans le sens de son innocence20.
29. Selon l’Intimé, l’Appelant a la charge d’établir qu’une erreur a été commise au sens de l’article 25 1) du Statut21. Il ajoute que le champ de l’examen en appel dépend de la classification de l’erreur alléguée, selon qu’il s’agit d’une erreur de fait ou d’une erreur sur un point de droit22.
30. L’Intimé soutient que deux catégories d’erreurs, au sens de l’article 25 1) a) du Statut, justifient d’introduire un recours pour «une erreur sur un point de droit qui invalide la décision». La première de ces catégories concerne une erreur relative au droit matériel appliqué par la Chambre de première instance et la seconde , une erreur commise par ladite Chambre dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire 23. L’Intimé considère que lorsque l’erreur alléguée porte sur le droit matériel, la charge de la partie appelante consiste à convaincre plutôt qu’à prouver24. Il estime que lorsque l’appel est interjeté sur la base d’une erreur dans l’exercice du pouvoir d’appréciation souverain des juges, la Chambre d’appel doit examiner la décision contestée à la lumière de la norme relative au pouvoir discrétionnaire 25. Pour l’Intimé, «faute de démontrer une erreur dans l’exercice du pouvoir d’appréciation souverain, la Chambre d’appel ne saurait substituer son jugement à celui de la Chambre de première instance26».
31. S’agissant du champ de l’examen en appel prévu à l’article 25 1) b) du Statut, aux termes duquel un recours peut être introduit sur la base d’une «erreur de fait ayant entraîné un déni de justice», l’Intimé dénombre deux types d’erreurs susceptibles de faire l’objet de pareil appel. Dans le premier cas, il s’agit d’une erreur de fait révélée par la présentation d’éléments de preuve supplémentaires qui n’étaient pas disponibles lors du procès et, dans le second, d’une erreur dans les conclusions factuelles que la Chambre de première instance a tirées des éléments de preuve présentés au procès27.
32. L’Intimé soutient que le champ de l’examen en appel défini par l’Appelant est erroné et que la Chambre d’appel ne devrait pas modifier les conclusions factuelles de la Chambre de première instance, à moins qu’aucune personne raisonnable ne puisse parvenir à de telles conclusions au vu des éléments de preuve présentés28. Il estime tout aussi erronés les critères relatifs à la charge de la preuve avancés par l’Appelant29.
33. L’Intimé ajoute que pour pouvoir interjeter appel d’une décision en se fondant sur l’article 25 1), la partie concernée doit avoir dûment et en temps voulu contesté au procès l’erreur de droit ou d’appréciation commise par la Chambre de première instance, faute de quoi on peut sérieusement considérer qu’elle ait pu renoncer à son droit30.
34.L’article 25 du Statut énonce les circonstances dans lesquelles les parties peuvent interjeter appel d’un jugement de la Chambre de première instance . Une partie qui invoque un motif d’appel spécifique doit établir l’existence d’une erreur relevant de cette disposition, qui prévoit :
1. La Chambre d’appel connaît des recours introduits soit par les personnes condamnées par les Chambres de première instance, soit par le Procureur, pour les motifs suivants :
a) erreur sur un point de droit qui invalide la décision ; ou
b) erreur de fait qui a entraîné un déni de justice.
2. La Chambre d’appel peut confirmer, annuler ou réviser les décisions des Chambres de première instance.
35. La question du champ de l’examen en appel n’est pas aussi directement posée par une erreur sur un point de droit que par une erreur de fait. Lorsqu’une partie soutient qu’une Chambre de première instance a commis une erreur sur un point de droit, la Chambre d’appel, arbitre ultime du droit appliqué par le Tribunal, se doit de déterminer si il y a bien eu erreur. La partie alléguant l’erreur de droit doit être prête à présenter des arguments à l’appui de sa thèse, mais s’ils se révèlent insuffisants, elle n’a pas pour autant failli à une quelconque charge , dans le sens où son recours ne serait pas automatiquement rejeté. La Chambre d’appel peut en effet prendre l’initiative d’accueillir, pour des raisons différentes, l’allégation d’erreur de droit.
36. De surcroît, l’article 25 1) a) du Statut n’autorise la Chambre d’appel à annuler ou réviser une décision rendue par une Chambre de première instance que lorsqu’une erreur sur un point de droit invalide ladite décision. Toute erreur de droit n’entraîne pas nécessairement l’annulation ou la révision de la décision de la Chambre de première instance ; encore faut-il que la partie appelante démontre que l’erreur en question invalide la décision.
36. S’agissant de l’allégation d’une erreur de fait, la présente Chambre fait sien le principe suivant, énoncé par la Chambre d’appel du Tribunal pénal international pour le Rwanda (le «TPIR»)31 dans l’affaire Serushago :
En vertu du Statut et du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal, une Chambre de première instance est tenue en droit de tenir compte des circonstances atténuantes . Mais la question de savoir si la Chambre de première instance a évalué telle ou telle circonstance atténuante à sa juste mesure est une question de fait. En posant cette question comme motif d’appel, l’Appelant doit rapporter la double preuve que , premièrement, la Chambre de première instance a effectivement commis l’erreur et, deuxièmement, que ladite erreur a entraîné un déni de justice32.
De même, aux termes de l’article 25 1) b) du Statut du TPIY, la Chambre d’appel ne peut annuler une décision de la Chambre de première instance pour n’importe quelle erreur de fait : celle-ci doit avoir entraîné un déni de justice (miscarriage of justice). Le Black’s Law Dictionary définit ce terme comme «le résultat d’une injustice flagrante d’une procédure judiciaire, comme lorsqu’un accusé est condamné, malgré l’absence de preuves relatives à un élément essentiel du crime33». Sur la question de la contestation des conclusions factuelles des Chambres de première instance, la présente Chambre adopte la même approche que la Chambre d’appel dans l’affaire Tadic 34 :
[c’]est aux juges siégeant en première instance que revient la charge d’entendre , évaluer et peser les moyens de preuve présentés à l’instance. De ce fait, la Chambre d’appel doit, dans une certaine mesure, s’incliner devant les conclusions factuelles de la Chambre de première instance. Ce n’est que dans le cas manifeste où aucune personne douée d’une capacité normale de raisonnement n’accueillerait les éléments de preuve sur lesquels s’est fondée la Chambre de première instance que la Chambre d’appel peut substituer sa propre conclusion à celle des juges du fond. Il est important de rappeler que deux juges, agissant tous deux avec discernement, peuvent conclure différemment sur la base des mêmes éléments de preuve35.
37. La position adoptée par la présente Chambre dans l’Arrêt Tadic a été confirmée dans l’Arrêt Aleksovski36. La raison pour laquelle la Chambre d’appel ne décide pas à la légère de modifier les conclusions factuelles d’une Chambre de première instance est bien connue : les juges du fond ont en effet l’avantage de l’observation directe des témoins au procès et ils sont donc mieux placés que la présente Chambre pour décider de la crédibilité d’un témoin et de la fiabilité des éléments de preuve.
38. La Chambre d’appel aborde maintenant les arguments de l’Appelant concernant le champ à donner à l’examen en appel lorsqu’est invoqué le caractère insuffisant des éléments de preuve fondant la condamnation. Selon l’Appelant, l’Arrêt Tadic démontre que, lorsque la Chambre d’appel évalue si les éléments de preuve suffisent à emporter une condamnation, elle doit déterminer si la norme de la preuve au-delà de tout doute raisonnable a été appliquée correctement par la Chambre de première instance37. L’Appelant invite donc la Chambre d’appel à : 1) procéder indépendamment à sa propre évaluation des éléments de preuve, du point de vue tant de leur caractère suffisant que de leur force probante et 2) rechercher si un juge des faits raisonnable aurait pu conclure que les éléments de preuve laissaient place à la déduction ou à l’hypothèse que l’accusé pouvait être innocent des accusations portées contre lui38. De plus, l’Appelant soutient qu’en matière d’application de la norme d’administration de la preuve au-delà de tout doute raisonnable, la Chambre d’appel doit pouvoir dire que la déclaration de culpabilité de l’accusé ne se résume pas à une conclusion raisonnablement tirée des éléments de preuve, mais qu’elle est la seule «hypothèse objective et rationnelle pouvant découler des preuves»39.
39. L’Appelant a tort de se fonder sur l’Arrêt Tadic. En effet , dans cet arrêt, la Chambre d’appel a conclu que la Chambre de première instance avait commis une erreur de droit dans l’application de la norme juridique d’administration de la preuve au-delà de tout doute raisonnable à ses conclusions factuelles concernant certaines charges figurant à l’Acte d’accusation. L’application de la norme juridique appropriée n’allait pas dans le sens des conclusions que la Chambre de première instance a tirées des faits. En réalité, la Chambre d’appel saisie de l’affaire Tadic n’a pas modifié les conclusions factuelles de la Chambre de première instance.
40. La Chambre d’appel estime non fondé l’argument de l’Appelant selon lequel le champ de l’examen en appel devrait être élargi de manière à permettre un examen de novo. La présente Chambre ne fonctionne pas comme une seconde Chambre de première instance. Conformément à l’article 25 du Statut, le rôle de la Chambre d’appel se limite à corriger les erreurs sur des points de droit qui invalident une décision ou les erreurs de fait ayant entraîné un déni de justice .
41. Dans son premier motif d’appel du Jugement, l’Appelant soutient que son droit à un procès équitable prévu par l’article 21 du Statut a été lésé. La Chambre d’appel devrait donc prononcer son acquittement sous les chefs 13 et 14 de l’Acte d’accusation modifié. Il invoque les arguments suivants à l’appui de sa thèse : a) il n’a pas été dûment informé des accusations portées contre lui, b) la Chambre de première instance n’a pas motivé ses conclusions relatives aux témoignages contradictoires des Témoins A et D et c) il s’est vu refuser, en violation de l’article 21 4) du Statut, le droit de citer des témoins à comparaître lors de la réouverture du procès40.
a) L’Appelant n’a pas été dûment informé des accusations portées contre lui
42. Comme premier point de ce motif d’appel, l’Appelant fait valoir que la Chambre de première instance a versé dans l’erreur en omettant de s’assurer qu’il avait été dûment informé des accusations portées contre lui, comme le prescrivent les articles 20 et 21 du Statut.
43. L’Appelant soutient que ses condamnations reposent sur une succession d’événements qui n’étaient décrits dans aucun des documents déposés par le Procureur avant le procès et qu’il n’a pris connaissance qu’au procès de la cause de ce dernier — cause à l’origine des conclusions de la Chambre de première instance, qui ont elles-mêmes entraîné ses condamnations41. Il considère que la cause présentée par l’Accusation au procès ne correspondait pas à celle que reflétaient l’Acte d’accusation, l’Acte d’accusation modifié et les écritures et exposés de la phase préalable au procès42.
44. L’Appelant fait valoir plus particulièrement que les documents présentés par l’Accusation avant le procès et sur lesquels il s’est fondé pour préparer sa défense, notamment l’Acte d’accusation et la déclaration faite par le Témoin A en 1995, ne contiennent aucune allégation de complicité de viol ou de sévices sexuels commis dans la grande pièce (la «Grande pièce») que ce soit en sa présence ou après son départ43. Selon lui, l’Acte d’accusation modifié ne fait pas état d’une association criminelle entre lui et l’Accusé B, pas plus que d’une action concertée, ni de contrainte sur la victime pour l’obliger à se déshabiller, puisque les viols et les sévices sexuels infligés dans la Grande pièce auraient été commis avant l’arrivée de l’Appelant sur les lieux44. Il avance que, se fondant sur les documents communiqués par l’Accusation avant le procès et sur l’Acte d’accusation, il a préparé sa défense en croyant légitimement que la partie adverse tenterait de démontrer qu’il était entré dans la Grande pièce après que l’Accusé B ait infligé des sévices sexuels au Témoin A45. L’Appelant fait valoir que lors de sa comparution, le Témoin A a donné une version des faits différente de celle figurant dans l’Acte d’accusation modifié et dans toutes les écritures préalables au procès, en déclarant notamment : 1) que l’Appelant avait commencé à l’interroger avant l’arrivée de l’Accusé B dans la Grande pièce , 2) qu’il était présent dans la Grande pièce pendant que l’Accusé B la violait, 3) qu’il l’interrogeait dans la Grande pièce pendant que l’Accusé B la violait et lui infligeait des sévices sexuels et 4) qu’il avait laissé le Témoin A avec l’Accusé B dans la Grande pièce où ce dernier avait continué de la violer et de lui infliger des sévices sexuels46.
45. L’Appelant fait valoir qu’il a averti la Chambre de première instance du préjudice grave causé par des allégations susceptibles de l’induire en erreur et que celle-ci a répondu dans une décision datée du 12 juin 1998 qu’elle ne retiendrait comme éléments de preuve dans le témoignage du Témoin A que «ceux qui se rapportent aux paragraphes 25 et 26 de l’Acte d’accusation»47. Une requête aux fins de clarification déposée ultérieurement par l’Accusation a donné lieu, le 15 juin 1998, à une décision confidentielle complémentaire, dans laquelle «[l]a Chambre de première instance a jugé irrecevables tous les éléments de preuve relatifs au viol et aux violences sexuelles perpétrés sur la Victime A par l’individu identifié comme [l’Accusé B] en présence de l’accusé dans la Grande pièce, à l’exception des éléments de preuve relatifs aux violences sexuelles alléguées au paragraphe 25 de [l’Acte d’accusation modifié]48». L’Appelant fait remarquer que, se fondant sur les décisions de la Chambre, il n’a pas pris les mesures nécessaires pour citer d’autres témoins susceptibles de confirmer qu’il ne se trouvait pas dans la Grande pièce pendant que des violences sexuelles étaient infligées au Témoin A49. Il ajoute que l’Acte d’accusation modifié ne lui reprochait pas d’avoir laissé le Témoin A avec l’Accusé B pour que ce dernier lui inflige des violences sexuelles50.
46. En bref, l’Appelant soutient que son procès n’a pas été équitable , puisque c’est sur des éléments de preuve précédemment jugés irrecevables que la Chambre de première instance a fondé ses conclusions relatives aux viols et aux sévices sexuels perpétrés par l’Accusé B à l’encontre du Témoin A dans la Grande pièce, conclusions qui lui ont permis de condamner l’Appelant.
b) La Chambre de première instance a manqué à son obligation de motiver ses conclusions relatives aux contradictions entre les dépositions du Témoin A et du Témoin D
47. S’agissant du second point de ce motif d’appel, l’Appelant soutient qu’il n’a pas bénéficié d’un procès équitable, la Chambre de première instance n’ayant pas fourni une évaluation motivée des contradictions constatées entre les dépositions du Témoin A et du Témoin D sur une question cruciale. Selon lui, la Chambre de première instance n’a pas réussi à faire concorder les témoignages contradictoires de manière à pouvoir établir qu’il avait procédé à un interrogatoire dans l’appentis (l’«Appentis ») ou même qu’il se trouvait dans cette pièce. Il fait valoir que le défaut de motif dans le Jugement sur ce point décisif constitue une erreur de droit et une violation de son droit à un procès équitable prévu aux articles 21 et 23 2) du Statut ainsi qu’à l’article 6 1) de la Convention européenne des Droits de l’Homme51.
48. Bien qu’il admette que la Chambre de première instance ne soit pas tenue de se prononcer sur toutes les contradictions relevées dans les témoignages , l’Appelant soutient qu’elle se doit de le faire quand les incohérences portent sur des questions décisives quant à l’innocence ou à la culpabilité52. L’Appelant s’appuie sur la Convention européenne des Droits de l’Homme et la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme pour affirmer que «la Chambre de première instance était tenue de motiver le bien-fondé des conclusions sur les questions décisives53».
c) Violation du droit de citer le Témoin F et le Témoin Enes Surkovic à comparaître lors de la réouverture du procès
49. Au troisième point du présent motif d’appel, l’Appelant soutient que, dans le cadre de son droit à un procès équitable, la Chambre de première instance n’a pas respecté le droit que lui confère l’article 21 4) du Statut d’obtenir la comparution et l’interrogatoire du Témoin F et du Témoin Enes [urkovic lors de la réouverture du procès54.
50. L’Appelant soutient que la Chambre de première instance n’a pas remédié au préjudice causé par le comportement inexcusable dont l’Accusation a fait preuve en communiquant tardivement les documents de Medica, puisque la réparation qu’elle a choisie ne lui a pas permis de se placer dans la position qui aurait été la sienne si l’Accusation avait communiqué lesdits documents avant l’ouverture du procès55. Il estime que le cadre de la réouverture du procès était si restreint qu’il n’a pas pu soulever certains moyens de défense pertinents et qu’il n’a donc pas été jugé équitablement. L’Appelant fait valoir qu’en limitant les débats au traitement psychiatrique et psychologique reçu par le Témoin A, on l’a empêché de produire des éléments de preuve pertinents contenus dans les documents Medica, tels que l’état mental et émotionnel du Témoin A pendant la période concernée en 1993, informations dont la Défense ignorait la pertinence avant que ces documents lui soient communiqués56. En outre, selon l’Appelant, la limitation des débats dans le cadre de la réouverture du procès l’a empêché de produire des éléments de preuve relatifs à la crédibilité des propos du Témoin A au procès compte tenu de son état émotionnel pendant la période pertinente de 199357.
51. L’Appelant ajoute que la Chambre de première instance a eu tort de lui refuser le droit de citer le Témoin F à comparaître, au motif que son témoignage sortirait du cadre de la réouverture du procès. Selon lui, ce témoignage entrait bien dans ce cadre, puisque, entre autres, le Témoin F aurait été la première personne à emmener le Témoin A se faire soigner après les événements concernés58. L’Appelant soutient de surcroît que ce n’est qu’au cours de l’enquête qui a suivi la communication des documents de Medica qu’il a appris que le Témoin F détenait des renseignements pertinents59.
52. S’agissant de Enes Surkovic, l’Appelant fait valoir que le témoignage proposé était directement lié à la question de la crédibilité du Témoin A et, en particulier, à son désaveu d’une déclaration de 1993 qu’Enes [urkovic avait préparée à partir d’un entretien avec elle en décembre 199360.
53. L’Accusation conteste les griefs de l’Appelant concernant de prétendues erreurs de la Chambre de première instance, tels que l’Appelant les a présentés dans son premier motif d’appel. L’Accusation demande le rejet de ce motif d’appel .
a) L’Appelant a été dûment informé des accusations portées contre lui
54. S’agissant du premier point de ce motif d’appel, l’Accusation soutient que l’Appelant a été informé suffisamment à l’avance des faits allégués aux paragraphes 25 et 26 de l’Acte d’accusation modifié61 et que de toute manière, la Chambre de première instance a déjà tranché, dans sa Décision du 12 juin 1998, le litige relatif aux allégations selon lesquelles l’Acte d’accusation modifié ne reflétait pas les faits qui se sont produits dans la Grande pièce et ne permettait donc pas à l’accusé d’en être notifié à temps. En effet la Chambre a fait droit à la requête de l’Appelant aux fins d’exclure certains éléments de preuve62. L’Accusation affirme en outre que rien dans le Jugement ne permet à l’Appelant de soutenir que la Chambre de première instance a fondé sa condamnation sur des éléments de preuve précédemment déclarés irrecevables63.
b) La Chambre de première instance aurait manqué à son obligation de motiver ses conclusions relatives aux contradictions entre les dépositions du Témoin A et du Témoin D
55. L’Accusation soutient que les dépositions des témoins A et D ne se contredisent pas sur la question de savoir si ce dernier a été interrogé dans l’Appentis. Pour elle, la Chambre de première instance n’a pas manqué à ses obligations en ne motivant pas son opinion sur cette question particulière. Elle ajoute que la Chambre de première instance n’était pas tenue de motiver ses conclusions sur une question qui n’a jamais été clairement soulevée par l’une ou l’autre des parties 64. Selon l’Accusation, les conclusions de la Chambre de première instance (ou leur absence) concernant les prétendues contradictions entre les propos du Témoin A et ceux du Témoin D sur la présence de l’Appelant dans l’Appentis ne constituent nullement une violation du droit de l’Appelant à une décision motivée au sens de l’article 23 du Statut65. Pour elle, un examen du Jugement dans son intégralité montre que la Chambre de première instance a bien rendu une décision «motivée et par écrit», comme le prescrit cet article66. L’Accusation estime que les circonstances de l’espèce diffèrent de celles évoquées par la jurisprudence sur laquelle l’Appelant se fonde67.
c) Violation alléguée du droit de citer le Témoin F et le témoin Enes Surkovic à comparaître lors de la réouverture du procès
56. L’Accusation rejette la thèse de l’Appelant selon laquelle le cadre de la réouverture du procès était trop limité et soutient que la Chambre de première instance, dans sa décision de rouvrir le procès, a correctement délimité la nouvelle question soulevée par la communication tardive des documents de Medica68. L’Accusation fait valoir que la réouverture du procès était axée sur la question du traitement médical, psychologique ou psychiatrique ou du soutien psychologique reçu par le Témoin A et non pas son état général de santé mentale ou psychologique 69. Selon elle, l’Appelant savait que tout élément de preuve relatif à l’état général de santé mentale ou psychologique du Témoin A aurait été important pour sa cause puisque sa défense se fondait sur de prétendues défaillances de la mémoire du témoin. L’Accusation estime, par conséquent , que l’Appelant était tenu de produire de tels éléments de preuve avec toute la diligence voulue pendant le procès 70.
57. S’agissant de la comparution proposée du Témoin F, l’Accusation considère que sa déposition n’aurait pas été pertinente au regard de la question du traitement médical, psychologique ou psychiatrique ou du soutien psychologique reçu par le Témoin A après 1993. Par conséquent, elle affirme qu’en refusant d’accorder à l’Appelant l’autorisation de faire comparaître le Témoin F, la Chambre de première instance a respecté le cadre qu’elle avait défini dans sa décision relative à la réouverture du procès. L’Accusation ajoute que la prétendue pertinence de la déposition du Témoin F aurait pu être vérifiée si l’Appelant avait exercé toute la diligence voulue avant la communication des documents de Medica71.
58. L’Accusation soutient que les mêmes conclusions s’appliquent au témoignage de Enes Surkovic72.
a) Premier point du premier motif d’appel
59. S’agissant du premier point du premier motif d’appel, l’Appelant soutient que son procès n’a pas été équitable puisqu’il n’a pas été dûment informé des charges qui pesaient contre lui. Il considère, notamment, que la Chambre de première instance a eu tort d’inclure dans le Jugement certaines conclusions relatives à des actes qui ne figurent pas à l’Acte d’accusation modifié.
60. La Chambre d’appel fait remarquer que l’Acte d’accusation a été déposé et reste sous scellés. Cependant, le 2 juin 1998, l’Accusation a déposé un Acte d’accusation modifié, version expurgée de l’Acte d’accusation initial, où ne figurent que les allégations relatives aux trois chefs d’accusation retenus contre l’Appelant73. La seule différence entre les deux versions du document réside en ceci que, dans le premier, les mots d’introduction «peu de temps après les événements décrits aux paragraphes 21 et 22» figurent au paragraphe 25. L’Appelant n’a pas contesté l’Acte d’accusation modifié déposé le 2 juin 1998 et son procès s’est déroulé sur la base des accusations y figurant. Les griefs de l’Appelant, selon lesquels il n’a pas été dûment informé des accusations portées contre lui, doivent être examinés à la lumière des allégations déclinées dans l’Acte d’accusation modifié. En conséquence, les accusations formulées dans l’Acte d’accusation à l’encontre de l’Appelant et d’autres coaccusés, notamment l’Accusé B, ne sont pas pertinentes pour statuer sur ce motif d’appel.
61. Les articles 18 4) du Statut et 47 C) du Règlement exigent qu’un acte d’accusation présente une relation concise des faits de l’affaire et de la qualification pénale qu’ils revêtent. Cette condition ne va pas jusqu’à l’obligation d’y préciser les éléments de preuve sur lesquels l’Accusation s’est fondée. Lorsque l’accusé estime que les éléments de preuve présentés pendant le procès sortent du cadre fixé par l’acte d’accusation, il peut soulever une objection pour défaut d’information et la Chambre de première instance peut prendre les mesures nécessaires et décider soit de suspendre l’instance, accordant ainsi à la Défense le délai voulu pour répondre aux nouvelles allégations, soit d’exclure les éléments de preuve contestés.
62. Dans la partie de l’Acte d’accusation qui nous intéresse, il est allégué que :
Le 15 mai 1993 ou vers cette date, au quartier général des Jokers à Nadioci (le «Bungalow»), [l’Appelant] le commandant local des Jokers, [l’Accusé B] et un autre soldat ont interrogé le Témoin A. Pendant qu’elle était interrogée par [l’Appelant ], [l’Accusé B] frottait son couteau contre la cuisse intérieure et le bas du ventre du Témoin A et la menaçait d’introduire son couteau dans son vagin si elle ne disait pas la vérité74.
63. L’Appelant soutient que la Chambre de première instance a eu tort de conclure qu’il avait commencé l’interrogatoire du Témoin A dans la Grande pièce avant l’arrivée de l’Accusé B, ce qui n’est pas compatible avec la description des événements présentée dans l’Acte d’accusation modifié. Certes, on peut lire dans le Jugement qu’«[a]u cours de son contre-interrogatoire, le Témoin A a maintenu catégoriquement que [l’Appelant] se trouvait dans la [Grande pièce] avant que l’Accusé B n’y entre»75. Cependant, il s’agit là d’une simple relation des propos tenus par le Témoin A à la barre et non d’une conclusion factuelle de la Chambre de première instance. En conséquence, la Chambre d’appel juge que l’argument avancé par l’Appelant est infondé.
64. L’Appelant fait également valoir que la Chambre de première instance a erré en concluant, sur la base d’éléments de preuve qu’elle avait précédemment jugé irrecevables, qu’il avait assisté aux viols et aux violences sexuelles dans la Grande pièce et en le condamnant à ce titre. L’objection reposait sur le fait que l’Acte d’accusation modifié ne mentionnait nullement la présence de l’Appelant dans la Grande pièce pendant la perpétration des viols et violences sexuelles. La Chambre d’appel fait remarquer que la Chambre de première instance a retenu cette objection dans la mesure où elle a jugé «irrecevables tous les éléments de preuve relatifs au viol et aux violences sexuelles perpétrés sur le [Témoin A] par [l’Accusé B] en présence de [l’Appelant] dans la "Grande pièce" à l’exception des éléments de preuve relatifs aux violences sexuelles alléguées au paragraphe 25 de [l’Acte d’accusation modifié(»76.
65. L’Appelant soulève cependant une autre question : la Chambre de première instance s’est-elle écartée de sa propre décision en incluant dans le Jugement des conclusions factuelles relatives aux viols et violences sexuelles perpétrés en sa présence dans la Grande pièce et en le condamnant à ce titre ? Ces conclusions factuelles sont énoncées dans le Jugement aux paragraphes relatant les événements qui se sont déroulés dans la Grande pièce :
124. Le Témoin A a été interrogé par [l’Appelant] . Elle a été forcée par l’Accusé à se déshabiller et à demeurer nue devant un grand nombre de soldats. Elle a été soumise à des traitements cruels, inhumains et dégradants et a été menacée de sévices corporels graves par l’accusé au cours de son interrogatoire par l’Accusé. Les mauvais traitements semblent avoir eu pour but d’obtenir du Témoin A des renseignements sur sa famille, ses liens avec l’ABiH et sa relation avec certains soldats croates , et également de l’avilir et de l’humilier. L’interrogatoire mené par [l’Appelant ] et les sévices infligés par l’Accusé B étaient concommittants.
125. L’accusé a laissé le Témoin A à la garde de l’Accusé B, qui a entrepris de la violer, de lui infliger des sévices sexuels et des violences corporelles et de l’avilir.
126. Le Témoin A a éprouvé de grandes souffrances physiques et mentales et a été publiquement humiliée.
66. La Chambre d’appel fait remarquer que le paragraphe 125 se rapporte aux viols et violences sexuelles perpétrés par l’Accusé B une fois l’Appelant sorti de la Grande pièce. Dans ses conclusions factuelles, la Chambre de première instance ne dit pas que l’Appelant était présent lorsque ces actes ont été commis dans la Grande pièce, ni qu’elle l’a condamné à ce titre77.
67. En outre, l’Appelant soutient que la conclusion de la Chambre de première instance, selon laquelle il a laissé le Témoin A dans la Grande pièce pour que l’Accusé B la viole et lui inflige des violences sexuelles, sort du cadre de l’Acte d’accusation modifié, ce qui la rend inacceptable78. Sur ce point, la Chambre d’appel fait les remarques suivantes. Bien que l’Acte d’accusation modifié ne renferme aucune allégation à ce sujet, le Témoin A a déclaré à l’audience que l’Appelant l’avait laissée dans la Grande pièce avec l’Accusé B, qui l’avait violée et lui avait infligé des violences sexuelles. La Chambre de première instance a déclaré dans son Jugement que la Défense «n’a pas contesté le fait que [Appelant ] avait quitté la pièce, y laissant le Témoin A, et que son départ avait été suivi par une autre série de violences sexuelles graves infligées par l’Accusé B79». La Chambre de première instance a jugé que «[l’Appelant] a laissé le Témoin A à la garde de l’Accusé B, qui a entrepris de la violer, de lui infliger des sévices sexuels et des violences corporelles et de l’avilir80». Bien qu’elle en ait jugé ainsi dans le rappel des faits, la Chambre de première instance n’a pas dit que l’Appelant a laissé le Témoin A à la garde de l’Accusé B dans l’intention que l’Accusé B se livre à ces actes sur le Témoin A. La perpétration de ces actes par l’Accusé B n’a pas poussé la Chambre à décider de condamner l’Appelant . On en trouve confirmation dans l’examen des conclusions juridiques de la Chambre de première instance à l’appui de la condamnation de l’Appelant pour torture sous le chef 13, qui ne font nullement allusion aux viols et violences sexuelles perpétrés dans la Grande pièce :
La Chambre de première instance est convaincue que l’Appelant était présent dans la Grande pièce et qu’il a soumis le Témoin A à un interrogatoire, alors qu’elle était nue. Au cours de l’interrogatoire, l’Accusé B frottait son couteau sur l’intérieur de la cuisse du Témoin A et menaçait de mutiler ses parties génitales si elle ne répondait pas franchement aux questions de l’accusé. Celui-ci a poursuivi son interrogatoire et, pour finir, a menacé de confronter le Témoin A avec une autre personne, à savoir le Témoin D, ce qui devait l’amener à reconnaître les accusations portées à son encontre. Ainsi, l’interrogatoire conduit par l’accusé et les agissements de l’Accusé B s’inscrivaient-ils dans le cadre d’un seul et même processus. Les agressions physiques jointes aux menaces de graves sévices ont causé d’intenses souffrances physiques et mentales au Témoin A81.
Il n’est fait aucune référence, ni dans ce passage ni dans aucun des autres paragraphes consacrés à ces conclusions juridiques, aux propos du Témoin A selon lesquels l’Appelant l’a laissée «à la garde de l’Accusé B, qui a entrepris de la violer, de lui infliger des sévices sexuels et des violences corporelles et de l’avilir82».
b) Deuxième aspect du premier motif d'appel
68. L’Appelant estime que son droit à un procès équitable prévu par les articles 21 2) et 23 2) du Statut a été violé, puisque la Chambre de première instance n’a pas expliqué comment elle avait réussi à résoudre les contradictions entre les propos du Témoin A et ceux du Témoin B sur la question de savoir si l’Appelant avait ou non mené un interrogatoire dans l’Appentis. Il conteste spécifiquement la conclusion de la Chambre de première instance selon laquelle «sur ce point, la déposition du Témoin D confirme celle du Témoin A83».
69. Le droit de l’accusé à une décision motivée, en application de l’article 23 du Statut, constitue l’un des aspects du droit à un procès équitable énoncé aux articles 20 et 21 du Statut. D’après la jurisprudence issue de la Convention européenne des Droits de l’Homme, une décision motivée fait partie intégrante d’un procès équitable , mais «[l’]étendue de ce devoir peut varier selon la nature de la décision» et «ne peut s’analyser qu’à la lumière des circonstances de l’espèce»84. La Cour européenne des Droits de l’Homme a jugé que l’on ne peut exiger d’un «tribunal » une réponse détaillée à chaque argument85.
70. La Chambre d’appel, après lecture du Jugement, considère que la Chambre de première instance a dûment traité les dépositions du Témoin A et du Témoin D. Les paragraphes 84 à 89 du Jugement sont consacrés aux événements survenus dans l’Appentis. La Chambre de première instance a dûment examiné les deux témoignages en rapport avec ces événements avant d’en tirer les conclusions factuelles énoncées aux paragraphes 127 à 130.
71. La Chambre d’appel n’est d’ailleurs pas convaincue que les deux témoignages se contredisaient réellement. On peut en effet considérer que les propos du Témoin D viennent renforcer ceux du Témoin A en ce qui concerne la présence de l’Appelant dans l’Appentis, puisque le Témoin D a déclaré qu’il y était entré en compagnie de l’Appelant et que, par la suite, ce dernier se trouvait dans l’embrasure de la porte, pendant que l’Accusé B frappait ledit témoin86.
72. S’agissant de l’objection soulevée par l’Appelant à la conclusion de la Chambre de première instance selon laquelle «sur ce point, la déposition du Témoin D confirme celle du Témoin A»87, la Chambre d’appel fait remarquer que cette conclusion est sans rapport avec la question de savoir si l’Appelant a interrogé quiconque dans l’Appentis ou s’il était présent dans cette pièce. La Chambre de première instance a formulé cette conclusion dans le contexte de l’examen de certaines contradictions relevées dans la déposition du Témoin A et elle ne concerne pas la question de savoir si l’Appelant a conduit des interrogatoires dans l’Appentis. L’objection de l’Appelant est donc infondée .
73. La Chambre d’appel déduit de l’analyse qui précède que les témoignages ne se contredisent pas sur la question de savoir si l’Appelant a conduit un interrogatoire dans l’Appentis ou s’il était présent dans la pièce pendant que l’Accusé B infligeait des violences corporelles aux Témoins A et D. En conséquence, la Chambre d’appel ne peut pas conclure que la Chambre de première instance a commis l’erreur alléguée par l’Appelant.
c) Troisième aspect du premier motif d'appel
74. S’agissant du troisième aspect du premier motif d’appel, l’Appelant soutient qu’en lui refusant l’autorisation de citer les Témoins F et Enes Surkovic à comparaître lors de la réouverture du procès, la Chambre de première instance a violé le droit que lui reconnaît l’article 21 4) du Statut d’interroger les témoins à décharge pertinents et d’obtenir leur comparution.
75. L’article 21 4) e) du Statut accorde à l’accusé le droit «[d’]obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge». Pour des raisons évidentes , ce droit est assorti de certaines conditions, notamment celle de citer les témoins en temps voulu88. La Chambre d’appel fait remarquer à cet égard que le Règlement en vigueur imposait à l’Appelant de présenter tous ses moyens de preuve pendant le procès. Il convient de noter, cependant , que le procès a été rouvert en raison des circonstances exceptionnelles découlant de la communication tardive par l’Accusation de pièces qui, selon la Chambre de première instance «[d]e toute évidence “pourraient porter atteinte à la crédibilité des moyens de preuve à charge”»89. La question qui se pose est de savoir si la Chambre de première instance a eu raison de limiter le droit de l’Appelant à présenter de nouveaux moyens de preuve lors de la réouverture du procès, aux seuls témoins pouvant évoquer «tout traitement médical, psychologique ou psychiatrique ou […] soutien psychologique reçu par le Témoin A»90, et de lui refuser aussi le droit de citer les Témoins F et Enes Surkovic au motif que le témoignage qu’ils se proposaient d’apporter sortait du cadre fixé pour la réouverture du procès.
76. S’agissant de la première question, autrement dit celle de savoir si le cadre de la réouverture du procès était trop restrictif, la Chambre d’appel fait remarquer que la pièce tardivement communiquée par l’Accusation était une déclaration de témoin concernant le traitement reçu par le Témoin A dans le Centre de soins Medica pour les femmes, faite le 16 septembre 1995 par un psychologue de ce Centre . La Chambre de première instance a estimé que la seule question soulevée par la communication de cette pièce était celle du traitement médical, psychologique ou psychiatrique ou du soutien psychologique reçu par le Témoin A et non celle, plus générale, de son état de santé mentale et psychologique. La Chambre d’appel ne voit aucune raison de contester cette appréciation. Elle estime de surcroît que même avant que l’Accusation ne communique cette pièce, l’Appelant ne pouvait ignorer que l’état de santé mentale du Témoin A était un élément pertinent, notamment en raison des sévices qu’elle avait subis. Du reste, l’Appelant avait basé sa défense sur le fait que le Témoin A avait une mémoire défaillante et qu’elle n’était donc pas un témoin crédible. Cette conclusion est étayée par le fait que, lors du procès , l’Appelant a appelé à la barre un témoin expert, le Dr Elisabeth Loftus, pour évoquer les troubles de la mémoire consécutifs à des chocs et traumatismes. En vertu de la règle générale qui veut que les moyens de preuve soient présentés en temps voulu, l’Appelant était tenu de présenter pendant le procès tous ceux qui, selon lui, avaient un rapport avec la question plus générale de l’état mental du Témoin A et de son manque de crédibilité.
77. La seconde question concerne le refus par la Chambre de première instance de faire bénéficier l’Appelant de son prétendu droit de faire comparaître les Témoins F et Enes [urkovic, au motif que leur déposition n’entrait pas dans le cadre de la réouverture du procès. La Chambre d’appel juge infondé l’argument de l’Appelant selon lequel l’exclusion de ces éléments de preuve était erronée. Manifestement, ce que ces témoins avaient à dire était sans rapport avec la question du traitement médical, psychologique, psychiatrique ou du soutien psychologique reçu par le Témoin A, qui était l’objet même de la réouverture du procès. À ce stade de la procédure, la présentation de moyens de preuve sans rapport avec ce sujet ne pouvait se justifier.
78. En conséquence, la Chambre d’appel juge que la Chambre de première instance a eu raison de refuser à l’Appelant le droit de faire comparaître les Témoins F et Enes [urkovic, au motif que le témoignage qu’ils se proposaient d’apporter sortait du cadre de la réouverture du procès.
79. Pour ces raisons, le présent motif d’appel est rejeté.
80. En son deuxième motif d'appel, l'Appelant soutient que l'Accusation n'a pas prouvé au-delà de tout doute raisonnable qu'il a commis : a) des actes de torture et b) des atteintes à la dignité des personnes, y compris le viol.
(a) Les éléments de preuve ne suffisaient pas à déclarer Anto Furundzija coupable de torture (chef 13 de l'Acte d'accusation modifié)
81. L'Appelant affirme que bien que la Chambre de première instance ait jugé engagée sa responsabilité dans les actes de torture au motif qu'il avait interrogé le Témoin A dans l'Appentis, les éléments de preuve ne permettent pas de l'établir au-delà de tout doute raisonnable91. Il fait valoir qu'à l'audience, le Témoin D a déclaré que l'Accusé B avait mené seul l'interrogatoire dans l'Appentis et qu'en raison de ce témoignage «tout à fait fiable» émanant d'un témoin «sincère», selon les propres termes de l'Accusation au procès, on ne pouvait conclure que l'Appelant avait interrogé quiconque dans l'Appentis92.
82. L'Appelant estime par ailleurs que l'on ne peut se fonder sur le fait que le Témoin A l'ait identifié à l'audience93. Il renvoie à l'affaire Le Procureur c/ Dusko Tadic, où la Chambre de première instance s'est penchée sur la nécessité d'identifier l'accusé hors prétoire94. L'Appelant avance que dans son Jugement, la Chambre de première instance n'a jamais envisagé que les souvenirs du Témoin A aient pu être faussés ou altérés quand elle a vu son image à la télévision, dans un reportage de la BBC. La Chambre n'a pas non plus envisagé que lorsque le Témoin A a identifié l'Appelant dans le prétoire , elle ne faisait que reconnaître l'homme qu'elle avait aperçu à la télévision et non décrire la personne qu'elle avait vue dans la Grande pièce ou dans l'Appentis 95.
83. L'Appelant soutient par ailleurs que même s'ils étaient prouvés, les actes qui lui sont reprochés dans l'Acte d'accusation modifié ne constitueraient pas des actes de torture. Il allègue que l'Accusation n'a pas démontré que par ces actes et omissions, il avait infligé intentionnellement «une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales» dans le but «d'obtenir des renseignements ou des aveux, ou de punir, d'intimider, d'humilier ou de contraindre la victime ou une tierce personne ou encore de les discriminer pour quelque raison que ce soit»96.
84. L'Appelant estime que pour établir sa responsabilité en tant que coauteur du crime de torture sur la base de la définition qu'elle a donnée des éléments constitutifs de cette infraction, la Chambre de première instance ne peut se contenter de la preuve apportée par l'Accusation, selon laquelle il a interrogé le Témoin A. Selon l'Appelant, il convient d'établir qu'il existe un lien direct entre l'interrogatoire auquel il a procédé et le fait que l'Accusé B a infligé au Témoin A une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales97 ; or, en l'espèce, ce lien direct n'a pas été établi98.
85. L'Appelant soutient par ailleurs que le récit qu'a fait le Témoin A des événements n'était pas fiable, car elle souffrait d'un syndrome de stress post-traumatique et que la Chambre de première instance n'aurait pas dû assimiler les contradictions présentes dans son témoignage aux «contradictions [quig peuvent , dans certaines circonstances, constituer des signes de la sincérité des témoins et indiquer qu'ils n'ont pas été influencés»99.
(b) Les éléments de preuve ne suffisaient pas à déclarer Anto Furundzija coupable d'atteintes à la dignité des personnes, y compris de viol
86. L'Appelant prétend que la Chambre de première instance n'a cité aucune source permettant de fonder sa condamnation en tant que complice sur sa seule présence sur les lieux100. Il fait valoir que les actes qui lui sont reprochés au paragraphe 26 de l'Acte d'accusation modifié ne relèvent pas de la complicité et que les affaires sur lesquelles la Chambre de première instance s'est fondée pour le condamner en tant que complice ne sauraient s'apparenter à la présente instance. Pour l'Appelant, l'affaire du Camp de concentration de Dachau ne constitue pas un précédent valide car il ne s'est pas comporté comme les accusés en l'espèce, dont le tribunal avait conclu qu'ils avaient «agi en obéissant à un dessein commun en violation des lois et usages de la guerre»101. Estimant que rien ne permettait de conclure qu'il était un maillon de la chaîne des événements qui ont conduit au viol du Témoin A, l'Appelant rejette également la jurisprudence Rohde102. En référence à la décision rendue dans l'affaire Stalag Luft III, il prétend qu'il n'existe aucun élément de preuve démontrant que par ses actes, il a directement contribué au viol ou que celui-ci ne se serait pas déroulé de cette manière s'il n'en avait pas volontairement aidé les auteurs103. Se fondant sur l'affaire Schonfeld, l'Appelant fait valoir qu'il ne saurait être condamné pour complicité seulement parce qu'il n'a pas tenté d'empêcher le viol du Témoin A104. Il avance que , contrairement aux circonstances de l'affaire Schonfeld, il n'a pas été allégué en l'espèce qu'il «avait mis en confiance» l'Accusé B par sa seule présence à l'intérieur ou à l'extérieur de l'Appentis105. L'Appelant prétend enfin qu'il convient de distinguer la présente instance du procès d'Almelo (affaire Otto Sandrock et trois autres personnes) puisqu'il n'a été ni allégué ni prouvé qu'il avait connaissance d'un dessein commun présidant au viol du Témoin A ou qu'il s'était rendu jusqu'à l'Appentis dans le but même d'ordonner ce viol106.
(a) Les éléments de preuve suffisaient à déclarer l'Appelant coupable de torture
87. En réponse à l'argument de l'Appelant selon lequel le Témoin D a établi que l'Accusé B avait mené seul l'interrogatoire dans l'Appentis, l'Intimé soutient que ces déclarations ne contredisent pas celles du Témoin A s'agissant de savoir si le Témoin D a été interrogé dans l'Appentis. L'Intimé ajoute que la Chambre de première instance a effectivement motivé sa décision sur ce point particulier 107.
88. Concernant l'argument de l'Appelant touchant à son identification à l'audience par le Témoin A, l'Accusation affirme que l'identification en bonne et due forme de l'Appelant n'a pas dépendu uniquement des déclarations du Témoin A mais aussi, entre autres, de celles du Témoin D, qui étaient particulièrement pertinentes. Elle ajoute que l'ensemble des éléments de preuve étayaient suffisamment cette identification108.
89. S'agissant de l'argument de l'Appelant selon lequel même s'ils étaient prouvés, les actes qui lui sont reprochés dans l'Acte d'accusation modifié ne constitueraient pas des actes de torture, l'Accusation croit comprendre qu'il soulève des questions comme le caractère insuffisant de l'Acte d'accusation modifié, l'existence d'une erreur de droit dans la définition que la Chambre a donné des éléments constitutifs de la torture, l'insuffisance des moyens à charge et l'absence d'éléments démontrant l'existence préalable d'une entente ou d'une action concertée109. L'Accusation soutient que la définition des éléments constitutifs des actes de torture commis au cours d'un conflit armé, telle qu'énoncée par la Chambre de première instance dans son Jugement, reflète une interprétation correcte du droit110. Elle ajoute que la Chambre disposait de suffisamment d'éléments de preuve pertinents pour tirer les conclusions factuelles permettant d'établir au-delà de tout doute raisonnable que les éléments constitutifs de l'infraction de torture étaient réunis 111. L'Accusation avance que tant aux termes du Statut et du Règlement qu'au regard de la jurisprudence du Tribunal international, rien ne l'oblige à détailler dans l'acte d'accusation les allégations relatives à chacun des éléments constitutifs d'une infraction. Du reste, elle estime que l'Appelant n'ayant pas contesté le caractère insuffisant de l'Acte d'accusation modifié par voie d'exception préjudicielle, il a de fait renoncé à invoquer cet argument112. Toute contestation par l'Appelant de la définition des éléments constitutifs de la torture donnée par la Chambre de première instance constituerait une erreur de droit, qui justifierait un examen de novo. L'Accusation estime pour sa part qu'il convient de confirmer la conclusion selon laquelle les éléments de preuve établissent au-delà de tout doute raisonnable que l'Appelant s'est rendu coupable de torture, la Chambre de première instance ayant fondé sa décision sur une base raisonnable113.
90. Quant à la question de savoir si l'Acte d'accusation modifié contient suffisamment d'éléments alléguant l'existence d'une action concertée entre l'Accusé B et l'Appelant, l'Accusation fait valoir que ce document invoque la responsabilité de l'Appelant en vertu de l'article 7 1) du Statut et que l'Arrêt Tadic établit que ce type de responsabilité s’étend aux individus agissant de concert114. Pour ce qui est de la nécessité de démontrer l'existence préalable d'une entente ou d'un projet, l'Accusation affirme qu'elle ne s'impose pas puisque dans l'Arrêt Tadic, la Chambre d'appel a conclu que la responsabilité pénale individuelle était engagée, même en l'absence d'un projet élaboré au préalable par les accusés 115. L'Accusation considère qu'au vu des éléments de preuve et dans le droit fil de l'Arrêt Tadic116 , il était raisonnable de conclure à la responsabilité de l'Appelant en tant que coauteur : selon elle, les moyens à charge établissaient que l'Appelant et l'Accusé B avaient agi «de concert», l'Appelant jouant dans la séance de torture un rôle différent de celui de l'Accusé B117. L'Accusation estime que dans cette affaire, on ne peut artificiellement distinguer les événements survenus dans l'Appentis de ceux ayant eu lieu dans la Grande pièce puisqu'ils participaient d'un même processus continu qu'il convient d'examiner dans son ensemble118. Elle soutient que l'Appelant n'a pas démontré le caractère déraisonnable de la conclusion de la Chambre de première instance selon laquelle il a agi de concert avec l'Accusé B119. Elle affirme également que la preuve de l'existence préalable d'un projet ou d'un dessein n'est pas requise pour établir la responsabilité pénale d'un accusé en tant que coauteur. L'existence d'un dessein commun peut être déduite des circonstances en l'espèce120.
91. L'Accusation indique que, lors de sa comparution, le Témoin A a fait état d'une relation directe entre l'interrogatoire et les sévices qu'elle a subis121 et qu'en outre, les éléments de preuve démontraient que l'Appelant avait interrogé le Témoin A en vue d'obtenir des renseignements. Même en supposant que le but principal de l'Appelant ait été d'obtenir des renseignements du Témoin A et non, comme l'Accusé B, de l'humilier et la dégrader, cela ne modifierait pas sa responsabilité pénale individuelle en tant que coauteur des actes de torture122.
92. Contrairement à l'Appelant qui prétend que la Chambre de première instance a eu tort de conclure à la crédibilité du Témoin A, l'Accusation estime que la Chambre a eu tout loisir d'apprécier l'ensemble des arguments sur la question et qu'il convient d'accorder à sa décision tout le poids qui lui est dû123.
(b) Les éléments de preuve suffisaient à déclarer l'Appelant coupable d'atteintes à la dignité des personnes, y compris de viol
93. L'Accusation considère que le fond de l'argument de l'Appelant porte sur le mode de participation dont il a été reconnu coupable, à savoir la complicité dans des actes portant atteinte à la dignité des personnes.
94. L'Accusation examine les trois éléments sur lesquels se fondent les arguments de l'Appelant. Premièrement, sur la base des déclarations du Témoin D, l'Appelant soutient que l'Accusation n'a pas démontré au-delà de tout doute raisonnable qu'il avait procédé à un interrogatoire dans l'Appentis. Ce à quoi l'Accusation répond que les conclusions de la Chambre étaient raisonnables et que les déclarations du Témoin D corroboraient celles du Témoin A quant à la présence de l'Appelant dans l'Appentis124. Deuxièmement, lorsque l'Appelant affirme que l'on ne peut se fier à son identification à l'audience par le Témoin A, l'Accusation rappelle que l'ensemble des témoignages identifient l'Appelant comme l'auteur des crimes dont il est accusé125. Troisièmement, l'Accusation soutient qu'en affirmant que les actes visés au paragraphe 26 de l'Acte d'accusation modifié ne relèvent pas de la complicité, l'Appelant interprète de façon erronée la jurisprudence citée dans le Jugement. L'Accusation en veut pour preuve la jurisprudence du Tribunal international selon laquelle le fait que l'accusé ait été présent «en connaissance de cause» et qu'il ait contribué directement ou de manière substantielle à commettre l'acte illégal suffit à «fonder une conclusion de participation et à imputer la culpabilité pénale qui l'accompagne»126.
95. Concernant l'argument de l'Appelant selon lequel les faits allégués au paragraphe 26 de l'Acte d'accusation modifié ne remplissent pas les conditions requises pour établir la complicité, telles qu'exposées dans la jurisprudence citée par la Chambre de première instance, l'Accusation fait valoir que l'examen en appel ne porte pas sur les allégations contenues dans l'Acte d'accusation mais sur les conclusions juridiques et factuelles énoncées dans le Jugement127. Dans l'ensemble, l'Accusation est d'avis que l'Appelant doit démontrer que les conclusions de la Chambre de première instance vont à l'encontre de l'état actuel du droit international coutumier et de la jurisprudence du présent Tribunal et ne sauraient permettre d'engager sa responsabilité pénale individuelle128.
96. L'Appelant affirme que l'insuffisance des éléments de preuve ne permet pas à la Chambre de conclure à sa culpabilité au-delà de tout doute raisonnable 129. Il estime qu'il n'existe aucune preuve directe d'une action concertée et que l'on pourrait aussi bien conclure qu'il n'a pas agi de concert avec l'Accusé B130. L'Appelant fait également valoir que compte tenu du manque de fiabilité des propos du Témoin A, rien ne prouve qu'il lui ait fait quoi que ce soit ou que l'Accusé B et lui-même aient poursuivi un but criminel commun131. Il prétend que les déclarations du Témoin D font naître un doute raisonnable quant à la fiabilité des propos du Témoin A132.
97. L'Appelant prétend par ailleurs qu'on peut raisonnablement douter de sa présence au moment où les crimes ont été commis, du fait qu'elle ait constitué une forme d'«approbation» et du fait que son autorité ait pu peser sur la perpétration de l'infraction. Il estime que l'Accusation n'a pas prouvé au-delà de tout doute raisonnable que par son aide, ses encouragements ou son soutien moral à l'Accusé B, il a contribué au viol de manière substantielle ni qu'il savait que ses actes aideraient l'Accusé B à commettre ce viol133.
98. Pour commencer, la présente Chambre identifie comme suit les différents arguments avancés à l'appui de ce motif d'appel. Premièrement, il est allégué que la Chambre de première instance n'a pas suffisamment tenu compte des déclarations du Témoin D dans ses conclusions relatives aux événements survenus dans l'Appentis . Selon l'Appelant, ce témoignage prouve qu'il ne menait aucun interrogatoire pendant que l'Accusé B frappait les Témoins A et D et infligeait des violences sexuelles au Témoin A. Deuxièmement, l'identification de l'Appelant à l'audience par le Témoin A n'était pas fiable, compte tenu de la description qu'elle en avait fait auparavant . Troisièmement, l'Accusation n'a pas démontré que les actes reprochés dans l'Acte d'accusation modifié constituaient des actes de torture. Quatrièmement, l'Accusation n'a pas prouvé au-delà de tout doute raisonnable que l'Appelant avait agi en tant que coauteur du crime de torture. Cinquièmement, le témoignage du Témoin A n'est pas fiable car il a été recueilli alors qu'elle souffrait d'un syndrome de stress post-traumatique. Sixièmement, la simple présence de l'Appelant sur les lieux où se sont produits les actes incriminés au paragraphe 26 de l'Acte d'accusation modifié ne signifie pas qu'il ait été complice de ces actes.
99. Ces arguments seront examinés séparément. Avant de répondre aux questions soulevées par ce motif d'appel, la Chambre rappelle les conclusions exposées plus haut : un appelant qui invoque une erreur de fait doit démontrer que la Chambre de première instance est parvenue à des conclusions auxquelles «aucune personne douée d'une capacité normale de raisonnement ne saurait parvenir»134 et que cette erreur a été un facteur décisif dans l'issue du procès. Un appelant qui invoque une erreur de droit doit également prouver que cette erreur a invalidé la décision.
100. La Chambre de première instance a conclu que les Témoins A et D avaient tous deux été interrogés dans l'Appentis135. L'Appelant avance que, contrairement à ceux du Témoin A, les propos du Témoin D montraient qu'il n'avait interrogé personne dans l'Appentis et qu'il n'était pas présent dans cette pièce au moment où le Témoin D s'y trouvait avec le Témoin A et l'Accusé B. L'Accusation fait valoir que la Chambre de première instance s'est appuyée sur les propos du Témoin D pour conclure à la présence de l'Appelant dans l'Appentis136, ces propos montrant que les faits survenus dans la Grande pièce et dans l'Appentis faisaient partie d'un seul et même processus au cours duquel l'Appelant a cherché à obtenir des renseignements à la fois du Témoin A et du Témoin D. L'Appelant a amené le Témoin D dans l'Appentis pour le confronter au Témoin A, cette dernière ne lui ayant pas fourni de réponses satisfaisantes lors de l'interrogatoire dans la Grande pièce137. Selon le Témoin A, l'Appelant a interrogé le Témoin D dans l'Appentis.
101. Les témoignages sur lesquels s'est fondée la Chambre de première instance dans son Jugement nous apprennent ceci : à l'audience, le Témoin A a indiqué que l'Appelant se tenait sur le seuil de l'Appentis ou dans cette pièce lorsque le Témoin D a été frappé et par la suite, lorsqu'elle-même a été violée138. En outre, le Témoin A a affirmé que l'Appelant les avait interrogés, le Témoin D et elle-même, dans l'Appentis139. Le Témoin D, quant à lui, a déclaré qu'à son entrée dans l'Appentis, l'Appelant y était présent et qu'il était resté près de la porte140. Les propos du Témoin D confirment donc ceux du Témoin A, à savoir que l'Appelant se trouvait à l'intérieur de l'Appentis ou, pour le moins, à l'entrée de cette pièce . Le fait que le Témoin D ait déclaré ne pas se rappeler si des propos avaient été échangés pendant qu'on le frappait dans l'Appentis, jette, selon l'Appelant, un doute raisonnable sur sa conduite d'un quelconque interrogatoire dans cette pièce . Cependant, étant donné que ces propos du Témoin D répondaient uniquement à la question de savoir si l'Appelant l'avait interrogé pendant que l'Accusé B le frappait , ils ne tranchent pas la question de savoir si l'Appelant a interrogé le Témoin A dans l'Appentis, à un moment ou un autre de la détention de celle-ci dans cette pièce. Qui plus est, le Témoin D n'était dans l'Appentis que pendant partie du temps où le Témoin A y était enfermée, de sorte que son témoignage ne couvre pas les faits survenus avant son entrée dans la pièce ou après son départ. Le Témoin D a cependant déclaré qu'au moment où il quittait l'Appentis, il a entendu le Témoin A hurler et l'un des soldats crier le nom de Furundzija141. La Chambre d'appel considère qu'il n'était pas déraisonnable de la part de la Chambre de première instance de parvenir, sur la base des propos tant du Témoin A que du Témoin D, à la conclusion que l'Appelant a interrogé le Témoin A dans l'Appentis .
102. Pour les raisons qui précèdent, cet argument est rejeté.
2. L'identification à l'audience
103. L'Appelant fait valoir que la description que le Témoin A a donnée de lui dans sa déclaration de 1995 diffère considérablement et à plusieurs égards de la description et de l'identification qu'elle a faites à l'audience. Il affirme en outre que cette identification est le seul élément de preuve allant dans le sens de sa présence dans la Grande pièce et soutient que la Chambre de première instance aurait dû recourir à une procédure d'identification indépendante. L'Appelant rappelle par ailleurs que l'Accusation n'a jamais demandé au Témoin A de l'identifier à l'audience ; elle s'est contentée de lui demander si la voix de la personne qui l'avait interrogée dans l'Appentis était la même que celle de la personne qui l'avait interrogée dans la Grande pièce142. L'Accusation, quant à elle, soutient que l'identification par le Témoin A de l'Appelant comme étant la personne qui l'a interrogée dans la Grande pièce est corroborée par le témoignage incontesté du Témoin D143.
104. S'agissant de l'identification de l'Appelant par le Témoin A, la Chambre de première instance est parvenue à la conclusion suivante :
[l]a Chambre de première instance constate que les déclarations du Témoin A devant la Chambre indiquent toutes que l’accusé se trouvait sur le lieu des crimes dont elle a été victime dans le Chalet d’été en mai 1993. Il est également important de relever qu’elle a fait preuve de cohérence dans ses déclarations puisqu’elle n’a jamais dit que l’accusé l’avait agressée pendant sa détention au Chalet d’été et l’accusé B est toujours décrit comme l’auteur véritable des viols et autres sévices . La Chambre de première instance conclut que le Témoin A a identifié l’accusé comme étant Anto Furundzija, le Patron. Les incohérences relevées dans la déposition du Témoin A à propos de l’identification sont mineures et raisonnables. Dans la mesure où le témoin a reconnu l’accusé à la télévision et qu’elle a même remarqué qu’il avait grossi, la Chambre de première instance est convaincue que le Témoin a identifié l’accusé de façon satisfaisante.144
105. Le Jugement montre que pour parvenir à cette conclusion, la Chambre de première instance a dûment évalué l'importance des différences entre la description physique que le Témoin A avait donnée de l'Appelant en 1995 et la réalité145. La Chambre de première instance semble avoir été convaincue par les explications du Témoin A sur ce point et par le fait qu'elle avait reconnu l'Appelant après l'avoir aperçu à la télévision, lors d'un bulletin d'informations de la BBC. À cet égard , la Chambre de première instance a rappelé qu'à l'audience, le Témoin A s'est souvenu que lorsqu'elle avait vu l'Appelant à la télévision, elle avait pensé qu'il avait grossi146.
106. Du reste, l'identification à l'audience par le Témoin A n'est pas le seul élément ayant permis d'établir la présence de l'Appelant dans la Grande pièce ; d'autres éléments viennent étayer cette conclusion. C'est notamment le cas des déclarations du Témoin A qui font état de l'arrivée du commandant des Jokers — que ses subordonnés appelaient «le Patron» ou «Furundzija» — dans la Grande pièce , où il l'a interrogée immédiatement après147. Ce témoin a également affirmé que l'Appelant était mécontent parce qu'elle ne répondait pas comme il voulait à ses questions et qu'il avait quitté la Grande pièce pour organiser sa confrontation dans l'Appentis avec une autre personne, qui s'est révélée par la suite être le Témoin D148. Le Témoin A et le Témoin D ont tous deux identifié l'Appelant comme étant présent à la porte de l'Appentis pendant les événements qui se sont ensuite déroulés dans cette pièce, tels qu'ils sont décrits dans l'Acte d'accusation modifié149. La Chambre d'appel constate que l'Appelant n'a traité aucun de ces arguments dans sa Réplique à la Réponse de l'Accusation.
107. Pour résumer, la Chambre d'appel ne trouve aucune erreur dans la manière dont la Chambre de première instance a tenu compte de l'identification de l'Appelant à l'audience et indique que, de toute manière, il existait d'autres preuves de l'identité de l'Appelant sur la base desquelles il serait raisonnable pour la Chambre de première instance de conclure que l'Appelant a été dûment identifié.
108. Pour les raisons qui précèdent, cet argument est rejeté.
109. L'Appelant soutient que l'Accusation n'a pas prouvé que les actes reprochés dans l'Acte d'accusation modifié constituaient des actes de torture. Il prétend que la Chambre de première instance n'a pas vérifié si les actes que l'Accusé B a commis dans la Grande pièce et pour lesquels l'Appelant a été condamné en tant que coauteur, étaient suffisamment graves pour constituer des actes de torture150. L'Accusation, pour sa part, soutient qu'il ne faut pas infirmer en appel les conclusions de la Chambre de première instance selon lesquelles la torture était constituée, attendu qu'elles reposaient sur une base factuelle raisonnable151.
110. Les questions soulevées par l'Appelant dans ce cadre mais qui ont trait à sa condamnation en tant que coauteur d'actes de torture seront examinées en liaison avec le quatrième argument du présent motif d'appel.
111. La Chambre d'appel approuve la conclusion de la Chambre de première instance selon laquelle «les principaux éléments contenus dans la définition donnée à l'article premier de la Convention des Nations Unies contre la torture sont désormais généralement acceptés»152 et elle réaffirme que cette définition reflète le droit international coutumier153. L'Appelant ne conteste pas cette conclusion de la Chambre de première instance. Cette dernière a correctement identifié les éléments constitutifs du crime de torture dans le cadre d'un conflit armé ; aussi faut-il que :
i) la torture consiste à infliger, par un acte ou une omission, une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales ;
ii) l'acte ou l'omission soit intentionnel ;
iii) la torture ait pour but d'obtenir des renseignements ou des aveux, ou de punir , d'intimider, d'humilier ou de contraindre la victime ou une tierce personne ou encore de les discriminer pour quelque raison que ce soit ;
iv) elle soit liée à un conflit armé ;
v) au moins l'une des personnes associées à la séance de torture soit un responsable officiel ou en tout cas, agisse non pas à titre privé mais, par exemple, en tant qu'organe de fait d'un État ou de toute autre entité investie d'un pouvoir.154
Aux termes de cette définition, pour être qualifié de torture, l'acte ou l'omission de l'accusé doit donner lieu à «une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales».
112. S'agissant des événements survenus dans la Grande pièce, la Chambre de première instance a déclaré :
[l]es agressions physiques jointes aux menaces de graves sévices ont causé d'intenses souffrances physiques et mentales au Témoin A.155
113. Cette opinion de la Chambre de première instance découle de sa conclusion que le Témoin A a été interrogée dans la Grande pièce alors qu'elle était nue et qu' «[a(u cours de l'interrogatoire, l'accusé B frottait son couteau sur l'intérieur de la cuisse du Témoin A et menaçait de mutiler ses parties génitales si elle ne répondait pas franchement aux questions de l'accusé»156. On peut difficilement ignorer le caractère intimidant et humiliant de cette scène et ses effets dévastateurs sur l'état physique et mental du Témoin A. Lorsque l'Accusé B a frotté son couteau contre l'intérieur de la cuisse du Témoin A et l'a menacée de l’introduire dans son vagin, l'Appelant était en train d'interroger le Témoin A. Toute cette scène a été marquée par le mécontentement de l'Appelant à l'égard du Témoin A et s'est déroulée sous les rires et les regards des soldats qui y assistaient .
114. La Chambre d'appel conclut que cet argument du motif d'appel est infondé. Elle trouve inconcevable que l'on puisse même soutenir qu'une fois prouvés , les actes incriminés au paragraphe 25 de l'Acte d'accusation modifié — à savoir le fait de frotter un couteau contre les cuisses et le ventre d'une femme tout en la menaçant d'introduire ce couteau dans son vagin — n'étaient pas suffisamment graves pour constituer des actes de torture. Cet argument du deuxième motif d'appel est donc rejeté.
115. L'Appelant soutient que pour fonder sa condamnation en tant que coauteur des actes de torture, il convient d'établir qu'il existait un «lien direct » entre l'interrogatoire qu'il a mené et le fait que le Témoin A ait été victime d'une douleur ou de souffrances aiguës, physiques ou mentales157. Il affirme également qu'«[e]n l'espèce, il n'existe aucune allégation ni aucune preuve que Furundzija aurait participé à un quelconque crime, à savoir qu'il aurait intentionnellement agi de concert avec l'Accusé B en interrogeant le Témoin A»158. Selon lui, l'Acte d'accusation modifié ne renferme aucune allégation dans ce sens et aucune preuve n'en a été versée au procès. Le point de vue de l'Appelant sur les propos du Témoin A est le suivant :
[l]es déclarations du Témoin A démontrent uniquement que les actes commis par l'Accusé B se sont produits pendant l'interrogatoire auquel M. Furundzija aurait soumis ce témoin ; elles ne permettent pas d'établir que M. Furundzija a planifié, approuvé ou souhaité que l'on touche ou que l'on menace le Témoin A de quelque manière que ce soit lors de cet interrogatoire. Rien ne prouve que M. Furundzija a invité ou encouragé l'Accusé B à commettre de tels actes ou à proférer de telles menaces ou qu'il les a approuvés de quelque manière que ce soit.159
116. L'Appelant est poursuivi en vertu de l'article 7 1) du Statut, lequel , selon l'Accusation, engage clairement la responsabilité pour des actions concertées et ne requiert pas la preuve au-delà de tout doute raisonnable de l'existence préalable d'une «entente», d'un «accord» ou d'un «projet» entre les auteurs de l'infraction 160, pour que la Chambre de première instance puisse condamner l'Appelant en tant que coauteur du crime de torture.
117. La Chambre d'appel remarque que l'Appelant n'a pas contesté l'utilisation par la Chambre de première instance de la définition des «coauteurs», énoncée comme suit aux passages pertinents de l'article 25 du Statut de Rome161 :
3. Aux termes du présent Statut, une personne est pénalement responsable et peut être punie pour un crime relevant de la compétence de la Cour si :
[…]
d) Elle contribue de toute autre manière à la commission ou à la tentative de commission d'un tel crime par un groupe de personnes agissant de concert. Cette contribution doit être intentionnelle et, selon les cas :
i) Viser à faciliter l'activité criminelle ou le dessein criminel du groupe, si cette activité ou ce dessein comporte l'exécution d'un crime relevant de la compétence de la Cour ; ou
ii) Être faite en pleine connaissance de l'intention du groupe de commettre ce crime ; […]
118. La Chambre de première instance a conclu que deux catégories différentes de responsabilité liée à la participation à un acte criminel «semblaient s'imposer en droit international : les coauteurs (co-perpetrators), qui participent à une entreprise criminelle conjointe, et les complices (aiders and abettors )»162. Elle a par ailleurs déclaré que pour faire la différence entre un coauteur et un complice, «il est essentiel d'établir si l'individu qui a pris part à la séance de torture a également partagé le but visé (c'est-à-dire obtenir des informations ou des aveux, punir, intimider , humilier, contraindre la victime ou une tierce personne ou encore leur faire subir une discrimination pour quelque raison que ce soit)»163. La Chambre a enfin établi que, pour être reconnu coupable en tant que coauteur, l'accusé «doit être associé au but recherché par la torture, c'est-à-dire obtenir des informations ou des aveux, punir, intimider, contraindre la victime ou une tierce personne ou encore leur faire subir une discrimination»164.
119. Dans un arrêt précédent, la Chambre d'appel a défini les éléments constitutifs de la coaction. Il suffit de rappeler ce qu'a alors conclu la Chambre , s'agissant de la nécessité de démontrer l'existence d'un dessein préalable :
[c]e projet, dessein ou objectif ne doit pas nécessairement avoir été élaboré ou formulé au préalable. Le projet ou objectif commun peut se concrétiser de manière inopinée et se déduire du fait que plusieurs individus agissent de concert en vue de mettre à exécution une entreprise criminelle commune. 165
120. Il n'est pas contesté qu'en l'espèce, l'Appelant a cherché à obtenir certains renseignements du Témoin A. Il n'est pas non plus contesté que c'est l'Accusé B, et non l'Appelant, qui a commis les différentes agressions physiques survenues dans la Grande pièce et dans l'Appentis. Dans ses conclusions factuelles166, la Chambre de première instance a établi la présence de l'Appelant à la fois dans la Grande pièce et dans l'Appentis et le fait qu'il interrogeait le Témoin A pendant les infractions reprochées dans l'Acte d'accusation modifié. La Chambre d'appel accueille l'argument de l'Accusation selon lequel on ne devrait pas artificiellement distinguer les événements survenus dans la Grande pièce de ceux s'étant produits dans l'Appentis, puisqu'ils participaient d'un même processus continu qu'il convient d'évaluer dans son ensemble. À partir du moment où les sévices ont débuté et se sont déroulés successivement dans l'une et l'autre des pièces, l'interrogatoire était continu. Il n'était pas nécessaire de prouver l'existence préalable d'un accord entre l'Appelant et l'Accusé B pour faire la distinction, dans le cadre de l'interrogatoire , entre les questions posées par celui-là et les violences physiques infligées par celui-ci. Compte tenu du déroulement des événements en l'espèce, il est impossible de douter raisonnablement du fait que l'Appelant et l'Accusé B savaient ce qu'ils infligeaient au Témoin A et dans quel but ils la traitaient ainsi. On peut aisément déduire qu'ils partageaient un but commun au vu des circonstances, notamment 1) l'interrogatoire par l'Appelant du Témoin A à la fois dans la Grande pièce alors qu'elle était nue et dans l'Appentis où elle a subi des violences sexuelles en sa présence et 2) les violences sexuelles infligées au Témoin A par l'Accusé B dans l'une et l'autre des pièces, telles qu'alléguées dans l'Acte d'accusation modifié . Lorsque l'acte d'un accusé contribue au but poursuivi par un autre et que tous deux agissent en même temps, dans le même lieu, en étant témoins de leurs actes respectifs et pendant une longue période, il est tout simplement impossible d'affirmer que le but commun n'existe pas.
121. Pour les raisons qui précèdent, cet argument du motif d'appel est rejeté.
122. Cette question, a fait l’objet de la réouverture du procès et a donné lieu à la comparution de plusieurs témoins experts. Tant le poids de ces témoignages que les effets du syndrome de stress post-traumatique et de son traitement sur la mémoire ont été largement débattus devant la Chambre de première instance, laquelle , après avoir examiné les contradictions dans les propos du Témoin A, a conclu que :
108. […] les souvenirs que le Témoin A a gardés des aspects essentiels des événements n'ont pas eu à souffrir des troubles dont elle a pu être atteinte. La Chambre estime encore que le Témoin A a raison lorsqu'elle affirme se souvenir suffisamment bien des aspects essentiels de ces événements. Rien n'indique qu'elle souffre de lésions cérébrales ou que sa mémoire a été altérée par le traitement qu'elle a pu suivre . […]
109. La Chambre de première instance tient compte du fait que même si une personne souffre du syndrome de stress post-traumatique, son témoignage n'est pas nécessairement inexact. Il n'y a pas de raison que cette personne ne puisse pas être un témoin parfaitement crédible.167
123. En vertu du critère défini dans l'Arrêt Tadic, la Chambre d'appel n'infirme une conclusion factuelle de la Chambre de première instance que dans le cas où «aucune personne douée d'une capacité normale de raisonnement n'accueillerait les éléments de preuve sur lesquels s'est fondée la Chambre de première instance […]»168. À l'occasion de la réouverture du procès, plusieurs experts ont témoigné sur les effets éventuels du syndrome de stress post-traumatique sur la mémoire. Nul n'était mieux placé que la Chambre de première instance pour évaluer ces témoignages et tirer ses propres conclusions169. La Chambre d'appel considérant qu'aucune raison ne justifie qu'elle infirme les conclusions de la Chambre de première instance, l'argument en cause est donc rejeté .
6. La présence de l'Appelant et sa complicité
124. Concernant sa condamnation pour complicité d'atteintes à la dignité des personnes, y compris de viol, l'Appelant avance trois points : premièrement, l'Accusation n'a pas prouvé qu'il avait procédé à un quelconque interrogatoire dans l'Appentis. La Chambre de première instance n'a cité aucune source à l'appui de la thèse selon laquelle sa seule présence en faisait un complice170. Deuxièmement, les allégations formulées au paragraphe 26 de l'Acte d'accusation modifié ne remplissent pas les conditions requises pour conclure à la complicité aux termes de la jurisprudence citée par la Chambre de première instance171. Troisièmement, l'Accusation n'a pas prouvé au-delà de tout doute raisonnable que par son aide, ses encouragements ou son soutien moral à l'Accusé B, l'Appelant a contribué de façon substantielle au viol, ni qu'il savait que ses actes aideraient l'Accusé B à commettre ce viol172. Les raisons avancées par l'Appelant sont qu'il n'a jamais interrogé quiconque dans l'Appentis, que les propos du Témoin D divergent de ceux du Témoin A et que sa seule présence sur les lieux ne saurait faire de lui un complice.
125. Dans sa réponse, l'Accusation fait valoir qu'aux termes de la jurisprudence du Tribunal international, lorsque la présence a lieu «en connaissance de cause» et qu'elle contribue de façon substantielle à ce qu'une infraction soit commise, elle suffit à fonder une conclusion de participation et à imputer la culpabilité pénale qui l'accompagne173. Par ailleurs , s'agissant du deuxième point avancé par l'Appelant, l'Accusation estime qu'il n'a identifié ni examiné aucune des conclusions juridiques énoncées par la Chambre de première instance dans son Jugement174. La Chambre a cité certaines affaires pour répondre à la question de savoir s'il existait des règles coutumières pertinentes en la matière175. Quant au troisième point invoqué par l'Appelant, l'Accusation renvoie aux différents arguments qu'elle a présentés en réponse aux motifs qu’il a avancés.
126. La Chambre de première instance a conclu que «la présence [de l'Appelantg et le fait qu'il a poursuivi l'interrogatoire du Témoin A ont encouragé l'accusé B et beaucoup contribué aux crimes que ce dernier a commis»176. Étant donné que la Chambre de première instance a conclu non seulement que l'Appelant était présent dans l'Appentis, mais aussi qu'il y a poursuivi l'interrogatoire du Témoin A, il n'est pas nécessaire d'examiner la question de savoir quel type de présence — simple ou en connaissance de cause — relève de la complicité177. Bien que l'Appelant ait contesté la déposition du Témoin A sur ce point, nul n'était mieux placé que la Chambre de première instance pour apprécier le comportement du témoin et le poids à attribuer à ses propos. La Chambre d'appel estime que rien ne justifie qu'elle infirme cette conclusion.
127. Pour les raisons qui précèdent, cet argument est donc rejeté, comme l'ensemble du deuxième motif d'appel.
128. L'Appelant soutient que la Chambre de première instance l'a lésé en admettant des éléments de preuve concernant des actes non couverts par l'Acte d'accusation et en se fondant sur ces éléments, d'autant qu'avant le procès, l'Accusation n'a jamais cité ces actes au nombre des charges retenues contre lui.
a) Éléments de preuve concernant d'autres actes perpétrés dans la Grande pièce et dans l'Appentis
129. L'Appelant soutient que malgré la Décision du 12 juin 1998 et la Décision confidentielle du 15 juin 1998, par lesquelles la Chambre de première instance avait décidé de limiter son examen aux seuls éléments de la déposition du Témoin A se rapportant aux actes allégués aux paragraphes 25 et 26 de l'Acte d'accusation modifié, la Chambre a tiré des conclusions factuelles et juridiques sur la base d'actes non couverts par l'Acte d'accusation modifié, conclusions qui ont abouti à sa condamnation pour torture. La Chambre a conclu notamment : i) que l'Appelant a interrogé le Témoin A alors qu'on l'avait forcée à se mettre nue ; ii) que, pendant cet interrogatoire, il a menacé de tuer les fils du Témoin A ; et iii) qu'il a abandonné le Témoin A dans la Grande pièce, à la merci de l'Accusé B178.
b) Éléments de preuve concernant des actes que l'Appelant aurait commis mais n'ayant pas de lien avec le Témoin A
130. Faisant référence à certains paragraphes du Jugement, l'Appelant soutient que la Chambre de première instance a autorisé l'Accusation à présenter des éléments de preuve concernant des événements n'ayant aucun lien avec les actes mis à sa charge. À cet égard, il mentionne notamment les événements survenus le 16 avril 1993 dans le village d'Ahmici. L'Appelant conteste également la prétendue conclusion de la Chambre à sa culpabilité pour persécution, un crime dont il n'était pas accusé179.
c) Violation de l'article 50 du Règlement par l'Accusation et la Chambre de première instance : éléments de preuve concernant des actes non incriminés dans l'Acte d'accusation modifié
131. L'article 50 du Règlement définit la procédure de modification d'un acte d'accusation. L'Appelant soutient qu'en tentant de remanier l'Acte d'accusation modifié à travers la présentation au procès des éléments à charge, l'Accusation a enfreint l'article 50 du Règlement, tout comme la Chambre de première instance , qui a accepté de verser lesdits éléments au dossier et l'a reconnu coupable d'un crime sans lui notifier les accusations relatives aux événements survenus dans le village d'Ahmici180.
132. L'Intimé soutient que ce motif d'appel impose à l'Appelant de prouver que la Chambre de première instance a eu tort de conclure que ces éléments de preuve tombaient dans le champ de l'Acte d'accusation modifié et qu'elle s'est fondée sur eux pour condamner l'Appelant181.
a) Éléments de preuve concernant d'autres actes perpétrés dans la Grande pièce et dans l'Appentis
133. L'Intimé soutient qu'à aucun moment, que ce soit avant ou pendant le procès, l'Appelant ne s'est opposé à l'admission d'éléments dont il affirme aujourd'hui qu'ils n'entrent pas dans le cadre de l'Acte d'accusation modifié. Il fait valoir que l'Appelant soulève cette question pour la première fois, à l'occasion du présent appel182.
134. L'Intimé affirme que, bien que les conclusions factuelles de la Chambre de première instance mentionnent les violences sexuelles commises par l'Accusé B dans la Grande pièce, les conclusions juridiques n'y font pas référence183. L'Intimé soutient, en substance : i) que les conclusions factuelles de la Chambre renvoyaient bien à l'Acte d'accusation modifié ; ii) que, même si elles s'en écartaient , cet écart resterait acceptable compte tenu de la portée mineure de ces conclusions ; et iii) que, même si la Chambre s'était fourvoyée en établissant des faits qui ne renverraient pas à l'Acte d'accusation modifié, il n'a pas été démontré que cela puisse invalider sa décision184.
135. S'agissant des actes non incriminés dans l'Acte d'accusation modifié , l'Intimé fait valoir que l'article 18 4) du Statut et l'article 47 du Règlement disposent qu'un acte d'accusation doit indiquer le nom du suspect et les renseignements personnels le concernant, et présenter succinctement les faits et le crime qui lui sont reprochés185. L'Intimé indique qu'aux termes de la jurisprudence du Tribunal, un acte d'accusation doit contenir suffisamment de renseignements pour permettre à l'accusé de préparer correctement sa défense. Il signale que deux décisions récentes ont précisé qu'il convenait de distinguer les faits matériels sur lesquels l’Accusation s'appuie des moyens de preuve qui permettront d’établir lesdits faits186.
136. S'agissant des éléments de preuve que l'Appelant conteste parce qu'ils sortent du cadre de l'Acte d'accusation modifié - éléments qui concernent la manière dont aurait été mené l'interrogatoire mentionné dans ledit Acte - l'Intimé avance que ces moyens «se rapportent aux paragraphes 25 et 26 de l'acte d'accusation à l'encontre de l'accusé» et sont donc admissibles en vertu d'une décision prise par la Chambre de première instance elle-même187.
137. S'agissant des éléments selon lesquels, au cours de l'interrogatoire , l'Appelant a menacé de tuer les fils du Témoin A, l'Intimé affirme que rien n'indique que la Chambre de première instance se soit fondée sur eux pour condamner l'Appelant 188. Il soutient par ailleurs que les éléments de preuve concernant les sévices infligés au Témoin A par l'Accusé B après le départ de l'Appelant de la Grande pièce se rapportent aux actes commis tout au long de l'interrogatoire et qu'ils n'ont pas pesé dans la condamnation de l'Appelant189.
138. L'Intimé allègue que même si les éléments de preuve s'écartaient de l'Acte d'accusation modifié, cet écart resterait acceptable dans la mesure où il n'a pas modifié l'étendue des charges retenues contre l'Appelant ni porté atteinte à son droit à en être informé (les documents communiqués avant l'ouverture du procès informaient suffisamment l'Appelant de la nature exacte des accusations portées contre lui)190. En conclusion, l'Intimé estime que l'Appelant ne s'étant pas opposé à l'admission de ces éléments en cours de procès, il a renoncé de fait à soulever cette question en appel191.
b) Éléments de preuve concernant des actes que l'Appelant aurait commis mais n'ayant pas de lien avec le Témoin A
139. S'agissant de l’argument de l'Appelant selon lequel la Chambre l'aurait reconnu coupable du crime de persécution, l'Intimé soutient qu'il n'en est rien. C'est à bon droit que les éléments de preuve ont été admis et ce pour établir l'existence d'un conflit armé et le lien entre l'Appelant et ce conflit192.
c) Violation de l'article 50 du Règlement par l'Accusation et la Chambre de première instance : éléments de preuve concernant des actes non incriminés dans l'Acte d'accusation modifié
140. S'agissant de l’argument de l'Appelant selon lequel l'Intimé a enfreint l'article 50 du Règlement en essayant de remanier l'Acte d'accusation modifié à travers la présentation au procès des éléments à charge, l'Intimé réaffirme que ces éléments renvoyaient bien à l'Acte d'accusation modifié, que même s'ils s'en écartaient, l'écart resterait acceptable et qu'ils se rapportaient directement aux accusations formulées contre l'Appelant193.
141. L'Appelant conteste la manière dont l'Intimé a interprété ce motif d'appel. Selon lui, il fallait comprendre qu’il avait été induit en erreur et que l'Acte d'accusation modifié ne fournissait pas suffisamment d'informations sur les moyens de preuve devant être produits à l'audience. Partant, l'Appelant soutient qu'il a été jugé et condamné à raison d'actes qui n'entraient pas dans le cadre de l'Acte d'accusation ou que la Chambre de première instance avait exclu du champ de son examen par ses décisions des 12 et 15 juin 1998194. L'Appelant fait valoir que les conclusions factuelles de la Chambre de première instance énoncées aux paragraphes 120 à 130 du Jugement «se rapportent à des actes qui n'entrent pas dans le cadre de [l'Acte d'accusation modifié]» et que la Chambre aurait dû exclure195.
142. L'Appelant soutient qu'«[u]n acte d'accusation définit et circonscrit les éléments constitutifs des crimes pour lesquels un défendeur peut être condamné . Une Chambre de première instance ne saurait condamner un défendeur pour des crimes qui ne lui sont pas reprochés dans l'acte d'accusation ou pour des crimes perpétrés à l'occasion d'actes ne figurant pas au dit acte»196.
143. S'agissant notamment du crime de torture, l'Appelant affirme qu’il en a été reconnu coupable sur la base d'une certaine conduite, qui ne lui était pas reprochée dans l'Acte d'accusation modifié ou qui impliquait des actes n'y figurant pas197.
144. L'Appelant soutient qu'en dépit de l'assurance qu'elle avait donnée , la Chambre de première instance a tiré des conclusions factuelles allant à l'encontre de l'Acte d'accusation modifié et de ses décisions des 12 et 15 juin 1998. À cet égard, l'Appelant fait notamment référence aux conclusions factuelles énoncées aux paragraphes 124 à 130 du Jugement :
Dans la grande pièce :
124. Le Témoin A a été interrogé par l’accusé. Elle a été forcée par l’accusé B à se déshabiller et à demeurer nue devant un grand nombre de soldats. Elle a été soumise à un traitement cruel, inhumain et dégradant et a été menacée de sévices corporels graves par l’accusé B au cours de son interrogatoire par l’accusé. Les mauvais traitements semblent avoir eu pour but d’obtenir du Témoin A des renseignements sur sa famille, ses liens avec l’ABiH et sa relation avec certains soldats croates , et également de l’avilir et de l’humilier. L’interrogatoire mené par l’accusé et les sévices infligés par l’accusé B étaient simultanés.
125. L’accusé a laissé le Témoin A à la garde de l’accusé B, qui a entrepris de la violer, de lui infliger des sévices sexuels et des violences corporelles et de l’avilir.
126. Le Témoin A a éprouvé de grandes souffrances physiques et mentales et subi une humiliation publique.
Dans l'appentis :
127. L’interrogatoire du Témoin A s’est poursuivi dans l’appentis, une fois encore devant un public composé de soldats. Alors qu’elle était nue, seulement couverte d’une petite couverture, elle a été interrogée par l’accusé et a été soumise à un viol, à des sévices sexuels et à des traitements cruels, inhumains et dégradants par l’accusé B. Le Témoin D a également été interrogé par l’accusé et soumis à des sévices corporels graves par l’accusé B. Il a été contraint d’assister au viol et aux sévices sexuels infligés à une femme qu’il connaissait, et ce afin de le forcer à reconnaître la véracité d’accusations portées contre elle. En l’occurrence, les deux témoins ont été humiliés.
128. L’accusé B a battu le Témoin D et a violé le Témoin A à de nombreuses reprises . L’accusé était présent dans la pièce lorsqu’il menait ses interrogatoires. Lorsqu’il ne se trouvait pas dans la pièce, il se tenait à proximité, près de l’embrasure de la porte ouverte et il savait que des crimes étaient commis. En fait, les actes commis par l’accusé B s’inscrivaient dans le cadre de l’interrogatoire mené par l’accusé.
129. Il est manifeste que, dans l’appentis, le Témoin A comme le Témoin D ont éprouvé de grandes souffrances physiques et psychiques et qu’ils ont également été humiliés en public.
130. Il est incontestable que l’accusé et l’accusé B, en qualité de commandants, se sont réparti la tâche de l’interrogatoire en exerçant des fonctions différentes . Le rôle de l’accusé était de poser des questions alors que celui de l’accusé B était d’infliger des sévices et de proférer des menaces afin d’obtenir du Témoin A et du Témoin D les renseignements nécessaires.
145. L'Appelant affirme qu'en le déclarant coupable de torture, la Chambre de première instance s'est fondée sur des éléments de preuve pour statuer sur des faits matériels non allégués dans l'Acte d'accusation modifié. À cet égard, l'article 18 4) du Statut dispose que :
S'il décide qu'au vu des présomptions, il y a lieu d'engager des poursuites, le Procureur établit un acte d'accusation dans lequel il expose succinctement les faits et le crime ou les crimes qui sont reprochés à l'accusé en vertu du statut. L'Acte d'accusation est transmis à un juge de la Chambre de première instance.
146. Par ailleurs, l'article 47 C) du Règlement énonce, entre autres, que :
L'acte d'accusation précise le nom du suspect et les renseignements personnels le concernant et présente une relation concise des faits de l'affaire et de la qualification qu'ils revêtent.
147. Comme il est exposé au paragraphe 61 ci-dessus, rien dans le Statut ou dans le Règlement n'oblige le Procureur à faire figurer dans l'acte d'accusation les éléments de preuve qu'il compte faire valoir à l'audience. Si, au cours du procès , le Procureur produit des éléments qui, selon l'accusé, sont sans rapport avec l'acte d'accusation ou qui, bien que pertinents, ne renvoient à aucun des faits matériels exposés dans l'acte d'accusation, la Défense a la possibilité de contester le versement de ces éléments au dossier ou de demander un ajournement des débats .
148. Les Chambres de première instance ont toujours été conscientes de la fonction principale du Tribunal international, qui consiste à veiller à ce que la justice soit rendue dans le respect du droit de l'accusé à être jugé équitablement . C'est certainement guidée par ce souci que la Chambre de première instance saisie de l'espèce a décidé de ne retenir comme éléments de preuve pertinents dans la déposition du Témoin A que ceux qui se rapportaient à l'Acte d'accusation modifié. Une telle décision révèle que la Chambre de première instance avait conscience du fait que les propos du Témoin A pouvaient compromettre l'équité du procès. Cette préoccupation a poussé la Chambre de première instance à déclarer que «[lge témoin a relaté, au cours de sa déposition, qu'elle avait été victime de viols et de violences sexuelles dans la grande pièce, en présence de l'accusé» et que «[cge témoignage n'entre pas dans le cadre des faits évoqués aux paragraphes 25 et 26 de l'Acte d'accusation modifié et va à l'encontre des affirmations antérieures de l'Accusation»198. La Chambre de première instance a également fait remarquer qu'à aucun moment en cours d'instance, l'Accusation n'avait cherché à remanier l'Acte d'accusation modifié de façon à mettre en cause l'Appelant pour sa participation aux viols et violences sexuelles.
149. C'est donc pour les motifs susmentionnés que la Chambre de première instance a décidé qu'elle «ne tiendr[aitg pas compte des éléments de preuve relatifs à des viols et violences sexuelles infligées au Témoin A en présence de l'accusé , autres que ceux évoqués aux paragraphes 25 et 26 de l'Acte d'accusation modifié »199.
150. Les allégations factuelles figurant aux paragraphes 25 et 26 de l'Acte d'accusation modifié et se rapportant aux chefs 13 et 14 s'énoncent comme suit :
25. Le 15 mai 1993 ou vers cette date, au quartier général des Jokers à Nadioci (le “Bungalow”), Anto FURUNDZIJA, le commandant local des Jokers, [EXPURGÉ] et un autre soldat ont interrogé le témoin A. Pendant qu’elle était interrogée par FURUNDZIJA, [EXPURGÉ] frottait son couteau contre la cuisse intérieure et le bas du ventre du témoin A et la menaçait d’introduire son couteau dans son vagin si elle ne disait pas la vérité.
26. Puis le témoin A et la victime B, un croate de Bosnie qui avait antérieurement aidé la famille du témoin A, ont été emmenés dans une autre pièce du Bungalow. La victime B avait été violemment battue avant ce moment. Pendant que FURUNDZIJA continuait d’interroger le témoin A et la victime B, [EXPURGÉ] frappait le témoin A et la victime B sur les pieds avec une matraque. Puis [EXPURGÉ] a contraint le témoin A à commettre une fellation et des actes sexuels vaginaux avec lui. FURUNDZIJA était présent durant tout cet incident et n’a rien fait pour arrêter ou limiter les actions [EXPURGÉ] .
151. Dans sa décision écrite du 12 juin 1998, la Chambre de première instance a fait droit à la requête orale de la Défense et a jugé que «dans les circonstances , [elleg ne retiendr[aitg comme éléments de preuve pertinents dans le témoignage du Témoin A que ceux qui se rapportent aux paragraphes 25 et 26 de l’acte d’accusation à l’encontre de l’accusé». Dans sa Décision écrite confidentielle rendue le 15 juin 1998 en réponse à la «Requête du Procureur aux fins de clarifier la Décision de la Chambre de première instance relative à la déposition du Témoin “A”», la Chambre de première instance a jugé «irrecevables tous les éléments de preuve relatifs au viol et aux violences sexuelles perpétrés sur [le Témoin A] par l’individu identifié comme [l'Accusé B] en présence de l’accusé dans la “grande pièce”, à l’exception des éléments de preuve relatifs aux violences sexuelles alléguées au paragraphe 25 de [l'Acte d'accusation modifié]».
a) L'Appelant a interrogé le Témoin A alors qu'on l'avait forcée à se mettre nue
152. Concernant l'interrogatoire du Témoin A alors qu'elle était nue, la Chambre de première instance a conclu que «[le Témoin A] a[vaitg été forcée par l'accusé B à se déshabiller et à demeurer nue devant un grand nombre de soldats» et que «l'accusé a[vaitg laissé le Témoin A à la garde de l'accusé B»200. Bien que le Jugement mentionne en son chapitre «Conclusions juridiques»201, le fait que le Témoin A était nue et que ce fait ait manifestement pesé sur la décision de condamner l'Appelant, la Chambre de première instance avait quand même le droit d'en tenir compte puisqu'il entrait dans le cadre des actes allégués dans l'Acte d'accusation modifié.
153. Dans ces circonstances, la Chambre d'appel estime correcte la distinction établie dans l'affaire Krnojelac202 entre les faits matériels sur lesquels l'Accusation s'appuie et les moyens de preuve qui permettent d’établir lesdits faits. Aux termes de l'article 18 du Statut et de l'article 47 du Règlement, seuls les faits matériels doivent figurer à l'acte d'accusation et non les éléments de preuve devant être produits pour établir ces faits. En l'espèce, la Chambre d'appel n'a aucune raison de conclure que la Chambre de première instance a eu tort d'admettre ces éléments de preuve qui étayent les accusations de torture, même s'ils ne figuraient pas dans l'Acte d'accusation modifié . Un acte d'accusation ne pourrait manifestement pas mentionner tous les éléments que l'Accusation compte produire à l'audience.
b) Pendant l'interrogatoire, l'Appelant aurait menacé de tuer les fils du Témoin A.
154. Concernant cet aspect du troisième motif d'appel, la Chambre de première instance a admis les propos du Témoin A au sujet de la nature de son interrogatoire par l'Appelant203. Cette conclusion entrait dans le cadre de l'examen par la Chambre de première instance du lien entre le conflit armé et l'Appelant et elle ne faisait pas partie des conclusions juridiques sur lesquelles la Chambre a fondé ses condamnations de l'Appelant.
c) L'Appelant a abandonné le Témoin A dans la Grande pièce à la merci de l'Accusé B
155. La Chambre de première instance a conclu que «[l'Appelant] a[vait] laissé le Témoin A à la garde de l'Accusé B, qui a entrepris de la violer, de lui infliger des sévices sexuels et des violences corporelles et de l'avilir»204. Sur ce point, la Chambre d'appel renvoie au paragraphe 67 du présent Arrêt et réaffirme que cette conclusion n'a pas influencé la Chambre de première instance dans sa décision de condamner l'Appelant. Ceci ressort nettement des conclusions juridiques présentées au chapitre 7 du Jugement, notamment aux paragraphes 264 à 269 relatifs au chef 13 (torture), qui montrent que la Chambre de première instance ne s'est pas fondée sur ces éléments de preuve pour condamner l'Appelant. Au paragraphe 264, la Chambre de première instance a conclu que l'Appelant
était présent dans la grande pièce et qu'il a soumis le Témoin A à un interrogatoire , alors qu'elle était nue. Au cours de l’interrogatoire, l'accusé B frottait son couteau sur l'intérieur de la cuisse du Témoin A et menaçait de mutiler ses parties génitales si elle ne répondait pas franchement aux questions de l'accusé. Celui- ci a poursuivi son interrogatoire et, pour finir, a menacé de confronter le Témoin A avec une autre personne, à savoir le Témoin D, ce qui devait l’amener à reconnaître les accusations portées à son encontre. Ainsi, l'interrogatoire conduit par l'accusé et les agissements de l'accusé B s'inscrivaient-ils dans le cadre d’un seul et même processus. Les agressions physiques jointes aux menaces de graves sévices ont causé d’intenses souffrances physiques et mentales au Témoin A.205
156. Rien dans ce paragraphe, ni dans aucun autre énonçant ces conclusions juridiques, ne fait référence aux déclarations du Témoin A, selon lesquelles «[l'Appelant] [l']a laissé[e] à la garde de l'Accusé B, qui a entrepris de la violer, de lui infliger des sévices sexuels et des violences corporelles et de l'avilir»206.
2. Éléments de preuve concernant des actes que l'Appelant aurait commis mais n'ayant pas de lien avec le Témoin A
157. Pour l'Appelant, les conclusions suivantes montrent que la Chambre de première instance a tenu compte, pour le condamner, d'actes n'ayant aucun lien avec le Témoin A207.
L’accusé était membre des Jokers, unité spéciale de la police militaire du HVO qui avait pris part au conflit armé dans la municipalité de Vitez et, en particulier , lors de l’attaque du village d’Ahmici. Ces attaques ont fait de nombreux morts et blessés dans la population civile et se sont soldées par l’expulsion et l’internement de nombreux civils.208
Finalement, le 16 avril 1993, le HVO a lancé une attaque concertée contre Vitez et Ahmici.209
La déposition du Témoin B portait sur l’attaque d’Ahmici par le HVO. Le 16 avril 1993, elle a été réveillée par des coups de feu et des explosions. Un groupe de soldats du HVO dont l’accusé, est entré chez elle et a fouillé la maison tout en l’agressant verbalement, elle et sa mère. Le Témoin B a supplié l’accusé de l’aider car elle le connaissait mais ce dernier est resté muet. Elle a ensuite été contrainte de s’enfuir parce que les soldats tiraient dans sa direction. Sa maison a été incendiée .210
Le Témoin B a aussi indiqué lors de sa déposition que, au cours de l’attaque d’Ahmici, l’accusé portait un écusson des Jokers à la manche.211
158. Les paragraphes précédents ne présentent pas des conclusions de la Chambre de première instance mais reprennent plutôt les allégations factuelles de l'Accusation. On notera d'ailleurs que, dans le Jugement, ces paragraphes figurent sous l'intitulé «La thèse de l'Accusation».
159. L'Appelant fait en outre valoir que la Chambre de première instance a conclu qu'«[il] était un soldat d'active qui avait participé à l'expulsion des Musulmans de leur foyer»212. Ce passage est extrait de la partie du Jugement qui expose les conclusions factuelles permettant de juger satisfaite la condition posée par l'article 3 du Statut, à savoir que les violations des lois ou coutumes de la guerre doivent s'être produites au cours d'un conflit armé. C'est pourquoi il figure sous l'intitulé «Le lien entre le conflit armé et les faits allégués».
160. Enfin, l'Appelant fait référence aux conclusions juridiques suivantes pour démontrer que «la Chambre de première instance a reconnu M. Furundzija coupable du crime de persécution»213 :
L'accusé était un commandant des Jokers, une unité spéciale du HVO. Combattant d’active , il a pris part aux hostilités engagées à l'encontre de la communauté musulmane de la région de la vallée de la Lasva, notamment à l'attaque menée contre le village d'Ahmici, où il a personnellement participé à l'expulsion des musulmans de leurs domiciles, dans le cadre du conflit armé susmentionné.214
161. La Chambre d'appel estime que rien dans le Jugement n'indique, comme le prétend l'Appelant, que la Chambre de première instance l'a reconnu coupable du crime de persécution.
162. La Chambre d'appel estime totalement infondé l'argument selon lequel l'Accusation aurait enfreint l'article 50 du Règlement en remaniant l'Acte d'accusation modifié à travers la présentation au procès des éléments à charge. Comme il est indiqué ci-dessus, aux termes de l'article 18 du Statut et de l'article 47 du Règlement , un acte d'accusation ne fait qu'alléguer les faits matériels sur lesquels s'appuient les accusations et n'a pas à exposer les moyens qui serviront à établir ces faits 215. Les éléments de preuve admis au procès n'ont pas modifié les charges figurant dans l'Acte d'accusation modifié .
163. Par conséquent, ce motif d'appel est rejeté.
164. Le quatrième motif d’appel soulève la question de la récusation ; il s’agit en effet de savoir si le Juge Mumba, qui a présidé le procès de l’Appelant , était impartiale ou si elle pouvait être perçue comme ayant un parti pris. Les allégations portent sur sa participation antérieure à la Commission de la condition de la femme des Nations Unies (la «Commission»). Son engagement au sein de cette organisation, de par sa nature et ce qu’il implique pour le procès de l’Appelant , a conduit ce dernier à affirmer qu’elle aurait dû être récusée en application de l’article 15 du Règlement.
165. La Chambre d’appel estime qu’il convient tout d’abord d’exposer la base factuelle des allégations de l’Appelant.
166. Le Juge Mumba occupe les fonctions de Juge du Tribunal international depuis son élection le 20 mai 1997. Avant d’être élue, elle a représenté pendant quelque temps le gouvernement de Zambie à la Commission216. Le Juge Mumba n’a jamais été simultanément membre de la Commission et Juge au Tribunal international. La Commission est une organisation dont la fonction principale consiste à promouvoir les changements sociaux susceptibles de développer et de protéger les droits fondamentaux de la femme217. L’une de ses préoccupations au cours du mandat du Juge Mumba concernait la guerre en ex-Yougoslavie et particulièrement les allégations de viols massifs et systématiques . Les résolutions de la Commission reflétaient d’ailleurs cette préoccupation, en condamnant de telles pratiques et en exhortant le Tribunal international à leur conférer la priorité en poursuivant les personnes présumées responsables.218.
167. La Commission a participé à la préparation de la Quatrième Conférence mondiale des Nations Unies sur les femmes, qui s’est tenue à Beijing, en Chine, du 4 au 15 septembre 1995, et tout particulièrement à la rédaction du «Programme d’action». Ce document identifiait douze «domaines critiques» liés aux droits de la femme et exposait un programme d’action future sur cinq ans, l’objectif étant de parvenir à l’égalité des sexes à l’horizon de l’an 2000. Trois des domaines critiques concernés intéressent particulièrement l’ex-Yougoslavie219. Après la conférence, un groupe d’experts s’est réuni dans le but de favoriser la réalisation de certains des objectifs adoptés à Beijing et énoncés dans le Programme d’action ; l’un de ces objectifs était de réaffirmer, avant la fin 1998, la qualification du viol comme crime de guerre. Trois auteurs d’un des mémoires d’amicus curiae déposés ultérieurement dans la présente affaire220 et Mme Patricia Viseur-Sellers, un des représentants de l’Accusation en l’espèce (le «juriste de l’Accusation»), participaient à ladite réunion221. Ce groupe d’experts a proposé une définition du viol en droit international222.
168. La Chambre d’appel fait remarquer que les parties ne s’opposent pas vraiment sur la base factuelle des allégations de l’Appelant mais sur l’interprétation qu’elles en font et leur pertinence au regard du motif d’appel. Ainsi, les parties conviennent de la participation du Juge Mumba à la Commission par le passé, mais elles divergent sur la nature de cette participation et sur son rôle exact. Les parties s’accordent sur le fait que le juriste de l’Accusation et les trois auteurs d’un des mémoires d’amicus curiae ont pu participer dans une certaine mesure aux activités de la Commission ou à la réunion du groupe d’experts, mais pas sur l’étendue de leur lien avec le Juge Mumba ni sur la conséquence ou la pertinence de ce lien pour le procès de l’Appelant.
169. L’Appelant avance que le Juge Mumba aurait dû être récusée en application de l’article 15 du Règlement du fait de son intérêt personnel et du lien qu’elle avait avec la Commission, les activités ou la campagne issues du Programme d’action , les trois auteurs de l’un des mémoires d’amicus curiae et le juriste de l’Accusation223. Il soutient que le critère que la Chambre d’appel devrait appliquer dans son appréciation de l’opportunité de récuser le Juge Mumba est celui de savoir si «une personne ordinaire et raisonnable , connaissant tous les faits, conclurait que le Juge Mumba a ou a eu un lien quelconque de nature à porter atteinte à son impartialité224 ? » Sur la base de ce critère, il soutient que le Juge Mumba aurait dû être récusée dans la mesure où elle est apparue comme jugeant une affaire susceptible de faire progresser, ce qui a effectivement été le cas, un programme juridique et politique qu’elle-même avait contribué à mettre sur pied en tant que membre de la Commission 225.
170. L’Appelant affirme que, même après son départ de la Commission, le Juge Mumba a continué à promouvoir les objectifs et les intérêts de la Commission ainsi que ceux du Programme d’action, et il prétend que cela a eu des répercussions directes sur son procès. Il ne suggère pas que le Juge Mumba était effectivement partiale226. Il s’agit plutôt de savoir si une personne raisonnable aurait pu douter de son impartialité227. À cet égard, il affirme qu’un tribunal devrait non seulement être impartial mais aussi présenter une apparence d’impartialité228. Partant, il soutient que le critère énoncé plus haut n’aboutit qu’à une seule conclusion , à savoir que le Juge Mumba a ou a eu des liens de nature à porter atteinte à son impartialité229.
171. L’Intimé prétend que l’Appelant n’a pas démontré, aux fins de la récusation du Juge Mumba, l’existence d’un intérêt personnel du Juge en l’espèce , ni d’un lien ou d’une relation professionnelle entre le Juge Mumba, les trois auteurs de l’un des mémoires d’amicus curiae et le juriste de l’Accusation . En outre, l’Appelant n’a présenté aucun élément de preuve permettant de soutenir que le Juge Mumba a effectivement fait preuve de partialité ou eu un parti pris230. L’Accusation affirme que la norme présidant à la conclusion de la partialité d’un juge devrait être rigoureuse et que les juges ne devraient pas être récusés sur la seule base de leurs opinions personnelles ou de leur expertise juridique231. Selon elle, l’Appelant n’a pas démontré qu'était satisfaite en l’espèce, la condition d'existence d'une «crainte légitime» de partialité232. En effet, la participation antérieure d'un Juge à une institution de l'Organisation des Nations Unies telle la Commission, ne saurait faire naître la crainte légitime qu'il poursuive un programme en raison duquel il ferait preuve de partialité à l'encontre d'un accusé comparaissant devant lui233.
172. Avant d’approfondir cette question, la Chambre d’appel tient à faire deux observations.
173. Tout d’abord, l’Appelant affirme n’avoir pris connaissance des relations du Juge Mumba et de son intérêt personnel en l’espèce qu’une fois le jugement rendu . C'est pourquoi il n'aurait soulevé la question devant le Bureau qu’à ce stade234. Bien qu'ayant décidé d’approfondir cette question en raison de son intérêt général 235, la Chambre d’appel fait toutefois remarquer qu’au cours du procès, l’Appelant avait déjà accès à des informations lui permettant de prendre connaissance des activités antérieures du Juge Mumba et de sa participation à la Commission. La Chambre d’appel fait ici référence aux documents publics du Tribunal international et notamment à ses annuaires, dont un des chapitres est consacré aux biographies des Juges élus au Tribunal236. En outre, la Section des services d’information publique du Tribunal, qui veille à ce que le public ait connaissance des activités du Tribunal, publie régulièrement des bulletins et diffuse des informations sur le site internet du Tribunal international . Tant l’annuaire que la Section des services d’information publique offrent au public des informations officielles sur des questions telles l’élection de nouveaux juges au Tribunal international et leur parcours professionnel. Ces informations étaient accessibles à tous et il appartenait à l’Appelant d'en prendre connaissance .
174. La Chambre d’appel estime que s'informer des compétences du juge présidant son procès ne saurait constituer une tâche excessive pour l’Appelant. S’il l’estimait pertinente, il aurait pu soulever la question devant la Chambre de première instance préalablement au procès ou au cours de celui-ci. Sur cette base, la Chambre d’appel pourrait conclure que l’Appelant a renoncé à son droit de soulever la question au stade actuel de la procédure et elle pourrait rejeter ce motif d’appel.
175. Cependant, ces observations ne sauraient être interprétées de manière à relever un juge de son obligation de se déporter s’il estime que son impartialité est en jeu. C’est en fait ce qu'exige l’article 15 A) du Règlement en disposant qu’en ce cas, le juge doit se récuser. La Chambre d’appel conclut que le Juge Mumba n'était pas tenue par une telle obligation, parce qu’elle n’avait pas d’intérêt personnel ni de lien de nature à pouvoir justifier une récusation.
176. La seconde observation concerne les éléments supplémentaires annexés au Mémoire modifié de l’Appelant. Il convient de rappeler que, dans une ordonnance datée du 2 septembre 1999, la Chambre d’appel a autorisé l’Appelant à modifier son mémoire d’appel mais n’a pas spécifiquement admis les éléments mentionnés dans la «Requête de la Défense en vue de compléter le dossier d’appel»237. La Chambre d’appel confirme qu’en autorisant le dépôt d’un mémoire modifié, elle a accepté le versement au dossier des documents annexés au dit mémoire et en tiendra compte dans son examen des arguments de l’Appelant.
1. L’obligation statutaire d’impartialité
177. Il est généralement admis que le droit fondamental d’un accusé à être jugé devant un tribunal indépendant et impartial fait partie intégrante de son droit à un procès équitable. L’article 13 1) du Statut reflète cette idée en prévoyant expressément que les juges du Tribunal international «doivent être de haute moralité, impartialité et intégrité»238. Ce droit fondamental de la personne se retrouve de manière similaire à l’article 21 du Statut, qui traite plus généralement des droits de l’accusé et du droit à un procès équitable239. Par conséquent , il n’est pas nécessaire que la Chambre d’appel examine d’autres sources de cette obligation que l’article 13 1) du Statut.
178. Cependant, la Chambre d’appel se doit encore de déterminer la façon dont cette obligation d’impartialité devrait être interprétée et appliquée aux circonstances de l’espèce. Ce faisant, elle fait remarquer que c’est la première fois qu’elle est saisie de la question de l’impartialité d’un Juge, même si celle-ci a déjà été portée plusieurs fois devant le Bureau ou le Président d’une Chambre de première instance dans différentes affaires 240.
2. Interprétation de l’obligation statutaire d’impartialité
179. Le droit fondamental d’un accusé à être jugé par un tribunal impartial sera interprété en examinant des situations dans lesquelles il est allégué qu’un juge n’est pas ou ne peut être impartial et devrait donc être récusé d’une affaire particulière. Une approche à deux volets semble s’être développée. Bien qu’il n’existe pas d’interprétation uniforme sur les plans national et régional, les tribunaux concluront en général qu’un juge n’est pas susceptible de porter un jugement impartial et sans préjugés241 dans une affaire dès lors qu’il est prouvé qu’il existe effectivement un parti pris ou une apparence de partialité.
180. L’Appelant admet qu’il «ne suggère pas ici que Mme le Juge Mumba était effectivement partiale»242. La Chambre d’appel raisonnera sur cette base.
181. La Convention européenne des Droits de l’Homme a été à l’origine d’une abondante jurisprudence sur l’interprétation de son article 6 qui dispose, entre autres, que «[t]oute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement , publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial , établi par la loi […]». De l’avis de la Cour européenne des Droits de l’Homme :
Si l’impartialité se définit d’ordinaire par l’absence de préjugé ou de parti pris , elle peut, notamment sous l’angle de l’article 6 1) de la Convention, s’apprécier de diverses manières. On peut distinguer sous ce rapport entre une démarche subjective , essayant de déterminer ce que tel juge pensait dans son for intérieur en telle circonstance, et une démarche objective amenant à rechercher s’il offrait des garanties suffisantes pour exclure à cet égard tout doute légitime.243
182. S’agissant de l’impartialité subjective, la Cour a continuellement affirmé qu’un juge doit être présumé personnellement impartial jusqu’à preuve du contraire244. S’agissant du critère objectif, la Cour a conclu qu’un tribunal était tenu non seulement d’être effectivement impartial, mais aussi d’être perçu comme tel. Même en l’absence d’allégation de partialité effective, la Cour a estimé qu’il suffisait que les apparences fassent naître un doute quant à l’impartialité pour que soit menacée la confiance que la Cour doit inspirer dans une société démocratique245. La Cour considère qu’elle doit déterminer s’il existe des «faits vérifiables autoris[a]nt à suspecter l’impartialité […]»246. Ce faisant, elle a conclu que «pour se prononcer sur l’existence, dans une affaire donnée, d’une raison légitime de redouter chez un juge un défaut d’impartialité, l’optique de l’accusé entre en ligne de compte mais ne joue pas un rôle décisif. […] L’élément déterminant consiste à savoir si les appréhensions […] peuvent passer pour objectivement justifiées»247. Ainsi, outre la question de savoir si un juge a réellement fait preuve de partialité , il faut déterminer s’il a pu être perçu comme tel.
183. L’interprétation par les systèmes juridiques nationaux de l’obligation d’impartialité, et notamment l’application du critère de l'apparence de partialité , font généralement écho à la jurisprudence issue de la Convention européenne.
184. Cependant, la règle applicable varie d'un système de common law à l'autre. En Grande-Bretagne, les juridictions cherchent à déterminer s’il existe un «risque concret plutôt qu’une simple probabilité de partialité»248. On y estime en effet que «dans la formulation du critère approprié, il n'est pas nécessaire d'exiger du tribunal qu'il examine la question du point de vue d’une personne raisonnable, dans la mesure où il doit tout d’abord déterminer, sur la base des preuves disponibles, les circonstances pertinentes dont un observateur présent dans le prétoire n’aurait pas forcément eu connaissance au moment même»249. Cependant, d’autres juridictions de common law rejettent ce critère comme étant trop strict et des affaires telles Webb, R.D.S et South African Rugby Football Union investissent la personne raisonnable du rôle d’arbitre de la partialité et la considèrent dûment informée des circonstances nécessaires à l'appréciation de l’impartialité.
185. Dans l’affaire Webb, la Haute Cour d’Australie a conclu que pour déterminer s’il existe des raisons de considérer tel juge comme partial, il convient de se demander si les circonstances créeraient, dans l’esprit d’un observateur équitable et informé, une «crainte légitime de partialité»250. De la même façon, la Cour suprême du Canada a jugé que le critère approprié en la matière consiste à déterminer si les paroles ou les actes du juge suscitent une crainte légitime de partialité aux yeux d’un observateur informé et raisonnable : «ce critère comporte un double élément objectif : la personne examinant l’allégation de partialité doit être raisonnable, et la crainte de partialité doit elle-même être légitime eu égard aux circonstances de l’affaire. De plus, la personne raisonnable doit être une personne bien renseignée, au courant de l’ensemble des circonstances pertinentes»251.
186. Récemment, dans l’affaire South African Rugby Football Union 252, la Cour suprême d’Afrique du Sud a confirmé le critère susmentionné en affirmant qu’«[i]l s’agit de savoir si , confrontée aux faits exacts, une personne raisonnable, objective et informée, serait fondée à craindre que le juge n'ait pas examiné ou n'examine pas l'affaire dans un état d’esprit impartial, c’est à dire ouvert aux éléments de preuve et aux arguments des conseils»253.
187. Aux États-Unis, un juge fédéral est récusé pour défaut d’impartialité lorsqu’«une personne raisonnable et ayant connaissance des circonstances dans lesquelles un juge a omis de se déporter, aurait des doutes légitimes quant à son impartialité »254.
188. On retrouve cette tendance dans les juridictions de droit romano -germanique, où un juge est tenu non seulement d’être effectivement impartial mais également d’être perçu comme tel255. Par exemple, en Allemagne, alors que les articles 22 et 23 du Code de procédure pénale énoncent les motifs impératifs de récusation, l’article 24 dispose qu’un juge peut être remis en cause par «crainte de partialité» et qu’une telle «remise en cause par crainte de parti pris est appropriée s’il existe une raison de douter de l’impartialité d’un juge». Ainsi, peut-on contester la partialité d’un juge en invoquant seulement une crainte objective de parti pris sans avoir à alléguer l'existence d'une partialité effective. De la même manière, en Suède, un juge peut être récusé dans toute circonstance soulevant un doute légitime quant à son impartialité256.
3. Un critère applicable par la Chambre d’appel
189. À la lumière de cette jurisprudence, la Chambre d’appel conclut à l’existence de la règle générale suivante : d'un point de vue subjectif, le juge doit être dépourvu de préjugé, mais, de plus, d'un point de vue objectif, rien dans les circonstances ne doit créer une apparence de partialité. Sur cette base, la Chambre d’appel considère devoir s’inspirer des principes suivants pour interpréter et appliquer l’obligation d’impartialité énoncée dans le Statut :
A. Un Juge n’est pas impartial si l’existence d’un parti pris réel est démontrée .
B. Il existe une apparence de partialité inacceptable :
i) si un juge est partie à l’affaire, s'il a un intérêt financier ou patrimonial dans son issue ou si sa décision peut promouvoir une cause dans laquelle il est engagé aux côtés de l’une des parties. Dans ces circonstances, le juge est automatiquement récusé de l’affaire ;
ii) si les circonstances suscitent chez un observateur raisonnable et dûment informé une crainte légitime de partialité257.
190. S’agissant du second volet de ce dernier principe, la Chambre d’appel se range à l'idée que la «personne raisonnable doit être une personne bien renseignée , au courant de l’ensemble des circonstances pertinentes, y compris des traditions historiques d’intégrité et d’impartialité, et consciente aussi du fait que l’impartialité est l’une des obligations que les juges ont fait le serment de respecter»258.
191. La Chambre d’appel fait remarquer que l’article 15 A) du Règlement dispose :
Un juge ne peut connaître en première instance ou en appel d’une affaire dans laquelle il a un intérêt personnel ou avec laquelle il a ou il a eu un lien quelconque de nature à porter atteinte à son impartialité. En ce cas, il doit se récuser dans cette affaire et le Président désigne un autre juge pour siéger à sa place259.
La Chambre d’appel est d’avis que l’article 15 A) du Règlement doit être interprété en accord avec les principes précédents.
4. Application à l’espèce de l’obligation statutaire d’impartialité
192. Nous l'avons dit260, l’Appelant ne suggère pas que le Juge Mumba a effectivement été partiale. Par conséquent , la Chambre d’appel n’estime pas nécessaire d’approfondir en l’espèce cet aspect de la question.
b) Le Juge Mumba était-elle partie à la cause ou avait-elle pour ladite cause un intérêt de nature à justifier sa récusation ?
193. S’agissant du premier volet du second principe, l’Appelant s'appuie sur les ressemblances entre cette espèce et l’affaire Pinochet 261 ). Cette dernière se distingue toutefois de l’espèce au moins sur deux points.
194. En premier lieu, alors qu’au moment du procès Pinochet, Lord Hoffman était directeur d’Amnesty International Charity Limited, le Juge Mumba n’a jamais été simultanément membre de la Commission et juge en l’espèce262. En second lieu, le lien étroit existant entre Lord Hoffmann et Amnesty International dans l’affaire Pinochet n’est pas présent en l’espèce. Comme l’a déclaré Lord Browne-Wilkinson, «ce n’est que si un juge joue un rôle actif, en qualité d’administrateur ou de directeur d’une organisation caritative, étroitement liée à une partie à l’affaire et agissant en coordination avec elle, qu’il doit normalement envisager de se récuser ou d’informer les parties de la situation»263. Aucun élément ne démontre que le Juge Mumba était étroitement liée au juriste de l’Accusation et aux trois auteurs de l’un des mémoires d’amicus curiae déposés en l’espèce et qu’elle agissait en coordination avec ceux-ci, même si elle a pu participer à la même organisation qu'eux. Le lien dans la présente affaire est ténu et ne peut être comparé à celui existant entre Amnesty International et Lord Hoffmann dans l’affaire Pinochet. On ne peut pas non plus établir ce lien en se contentant d’affirmer que le Juge Mumba, le juriste de l’Accusation et les trois amici curiae partageaient en général les objectifs de la Commission . Aucun élément ne permet donc en l'espèce de conclure à la partialité en se fondant sur le critère d'apparence de partialité retenu dans l’affaire Pinochet.
c) Les circonstances liées à la participation du Juge Mumba à la Commission inciteraient -elles un observateur raisonnable et informé à suspecter son impartialité ?
195. En appliquant le second volet du second principe, la Chambre d’appel estime qu’il convient de rappeler la célèbre maxime de Lord Hewart (Président de la Haute Cour de justice), à savoir qu’il est d’une «importance capitale que non seulement justice soit faite, mais que l’on perçoive manifestement et indubitablement qu’il en est ainsi»264. Se fondant sur les conclusions rendues dans l’affaire Pinochet, l’Appelant soutient que l’appartenance antérieure du Juge Mumba à la Commission ainsi que ses liens présumés avec le juriste de l’Accusation et les trois auteurs de l’un des mémoires d’amicus curiae ont créé une apparence de partialité265.
196. La Chambre d’appel est d’avis qu’un juge bénéficie d’une présomption d’impartialité, présomption consacrée tant par la jurisprudence du Tribunal international 266 que par le droit interne. Ainsi , la Cour suprême d’Afrique du Sud a conclu dans l’affaire South African Rugby Football Union que :
[l]e caractère légitime de la crainte [de partialité] doit être apprécié à la lumière du serment prêté par les Juges de s'engager à rendre justice sans crainte et sans favoritisme et de leur capacité à respecter ce serment du fait de leur formation et de leur expérience. Il convient de présumer qu’ils sont en mesure de maintenir leur esprit libre de toute conviction ou inclination personnelle non pertinente. Ils doivent tenir compte de leur devoir de siéger dans toute affaire dans laquelle ils ne sont pas tenus de se récuser267.
197. La Chambre d’appel se rallie à ce point de vue et estime qu’en l’absence de preuve du contraire, il convient de présumer que les juges du Tribunal international «sont en mesure de maintenir leur esprit libre de toute conviction ou inclination personnelle non pertinente». Il appartient à l’Appelant de soumettre des éléments de preuve suffisants pour convaincre la Chambre d’appel que le Juge Mumba n’était pas impartiale au cours de son procès. Cette présomption d’impartialité ne peut être réfutée facilement. Comme on a pu l’affirmer, «la récusation ne peut être acquise que s'il est démontré qu'il est légitime de craindre la partialité en raison d’un préjugé et cette crainte doit être "fermement établie"»268.
198. L’Appelant suggère que durant son mandat au sein de la Commission , le Juge Mumba a agi à titre personnel et s'était «personnellement engagée» dans la promotion de la cause défendue par la Commission et le Programme d’action. Elle avait donc pour le procès de l’Appelant, un intérêt personnel qui, en créant une apparence de partialité, justifiait sa récusation269. L’Accusation soutient que le Juge Mumba a uniquement agi en qualité de représentant de son pays et n’a, à ce titre, pas exprimé ses opinions personnelles mais bien celles de son pays270.
199. La Chambre d’appel considère que l’argument de l’Appelant n’est pas fondé. Tout d’abord, elle estime que le Juge Mumba a agi en qualité de représentant de son pays et donc à titre officiel. Cette conclusion est corroborée par la résolution 11 II) du Conseil économique et social des Nations Unies portant création de la Commission, qui prévoit que cet organe sera composé d’«un représentant de chacun des quinze membres des Nations Unies sélectionné par le Conseil»271. Les représentants à la Commission sont sélectionnés et nommés par les gouvernements 272. Tout en concédant que certains individus, comme les experts des nombreux organes des Nations Unies spécialisés dans la protection des droits de l’homme, siègent effectivement à titre personnel 273, la Chambre d'appel note que la résolution établissant la Commission ne laisse pas cette possibilité à ses membres . Par conséquent, un membre de la Commission est soumis aux instructions et au contrôle de son gouvernement. Quand il prend la parole, c’est au nom de son pays. Il se peut que dans certaines circonstances, un représentant partage l'opinion de son gouvernement , mais rien ne laisse penser que c’était le cas en l’espèce. En tout état de cause , l’opinion présentée par le Juge Mumba à la tribune de la Commission serait considérée comme celle de son gouvernement.
200. Deuxièmement, même s’il avait été démontré que le Juge Mumba partageait expressément les buts et objectifs de la Commission et du Programme d’action quant au développement et à la protection des droits fondamentaux de la femme, cette inclination , de par sa nature générale, diffère de l'inclination à mettre en œuvre ces buts et objectifs en tant que juge saisi d'une affaire particulière. Il en résulte qu’elle peut quand même siéger dans une affaire pour se prononcer de manière impartiale sur des questions touchant aux femmes.
201. En effet, même si le Juge Mumba avait cherché à mettre en œuvre les objectifs pertinents de la Commission, ceux-ci ne faisaient que refléter les buts des Nations Unies274 et étaient mentionnés dans ses résolutions du Conseil de sécurité conduisant à la création du Tribunal. Celles-ci condamnaient le viol et la détention systématiques des femmes en ex-Yougoslavie et affirmaient la volonté de «mettre fin à de tels crimes et à prendre des mesures efficaces pour que les personnes qui en portent la responsabilité soient poursuivies en justice»275. En créant le Tribunal, le Conseil de sécurité a pris note «avec une profonde préoccupation » du «rapport de la Mission d’enquête de la Communauté européenne sur le traitement réservé aux femmes musulmanes dans l’ex-Yougoslavie» et s’est fondé sur les rapports soumis, entre autres, par la Commission d’experts et par le Rapporteur spécial pour l’ex-Yougoslavie, pour décider de traduire les auteurs de ces crimes en justice276. La question générale de la poursuite des auteurs de ces crimes constituait donc l’une des raisons pour lesquelles le Conseil de sécurité a créé le Tribunal.
202. En conséquence, la Chambre d’appel ne voit pas en quoi le fait que le Juge Mumba ait partagé ces objectifs pouvait constituer une circonstance qui créerait chez un observateur raisonnable et informé une crainte légitime de partialité . La Chambre accepte l’argument de l’Accusation selon lequel «le souci de parvenir à l'égalité des sexes, qui constitue l’un des principes énoncés dans la Charte des Nations Unies, ne saurait être pris comme l'indice d'un quelconque préjugé susceptible de s'exercer à l'occasion de tout procès ultérieur dans des affaires de viol»277. Défendre l’idée que le viol est un crime horrible dont les responsables devraient être poursuivis en justice dans les limites imposées par le droit ne saurait constituer en soi un motif de récusation.
203. La Chambre d’appel admet que les juges ont des convictions personnelles . «Il est difficile voire impossible pour un membre de la magistrature d’être absolument neutre»278. Dans ce contexte, la Chambre d’appel fait remarquer que la Commission européenne a estimé que «des affinités politiques, dans la mesure du moins où elles sont diversifiées, n’impliquent pas en elles-mêmes un manque d’impartialité envers les parties en cause»279.
204. La Chambre d’appel considère que les allégations de partialité formulées à l’encontre du Juge Mumba sur la base de son appartenance antérieure à la Commission doivent être examinées à la lumière des dispositions de l’article 13 1) du Statut , qui stipulent qu’«[i]l est dûment tenu compte dans la composition globale des Chambres de l’expérience des juges en matière de droit pénal et de droit international , notamment de droit international et des droits de l’homme».
205. La Chambre d’appel estime qu’un juge n’a pas à être récusé du fait de ses qualifications qui, de par leur nature même, font partie intégrante des conditions d'éligibilité. La participation du Juge Mumba à la Commission et, de manière générale , son expérience dans ce domaine, reflètent l’obligation de disposer d’une expérience en droit international et notamment en matière de droits de l’homme, énoncée à l’article 13 1) du Statut. Cette expérience est une condition statutaire pour être élu juge auprès du Tribunal. Il serait étrange que l’application d’une condition d’éligibilité aboutisse à une suspicion de partialité. Par conséquent, l’article 13 1) doit être interprété de manière à exclure l'expérience dans les domaines spécifiques énumérés de la catégorie des matières et activités pouvant impliquer un parti pris. En d’autres termes, en l’absence de preuve manifeste du contraire, le fait qu’un juge ait une expérience dans un de ces domaines ne peut constituer une preuve de partialité ou de parti pris280.
206. L’Appelant a prétendu que «la décision du Juge Mumba [le Jugement ] promouvait en fait les intérêts et les objectifs spécifiques de la Commission»281. Il affirme que le Juge défendait l’idée que le viol constituait un crime de guerre et encourageait la poursuite énergique des personnes accusées de viol en tant que crime de guerre282. Il soutient à tort qu’il s’agissait de la première affaire portée devant le Tribunal international ou le TPIR permettant de consacrer le viol comme crime de guerre283 et que la Chambre de première instance a saisi l'occasion de ce procès pour élargir la définition du viol284. L’Appelant prétend que cette définition élargie du viol, telle qu’elle ressort du Jugement, est le reflet des conclusions adoptées lors de la réunion du Groupe d’experts, à laquelle ont participé les trois auteurs d’un des mémoires d’amicus curiae , ainsi que le juriste de l’Accusation285. Selon lui, ces circonstances pourraient créer chez une personne raisonnable une crainte légitime de partialité.
207. Pour sa part, le Procureur soutient que, s’agissant de la définition du viol, rien n'indique que le Juge Mumba a été influencée par la réunion du Groupe d’experts ni même qu’elle en avait connaissance ou qu’elle était au courant de cette réunion ou de l’existence d’un rapport y afférent. L’Accusation affirme que les trois auteurs d’un des mémoires d’amicus curiae n’ont pas proposé de définition du viol dans leurs conclusions (ce que l’Appelant ne conteste pas286) et que de toute manière, au cours du procès, l’Appelant ne s’est pas opposé aux conclusions du Procureur relatives aux éléments constitutifs du viol287.
208. La Chambre d’appel fait remarquer qu'aucun litige n'est survenu au procès sur le point de savoir si le viol peut ou doit être qualifié de crime de guerre. L’Accusation a traité de la définition du viol dans son mémoire préalable ainsi qu’au cours du procès288 et , comme l’a signalé la Chambre de première instance, l’Appelant n’a pas contesté ces conclusions289. En outre, l’Appelant a confirmé au cours de l’audience en appel que la question de savoir si le viol pouvait constituer un crime de guerre n’a pas soulevé d’objection au cours du procès 290 ; en fait, durant la même audience , l’Appelant n’a pas abordé la question de la récusation291. Pour ces raisons, la Chambre d’appel conclut que les circonstances ne pouvaient créer chez un observateur raisonnable et dûment informé une crainte légitime de partialité.
209. De plus, la Chambre d’appel note que tant le Tribunal international que le TPIR ont déjà eu l’occasion de définir le crime de viol avant le Jugement 292.
210. S’agissant de la réaffirmation par le Tribunal international, de ce que le viol constitue un crime de guerre, la Chambre d’appel conclut que cette qualification a depuis longtemps été reconnue par la communauté internationale293. Dans le Jugement Celebici, l’un des accusés a été reconnu coupable de torture au moyen du viol, en tant que violation des lois ou coutumes de la guerre294. Le Statut de Rome, qui qualifie le viol de crime de guerre, reflète également cette reconnaissance par la communauté internationale295.
211. La Chambre d’appel considère également infondé l’argument selon lequel la partialité du Juge Mumba ressort du fait que le Jugement a élargi la définition du viol, qui reflète désormais celle avancée lors de la réunion du Groupe d’experts . Rien ne prouve que le Juge Mumba a été influencée par ladite définition. En revanche , la jurisprudence existante explique pourquoi la Chambre de première instance s'est prononcée comme elle l'a fait. Dans l’affaire Le Procureur c/ Jean Paul Akayesu portée devant le TPIR, la Chambre de première instance, tout en admettant qu’il n’existait pas de définition faisant consensus en droit international et qu’il y avait également des variantes nationales296, a défini le viol comme «une invasion physique de nature sexuelle commise sur la personne d’autrui sous l’empire de la contrainte»297. Cette définition a ultérieurement été retenue dans l’affaire Celebici 298 ).
212. En l’espèce, cette question n’a pas fait l'objet d'une controverse au procès299. La Chambre de première instance a affirmé qu’elle cherchait à adopter une «définition précise du viol basée sur le principe en vertu duquel les normes pénales doivent avoir un contenu précis »300. La Chambre d’appel reconnaît à la Chambre de première instance le droit d’interpréter le droit positif.
213. Enfin, l’Appelant prétend que les liens que le Juge Mumba entretenait avec les trois auteurs d’un mémoire d’amicus curiae ont créé une apparence de partialité. Il soutient qu'à travers le dépôt des mémoires devant la Chambre de première instance, les «amici ont activement soutenu le Procureur dans son effort pour faire condamner M. Furundzija, en cherchant à empêcher la réouverture du procès après que la Défense a découvert que l'Accusation n'avait pas communiqué les documents pertinents […] et ils ont présenté des arguments juridiques favorables à l’Accusation en vue de promouvoir un programme qu’ils soutenaient avec le Juge Mumba»301. L’Appelant cite des extraits des mémoires pour illustrer l’opinion que leurs auteurs partageaient avec le Juge Mumba ; ces extraits, dit-il, visaient à rappeler au «Tribunal que ses décisions ont de profondes répercussions sur a) les droits des femmes à l’égalité devant la justice et b) l’objectif consistant à traduire les auteurs de violences sexuelles au cours d’un conflit armé devant les deux Tribunaux pénaux internationaux»302.
214. Le Jugement fait remarquer que les mémoires d’amicus curiae «traitent longuement de questions relatives à la réouverture du procès» et de la portée suggérée de celle-ci303. Ils n’abordent pas la question du viol ni celle de la responsabilité individuelle de l’Appelant pour les viols concernés304. En tout état de cause, à la date du dépôt des mémoires, les 9 et 11 novembre 1998 , la Chambre de première instance s’était déjà prononcée en faveur de la réouverture du procès, qui a débuté le 9 novembre 1998305.
215. La Chambre d’appel conclut que les allégations de l’Appelant contenues dans ce quatrième motif d’appel ne sont pas fondées. Ce motif est donc rejeté.
216. L’Appelant soutient que des peines de dix ans d’emprisonnement pour la perpétration d’actes de torture et de huit ans pour complicité d’atteintes à la dignité des personnes, en violation des lois ou coutumes de la guerre, constituent «un châtiment cruel et excessif»306. Il avance que si la Chambre d’appel confirmait l’une ou l’autre des condamnations , il lui faudrait réduire la peine à une durée conforme au régime de la peine naissant du Tribunal307.
217. L’Appelant fait valoir que la peine est trop lourde compte tenu des éléments de preuve, qui n’excluent pas qu’il soit innocent308. Il ajoute que les jugements rendus jusqu’à présent par le Tribunal révèlent l’émergence d’une jurisprudence articulant plusieurs principes généraux de détermination de la peine. Selon l’Appelant, le premier de ces principes voudrait que les crimes contre l’humanité entraînent une peine plus lourde que les crimes de guerre. Il en veut pour preuve la conclusion de la Chambre de première instance saisie de l’affaire Le Procureur c/ Dusko Tadic et la souscription de la Chambre d’appel à ce principe dans l’Arrêt Erdemovic309. Le deuxième principe voudrait que les crimes ayant entraîné la mort soient punis plus sévèrement que les autres. L’Appelant fait valoir que, dans le Jugement relatif à la sentence rendu dans l’affaire Tadic 310 (le «Jugement Tadic relatif à la sentence»), la Chambre de première instance a jugé que pour avoir pris part à des traitements cruels et inhumains entraînant la mort ou la disparition des victimes, Dusko Tadic méritait une peine de trois ans supérieure à celle prononcée à raison du même crime, quand il n’a pas entraîné la mort311. Se fondant sur le Jugement Tadic relatif à la sentence, l’Appelant soutient qu’une condamnation à six ans d’emprisonnement constitue une peine de référence appropriée pour une violation des lois ou coutumes de la guerre, lorsque l’accusé est reconnu coupable de traitements particulièrement cruels et terrorisants qui n’ont pas entraîné la mort de la victime 312.
218. Citant le Jugement Celibici, l’Appelant soutient que la Chambre de première instance saisie de cette affaire a également réaffirmé le principe selon lequel les crimes ayant entraîné la mort de la victime appellent une peine plus sévère313.
219. En outre, l’Appelant présente le Jugement Aleksovski comme un précédent important dans le cadre du présent appel. Dans cette affaire, Zlatko Aleksovski avait été condamné à deux ans et demi d’emprisonnement pour atteintes à la dignité des personnes. L’Appelant souligne le contraste avec son propre cas , puisqu’il s’est vu imposer huit ans d’emprisonnement pour un crime de la même catégorie314.
220. Globalement, l’Appelant soutient qu’en vue de garantir la cohérence entre la peine qui lui est imposée et celles infligées par les Chambres de première instance dans les affaires Tadic, Erdemovic et Aleksovski315, sa peine devrait être ramenée à un emprisonnement ne dépassant pas six ans316.
221. L’Intimé fait valoir que la détermination de la peine relève du pouvoir discrétionnaire de la Chambre de première instance. Par conséquent, la Chambre d’appel ne peut substituer ses conclusions à celles de la Chambre de première instance à moins de démontrer que cette dernière a commis une erreur d’appréciation. Selon l’Intimé, l’Appelant n’a pas établi que la Chambre de première instance avait erré dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en matière de détermination de la peine317.
222. L’Intimé soutient que toute peine prononcée est nécessairement personnalisée , étant donné que la Chambre de première instance fait appel à un grand nombre de facteurs lorsqu’elle exerce son pouvoir discrétionnaire dans chaque affaire318.
223. Rappelant que la Chambre d’appel n’a abordé la question de la détermination de la peine qu’à une seule occasion, l’Intimé conteste l’argument selon lequel le Tribunal disposerait déjà d’un régime de la peine bien défini319. En outre, toutes les peines infligées jusqu’à présent par les Chambres de première instance, dont l’Appelant soutient qu’elles reflètent un régime de la peine embryonnaire , font l’objet d’un appel. Selon l’Intimé, on ne peut se fonder sur l’affaire Erdemovic 320 en raison de la singularité de ses circonstances. L’accusé y avait plaidé coupable des accusations portées à son encontre et la contrainte avait été considérée comme une circonstance atténuante . Par conséquent, l’Intimé fait valoir que la jurisprudence Erdemovic se distingue clairement de l’espèce321.
224. Prenant le contre-pied de l’argument de l’Appelant selon lequel la Chambre d’appel doit s’inspirer des peines prononcées jusqu’à présent par les Chambres de première instance, l’Intimé soutient qu’il serait souhaitable que la Chambre d’appel formule des principes appropriés pour la détermination de la peine , en vue d’assurer cohérence et égalité de traitement322.
225. De plus, l’Intimé fait valoir que les principales fonctions de la peine doivent être la dissuasion et le châtiment. Selon lui, la dissuasion a deux volets, «répressif» et «éducatif». Il soutient que si le Tribunal infligeait des peines généralement inférieures à celles prononcées normalement dans les ordres internes, il irait à l’encontre de ces deux volets de la dissuasion et de l’objectif de châtiment323.
226. S’agissant de l’aspect répressif, l’Intimé soutient que si elles étaient moins sévères que celles imposées en application du droit interne, les sanctions prononcées par un Tribunal international ne dissuaderaient pas d’éventuels auteurs de commettre des violations du droit international humanitaire. S’agissant de l’aspect éducatif, l’Intimé avance que si le Tribunal international prononçait des peines moins sévères, d’aucuns pourraient penser que le génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre sont moins graves que les crimes ordinaires réprimés en droit interne. Enfin, en prononçant des peines moins sévères que celles en vigueur dans les juridictions internes, le Tribunal international contreviendrait à son objectif, qui est de contribuer au rétablissement de la paix et de la sécurité en ex-Yougoslavie324.
227. Pour l’Intimé, la gravité du crime doit constituer le point de départ de tout exercice de détermination de la peine. Plutôt que de se conformer à une quelconque hiérarchie générale des infractions, une Chambre de première instance devrait prononcer une peine qui reflète la gravité inhérente à l’infraction reprochée à l’accusé325. La gravité des crimes doit en définitive être déterminée au regard des circonstances particulières de l’affaire, le degré de participation de l’accusé doit être pris en compte et, généralement , plus une personne participe de près à la commission du crime, plus son crime est grave326. Cependant, la responsabilité d’une personne qui ordonne ou planifie un comportement criminel sera engagée pour avoir ordonné tous les crimes commis par les auteurs et elle peut, par conséquent , être plus importante327.
228. Sur le principe, l’Intimé considère, comme l’Appelant, qu’un crime est plus grave lorsqu’il entraîne la mort de la victime. Cependant, ce principe ne s’applique pas nécessairement aux circonstances de toutes les affaires. L’Intimé rejette l’argument de l’Appelant selon lequel il est établi que six ans d’emprisonnement constituent la «peine de référence appropriée» pour la violation des lois ou coutumes de la guerre, lorsque l’accusé est reconnu coupable de traitements particulièrement cruels et terrorisants qui n’ont pas entraîné la mort de la victime328. L’Intimé met également l’accent sur les autres facteurs dont il faut tenir compte , tels que la situation personnelle de l’accusé, les circonstances aggravantes et atténuantes et la grille générale des peines d’emprisonnement appliquée par les tribunaux de l’ex-Yougoslavie329.
229. L’Intimé fait valoir que l’Appelant n’a pas démontré que sa peine de dix ans d’emprisonnement pour torture est manifestement disproportionnée eu égard à la gravité du comportement criminel en question. La Chambre de première instance a conclu à la culpabilité de l’Appelant en qualité de coauteur des actes de torture , suggérant ainsi que le comportement criminel de l’Appelant et celui de l’Accusé B étaient de même gravité. Par conséquent, la peine prononcée ne peut être considérée comme disproportionnée330. L’Intimé ajoute que la peine prononcée pour atteintes à la dignité des personnes reflète le rôle moins important de l’Appelant dans ce crime, bien que le comportement qui est à la base de ce chef soit le même que celui qui est à la base du chef de torture 331. L’Accusation conclut que la Défense n’a pas démontré que la Chambre de première instance a erré dans l’exercice de son pouvoir d’appréciation des peines332.
230. L’Intimé fait également valoir que même si l’on devait tenir compte des peines prononcées par les Chambres de première instance dans d’autres affaires , il ne semble pas y avoir d’incohérence entre les peines. À titre d’exemple, il cite l’accusé Hazim Delic qui, dans l’affaire Celebici, s’est vu imposer une peine de quinze ans d’emprisonnement pour viol. L’Intimé soutient que cette peine est sans doute celle qui, par les faits, se rapproche le plus des circonstances de l’espèce333. Il ajoute que bien que la Chambre d’appel n’ait pas à s’inspirer des peines prononcées par les Chambres de première instance, l’emprisonnement à vie a été prononcé dans plusieurs affaires du TPIR et que, dans l’affaire Jelisic, le présent Tribunal a prononcé une peine de 40 ans334. Selon l’Intimé , la peine globale de dix ans en l’espèce est dans la fourchette appropriée. Partant , l’Appelant n’a pas démontré que la Chambre de première instance avait commis une erreur d’appréciation335.
231. Enfin, l’Intimé soutient que l’Appelant semble suggérer qu’un accusé peut être condamné alors que subsistent des doutes quant à son innocence et que, dans ce cas, les doutes devraient avoir pour effet d’atténuer la peine336.
232. L’Appelant rejette les arguments de l’Intimé selon lesquels sa peine s’inscrit dans le droit fil de la pratique du Tribunal. Il renouvelle ses objections à l’accent mis par l’Intimé sur son interrogatoire du Témoin A alors qu’elle subissait des violences sexuelles, un scénario que, selon lui, les éléments de preuve ne viennent pas étayer337.
233. L’Appelant réitère sa position telle qu’exposée dans son Mémoire modifié, à savoir que la peine imposée par la Chambre de première instance se distingue nettement de celles infligées en première instance dans les affaires Tadic, 338 Erdemovic 339 et Aleksovski 340. Il déclare que l’Intimé n’a pas essayé de faire le rapprochement entre les peines prononcées dans les affaires Tadic et Aleksovski avec celle imposée à Furundzija, et que cela n’aurait, en toute hypothèse, pas été possible341.
234. S’agissant de l’affaire Erdemovic, l’Appelant soutient que dans le Premier Jugement Erdemovic, l’accusé a été condamné à dix ans d’emprisonnement pour avoir commis plus de soixante-dix meurtres, sans considération de circonstances atténuantes, mais que dans le Deuxième Jugement Erdemovic, la peine infligée n’était plus que de cinq ans, compte tenu de la contrainte et suite à un accord de marchandage judiciaire avec le Procureur342.
235. Les dispositions pertinentes s’agissant de la procédure de fixation de la peine sont les articles 23 et 24 du Statut et 101 du Règlement.
1. La Chambre de première instance prononce des sentences et impose des peines et sanctions à l’encontre des personnes convaincues de violations graves du droit international humanitaire.
2. La sentence est rendue en audience publique à la majorité des juges de la Chambre de première instance. Elle est établie par écrit et motivée, des opinions individuelles ou dissidentes pouvant y être jointes.
1. La Chambre de première instance n’impose que des peines d’emprisonnement. Pour fixer les conditions de l’emprisonnement, la Chambre de première instance a recours à la grille générale des peines d’emprisonnement appliquée par les tribunaux de l’ex-Yougoslavie.
2. En imposant toute peine, la Chambre de première instance tient compte de facteurs tels que la gravité de l’infraction et la situation personnelle du condamné.
3. Outre l’emprisonnement du condamné, la Chambre de première instance peut ordonner la restitution à leurs propriétaires légitimes de tous biens et ressources acquis par des moyens illicites, y compris par la contrainte.
A) Toute personne reconnue coupable par le Tribunal est passible de l’emprisonnement pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement à vie.
B) Lorsqu’elle prononce une peine la Chambre de première instance tient compte des dispositions prévues au paragraphe 2) de l’article 24 du Statut, ainsi que :
i) de l’existence de circonstances aggravantes ;
ii) de l’existence de circonstances atténuantes, y compris le sérieux et l’étendue de la coopération que l’accusé a fournie au Procureur avant ou après sa déclaration de culpabilité ;
iii) de la grille générale des peines d’emprisonnement telles qu’appliquées par les Tribunaux en ex-Yougoslavie ;
iv) de la durée de la période, le cas échéant, pendant laquelle la personne reconnue coupable avait déjà purgé une peine imposée à raison du même acte par une juridiction interne, en application du paragraphe 3) de l’article 10 du Statut.
C) En cas de multiplicité des peines, la Chambre de première instance détermine si celles-ci doivent être purgées de façon consécutive ou si elles doivent être confondues.
D) La durée de la période pendant laquelle la personne reconnue coupable a été gardée à vue en attendant d’être remise au Tribunal ou en attendant d’être jugée par une Chambre de première instance ou la Chambre d’appel est déduite de la durée totale de sa peine.
236. Avant d’aborder chacun des arguments relatifs à la peine, il convient d’examiner la thèse générale invoquée par l’Appelant dans ce motif. Il soutient que, dans l’hypothèse où la Chambre d’appel confirmerait l’une ou l’autre des condamnations prononcées en première instance, la peine correspondant à la condamnation confirmée devrait être ramenée à une durée conforme au régime de la peine naissant du Tribunal 343. Cet argument implique l’existence d’un «régime de la peine naissant» identifiable. Bien que la fonction essentielle de la Chambre d’appel consiste à déterminer si la peine infligée par la Chambre de première instance est en conformité avec le Statut et le Règlement, il peut toutefois s’avérer utile de déterminer d’abord s’il existe, comme le soutient l’Appelant, un régime de la peine naissant au Tribunal.
237. La Chambre d’appel note que la pratique du Tribunal en matière de détermination des peines en est encore à ses débuts. Plusieurs peines ont été prononcées par différentes Chambres de première instance, mais elles font toutes actuellement l’objet d’un appel. Seulement trois décisions définitives portant condamnation ont été rendues : l’une par une Chambre de première instance composée à cette fin suite au recours fructueux de l’accusé dans l’affaire Erdemovic344, les autres par la Chambre d’appel dans les affaires Tadic 345 et Aleksovski346. Chacune de ces décisions a modifié la peine prononcée par la Chambre de première instance initiale. Il est donc trop tôt pour parler d’un «régime de la peine» naissant347 et de la cohérence qu’il impliquerait dans la pratique en matière de détermination de la peine. S’il est vrai que certaines questions ayant trait à la détermination de la peine ont désormais été traitées en profondeur, il n’en demeure pas moins que d’autres n’ont pas encore été abordées. La Chambre estime qu’à ce stade, il n’est pas possible d’identifier un «régime de la peine» bien établi. À défaut, il convient de tenir dûment compte des dispositions du Statut et du Règlement qui régissent la peine, ainsi que de la jurisprudence pertinente de ce Tribunal et du TPIR et, bien entendu, des circonstances propres à chaque affaire.
238. L’Accusation fait valoir qu’en l’absence d’un régime de la peine consacré, il conviendrait que la Chambre d’appel énonce des principes directeurs en la matière, en se fondant sur les fonctions et les objectifs de la peine dans l’ordre juridique du Tribunal348. Sans remettre en question l’éventuelle utilité de tels principes directeurs, la Chambre estime inapproprié d’en dresser une liste exhaustive et s’appliquant à toutes les espèces à venir alors que seules certaines questions se rapportant à la détermination de la peine lui sont à présent soumises. La Chambre se contentera donc de trancher les questions directement soulevées par cet appel.
239. Une autre question préliminaire mérite d’être examinée, celle du critère applicable lors de l’examen d’un appel interjeté contre la peine. L’Accusation fait valoir que la Chambre d’appel ne devrait pas substituer ses conclusions à celles d'une Chambre de première instance à moins qu’il ne soit établi que cette dernière n’a pas valablement exercé son pouvoir discrétionnaire349. Cette thèse est étayée par la conclusion de la Chambre d’appel dans l’Arrêt Tadic concernant les jugements relatifs à la sentence :
S’agissant du premier motif, par lequel l’Appelant soutient que la peine de 20 ans d’emprisonnement est injuste parce que d’une durée supérieure à ce qu’exigeaient les faits incriminés, la Chambre d’appel n’a pu discerner aucune erreur de la part de la Chambre de première instance dans l’exercice de son appréciation souveraine . Prononcer une peine de 20 ans d’emprisonnement relève bien du pouvoir discrétionnaire que le Statut confère aux Chambres. En conséquence, la Chambre d’appel décide de ne pas infirmer la sentence et de ne pas lui substituer une nouvelle peine350.
Le critère de l’erreur d’appréciation de la Chambre de première instance, exposé au paragraphe 22 du même arrêt, a également été appliqué dans l’Arrêt Aleksovski 351.
240. L’Appelant avance dans son Mémoire modifié que la pratique du Tribunal a consacré le principe selon lequel un acte qualifié de crime contre l’humanité mérite une peine plus sévère que s’il était qualifié de crime de guerre352.
241. À l’appui de cet argument, l’Appelant se fonde, entre autres, sur certaines décisions de ce Tribunal353. Il attire en particulier l’attention sur l’Arrêt Erdemovic, dans lequel la majorité de la Chambre d’appel a conclu que les crimes contre l’humanité devraient entraîner une peine plus lourde que les crimes de guerre354.
242. La présente Chambre fait observer que lorsque le Mémoire modifié de l’Appelant a été déposé le 14 septembre 1999, l’Arrêt Tadic concernant les jugements relatifs à la sentence n’avait pas encore été rendu355. Dans cette dernière affaire, la Chambre d’appel a eu l’occasion d’examiner la jurisprudence invoquée ici par l’Appelant mais a, à la majorité, pris le contre-pied de cette thèse en concluant comme suit :
[I]l n’existe en droit aucune distinction entre la gravité d’un crime contre l’humanité et celle d’un crime de guerre. La Chambre d’appel estime que le Statut et le Règlement du Tribunal international, interprétés conformément au droit international coutumier, ne fournissent aucun fondement à une telle distinction ; les peines applicables sont également les mêmes et ce sont les circonstances de l’espèce qui permettent de les fixer dans une affaire donnée356.
243. La présente Chambre constate que les arguments ici présentés par l’Appelant ont été examinés et rejetés par la Chambre d’appel, à l’occasion de l’Arrêt Tadic concernant les jugements relatifs à la sentence. Reste à déterminer si la présente Chambre doit suivre en la matière le ratio decidendi exposé dans cet Arrêt. Récemment, dans l’Arrêt Aleksovski, la Chambre d’appel a estimé que :
[l]orsque, pour trancher une question dont elle est saisie, la Chambre d’appel est confrontée à des décisions antérieures contradictoires, elle est tenue de préciser laquelle elle va appliquer ou si des raisons impérieuses commandent qu’elle s’écarte des deux décisions dans l’intérêt de la justice357.
S’agissant de la question de la gravité relative des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre, la Chambre d’appel se range à la conclusion exposée dans l’Arrêt Tadic concernant les jugements relatifs à la sentence.
244. L’Appelant estime, et l’Accusation le rejoint sur le principe, que les crimes qui entraînent la mort de la victime devraient être punis plus sévèrement 358.
L’Appelant soutient que certains jugements du Tribunal pourraient faire office de référence pour les peines qu’il convient d’infliger à l’égard de certains crimes spécifiques. En particulier, il est avancé que les jugements des Chambres de première instance saisies des affaires Tadic 359 et Erdemovic 360 fixent à neuf ans d’emprisonnement la peine maximale pour crimes de guerre, lorsque la violation a entraîné la mort de la victime361. Dans l’affaire Tadic, une personne reconnue coupable de crimes contre l’humanité a systématiquement été condamnée à trois ans de plus en cas de mort ou de disparition de la victime. L’Appelant en déduit que les violations qui n’entraînent pas la mort devraient être sanctionnées par des peines de trois ans inférieures à celles infligées pour des violations entraînant la mort. À la lumière de ce qui précède, l’Appelant fait valoir que six ans constituent une peine de référence appropriée pour une violation des lois ou coutumes de la guerre n’ayant pas entraîné la mort de la victime.
245. Le raisonnement qui sous-tend cette proposition de peine de référence de six ans dépend en partie de l’opinion selon laquelle les crimes entraînant la mort de la victime doivent être punis plus sévèrement que les autres. La Chambre d’appel considère cette approche par trop rigide et mécaniste.
247. Depuis l’Arrêt Tadic concernant les jugements relatifs à la sentence, la position de la Chambre d’appel consiste à dire qu’il n’y a pas, en droit, de distinction entre les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre qui imposerait, pour les mêmes actes, que les premiers soient punis plus sévèrement que les seconds. Il s’ensuit que la durée des peines imposées pour crimes contre l’humanité ne limite pas nécessairement celle des peines imposées pour des crimes de guerre.
248. L’argument présenté implicitement par l’Appelant à l’appui d’une peine de référence de six ans est que tous les crimes de guerre devraient entraîner des peines du même ordre. On peut résumer le raisonnement comme suit : puisque des crimes de guerre qui n’ont pas entraîné la mort de la victime ont été punis de six ans d’emprisonnement dans l’affaire Tadic, il va sans dire que les crimes de guerre qui, en l’espèce, n’ont pas entraîné la mort de la victime, devraient être sanctionnés d’une peine identique ou du même ordre. La Chambre d’appel ne souscrit pas à cette logique ni à l’idée d’une limitation de la peine que ni le Statut ni le Règlement ne viennent fonder.
249. Lorsqu’elle décide d’infliger des peines différentes pour le même type de crime, une Chambre de première instance peut avoir tenu compte de facteurs tels que les circonstances entourant la commission de l’infraction et sa gravité . Alors que des actes cruels qui relèvent de l’article 3 du Statut sont, par définition , graves, certains le sont plus que d’autres. L’Accusation fait valoir que les peines doivent être personnalisées en fonction des circonstances et de la gravité de l’infraction en question. La Chambre d’appel rejoint l’Accusation quand elle déclare que «les peines infligées se doivent de refléter la gravité inhérente à l’infraction reprochée »362, comme l’avait affirmé la Chambre de première instance dans le Jugement Kupreskic :
Les peines à infliger se doivent de refléter la gravité inhérente à l’infraction reprochée. Pour déterminer cette gravité, il convient de tenir compte des circonstances particulières de l’espèce, ainsi que de la forme et du degré de participation des accusés à ladite infraction363.
Cette déclaration a été approuvée par la Chambre d’appel dans l’Arrêt Aleksovski 364 et rien ne justifie que la présente Chambre s’en écarte.
250. Les dispositions du Statut et du Règlement relatives à la peine confèrent aux Chambres de première instance le pouvoir d’apprécier les circonstances de chaque crime lorsqu’elles déterminent la peine à infliger. Elles peuvent effectivement s’inspirer d’une condamnation antérieure si elle a trait à une même infraction, commise dans des circonstances très similaires ; dans les autres cas, les Chambres de première instance ne sont tenues que par les dispositions du Statut et du Règlement . Elles sont habilitées à prononcer l’emprisonnement pour une durée pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement à vie365. Ainsi, une personne reconnue coupable de crime de guerre pourrait selon les circonstances se voir imposer une peine allant jusqu’à l’emprisonnement à vie.
251. La thèse de l’Appelant concernant la durée appropriée des peines de référence est contredite par la pratique récente de la Chambre d’appel. Dans l’Arrêt Tadic concernant les jugements relatifs à la sentence, la Chambre d’appel a imposé des peines de vingt ans d’emprisonnement pour homicides intentionnels , au titre de l’article 2 du Statut, et pour meurtres, au titre de l’article 3 du Statut366. Ces deux peines dépassent la peine de référence de neuf ans dont l’Appelant soutient qu’elle est appropriée pour les crimes de guerre ayant entraîné la mort.
252. L’Appelant s’appuie également sur le Jugement Aleksovski pour étayer sa proposition de peine de référence. Dans cette affaire, l’accusé reconnu coupable a été condamné à deux ans et demi d’emprisonnement pour atteintes à la dignité des personnes. Cependant, dans l’Arrêt Aleksovski, la Chambre d’appel a récemment conclu que la Chambre de première instance avait commis une erreur dans l’exercice de son pouvoir d’appréciation, erreur consistant à :
ne pas accorder suffisamment de poids à la gravité du comportement de l’Appelant et à ne pas considérer sa position de commandant comme une circonstance aggravante au regard de sa responsabilité au sens de l’article 7 1) du Statut367.
La Chambre d’appel a donc condamné Zlatko Aleksovski à sept ans de prison, précisant que si la procédure n’avait pas amené l’Appelant à comparaître deux fois pour se voir imposer une peine à raison du même comportement (double jeopardy), « la peine aurait été considérablement plus longue»368.
253. L’Appelant fait valoir que «certaines questions de fond non résolues » suggèrent la possibilité qu’il soit innocent et qu’il faudrait en tenir compte dans la détermination de sa peine369. La Chambre d’appel rejette cet argument. La question de l’innocence ou de la culpabilité doit être tranchée avant la fixation de la peine. Quand un accusé est reconnu coupable , ou que la condamnation est confirmée, c’est que sa culpabilité a été prouvée au -delà de tout doute raisonnable. Ainsi, la possibilité que l’accusé soit innocent ne peut jamais être prise en compte lors de la détermination de la peine.
254. Par conséquent, ce motif d’appel est infondé.
Par ces motifs, LA CHAMBRE D’APPEL, À L’UNANIMITÉ, rejette chacun des motifs d’appel, déboute l’Appelant et confirme les condamnations et les peines prononcées .
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
/signé/
Mohamed Shahabuddeen
Président de la Chambre d’appel
/signé/
Lal Chand Vohrah
/signé/
Rafael Nieto-Navia
/signé/
Patrick Lipton Robinson
/signé/
Fausto Pocar
Fait le vingt et un juillet deux mille
La Haye (Pays-Bas)
Messieurs les Juges Shahabuddeen, Vohrah et Robinson joignent des déclarations au présent arrêt.
[SCEAU DU TRIBUNAL]
Accusation / intimé |
Bureau du Procureur.
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Acte d’accusation |
Acte d’accusation, Le Procureur c/ Anto Furundzija, Affaire n° IT-95-17/1-T, 2 novembre 1995.
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Acte d’accusation modifié |
Acte d’accusation modifié, Le Procureur c/ Anto Furundzija, affaire n° IT-95-17/1-PT, 2 juin 1998.
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Appelant |
Anto Furundzija.
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Appentis |
Pièce du Chalet d’été où se sont déroulés les événements allégués au paragraphe 26 de l’Acte d’accusation modifié.
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Arrêt Aleksovski |
Arrêt, Le Procureur c/ Zlatko Aleksovski, affaire n° IT-95-14/1-A, 24 mars 2000.
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Arrêt Tadic |
Arrêt, Le Procureur c/ Dusko Tadic, Affaire n° IT-94-1-A, 15 juillet 1999.
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Arrêt Tadic concernant les jugements relatifs à la sentence |
Arrêt concernant les jugements relatifs à la sentence, Le Procureur c/ Dusko Tadic, Affaires n° IT-94-1-A et IT-94-1-Abis, 26 janvier 2000.
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Bungalow |
Auberge renommée située dans le village de Nadioci, en Bosnie centrale.
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Chalet d’été |
Bâtiment voisin du Bungalow - quartiers des Jokers.
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Convention européenne des Droits de l’Homme |
Convention européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales, signée à Rome le 4 novembre 1950.
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Cour eur. D. H. |
Avant 1996, les publications officielles du Greffe de la Cour européenne des Droits de l’Homme étaient intitulées «Publications de la Cour européenne des Droits de l’Homme». Le titre a été modifié par la suite en «Recueil des arrêts et décisions».
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CR |
Compte rendu en anglais de l’audience du 2 mars 2000 dans Le Procureur c/ Anto Furundzija, Affaire n° IT-95-17/1-A. Tous les numéros de page cités dans le présent arrêt correspondent à la version non officielle, non corrigée du compte rendu d’audience en anglais. Des différences mineures pourraient donc être constatées dans la pagination lors de la publication de la version finale du compte rendu en anglais.
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Décision confidentielle |
Décision confidentielle, Le Procureur c/ Anto Furundzija, affaire n° IT-95-17/1-T, 15 juin 1998.
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Défense |
Défense d’Anto Furundzija.
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Deuxième Jugement Erdemovic |
Jugement portant condamnation, Le Procureur c/ Drazen Erdemovic, affaire n° IT-96-22-Tbis, 5 mars 1998.
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Grande pièce |
Pièce du Chalet d’été où se sont déroulés les événements allégués au paragraphe 25 de l’Acte d’accusation modifié.
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HVO |
Conseil de défense croate.
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Jokers |
Unité spéciale de la police militaire du HVO.
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Jugement |
Jugement, Le Procureur c/ Anto Furundzija, Affaire n° IT-95-17/1-T, 10 décembre 1998.
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Jugement Celebici |
Jugement, Le Procureur c/ Zejnil Delalic et consorts, affaire n° IT-96-21-T, 16 novembre 1998.
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Jugement Kupreškic |
Jugement, Le Procureur c/ Zoran Kupreskic et consorts, Affaire n° IT-95-16-T, 14 janvier 2000.
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Jugement Tadic relatif à la sentence |
Jugement relatif à la sentence, Le Procureur c/ Dusko Tadic, Affaire n° IT-94-1-T, 14 juillet 1997.
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Mémoire modifié de l’Appelant |
Defendant’s Amended Appellate Brief ₣Public Versionğ (non traduit), Le Procureur c/ Anto Furundzija, affaire n° IT-95-17/1-A, 23 juin 2000.
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Pacte international |
Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
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Premier Jugement Erdemovic |
Jugement portant condamnation, Le Procureur c/ Drazen Erdemovic, Affaire n° IT-96-22-T, 29 novembre 1996.
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Rapport du Secrétaire général |
Rapport du Secrétaire général établi conformément au paragraphe 2 de la résolution 808 (1993) du Conseil de sécurité, Doc. ONU S/25704, 3 mai 1993.
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Réouverture du procès |
Débats supplémentaires ouverts le 9 novembre 1998, conformément à la Décision rendue le 16 juillet 1998 par la Chambre de première instance. Débats clos le 12 novembre 1998.
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Réplique de l’Appelant |
Appellant's Reply Brief ₣Public Versionğ (non traduit), Le Procureur c/ Anto Furundzija, affaire n° IT-95-17/1-A, 23 juin 2000.
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Réponse de l’Accusation |
Communication par l’Accusation de la version publique du Confidential Respondent’s Brief of the Prosecution dated 30 September 1999 (non traduit), Le Procureur c/ Anto Furundzija, affaire n° IT-95-17/1-A, 28 juin 2000.
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RSFY |
République socialiste fédérative de Yougoslavie.
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Statut |
Statut du Tribunal international.
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Statut de Rome |
Statut de la Cour pénale internationale, adopté à Rome le 17 juillet 1998, Doc. ONU A/CONF. 183/9.
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TPIR |
Tribunal international chargé de juger les personnes présumées responsables d’actes de génocide ou d’autres violations graves du droit international humanitaire commis sur le territoire du Rwanda et les citoyens rwandais présumés responsables de tels actes ou violations commis sur le territoire d’États voisins, entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994.
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Tribunal international / TPIY |
Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991.
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